1L’analyse de l’« État » dans les sciences humaines a conduit à en fournir plusieurs définitions. Ainsi, les travaux sociologiques consacrés à l’existence de l’État en ont-ils identifié trois éléments constitutifs : une population, un territoire et un gouvernement. Les travaux juridiques consacrés à la théorie de l’État (Poirat, 2003) ont par ailleurs conduit à en identifier un critère unique : la souveraineté, conçue comme « puissance absolue et perpétuelle » (Jean Bodin), seule à même de faire loy et de consentir aux traitez internationaux. En marge de ces approches disciplinaires classiques, l’organisation et le fonctionnement actuels de l’État en font une forme d’organisation publique ayant pour fonction la conception et la réalisation de politiques publiques. Dans cette perspective, l’État s’avère être une forme spécifique d’organisation, dont l’existence et la légitimité se conçoivent aujourd’hui à travers l’efficacité de son action.

La spécificité de l’organisation étatique

2En tant que forme d’organisation, l’État possède trois spécificités classiques. Elles constituent trois fonctions dont il possède traditionnellement le monopole : l’institutionnalisation du pouvoir politique, l’exercice de la puissance publique et la défense de l’intérêt général.

Institutionnaliser le pouvoir politique

3Le fondement de l’État est d’abord institutionnel : il consiste à permettre l’incarnation et l’exercice du pouvoir politique. Les États démocratiques contemporains sont en cela soumis à des contraintes politiques exogènes, des choix hétéronomes issus de la liberté politique des citoyens. Il en résulte que leur suffrage et leur représentation sont garantis par des procédures électorales et des mécanismes de responsabilité politique. Il en résulte également que la participation directe des citoyens peut être assurée par des procédures référendaires en matière constitutionnelle, concernant les choix fondamentaux pour l’avenir de la Nation, ainsi que des mécanismes de consultation en matière d’urbanisme par exemple, concernant les choix d’aménagement d’un territoire local. La théorie contemporaine de l’État-Nation, faisant de l’État la personnification juridique d’une Nation (Raymond Carré de Malberg), traduit l’importance originelle de ce fondement politique.

Exercer la puissance publique

4Les moyens de l’État en font par ailleurs une puissance ordonnatrice : elle consiste à permettre l’instauration et le maintien de l’ordre. C’est en premier lieu l’ordre public au sens large que l’État doit protéger au moyen de la coercition et de la force publique. En résulte le domaine d’intervention ordinaire de la police à fins de sécurité, de salubrité et de tranquillité publiques. L’importance de cette caractéristique étatique a d’ailleurs parfois suffi à caractériser l’État comme « monopole de la violence légitime » (Max Weber) au sein des études sociologiques. C’est en second lieu l’ordre normatif et légal que l’État assure, par sa production exclusive des normes juridiques (constitutionnelles, législatives et réglementaires) et l’exercice des prérogatives de puissance publique (actes unilatéraux et décisions administratives). La singularité de ce monopole des sources du droit a d’ailleurs parfois valu à l’État d’être confondu avec l’ordre juridique lui-même (Hans Kelsen). Ces moyens présentent essentiellement l’État comme un principe d’ordre et de cohésion, amenant à le concevoir en tant que « puissance » (Carl Schmitt).

Défendre l’intérêt général

5La finalité de l’État lui assigne enfin une détermination sociale : elle demeure constamment tournée vers la satisfaction des besoins sociaux ou, dans des termes plus classiques, la poursuite de l’intérêt général, à l’exclusion de tout profit ou intérêt particulier. Ces objectifs d’intérêt général s’avèrent déterminés, au-delà du texte constitutionnel, par le pouvoir législatif avant que l’exécutif ne les réalise au sens large. Cette activité recouvre ainsi le bon fonctionnement des services publics, notamment liés à la sécurité des personnes et des biens (moyens judiciaires, policiers, militaires) ainsi qu’à la vie en société (soutiens éducatif, social, sanitaire). L’importance de ces finalités a conduit à la formation, théorique et historique, de l’« État-gendarme » (amplifiant sa teneur sécuritaire) puis de l’« État-providence » (à partir de la Première Guerre mondiale) marqué par une dilatation des missions de l’État jusqu’au développement économique et à la protection sociale.

L’efficacité de l’action étatique

6L’évolution contemporaine des fondements traditionnels de l’État (nation, puissance et intérêt général) a progressivement conduit à une nouvelle conception de ce dernier, faisant dépendre son existence et sa légitimité de l’efficacité de son action. Celle-ci n’est permise que par une évaluation constante des politiques publiques, un effort de rationalisation de l’appareil administratif et une adaptation continue de l’action publique.

