Autonomie (des ressources humaines)

Céline Desmarais et Hervé Chomienne

p. 84-88


Texte intégral

1De façon générale, l’individu autonome serait celui qui est libre d’agir selon ses propres normes, de façon indépendante. Pourtant, vivre en société revient à ne disposer que d’une autonomie relative : notre libre arbitre est canalisé par des normes sociales, des règles, un ensemble de contraintes, formelles et informelles, qui structurent nos rapports aux autres. Même dans les sociétés où la liberté individuelle est considérée comme un droit naturel et inaliénable, elle peut s’exercer tant qu’elle ne nuit pas à autrui et est garantie par l’État de droit. Appliquée au monde du travail et particulièrement au secteur public, l’autonomie doit composer avec le devoir d’obéissance hiérarchique qui s’impose à tout agent public.

D’une autonomie clandestine à une autonomie concédée

2L’émergence, à la fin du xixe siècle, de la grande entreprise moderne « chandlérienne », relève d’un processus progressif de rationalisation de l’action collective finalisée et organisée. La légitimité de l’autorité des dirigeants et cadres repose alors sur leur capacité à gérer des activités de plus en plus complexes, en maîtrisant des méthodes de prévoyance, d’organisation, de coordination, de commandement et de contrôle, aussi bien au niveau de l’administration générale au sens de Fayol que de la gestion opérationnelle taylorienne. L’élaboration de règles rationnelles et impersonnelles et leur articulation avec des dispositifs de gestion visant à les mettre en œuvre et à en contrôler la bonne application, matérialisent le modèle bureaucratique wébérien et s’étendent naturellement aux organisations publiques dont la légitimité, dans un État de droit, est par essence de nature « rationnelle légale ».

3Le pouvoir décisionnel est alors concentré au sommet de l’organisation. La gestion opérationnelle suppose une fidèle exécution, en utilisant au mieux les ressources mises à disposition. Dans ce cadre, l’autonomie des agents publics qui traduisent, transmettent, exécutent et/ou contrôlent l’exécution des décisions prises au niveau politique est formellement réduite à sa plus simple expression. À travers les principes de loyauté et d’obéissance, leur responsabilité essentielle est de respecter et faire respecter les règles. Ainsi, les processus de travail sont souvent conçus pour limiter la subjectivité des agents publics afin de favoriser un service neutre et impersonnel.

4Pourtant, des espaces d’autonomie existent, mais de façon informelle, voire clandestine. Ils se logent dans les interstices laissés par le caractère nécessairement imparfait, parfois même contradictoire, des règles. Ils émergent en raison des défaillances des systèmes de contrôle et des dysfonctionnements inhérents au développement de « cercles vicieux bureaucratiques ». Des travaux majeurs en sociologie du travail et des organisations (Crozier, Friedberg, 1977 ; Reynaud, 1997) ont mis en évidence la capacité d’acteurs disposant d’une faible autonomie formelle à créer, dans le cadre de leurs activités quotidiennes, des zones d’autonomie informelles. Celles-ci résultent de leur capacité à « jouer avec les règles », développer des « zones d’incertitudes » et créer ainsi des formes de « régulation autonome » qui cohabitent avec les « régulations de contrôle » dont les interactions façonnent des « règles du jeu ». Ces interactions aboutissent à une « régulation conjointe » qui produit de nouvelles règles à la fois légitimes et acceptables (Terssac [de], 2003) pour les acteurs concernés.

5Ces constats ont contribué à interpeller les méthodes traditionnelles de management. Il apparaît alors souhaitable de les rendre moins coercitives, plus interactives, en concédant aux acteurs des espaces formels d’autonomie. Celle-ci est alors institutionnalisée par des méthodes participatives de management devant permettre l’initiative pour faire face à la complexité et aux aléas des situations de travail (Everaere, 1999). L’autonomie est alors canalisée au service des buts organisationnels : l’agent se voit reconnu comme acteur et se trouve réinvesti d’une « autorité sur lui-même », mais celle-ci est limitée à un périmètre clairement identifié. Il doit, en contrepartie, rendre des comptes sur les résultats obtenus et, au-delà, s’engager et s’impliquer individuellement comme collectivement (Veltz, 1999). C’est devenu une des missions majeures des managers publics.

6Ainsi, l’autonomie a longtemps été analysée comme résultant des tactiques des travailleurs pour échapper aux régulations qui les enserrent. Mais depuis les années 1990, les organisations se sont mises à la revendiquer comme un levier d’efficacité et de compétitivité.

Les organisations prescrivant une autonomie radicale

7Il existe ainsi un regain d’intérêt des gestionnaires pour des modèles d’organisation prônant des formes radicales d’autonomie des collaborateurs et des équipes : entreprise libérée, holacratie et sociocratie, organisations agiles, organisations opales ou encore New Way of Working (NWoW). L’intérêt pour ces modèles s’accentue dans la dernière décennie, dans un contexte où les développements technologiques rapides accroissent l’incertitude et demandent aux organisations agilité et capacité d’innovation.

8Dans le secteur public, les expériences sont rares, mais un mouvement semble se dessiner. L’expérience du ministère belge de la Sécurité sociale a montré qu’une conception radicale de l’autonomie pouvait être développée dans un contexte public et s’accompagner d’une performance accrue. Ce ministère a proposé aux collaborateurs de travailler quand, comment et où ils le souhaitaient, repositionnant pour cela les rôles des managers. L’expérience ayant été un succès en termes de productivité, elle a été ensuite reproduite par d’autres administrations fédérales belges. En Suisse, un certain nombre de services cantonaux suivent cette ligne en tentant d’organiser une autonomie croissante des collaborateurs. Le canton de Genève a inscrit le développement de l’autonomie des collaborateurs dans sa stratégie, sous le slogan « travailler autrement ». Les contextes belges et suisses sont caractérisés par une organisation administrative fédérale qui favorise les expériences locales. En France, les expérimentations ont plutôt lieu à l’extérieur des administrations d’État, comme à la Caisse primaire d’assurance maladie des Yvelines ou au sein de la ville d’Annemasse.

