Hypocrisie organisationnelle

1La notion d’hypocrisie organisationnelle revient à Nils Brunsson (1989, 2003). Cette notion s’inscrit dans la droite ligne des travaux de James March (1972, 1988). Les organisations n’ont en effet rien d’un jardin à la française, dessinées selon une vision rationnelle et au cordeau où des objectifs clairement définissables seraient ensuite mis en œuvre en toute quiétude. Il existe en effet des contradictions entre les valeurs et l’action, entre ceux qui décident et ceux qui mettent en œuvre, entre la volonté de changement et le goût pour la stabilité.

2N. Brunsson va pousser jusqu’aux limites possibles les analyses de J. March et aussi de son collègue Johan Olsen, lesquelles s’inscrivent dans un courant néo-institutionnaliste (1984). N. Brunsson développera l’une de leurs hypothèses, celle de dire que la parole et l’action ne sont couplées que de façon très lâche (loosely). Il fera de ce décalage ou de ce dé-couplement un objet de recherche. N. Brunsson observe en effet que les organisations n’arrêtent pas de « parler » publiquement pour se légitimer auprès de l’opinion publique sans pour autant mettre en cohérence leur parole et leurs actions qui ne sont généralement pas en phase les unes avec les autres car elles puisent leurs origines dans plusieurs parties de l’organisation ayant chacune des objectifs.

3N. Brunsson fera de l’irrationalité un prérequis pour l’action. Il montre que l’hypocrisie est en fait organisée au sein des organisations mais de façon contingente sans pour autant faire de l’hypocrisie organisationnelle une critique normative. C’est tout le contraire. Exemple, pour répondre aux demandes contradictoires de ce qu’il est convenu maintenant d’appeler dans la littérature les « parties prenantes » (Acquier, Agerri, 2008), les grandes entreprises n’ont pas d’autre choix que de se comporter de façon hypocrite. L’hypocrisie deviendrait alors non pas un facteur déstabilisant mais plutôt un facteur de performance, un peu comme la politesse serait un facteur de civilisation (Elias, 1991). Les entreprises qui se trouvent en situation d’hypocrisie organisationnelle se mettent néanmoins en danger si elles sont prises « la main dans le sac » par des observateurs curieux de débusquer l’écart entre la parole et les actes d’autant plus que les agendas politiques des parties prenantes sont variés, ce qui rend du même coup impossible une position cohérente globale. Elles ne sont plus en effet à l’abri des lanceurs d’alerte qui prennent au pied de la lettre les déclarations d’intention, par exemple les responsabilités sociales des entreprises (Bowen, 1953) ou leur raison d’être (Vallorgue, 2020).

4S’agissant maintenant des administrations publiques proprement dites, N. Brunsson distingue ceux qui « parlent » et ceux « qui font », renvoyant ainsi à une division du travail implicite. Le travail des responsables politiques est alors de légitimer les organisations publiques en cherchant par leur déclaration à satisfaire symboliquement les demandes variées qui émanent des parties prenantes, et le travail des « faiseurs » est celui de produire les services. En gardant volontairement leur distance vis-à-vis du terrain, les responsables évitent de contrôler trop étroitement des bureaux en charge de mettre en œuvre les actions énoncées, ce qui, après coup, permet aux mêmes responsables politiques de mettre en évidence le fossé entre la parole et l’action et en appeler publiquement à une réforme de structure, laquelle réforme apparaît plutôt comme une routine organisationnelle qui vient légitimer en retour le responsable politique (souvent il donnera d’ailleurs son nom à la réforme) sans pour autant changer la nature des actions qui se développent au sein des bureaux. N. Brunsson montre en fait qu’au sein des organisations publiques, l’appel régulier à des réformes de structure relève plus d’une routine que d’une volonté de changer les choses et du coup l’hypocrisie organisationnelle contribue à rendre possible l’apparence de changement en maintenant la stabilité.