1Dans la loi de finances pour 2021, la mission Enseignement scolaire, avec 75,9 milliards de crédits de paiement, constitue la première mission du budget général de l’État, loin devant la mission Défense et ses 47,7 milliards d’euros. Encore ne tient-on pas compte ici des crédits alloués à l’enseignement supérieur, rattaché à la mission Recherche et enseignement supérieur (28,5 milliards¹). Au milieu du xix^e siècle, la Guerre absorbait plus du quart des dépenses de l’État, et l’enseignement (scolaire et supérieur) moins de 2,5 %².

2Le contraste entre ces deux instantanés met en lumière le rôle joué par la croissance des dépenses d’enseignement dans l’histoire des finances publiques. Cette croissance reflète à la fois l’évolution de la scolarisation (en quantité et en qualité) et celle de la répartition des charges entre les différents acteurs impliqués. Il existe, en politique publique comparée, comme en économie, une abondante littérature sur les déterminants de l’évolution des dépenses d’éducation. Sans négliger les apports de ces travaux, on préférera se situer ici au niveau des acteurs et examiner les instruments dont ils se sont dotés, avec plus ou moins de succès, pour décrire, orienter et contrôler cette dynamique des dépenses. Ce chapitre s’appuie, pour la période allant des années 1950 au début des années 2000, sur une recherche en cours³.

3La première phase de forte croissance du budget de l’Instruction publique est enclenchée, dès la fin des années 1870, par la politique scolaire des républicains. D’une guerre à l’autre, les crises économiques et financières incitent d’abord à la recherche d’économies, non sans effet sur le financement et la structure du système d’enseignement. Une seconde phase de très forte croissance des dépenses s’amorce au début des années 1950, portée par le baby-boom et l’allongement de la scolarisation. Des années 1970 à nos jours, la croissance des dépenses publiques d’éducation reste proportionnée, en moyenne, à celle du produit intérieur brut⁴.

I. Les leviers financiers de la politique scolaire républicaine des années 1870 aux années 1900

4La généralisation de l’instruction primaire tout comme la structuration d’un réseau d’établissements secondaires publics, se conformant aux plans d’études définis par l’administration centrale, s’inscrivent dans l’histoire longue du xix^e siècle. En revanche, l’engagement financier de l’État en faveur de l’instruction publique marque une rupture significative avec l’arrivée au pouvoir des républicains. Le contenu de ces dépenses et les canaux de financement sont révélateurs des enjeux et des priorités de la nouvelle politique scolaire. Absorbant la plus grande part des crédits alloués par l’État à l’enseignement, le budget de l’Instruction publique mérite une attention particulière, même si d’autres ministères – le Commerce, l’Agriculture, la Marine, etc. – financent aussi des écoles.

A. « Depuis que le budget de l’Instruction publique monte comme une marée bienfaisante⁵ »

5Le 6 juin 1889, lors du débat sur le budget de l’Instruction publique, Jules Ferry prend la parole à la Chambre des députés pour défendre l’œuvre scolaire de la Troisième République et justifier le bien-fondé des dépenses consenties par l’État en ce domaine : « Assurément, dit-il, – on n’a pas encore trouvé le moyen de faire de grandes choses avec peu d’argent⁶. » La politique scolaire est coûteuse. En 1876, les dépenses d’éducation de l’État s’élevaient à 41 millions de francs courants ; vingt ans plus tard, ce montant a presque quintuplé, atteignant 201 millions. L’accroissement de l’effort financier de l’État est d’autant plus net que la valeur de la monnaie reste stable sur cette période. Dans le même temps, la part de l’éducation dans le budget de l’État s’est élevée de 1,6 % en 1876, à 6,6 % en 1896, atteignant un maximum de 8 % en 1908⁷. La politique scolaire n’a pas entraîné d’alourdissement global des charges de l’État : passé le choc de la guerre de 1870-1871, qui élève la part des dépenses de l’État dans le PIB de 7 à 10 % environ, ce ratio ne varie plus guère qu’à la marge avant la Première Guerre mondiale⁸. Mais pour des contemporains, dépourvus d’outils de mesure de la richesse nationale, le fait le plus frappant réside dans « la progression énorme⁹ » des dépenses publiques – nourrie principalement par les programmes sociaux.

6Cette forte croissance des crédits alloués à l’Instruction publique ne reflète pas seulement l’augmentation des effectifs, effet conjoint de l’extension de la scolarisation et de l’allongement de l’espérance de scolarisation¹⁰. Elle reflète aussi les transformations profondes apportées, par étape, au régime financier des enseignements primaire et secondaire. Entre la politique scolaire républicaine et les mouvements financiers qui l’accompagnent, il n’y a pas de relation causale univoque, mais plutôt un système dynamique dans lequel réformes pédagogiques et ajustements des régimes financiers s’étayent et se renforcent mutuellement. Ceci ne vaut, cependant, que dans les frontières de la métropole : à la veille des indépendances, les taux de scolarisation des indigènes, variables selon les colonies, ne dépassent jamais 25 %¹¹.

B. Accroissement des dépenses et transferts financiers : l’enchevêtrement des flux

7La vue d’ensemble que confère le compte satellite rétrospectif de l’éducation, établi par Alain Carry, permet tout d’abord de pointer l’accroissement global des dépenses d’éducation, publiques et privées. Ces dépenses triplent en francs constants entre 1876 et 1914 (doublement entre 1876 et 1883, puis augmentation de 50 % entre 1895 et 1914)¹². Les transferts de charge ne recouvrent donc pas un jeu à somme nulle, mais participent bien d’une expansion, qui bénéficie à la fois à l’élargissement du public scolarisé et à l’élévation du niveau de dépense par élève.