Évaluer les politiques publiques

7La nécessité d’apprécier l’efficacité de l’action étatique a conduit au développement de nombreux outils d’évaluation au sein de l’État. C’est d’abord en matière budgétaire et financière que ces instruments se sont développés, au travers de programmes de contrôle (Rationalisation des choix budgétaires en 1968) puis dans le large sillon de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) du 1^er août 2001. Elle prévoit notamment une obligation de résultat dans la maîtrise des budgets, un développement de systèmes d’information comptable (Accord puis Chorus), ainsi que des rapports annuels de performances et des programmes transversaux. Dans le prolongement de cette loi, les missions d’évaluation, la réalisation d’études d’impact et la production de rapports et d’études ont été progressivement étendues à tous les domaines et toutes les politiques publiques (ainsi de la Révision générale des politiques publiques en 2007).

8L’essor de cette fonction s’est naturellement accompagné d’une multiplication des instances de contrôle et d’évaluation. D’une part, la constitution prévoit la compétence de la Cour des comptes en matière budgétaire et comptable (art. 47‑2), ainsi que celle du parlement (art. 24) et de ses commissions parlementaires à travers leurs pouvoirs d’enquête (art. 51‑2). D’autre part se sont développées l’activité du Conseil d’État dans sa mission de conseil du gouvernement et dans sa production de rapports et d’études d’impact, ainsi que celles des autorités administratives indépendantes pour leur spécialisation (loi du 20 janvier 2017).

Rationaliser l’administration publique

9Accroître l’efficacité de l’action étatique consiste ensuite à rationaliser son analyse et son organisation, notamment grâce aux outils conceptuels empruntés aux théories néo-managériales (Chevallier, 2017). En premier lieu, cette rationalisation conduit à envisager de nouvelles divisions du travail étatique à partir de son observation concrète (Leca, 2019). Apparaissent ainsi des fonctions opérationnelles et d’autres stratégiques (conception, décision, pilotage, contrôle, évaluation), confiées à des conseils et des organes interministériels (cellules de crises interministérielles par exemple), au profit de politiques publiques désectorisées, impliquant la coordination de plusieurs ministères et directions suivant les exigences concrètes de leur objet.

10Il en est résulté, en second lieu, de larges transformations de l’appareil étatique à fins d’efficacité, dont les plus importantes traduisent des dynamiques de spécialisation et de décentralisation : sur un plan territorial d’une part, au profit des collectivités territoriales lorsqu’elles se voient transférer des compétences décisionnelles et des ressources budgétaires afférentes (depuis les « lois Defferre » de 1982, prolongées par un « acte II » en 2003) ; sur un plan fonctionnel d’autre part, au profit d’autorités administratives indépendantes ou d’opérateurs privés au moyen de contractualisations.

Adapter l’action publique

11Garantir l’efficacité de l’action étatique nécessite en dernier lieu de pouvoir l’adapter continuellement (Bezes, 2009). Il en est résulté, en premier lieu, l’institutionnalisation d’organes centraux dédiés à la modernisation et l’adaptation de l’action de l’État, depuis la Direction générale de l’administration et de la fonction publique dès 1958, jusqu’à la Direction générale de la modernisation de l’État en 2005 ou la Direction interministérielle de modernisation de l’action publique en 2012. Cette faculté d’adaptation « intériorisée » s’accompagne, en second lieu, de la transformation plus récente du rapport entre l’État et ses administrés, tant par les technologies modernes que par des paradigmes nouveaux, à l’instar de la loi du 10 août 2018 pour « un État au service d’une société de confiance » prévoyant une considération et une utilisation plus grandes des normes étatiques « souples » (participations, recommandations) et des actions négociées voire formellement contractuelles, au lieu des seules normes « dures » et des actions unilatérales traditionnelles.

12Les outils conceptuels issus du néo-management permettent enfin au domaine de l’action publique de refonder la légitimité étatique. Celle-ci n’y est plus conçue de manière politique et exogène mais technique et endogène, issue de l’expertise et de la performance de l’action étatique : autant de données légitimantes venant de sa propre rationalisation ou « conscience de soi ». Il en résulte ainsi que les politiques déterminent le politique et que leur analyse peut permettre de refonder la théorie de l’État, dès lors conçu comme un ensemble agrégé et coordonné de politiques publiques.