Arrogance organisationnelle
p. 72-74
Texte intégral
1L’arrogance organisationnelle (Saussois, 2015) fait écho aux travaux de Niels Brunsson (1989) sur l’hypocrisie organisationnelle mais ces deux notions diffèrent par leurs conséquences. Si l’hypocrisie organisationnelle peut être un facteur de performance, il n’en va pas de même pour l’arrogance organisationnelle. En abordant l’arrogance organisationnelle, on se trouve devant un concept enchevêtré voulant dire par là qu’elle relève à la fois d’une situation de fait et aussi d’un jugement de valeur (Dumez, 2012). Pour aborder l’arrogance organisationnelle, il faut saisir l’organisation comme forme (Koehler, 1929), une forme à comprendre comme un tas de sable, sachant qu’un tas de sable est plus que la somme des grains qui le composent. Tout se passe en effet comme si dans l’organisation prise comme un tout, l’arrogance est instituée par couches de dépôts historiques successifs, une arrogance encastrée au niveau collectif et incorporée au niveau individuel. Par exemple, Voltaire insulté par un noble lors d’un dîner, le provoquera publiquement en duel. Or, dans la société française de l’Ancien Régime, un roturier ne peut pas laver un affront sous la forme d’un duel avec un noble. Voltaire sera alors rossé par les valets du noble ; si l’arrogance caractérise ici les comportements de l’aristocratie, elle a perduré dans les sociétés démocratiques sous d’autres formes s’agissant des organisations.
2Une définition se dessine alors : selon une position dans une structure économique ou sociale, une organisation s’arroge le droit de dire et de faire indépendamment de l’État et du jugement des arrogés ou pour le dire autrement, l’arrogance organisationnelle serait la capacité d’une organisation de produire son propre jugement et ses propres règles d’action tout en ignorant les comportements de ceux qui l’entourent. Cette autoproduction du jugement peut être repérée au niveau d’une entreprise que les juristes appellent d’ailleurs une personne morale, histoire de brouiller les cartes entre individuel et collectif mais cela peut être aussi repéré au niveau d’un « morceau » de l’appareil d’État. Munie de cette définition, l’arrogance organisationnelle est repérable par ses dispositifs de domination et aussi par ses effets sur les arrogés.
Les manifestations de l’arrogance organisationnelle
3L’arrogance organisationnelle peut provenir d’une position économique comme un monopole ou comme une position stratégique dans l’appareil d’État. L’arrogance s’exprime alors dans la capacité d’une organisation à ignorer les autorités politiques en charge de la réguler. Les exemples historiques abondent et le plus célèbre est certainement le monopole américain ATT (American Telephone and Telegraph) : ATT, pendant presque un siècle (1875‑1974) affichera sa volonté d’aménager le territoire à sa main et imposera aussi son rythme dans la propagation de l’innovation technique. La domination relevait de l’évidence. Il faudra attendre 1982 pour que le monopole privé le plus grand au monde soit démantelé (Saussois, 1989). Le deuxième exemple, plus contemporain, renvoie à ce qu’il est convenu d’appeler le dieselgate. Volkswagen ignora les normes antipollution imposées de l’extérieur par les agences de régulation américaine comme EPA tout en faisant semblant d’en tenir compte en inventant un stratagème, truquer les résultats lors des bancs d’essai visant à contrôler le respect des normes anti-pollution (Aggeri, Saussois, 2017).
4S’agissant maintenant d’un « morceau » de l’appareil d’État, dire que la Direction du trésor ou du budget fait preuve d’arrogance organisationnelle renvoie à des dépôts stratifiés lors de la formation historique de l’État et incorporés par des hauts fonctionnaires qui font preuve d’excès de confiance en soi et qui arguent d’une égale expertise car leur niveau d’excellence a été reconnu par le franchissement de barrières reconnues par l’État, « l’égalité dans la classe est condition de la supériorité de classe » (Goblot, 1925).
Les effets de l’arrogance organisationnelle
5Sachant que la qualification d’arrogance organisationnelle vient principalement de ceux qui la subissent, les arrogés ne sont pas sans réagir, se sentant non écoutés, méprisés voire humiliés. Dans le cas du dieselgate, les arrogés sont les agences de régulation en charge de veiller au respect des normes antipollution. Le comportement arrogant de la firme qui nie son statut de contrôlé et qui préfère contrôler les contrôleurs va alors produire un sentiment d’humiliation dans un pays comme les États-Unis où la triche est considérée comme un acte transgressif. Dans le cas du Trésor ou du Budget, les arrogés, souvent les ministères qualifiés de dépensiers mais aussi l’opinion publique vont réagir sous forme de métonymie en invoquant l’arrogance autrefois de Rivoli, maintenant de Bercy, ou en soulignant l’arrogance des corps d’État qui donnent toujours l’impression d’en savoir toujours assez, une arrogance épistémique en quelque sorte.
6À ce stade, beaucoup de questions se posent. Comment se maintient une telle arrogance au fil du temps ? L’arrogance organisationnelle survit-elle en effet à ce qui l’a constituée ? Quelles sont les conditions de possibilité d’une arrogance organisationnelle ?
Bibliographie
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Aggeri Franck, Saussois Jean-Michel, « La puissance des entreprises mondialisées à l’épreuve du judiciaire, de l’affaire Volkswagen au dieselgate », Revue française de gestion, 2017, vol. 43/269, p. 85‑102.
Brunsson Niels, The Organization of Hypocrisy: Talk, Decisions and Actions in Organizations, Chichester, England, John Wiley & Sons, 1989.
Dumez Hervé, « L’hypocrisie organisationnelle », dans Saussois Jean-Michel (dir.), Les organisations – État des savoirs, Auxerre, Éditions Sciences Humaines, 2012, p. 255‑261, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00667333.
10.3917/sh.sauss.2016.01.0267 :Goblot Edmond, La barrière et le niveau, Paris, PUF, 1925.
10.3917/puf.goblo.2010.01 :Köhler Wolfgang, Gestalt psychology, New York, Liveright, 1929, trad. franç. par Serge Bricianer Psychologie de la forme, Paris, Gallimard, 1964.
Saussois Jean-Michel, « À propos du démantèlement d’ATT ; la gestion politique d’un secteur industriel », dans Toinet Marie-France (dir.), L’État en Amérique, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1989, p. 284‑295.
Saussois Jean-Michel, Capitalisme sans répit, Paris, Gallimard, La Dispute, 2005.
Saussois Jean-Michel, « L’arrogance organisationnelle », dans Enriquez Eugène (dir.), L’arrogance, modèle de domination néolibérale, Paris, Éditions in Press, 2015, p. 99‑113.
Auteur
Professeur émérite, ESCP Europe.
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