8Les mesures prises par les républicains allègent les charges qui pèsent sur les familles, le contribuable se substituant ici au parent d’élève. La généralisation de la gratuité de l’enseignement primaire dans les écoles publiques (loi du 16 juin 1881) en est le symbole le plus marquant. Prévue par la Constitution de 1791, évoquée dans celle de 1848, la gratuité de l’instruction primaire n’est pas seulement une composante forte du programme politique républicain : elle vient aussi parachever une évolution à laquelle avait déjà contribué, sous le Second Empire, la loi du 10 avril 1867, qui autorisait les mairies à généraliser la gratuité dans leurs écoles. Avec cette mesure, dont le coût est évalué à 18 millions de francs (soit un peu moins de 15 % des dépenses ordinaires de l’instruction primaire¹³), la France participe d’une dynamique qui dépasse ses frontières. Contribuent aussi à l’allégement des charges pesant sur les ménages comme à l’expansion de la population scolaire, la politique des bourses (nationales, départementales et communales), ainsi que les remises et exemptions dont peuvent bénéficier les élèves des lycées et collèges communaux¹⁴. Si les républicains se contentent, dans l’enseignement secondaire, d’augmenter les crédits existants, on leur doit en revanche la création, en 1877, de bourses de l’enseignement supérieur, chargées de procurer aux facultés, modernisées, les cohortes d’étudiants qui leur font encore défaut¹⁵. Au-delà de l’instruction primaire, la généralisation de la gratuité reste, en cette période, une question vivement controversée¹⁶. Mais la gratuité de l’externat pour les prolongements de l’école primaire – écoles primaires supérieures, cours complémentaires, écoles pratiques de commerce et d’industrie – crée d’ores et déjà une brèche dans le principe d’études payantes au-delà de la scolarité obligatoire.

9Les plus gros transferts de charge s’observent, toutefois, entre l’État, d’une part, les communes et les départements, d’autre part¹⁷. Ils visent d’abord à soutenir et à intensifier l’effort consenti par les collectivités pour les constructions scolaires et universitaires. Dans l’enseignement supérieur, l’avènement de la Troisième République ouvre une ère de grands travaux : grâce à des montages financiers associant l’État et les municipalités concernées, les facultés sont dotées de bâtiments modernes, adaptés à leurs nouvelles fonctions. Dans le primaire, une enquête réalisée par les préfets en 1876 met en lumière l’état de délabrement de nombreuses maisons d’écoles. Pour remédier à cette situation, l’État se fait banquier des communes afin de soutenir leurs initiatives. La loi du 1^er juin 1878 instaure, avec la Caisse des écoles – administrée par la Caisse des dépôts et consignations – un dispositif de financement qui met doublement à contribution les finances de l’État, selon un mécanisme inauguré dix ans plus tôt avec la Caisse des chemins vicinaux. La loi prévoit d’abord des subventions, pour un montant total de 60 millions de francs, à répartir en cinq ans. L’État s’engage à rembourser ces subventions à la Caisse au moyen de quinze annuités de 5 millions, inscrites au budget de l’Instruction publique. En plus des subventions, la Caisse peut également accorder aux communes des avances, remboursables en trente-et-un ans au plus, pour un montant total de 60 millions, à répartir également en cinq ans. Les crédits initiaux sont rapidement revus à la hausse, et le dispositif élargi à la construction des lycées et collèges. Un nouveau dispositif, en vigueur jusqu’en 1893, est mis en place en 1885. L’État conserve son rôle de banquier des communes, mais cette fois via la prise en charge d’une partie des annuités de remboursement des emprunts souscrits par les collectivités locales. Entre 1878 et 1894, l’État distribue donc en tout, sous forme de subventions ou prêts en capital, 514,2 millions de francs courants, avec un effort particulièrement marqué entre 1880 et 1885 (320,4 millions de francs¹⁸). La complexité de ces mécanismes financiers introduit dans les comptes publics une opacité maintes fois dénoncée par les contemporains¹⁹.

10Les mouvements financiers liés à la prise en charge des dépenses ordinaires sont également complexes, mais plus lisibles. Dans le primaire, la prise en charge par l’État d’une part croissante des dépenses ordinaires découle, par étape, de la généralisation de la gratuité en 1881. En effet, le Gouvernement envisage, dès le dépôt du projet de loi, de dédommager les communes de la suppression de la rétribution scolaire, à hauteur de 15 millions. Il doit renoncer – face à l’opposition des parlementaires – à généraliser les « centimes de la gratuité », introduits à titre facultatif par la loi du 10 avril 1867. La loi du 16 juin 1881 maintient cependant la commune dans son rôle de premier financeur de l’école en imposant aux collectivités le prélèvement et l’emploi des quatre centimes spéciaux additionnels aux contributions directes – déjà prévus, mais jusque-là facultatifs – et en encadrant le prélèvement sur les revenus ordinaires des communes, dit prélèvement du cinquième²⁰. Cet équilibre est compromis dès la première année par le vote de l’amendement Sarrien, adopté lors de la discussion du projet de loi de finances pour 1882, au regard des excédents budgétaires de l’État : l’amendement accroît la dotation aux communes de 16 millions supplémentaires pour les dispenser du prélèvement du cinquième²¹. La part de l’État dans le financement des dépenses ordinaires des écoles s’en trouve accrue d’autant. En 1889, une dernière loi, âprement débattue, parachève ce transfert de charges : les centimes additionnels communaux et départementaux sont remplacés par des centimes additionnels généraux, inscrits au budget de l’État, ce dernier prenant à sa charge la rémunération des instituteurs, afin de traduire dans les faits une revalorisation des traitements, longtemps promise mais toujours retardée²². Le transfert s’accompagne donc d’une hausse des crédits, échelonnée dans le temps, pour un montant total de 10 millions. L’Instruction publique devient alors le premier employeur d’agents civils de l’État, à une époque où la croissance du nombre de fonctionnaires suscite critiques, inquiétudes et premiers essais de recensement²³.

