1Par hiérarchie, on désigne, dans une organisation, la distribution graduelle de l’autorité avec l’obligation pour chaque niveau subalterne d’obéir au niveau supérieur. Le philosophe Giorgio Agamben (2008) en trouve l’origine dans la répartition des tâches entre les anges, qui est un thème caractéristique de la pensée de Thomas d’Aquin et inspire l’organisation de l’Église, puis de l’État qui en prend le sillage. Cette généalogie, comme l’étymologie même du vocable, où voisinent le hierôs (sacré) et l’arkhê (pouvoir) contribuent à historiciser un principe souvent naturalisé mais qui reposerait en fait sur un sacré originaire et, par là même, indiscutable et insondable. Max Weber (2003) fait de la hiérarchie administrative l’un des traits caractéristiques de l’organisation bureaucratique moderne, en tant qu’elle offre un cadre à la mise en œuvre des règles techniques et normatives par les agents. Reinhard Bendix (1945), adopte pour sa part un point de vue plus politique selon lequel elle serait tout simplement le principe par lequel une politique décidée en haut trouve son application, en étant relayée à chaque niveau hiérarchique avec un souci de conformité optimum à la décision initiale.

Le principe hiérarchique : pouvoir de réformation ou contrôle managérial ?

2Pour Léon Duguit (1903), le principe hiérarchique est avant tout ce qu’il nomme un pouvoir de « réformation », et se distingue des principes de surveillance comme du principe de contrôle. Par surveillance, L. Duguit entend la supervision de la bonne gestion des services publics, c’est-à-dire, le fait de « diriger l’agent et le punir s’il s’acquitte mal des fonctions qui lui sont confiées ». C’est donc dans ce principe que se loge la dimension disciplinaire de l’institution. Le contrôle, quant à lui, permet d’annuler un acte mais pas de le corriger. Au contraire, le principe hiérarchique donne la possibilité au supérieur d’effacer les conséquences qui résulteraient des erreurs d’appréciation, des fautes ou des transgressions d’un agent. La hiérarchie est donc pour lui, avant tout, un principe de régulation destiné à garantir le système et ses usagers. Il ne s’agit pourtant jamais pour un supérieur de se substituer à son subordonné, le principe hiérarchique supposant une répartition stricte des compétences entre échelons. Il doit se contenter d’en surveiller l’activité et d’en corriger les éventuels effets néfastes pour le service public, qu’il s’agisse de manquement au droit ou de simple maladresse.

3Bien sûr, on tend souvent à assimiler les principes de hiérarchie et de surveillance voire de contrôle, notamment quand on aborde des approches moins juridiques et plus organisationnelles comme chez le fayolien Alfred Schatz (1922). A. Schatz calque le principe hiérarchique sur la division, d’inspiration taylorienne, entre pensée et exécution : il y aurait, aux « échelons inférieurs », des agents d’exécution dotés d’une simple « capacité professionnelle » chargés d’appliquer et de faire appliquer les ordres, et, aux échelons supérieurs, les fonctionnaires disposant ce qu’il nomme une « capacité d’administration », c’est-à-dire être en mesure de choisir les moyens par lesquels ils appliqueront les directives reçues.

4De fait, la forme que peut prendre un rattachement hiérarchique dans la vie administrative concrète est variable, tirant parfois l’exercice vers la surveillance managériale mais aussi vers d’autres activités, allant de l’organisation du travail à la supervision de tâches techniques. A minima, le supérieur hiérarchique est celui à qui il revient de mener l’entretien annuel, de valider les objectifs et d’en contrôler l’atteinte, et de valider les périodes de congés.

Hiérarchie, interactions informelles et pouvoir discrétionnaire

5Si le principe hiérarchique demeure un principe structurant de la vie administrative, comme l’a confirmé le Conseil d’État en 1950 (arrêt Quéralt du 30 juin 1950), l’observation concrète des administrations montre qu’il est loin d’être le seul principe de régulation des administrations. La sociologie américaine a ainsi montré l’importance des interactions informelles dans le fonctionnement bureaucratique (Blau, 1955).

6Par ailleurs, l’observation des agents de base, qu’ils arpentent les rues comme les policiers ou qu’ils travaillent au guichet a mis en évidence la marge de manœuvre dont disposent les street level bureaucrats (Lipsky, 1995) dans la mise en œuvre des politiques publiques. Ce « pouvoir discrétionnaire » de l’agent de base joue un rôle essentiel dans la manière dont le service public est rendu et échappe largement au regard de la hiérarchie et donc à l’application des principes qui en découlent.

7Le principe hiérarchique entre donc, au quotidien, en tension avec d’autres considérations.

La hiérarchie en question

8La complexité des édifices administratifs, accrue par les différents actes de décentralisation, et les nouvelles formes organisationnelles supposées permettre davantage de transversalité rendent les choses encore plus difficiles à lire. Jean-Claude Thoenig et Michel Crozier, dans un article demeuré classique, mettent ainsi en évidence la prévalence de « régulations croisées » locales sur les logiques verticales entre services centraux et déconcentrés (1975). En clair, un fonctionnaire départemental interagit davantage avec élus locaux, notables et autres agents publics qu’avec son ministère de tutelle.

9Plus récemment, l’appel à davantage de transversalité et d’agilité a mené, dans les administrations comme dans les organisations privées, à l’introduction du travail « en mode projet », qui superpose des liens fonctionnels au lien hiérarchique, le rendant, de fait, plus lâche et moins opérant. C’est donc un système de pouvoir plus touffu qui se tisse, où l’on négocie plutôt que d’ordonner et où la légitimité se fonde davantage sur la réputation que sur une expertise ou une performance objectivée (Courpasson, 2000).

10On constate enfin, dans les organisations, une mise en doute de plus en plus forte de l’efficacité du principe hiérarchique comme le montre le développement de modes de travail alternatifs, comme les développements en mode dit « agile », où la décision se fait collégialement, sur la base des retours-utilisateurs et les méthodes plus participatives de plus en plus souvent prônées (Alauzen, 2019).

11En dépit de ces tensions et de ces remises en cause, le principe hiérarchique marque, encore aujourd’hui, fortement les administrations bien qu’on ne le mentionne plus qu’avec les précautions qui siéent à un objet un peu trop vénérable pour les tenants de la modernisation administrative. On lui préfère, par exemple, le concept plastique de leadership qui renvoie à une réalité tout autre mais plus en phase avec l’esprit entrepreneurial qui manquerait au secteur public. Faut-il alors enterrer le principe hiérarchique et penser une administration qui serait entièrement libérée ou basée sur des principes sociocratiques ? Gageons qu’il a encore de belles années devant lui. Le tout sera d’en traquer et comprendre les inflexions à venir.