9Cette promotion de l’autonomie s’inscrit dans la volonté de centrer le service public sur les besoins des usagers. Ainsi, par exemple, le mouvement du culture change aux États-Unis promeut l’autonomie des collaborateurs dans les maisons de retraite pour un meilleur accompagnement des adultes âgés et propose un accueil « comme à la maison ». Pour cela, le travail est peu organisé a priori. Les intervenants sont polyvalents et répondent aux besoins. Les équipes sont interdisciplinaires, autonomes et autogouvernées.

10Le mouvement vers des administrations favorisant l’autonomie semble ainsi inéluctable. Mais, au-delà de l’affichage des promoteurs de ces projets, le développement programmé de l’autonomie des agents publics pose une question essentielle sur la réalité de l’autonomie dans le travail qui renvoie à des niveaux d’analyse multiples. Sur ce point, les anglophones distinguent l’autonomie comportementale associée aux dispositions des individus, et l’empowerment qui renvoie aux conditions organisationnelles et collectives favorisant l’autonomie au travail des collaborateurs.

11L’autonomie comportementale est un attribut des individus. Elle consiste à réguler son propre comportement plutôt que de favoriser une régulation externe par l’environnement. Cette notion est alors liée aux expériences de vie de l’individu et à ses caractéristiques personnelles.

12La littérature sur l’empowerment distingue deux approches de ce concept (Lewis et al., 2019). L’autonomie structurelle (structural empowerment) consiste en la décentralisation formelle de la décision, de l’autorité et la faible formalisation des processus de travail. Il s’agit donc des modalités structurelles favorisant l’autonomie des acteurs. L’autonomie subjective (psychological empowerment) renvoie à une expérience subjective mais collective au sein d’une organisation, par laquelle les collaborateurs ont le sentiment d’être réellement autonomes. Elle se traduit par le fait que les individus estiment avoir un impact sur les objectifs de leur travail et considèrent qu’ils exercent des choix dans la manière d’exercer leurs rôles, ce qui se traduit par une augmentation de la motivation intrinsèque.

13Ainsi, le développement de l’autonomie dans les organisations publiques pose deux questions : elle implique de favoriser l’autonomie structurelle, de veiller aux éléments culturels et informels qui affectent l’autonomie subjective et d’accompagner, dans la mesure du possible, l’autonomie comportementale. La seconde question concerne l’actuel regain d’intérêt pour les formes organisationnelles prônant une autonomie radicale, qui suscite des commentaires critiques et un grand scepticisme.

14Les interrogations que soulèvent ces modèles sont multiples :

15Quel contrôle ? Les organisations qui prônent une autonomie radicale parviennent-elles à développer un système de contrôle permettant de s’assurer de l’atteinte des buts, sans développer des systèmes de suivi qui entravent l’autonomie réelle, dans une forme d’hypocrisie organisationnelle ?

16Quelles intentions ? L’affirmation de la primauté de l’autonomie est, dans certains cas, perçue comme manipulatoire, comme une façon de favoriser l’engagement des collaborateurs sans réelle prise en compte de leurs besoins ;

17Quels garde-fous à l’engagement ? Les organisations qui favorisent une autonomie importante des collaborateurs constatent que certains d’entre eux sont stressés et épuisés et ont du mal à limiter leur engagement au travail ;

18Quelles contreparties ? L’affirmation de la contribution de chacun à la performance de l’organisation pose vite la question de l’équité des rémunérations et renvoie alors à des interrogations très complexes, ceci d’autant plus dans le cadre public où il existe peu ou pas de marges de manœuvre sur la rémunération ;

19Quel modèle d’autonomie comportementale ? La recherche d’une autonomie radicale se heurte à la présence de collaborateurs qui ne sont pas désireux de s’engager fortement, qui préfèrent travailler dans un cadre très précis, ou qui ne souhaitent pas s’inscrire dans un fonctionnement collectif et collaboratif. Que deviennent ces personnes ?

20Si les expérimentations dans le domaine de l’administration libérée n’en sont qu’à leurs prémisses, elles doivent prendre en compte l’équilibre toujours délicat entre contrôle et autonomie. La maîtrise et la régularité de l’action publique demeurent un terreau, sur lequel l’innovation et l’adaptation des modes d’action des acteurs publics doivent pouvoir se développer au service du public.

Bibliographie

Crozier Michel, Friedberg Erhard, L’Acteur et le Système, Paris, Le Seuil, 1977.

Everaere Christophe, Autonomie et collectifs de travail, Lyon, Éditions de l’Anact, 1999.

Lewis Rachael L., Brown David A., Sutton Nicole C., « Control and empowerment as an organizing paradox: implications for management control systems », Accounting, Auditing and Accountability Journal, 2019, vol. 32, n° 2, p. 483‑507.

Reynaud Jean-Daniel, Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin, 1997.

Terssac Gilbert (de), La théorie de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud. Débats et prolongements, Paris, La Découverte, 2003.

Veltz Pierre, « L’autonomie dans les organisations, de quoi parle-t-on ? », dans Chatzis Konstantinos, Mounier Céline, Veltz Pierre, Zarifian Philippe (dir.), L’Autonomie dans les organisations. Quoi de neuf ?, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 13‑24.


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