11L’implication croissante de l’État dans les dépenses ordinaires des établissements secondaires passe par divers canaux : l’augmentation de la subvention versée par l’État aux lycées, la transformation de plusieurs collèges (établissements municipaux) en lycées (établissements nationaux), et la signature, à partir de 1881, de contrats décennaux avec les collèges communaux. Comme pour les écoles primaires, le soutien apporté par l’État aux collèges communaux vise au premier chef à garantir le traitement des professeurs, l’État prenant en charge les compléments liés à l’évolution de carrière. Les coûts engendrés par la spécialisation croissante des professeurs de collège et par l’enrichissement des plans d’études ne sont donc pas répercutés sur les familles ou les communes, mais assumés par l’État²⁴. Dans le primaire comme dans l’enseignement secondaire, l’implication financière de l’État aux côtés des communes accompagne ainsi la mise en œuvre de réformes pédagogiques qui supposent un personnel enseignant plus nombreux, mieux formé et mieux rémunéré. La réforme du classement et des traitements devient ainsi, au début du xx^e siècle, un moteur premier de l’augmentation des crédits alloués à l’Instruction publique, ainsi qu’un levier de normalisation des règles régissant la fonction publique enseignante²⁵.

C. L’enseignement, d’un service communal à un service d’État ?

12Par-delà ses conséquences sur l’enseignement dispensé, la politique scolaire républicaine dans son ensemble pose, en arrière-plan, la question des rapports financiers entre l’État républicain et les communes.

13Ceci vaut d’abord pour les communes rurales. L’enracinement du régime républicain dépend de la conquête des campagnes. Il importe donc que le régime apparaisse tout à la fois économe – comme les républicains s’y sont engagés – et source de progrès. Les diverses mesures décrites ci-dessus pour l’enseignement primaire instaurent une solidarité financière de fait entre les communes les plus riches et les petites communes rurales, qui ne doivent pas rester à l’écart des bienfaits apportés par le nouveau régime. La sollicitude pour les communes rurales, visible dans le plan Freycinet qui développe les lignes de chemin de fer d’intérêt local²⁶, se retrouve dans l’attention portée à la qualité des maîtres et des bâtiments de la plus petite école de village. Cependant, les villes petites et moyennes ne sont pas en reste. En effet, les crédits ouverts au profit de l’enseignement secondaire, tout comme le développement des écoles primaires supérieures, leur bénéficient directement. Dans le primaire, comme dans le secondaire, l’État module sa participation en fonction des ressources des communes²⁷, assurant ainsi une redistribution territoriale des revenus, à une époque où l’on débat âprement, sans résultat, de l’instauration d’un impôt progressif – et donc redistributif – sur le revenu.

14Cette politique est-elle dans l’intérêt de toutes les communes ? C’est ce que conteste, au Parlement, l’opposition, qui fait valoir à quel point les chemins empruntés par la politique scolaire restreignent les libertés communales. L’oppo­sition cible, d’abord, la loi de 1881, qui impose le prélèvement de ressources supplémentaires pour financer la gratuité, puis celle de 1889, qui transfère au budget de l’État des ressources jusque-là locales. N’est-ce pas ôter aux collectivités locales toute forme d’autonomie financière, mais aussi toute capacité à peser sur le quotidien de leurs écoles ? Dans le discours des opposants – le député Albert de Mun, le sénateur Pierre Chesnelong – la défense des libertés communales rejoint, en pleine guerre scolaire, celle de la liberté de l’enseignement et de la place de l’Église dans les écoles. En effet, la réorganisation de l’enseignement primaire, parachevée par la loi Goblet de 1886, ôte aux communes la possibilité de freiner la séparation des Églises et de l’école voulue par les républicains. Cette loi impose, pour l’école primaire, une démarcation financière stricte entre écoles publiques et privées, ces dernières ne pouvant pas, selon l’interprétation constante du Conseil d’État²⁸, bénéficier de subventions de la part des communes, celles-ci étant a contrario obligées de financer une école publique. De plus, en prévoyant la laïcisation du personnel des écoles publiques, elle sonne le glas des écoles publiques congréganistes, qui représentent encore, à cette date, une proportion importante des écoles de filles et de garçons. Pour les opposants, la hausse des crédits de l’instruction primaire annonce le retour du monopole d’État sur l’enseignement. S’ils écartent cette accusation, les républicains n’en reconnaissent pas moins la portée politique de ces mesures. Comme le rappelle Émile Combes aux sénateurs en 1889, elles sont en définitive fondées sur « la nécessité, pour l’État, d’instruire lui-même de ses devoirs et de ses droits le suffrage universel²⁹ ». Le régime financier des établissements secondaires, toujours fixé par la loi Falloux de 1850, est plus souple ; néanmoins, l’investissement croissant de l’État dans les collèges et lycées publics, le développement d’un enseignement secondaire public de jeunes filles, défavorise, par comparaison, les établissements privés, qui ne peuvent exiger des familles les hausses de tarifs que supposerait le recrutement d’un personnel aussi diplômé que celui des établissements publics. Les adversaires du régime ont donc beau jeu, au Parlement, de dénoncer une politique qui consiste à faire financer par l’impôt – payé par chaque contribuable – des dépenses qui ne bénéficieront qu’aux élèves de l’école publique, ou encore à dénoncer la restriction des libertés communales.

15Le choc de la défaite de 1871, point de départ d’une profonde remise en question de l’instruction publique, avait préparé les esprits à l’augmentation significative de l’implication de l’État en ce domaine. L’acceptation des conséquences financières de cette politique a sans doute été facilitée par le fait qu’elle n’a pas été financée par de nouvelles augmentations d’impôts, mais grâce à l’intensification de la pression fiscale décidée au lendemain de la guerre de 1870-1871 pour faire face aux dépenses engendrées par le conflit, pression qu’ont à peine atténuée les dégrèvements accordés ultérieurement³⁰.

II. D’une guerre à l’autre : des mutations à bas bruit

16Pendant la Première Guerre mondiale, la priorité est donnée, dans les finances nationales, à l’effort de guerre. Nous ne reviendrons pas ici sur la prise en charge des conséquences directes du conflit. En revanche, il importe de comprendre comment les désordres économiques et financiers engendrés par la guerre ont affecté l’évolution des dépenses d’éducation. La fin de la stabilité monétaire brouille la signification des données budgétaires, et doit aussi inciter à la prudence dans l’exploitation des séries statistiques rétrospectives. Malgré quelques soubresauts budgétaires, la part des dépenses d’éducation dans le budget de l’État, reste, en moyenne, proche de celle atteinte à la fin de la période précédente, mais l’éducation bénéficie de l’accroissement global du poids des dépenses de l’État dans le PIB. Les modifications ponctuelles apportées à l’équilibre d’ensemble des dépenses d’éducation relèvent surtout d’ajustements successifs aux conditions économiques et financières de la période. La création de la taxe d’apprentissage, et l’instauration de la gratuité dans l’enseignement secondaire, retiennent plus l’attention pour les principes qu’elles inscrivent dans l’ordre juridique que pour leur portée financière immédiate.

A. L’ombre portée de troubles économiques et monétaires

17Une première série d’ajustements est commandée par la hausse du coût de la vie, engendrée par le conflit, qui érode la valeur réelle des traitements. Les hausses accordées aux fonctionnaires en 1919 s’avèrent vite insuffisantes, face à une inflation que le Gouvernement ne parvient pas à enrayer. En janvier 1924, le coût de la vie est quatre fois supérieur à celui de 1914. Après quelques ajustements mineurs, le Cartel des gauches prend, en 1926, une série de mesures qui bénéficient pour une large part aux fonctionnaires de l’enseignement. Le relèvement des traitements et indemnités conduit, cette année-là, à abonder de 409 millions le budget de l’Instruction publique, soit une hausse de 25 % par rapport au budget initialement voté³¹.

18Pas plus que le reste de l’administration, l’Instruction publique n’échappe à la politique de contrainte budgétaire caractéristique des années 1920. La pression en faveur de la fermeture des petits collèges se renforce, avec des résultats tangibles, mais somme toute limités³². Les considérations budgétaires poussent aussi en faveur d’un usage plus rationnel des établissements scolaires. La logique qui avait sous-tendu l’essor de l’institution scolaire au xix^e siècle, celle de l’adaptation de l’offre scolaire au genre et à la classe sociale, était génératrice de multiples doublons. Cet héritage est de plus en plus critiqué au lendemain de la Première Guerre mondiale. Pour les partisans de l’École unique, le dualisme scolaire – la coexistence de filières de formation séparées pour le peuple et les élites – est dénoncé comme contraire à la justice, à l’égalité, au bon sens. Ambition démocratique et recherche d’économies convergent donc dans la politique de l’« amalgame », mise en œuvre à partir de 1926 : dans les petites villes, on pousse au rapprochement des écoles primaires supérieures et des collèges communaux, permettant la mutualisation des maîtres et des locaux. Cette tendance s’observe aussi pour les écoles pratiques de commerce et d’industrie. Le rapprochement administratif s’accompagne, en 1928, de l’extension de la gratuité aux classes secondaires des établissements « amalgamés³³ ». Dans les campagnes, on pousse, selon la même logique, à « géminer » écoles primaires de filles et de garçons³⁴. Sans devenir mixtes, les établissements secondaires de garçons ouvrent aussi leurs portes aux jeunes filles désireuses de préparer le baccalauréat³⁵. La recherche d’économies fait avancer, par la bande, des pratiques novatrices.

19La crise de 1929, et ses répercussions sur l’emploi et la croissance, conduisent les Gouvernements à adopter plusieurs programmes de grands travaux, financés par l’emprunt, via des comptes spéciaux du Trésor (lois des 19 mars et 28 décembre 1931 ; loi du 11 juillet 1933 ; plan Marquet du 7 juillet 1934 ; loi du 18 août 1936). Ces programmes combinent subventions directes aux communes, et aide à l’emprunt, sous forme de bonifications d’intérêt. La Caisse de crédit aux départements et aux communes, créée en 1931, en est l’instrument. Les constructions scolaires bénéficient largement de ces programmes de grands travaux. La loi du 28 décembre 1931 alloue ainsi plus de 700 millions de subventions à l’Instruction publique et aux Beaux-Arts, soit près d’un cinquième du total prévu ; celle du 18 août 1936 prévoit qu’un quart des crédits à dépenser avant décembre bénéficie à l’Éducation nationale. Ces crédits permettent d’accueillir des générations plus étoffées, après les classes creuses de l’après-guerre, mais aussi de répondre aux besoins nouveaux créés par le report de l’obligation scolaire à 14 ans (loi du 9 août 1936), ainsi qu’au développement des scolarités prolongées. À la veille de la guerre, près d’un enfant sur cinq poursuit ses études après la scolarité obligatoire, contre trois à quatre sur cent soixante-dix ans plus tôt³⁶. La hausse significative des crédits du budget général de l’Éducation nationale – + 25 % entre 1936 et 1937 – traduit les répercussions financières de cette expansion scolaire, dont les contemporains peinent à mesurer ce qu’elle doit respectivement aux évolutions démographiques et à l’évolution des pratiques de scolarisation.

B. De nouveaux principes inscrits dans l’ordre juridique

20La clarification du cadre financier de l’enseignement technique, et l’instauration de la gratuité de l’enseignement secondaire, n’ont eu qu’une portée financière limitée dans l’immédiat. Elles n’en ont pas moins durablement inscrit dans le droit de nouvelles règles relatives au partage des charges induites par les dépenses d’éducation.

21Charte longtemps réclamée par les promoteurs de l’enseignement technique, la loi Astier de 1919 fixe un régime financier tout différent de celui qui prévalait pour les enseignements primaire et secondaire. En ce domaine, où les enjeux économiques priment sur les aspects politiques, aucune restriction n’est apportée au financement public d’établissements privés. Tout en donnant un cadre à l’enseignement technique intermédiaire, public et privé, la loi a confié l’essor de la formation des ouvriers à l’initiative des communes et des entreprises, en réservant à l’État la possibilité de subventionner des cours professionnels ainsi créés sur initiative locale. Le peu d’effet de ces dispositions conduit les parties prenantes à chercher les moyens de dégager des fonds pour développer la formation des ouvriers. La formule en est trouvée avec la taxe d’apprentissage, créée par la loi de finances du 13 juillet 1925³⁷. En sont exonérés, à hauteur des montants dépensés, les employeurs qui financent déjà, par d’autres voies, la formation de la main-d’œuvre. Le principe même de cette taxe consolide encore la coupure – budgétaire, administrative et professionnelle – entre les enseignements primaire et secondaire, dépourvus de toute finalité professionnelle directe, et l’enseignement technique, pourtant rattaché au ministère de l’Instruction publique à partir de 1920. L’enseignement agricole reste quant à lui – jusqu’à aujourd’hui – sous la tutelle du ministère de l’Agriculture et relève d’une législation distincte³⁸.

22La gratuité des classes secondaires des lycées et collèges marque un autre tournant dans l’histoire de l’école. Avec l’unification du premier degré – l’alignement des programmes et des maîtres des écoles primaires et des classes élémentaires des lycées et collèges, achevée en 1925-1926 –, elle constitue un pan essentiel et fédérateur de la réforme de l’École que les partis de gauche réclament au nom de l’égalité devant l’éducation. En effet, si les instituteurs et les professeurs se divisent sur les réformes pédagogiques, ils s’accordent sur le bien-fondé d’une extension de la gratuité à l’enseignement secondaire. La mesure n’en est pas moins vivement débattue au Parlement. Comme dans les années 1880, les défenseurs de la liberté de l’enseignement redoutent que l’extension de la gratuité, et l’implication financière croissante de l’État, ne jouent en défaveur des établissements privés, qui dépendent toujours des contributions parentales³⁹. Leurs réticences sont encore avivées par les difficultés financières que connaissent ces établissements privés⁴⁰. Le principe en est néanmoins inscrit, pour la 6^e, dans la loi de finances du 16 avril 1930, étendu par palier, puis généralisé à toutes les classes secondaires par la loi de finances du 31 mai 1933. La même année, l’introduction d’un examen d’entrée en 6^e substitue la sélection par le mérite à la sélection par l’argent.

23La portée financière de la mesure est, dans l’immédiat, plus limitée que ne le laisserait penser la vigueur des débats. Quand sont prises les premières mesures relatives à l’extension de la gratuité aux classes « amalgamées », la rétribution scolaire ne représente déjà plus qu’une faible part des coûts de l’enseignement secondaire : 58 millions, là où l’État à lui seul en dépense près de 340, la part des communes étant plus difficile à évaluer⁴¹. De surcroît, il n’est pas question d’opérer, dans le même temps, une élévation du niveau des enseignants susceptible d’en accroître le coût pour les finances publiques. En effet, cette élévation du niveau – induite par les réformes pédagogiques du tournant du siècle – a déjà eu lieu, et elle a été largement prise en charge par l’État, qui, depuis 1925, assume directement la rémunération des professeurs de collège⁴². De portée financière modérée, cette mesure n’en est pas moins importante en ce qu’elle consacre le principe d’une extension de la gratuité de l’enseignement au-delà du temps de la scolarité obligatoire. Ceci rend visible un phénomène en réalité très ancien : le financement par l’impôt de dépenses d’éducation qui ne bénéficient qu’à une petite partie de chaque génération, au sein de laquelle les familles aisées sont largement surreprésentées. D’aucuns dénoncent alors la gratuité de l’enseignement secondaire comme une mesure anti-redistributrice : ne s’agit-il pas d’élever « les enfants de M. de Rothschild […] aux frais de son concierge⁴³ » ?

III. L’« explosion scolaire⁴⁴ » et ses répercussions financières, de la Libération au « collège unique »

24Le régime de Vichy prend, à divers égards, le contre-pied de la politique scolaire républicaine. Sur le plan financier, il instaure des aides aux établissements privés confessionnels, et rétablit la rétribution scolaire à partir de la seconde, deux mesures annulées à la Libération. Si les Gouvernements de la Quatrième République ne parviennent pas à mettre en œuvre la grande réforme scolaire annoncée depuis le Front populaire, ils initient une phase d’expansion scolaire sans précédent.

A. Une nouvelle phase de croissance pour les crédits de l’Éducation nationale

25En effet, après les urgences de la reconstruction, la part de l’Éducation nationale dans le budget de l’État s’accroît de nouveau à un rythme soutenu, passant d’environ 7 % en 1952 à plus de 16 % en quinze ans⁴⁵. Plusieurs facteurs contribuent à cette croissance accélérée. Premier impératif, il faut scolariser les enfants du baby-boom. Les cohortes nées entre 1937 et 1946 comptaient, en moyenne, 553 000 enfants par classe d’âge : entre 1947 et 1956, la moyenne décennale s’établit à 807 000, soit une croissance de plus de 45 %⁴⁶. La pression s’exerce au premier chef sur les écoles primaires, puis, dès la fin des années 1950, sur les établissements du second degré, et, dans les années 1960, sur les universités. Ces établissements sont touchés au même moment par un phénomène d’allongement des scolarités, qui résulte à la fois du comportement des familles, de l’action de l’institution au niveau local et, dès la fin des années 1950, d’une politique volontariste orchestrée par le Commissariat au Plan, et confortée, en 1959, par la prolongation à 16 ans de la scolarité obligatoire⁴⁷.

26Le consensus en faveur d’une augmentation des crédits à allouer à l’éducation dépasse les frontières et les clivages politiques. En effet, le Bureau international de l’éducation met en lumière, dans ses publications annuelles, les hausses consenties au même moment dans bon nombre de pays, également concernés par le baby-boom d’après-guerre⁴⁸. Dans le champ politique français, c’est d’abord la gauche – et en tête, le parti communiste – qui érige en marqueur politique majeur l’augmentation du budget de l’éducation, et la baisse corrélative des crédits militaires. Mais en 1952, le premier rapport de la commission de l’Équipement scolaire, universitaire, artistique et sportif met en lumière l’ampleur des besoins, et la criante insuffisance des crédits alloués par l’État. Lorsque le deuxième Plan de modernisation et d’équipement est examiné par l’Assemblée nationale en 1955, la demande d’augmentation des crédits alloués à l’Éducation nationale recueille un soutien quasi unanime. Après des débuts timides, l’engagement budgétaire du Gouvernement se renforce dès 1955⁴⁹. Alors que le plein emploi dissipe la crainte, prégnante dans les années 1930, du chômage des diplômés, les experts du Commissariat au Plan démontrent, chiffres à l’appui, le bien-fondé économique d’un allongement des scolarités. Il ne s’agit plus simplement, comme dans les années 1930, de rendre plus justes socialement les modalités de sélection d’une élite, mais d’assurer la promotion de tous. Il revient pourtant à la Cinquième République gaulliste d’atteindre, avec le budget de 1965, la cible érigée en symbole par les communistes dans les années 1950 : un sixième du budget pour l’éducation⁵⁰. Entre temps, la gauche communiste s’est, il est vrai, fixé un nouvel objectif : un quart du budget de l’État pour l’Éducation nationale⁵¹.

27On peut s’interroger sur la portée pratique de ces ratios brandis dans le débat public. Grâce aux travaux de la commission de l’Équipement scolaire et universitaire, les dépenses d’équipement font l’objet d’une programmation globalement suivie. En revanche, l’administration n’est pas en mesure d’anticiper sur plusieurs années la progression des dépenses de personnel, qui dépend de multiples paramètres : le nombre et la typologie des emplois budgétaires, les caractéristiques des personnels effectivement recrutés, les mesures catégorielles propres à l’Éducation nationale, et la politique salariale de la fonction publique. Dans ce contexte, deux paramètres guident les choix budgétaires annuels dans les années 1960 : assurer la rentrée scolaire en plaçant des professeurs face aux élèves ou aux étudiants, mais aussi calibrer l’expansion du système éducatif sur les possibilités budgétaires. Il n’est pas question, pour de Gaulle, d’augmenter la pression fiscale ou de creuser le déficit⁵². L’augmentation des dépenses de personnel de l’Éducation est donc financée, d’une part, grâce à la forte croissance annuelle du PIB et, d’autre part, grâce à la stagnation des dépenses ordinaires de la Défense⁵³. Le choix stratégique de l’arme nucléaire sous-tend le remplacement de l’armée de soldats par l’armée d’enseignants, vanté par le matériel électoral gaulliste⁵⁴. L’accroissement des prélèvements obligatoires, dans cette période, est tiré par la forte croissance des dépenses de Sécurité sociale, plus que par l’expansion de l’État⁵⁵.

28L’essor des travaux d’économie de l’éducation met alors à la mode le thème du « capital humain », et l’idée que les dépenses d’éducation sont des dépenses d’investissement⁵⁶. Si ces schémas théoriques ne sont pas absents des discussions du Plan, et si la thématique de l’investissement productif est endossée par le Gouvernement, la procédure d’arbitrage comme le choix des instruments financiers révèlent une réalité différente. Au moment des ultimes arbitrages sur la répartition des fruits de la croissance lors de l’élaboration du V^e Plan en 1965, les dépenses d’éducation, comme les autres dépenses d’équipement, sont traitées comme des dépenses de consommation collectives. Elles sont, certes, jugées préférables aux dépenses individuelles – assimilées aux travers d’une « société de consommation » dont on dénonce déjà les limites⁵⁷. Cependant, face au ralentissement de la croissance qui se dessine, elles sont sacrifiées, comme les autres dépenses de consommation collective, aux dépenses d’investissement productif, seules susceptibles d’avoir un effet tangible et rapide sur la croissance⁵⁸. Le choix de la droite, assumé publiquement par Georges Pompidou dès 1969, de mettre un terme à l’accroissement du poids des dépenses d’éducation dans les finances publiques⁵⁹, confirme le caractère très superficiel de l’adhésion aux théories érigeant les dépenses publiques d’éducation en investissement productif et rentable.

29L’inscription budgétaire des crédits d’équipement scolaire et universitaire confirme cette lecture. Dans les dépenses en capital prévues dans le cadre des Plans successifs, il y a, dès les années 1950, une stricte démarcation entre les dépenses d’équipement inscrites au budget des différents ministères, et les dépenses d’investissement productif, financées par le Trésor, via des emprunts. La forte croissance des dépenses dans les années 1960 ne modifie pas ce cadre. Cette budgétisation des dépenses d’équipement scolaire de l’État – conforme à l’effort de clarification et d’assainissement comptable caractéristique de l’après-guerre⁶⁰ – contraste avec l’opacité des comptes spéciaux employés pour les constructions scolaires des années 1880, comme pour les grands travaux des années 1930. Dans les comptes des collectivités locales, les constructions scolaires sont, comme l’ensemble des dépenses d’équipement, financées par les subventions de l’État et par les emprunts. Les conditions d’accès à l’emprunt permettent à l’État de contrôler, via l’octroi des subventions, les choix d’investissement des collectivités locales⁶¹.

B. L’État enseignant à son acmé

30L’explosion scolaire s’accompagne de nouveaux transferts qui alourdissent encore la participation de l’État aux dépenses totales d’éducation, cette participation dépassant 80 % dans les années 1960, d’après les estimations d’Alain Carry. La contribution de l’État à l’effort de construction scolaire et universitaire aux côtés des collectivités locales s’inscrit dans une tradition bien établie, et les constructions des années 1950 et 1960 n’échappent pas à cette règle. En revanche, la participation de l’État aux frais d’entretien des bâtiments et du matériel d’un nombre croissant d’établissements du second degré marque une vraie rupture. Cette participation était, historiquement, réservée aux lycées et autres établissements nationaux (comme les centres d’apprentissage), à distinguer des collèges, établissements municipaux. Pour soulager les finances des communes, l’État s’engage en 1947 dans un processus de nationalisation des collèges, techniques d’abord, puis, à partir de 1955, classiques et modernes, processus accéléré en 1973⁶². Cette nationalisation implique, concrètement, une participation accrue de l’État aux dépenses de fonctionnement des établissements concernés. Point d’orgue de ce processus, un décret de 1976 érige les collèges et lycées publics en « établissements publics nationaux d’enseignement ». Entre « collèges » et « lycées », la distinction de niveau – collèges et lycées correspondant respectivement au premier et au second cycle du second degré – se substitue alors définitivement à celle de statut administratif.

31Mais la transformation de la société française et l’évolution de la politique éducative s’accompagnent, par divers canaux, d’une remise en question beaucoup plus fondamentale des rapports financiers entre l’État et les collectivités locales dans le domaine éducatif. Ceci s’observe tout d’abord dans les zones rurales. La politique scolaire des années 1880 s’enracinait dans le pacte passé entre la République et les campagnes, pacte incarné par la toute neuve ­mairie-école du village. En 1923, Louis Marin, avocat conservateur de la rigueur budgétaire, pouvait encore écrire : « une commune, n’eût-elle qu’un élève à fournir à l’école primaire, ne peut être, à aucun prix, privée de l’école qui, obligatoirement et efficacement, doit recevoir cet élève⁶³. » L’exode rural, le développement des transports scolaires⁶⁴, mais aussi les enquêtes sur le niveau des élèves, modifient, dans les années 1960, le regard porté sur la petite école rurale à classe unique. Rationalisation de l’action éducative d’un côté, revitalisation des campagnes de l’autre : les controverses sur le devenir des écoles rurales s’installent alors durablement dans le débat public.

32La mise au point de la carte scolaire du premier cycle – instrument de rationalisation du réseau des établissements du second degré⁶⁵ – redéfinit aussi les principes de la solidarité territoriale qui guidaient jusque-là l’attribution d’aides financières par l’État. Historiquement, les efforts de l’État en matière d’enseignement post élémentaire, avaient en général suivi les initiatives locales, l’aide financière étant modulée en fonction des ressources propres des communes. Seule la construction du réseau des lycées avait fait l’objet d’une réflexion à l’échelle nationale ; quant aux collèges, la principale préoccupation dans l’entre-deux-guerres avait été d’obtenir la fermeture des établissements qui végétaient. Logiquement, les différences territoriales en matière de scolarisation post élémentaire étaient donc très marquées à l’aube des années 1960. Avec l’élaboration de la carte scolaire, s’engage en revanche, via la répartition des crédits d’équipement entre académies, puis entre départements, un complexe travail de rééquilibrage des dépenses, visant, dans une logique d’« aménagement du territoire », le rattrapage des retardataires, sans freiner brutalement la progression des territoires les plus scolarisés, en particulier Paris⁶⁶. La logique d’harmonisation prend alors le pas sur le libre jeu des initiatives locales.

33Cette recherche de rationalisation est source de frictions entre l’État et les collectivités locales. En effet, compte tenu de la taille minimale requise pour employer un personnel spécialisé, les aires de recrutement des établissements du second degré ne coïncident pas, dans les zones peu denses, avec le découpage des communes. Les rivalités locales, tout comme le poids des élus ruraux au Sénat, pèsent inévitablement dans la mise en œuvre de la carte scolaire. Le dossier est d’autant plus épineux que les collectivités locales sont mises à contribution pour le financement des transports scolaires, dont le déploiement accompagne l’essor des scolarisations prolongées. La question scolaire arrive donc en tête dans les dossiers sensibles que doit gérer le ministère de l’Intérieur, chargé des relations entre l’État et les collectivités⁶⁷.

34Les transferts de charge qui accompagnent la croissance du budget de l’éducation bénéficient aussi aux familles, par deux canaux différents. Avec la loi Debré du 31 décembre 1959, le nouveau régime apporte une solution durable aux problèmes financiers de plus en plus criants de l’enseignement privé, en consacrant le principe selon lequel la liberté de l’enseignement n’est pas garantie, si les familles n’ont pas les moyens financiers d’exercer leur choix. Sous le régime des contrats (simples ou d’association), l’État prend en charge le traitement des personnels d’enseignement et, selon le contrat, une partie des dépenses de fonctionnement, en contrepartie du respect des programmes et des horaires, d’une élévation de la qualification des maîtres et d’un contrôle accru sur les établissements⁶⁸. Fortement critiqué par la gauche et par le Comité national d’action laïque, le régime des contrats s’avère, à l’usage, plus robuste que les expédients imaginés par la Quatrième République⁶⁹. Il pose néanmoins un problème techniquement et politiquement délicat : comment assurer l’équité dans les financements octroyés aux établissements publics et privés, sachant que les différences de régime financier imposent des modes de calculs distincts⁷⁰ ? À court terme, et selon un phénomène déjà observé précédemment pour l’enseignement public, l’aide financière bénéficie plus aux professeurs, dont elle permet d’élever la rémunération, qu’aux familles.

35Les débats sur l’extension de la gratuité concernent bien plus directement les familles. La prolongation à 16 ans de la scolarité obligatoire pose la question de la prise en charge par les finances publiques des frais ainsi occasionnés. Les manuels scolaires, la cantine, les transports scolaires doivent-ils être intégralement financés par l’impôt ? La prolongation de la scolarité obligatoire implique-t-elle, a contrario, la suppression des bourses pour les élèves de moins de 16 ans ? La gratuité des manuels est acquise en 1964 pour les manuels de 6^e et 5^e, puis étendue à toutes les classes du collège par la loi Haby de 1975⁷¹. L’extension de la gratuité à d’autres dépenses occasionnées par la scolarité constitue un thème porteur auprès de l’opinion publique et trouve sa place aussi bien dans le Programme commun de la gauche⁷², que dans les annonces du programme de Provins, présenté par le gaulliste Pierre Messmer en janvier 1973.

36La discussion s’engage sur des bases différentes pour l’université, où les étudiants s’acquittent encore de frais d’inscription, qui ne couvrent, cependant, qu’une part modeste des coûts de l’enseignement supérieur. À la veille de mai 1968, nombreux sont ceux, dans l’administration ou la sphère politique, qui s’interrogent sur un possible relèvement des frais d’inscription – une politique de vérité des prix –, accompagné d’une politique de prêts et d’aides ciblés sur les étudiants les plus démunis. « Tout étudiant […], note, en 1968, le ministre Alain Peyrefitte dans son plan en vingt-sept points, devra pouvoir acquérir une profession à tempérament comme on acquiert une voiture ou un appartement⁷³. » Mais le mouvement de mai 1968 sonne le glas de toute mesure, académique ou financière, ayant pour effet de restreindre l’accès à l’enseignement supérieur. L’heure est à la démocratisation de l’enseignement, et la gratuité est vue comme l’un des premiers leviers de cette politique. Scénario redouté par de Gaulle et son entourage, l’allongement des scolarités entraîne une augmentation des flux dans les filières académiques traditionnelles, plutôt que dans les filières tournées vers l’exercice d’une profession. La perte d’autonomie de l’enseignement technique – la fin du « verticalisme » – y contribue pour une large part. La relance de l’apprentissage, à partir de 1971, est à resituer dans ce contexte.

C. Renchérissement de l’éducation et qualité de l’enseignement

37L’augmentation des crédits est-elle portée, pour partie, par des mesures visant à améliorer la qualité de l’enseignement ?

38Dans les années 1960, le Gouvernement n’y est pas favorable. À Matignon, Georges Pompidou est hostile à une rénovation pédagogique qui élèverait encore le coût de l’enseignement par élève, une crainte partagée par les conseillers de De Gaulle. Ce coût a déjà été sensiblement accru par la revalorisation de la fonction enseignante, annoncée dans l’exposé des motifs de la loi Debré et inscrite dans le décret du 8 août 1961. À l’automne 1967, le ministre Alain Peyrefitte se fait l’apôtre, devant le Parlement d’une rénovation pédagogique financée à coût constant via une meilleure allocation des moyens⁷⁴. Le mouvement de mai 1968 joue donc un rôle décisif dans l’adoption de mesures coûteuses dont le but est d’améliorer la qualité de l’enseignement, en élevant le niveau de formation des instituteurs, en diminuant le nombre d’élèves par classe et en dégageant des moyens pour la formation continue des enseignants⁷⁵.

39À plus long terme, la mise en place du « collège unique » (loi du 11 juillet 1975) amorce la disparition des particularités des différentes filières post élémentaires, au profit de l’héritage de l’enseignement secondaire, incarné par le professeur certifié, titulaire d’une licence. C’était, après bien des débats, opter pour la formule la plus coûteuse, mais cette transformation s’est étalée dans le temps, et elle a produit ses effets sur le plan financier – avec en particulier, l’intégration des professeurs d’enseignement général des collèges – moins diplômés et moins payés – dans le corps des certifiés – bien avant de modifier la composition effective du corps enseignant des collèges. La promotion du certifié s’est, à contrario, accompagnée du déclin relatif de l’agrégé, plus diplômé mais plus coûteux. La logique initiale du lycée vu comme un établissement secondaire d’élite, doté, à ce titre, de professeurs plus qualifiés, a disparu à la faveur de la massification⁷⁶.

40Enfin, l’augmentation de la dépense par élève s’explique aussi par le fait que le coût des formations – lié à la qualification des enseignants et à la durée de leur service – augmente avec l’âge des élèves. L’allongement de la scolarité s’accompagne donc mécaniquement d’une hausse globale de la dépense moyenne par élève. Cette augmentation découle aussi de la politique salariale dans la fonction publique, qui n’a pas d’effet direct sur la qualité de l’enseignement. Par conséquent, le constat global d’une élévation de la dépense moyenne par élève peut aller de pair avec la perception, dans certains segments du système scolaire, d’une dégradation relative par rapport à la situation qui prévalait antérieurement pour la minorité qui y avait accès⁷⁷.

IV. L’éducation dans l’étau budgétaire, de la fin des années 1970 à nos jours

41Le retournement de la conjoncture économique et le ralentissement durable de la croissance, après la crise pétrolière, placent l’ensemble des États occidentaux devant des difficultés similaires. Le chômage, l’augmentation des dépenses de santé, le vieillissement de la population accroissent le poids des dépenses sociales alors que le revenu national augmente moins vite qu’auparavant : la charge des prélèvements obligatoires s’en accroît d’autant, en particulier en France⁷⁸. Il importe donc de contrôler, autant que possible, l’évolution des dépenses de fonctionnement de l’État, sauf à accepter un alourdissement de la pression fiscale, dont on redoute les effets récessifs, ou à se résigner au creusement de la dette. Cet impératif n’est pas neuf : c’est, depuis sa création, l’antienne de la direction du Budget⁷⁹. En revanche, il s’applique à un État dont les administrations se sont, depuis, considérablement étoffées et complexifiées. Il suppose aussi de rompre avec le rythme de croissance qu’autorisait, les années précédentes, l’enrichissement rapide du pays. En raison de son poids dans la fonction publique, l’éducation constitue un passage obligé de toute réflexion sur la réforme de l’État. Le nouveau cycle de massification, qui touche le lycée puis l’enseignement supérieur, ne modifie qu’à la marge ces tendances lourdes des cinquante dernières années.

A. Le difficile contrôle des emplois

42Parmi les instruments développés pour contrôler l’évolution des dépenses de personnels, certains sont transverses à tous les ministères : c’est le cas par exemple du glissement-vieillesse-technicité, mis au point par la direction du Budget⁸⁰. D’autres questions sont plus spécifiques à l’Éducation nationale, ou trouvent dans ce secteur, une application particulière : ce sont celles qui retiendront ici notre attention.

43Compte tenu du poids des dépenses de personnel dans le budget de l’Éducation nationale, le contrôle des emplois est considéré comme la clef de voûte de la maîtrise des dépenses. Le problème est particulièrement aigu dans l’Éducation nationale. En effet, les besoins en emplois sont sensibles aux fluctuations démographiques et à l’évolution des taux de scolarisation. Les ajustements à la hausse s’imposent bon gré, mal gré, lorsque les effectifs augmentent : il faut, coûte que coûte, assurer la rentrée, et les postes qui n’ont pas été accordés en loi de finances initiale sont finalement concédés dans le collectif budgétaire, qui permet d’ajuster les créations de postes aux besoins de la rentrée.

44Pour autant, la diminution des effectifs n’entraîne pas mécaniquement de réduction d’emplois. Objet d’un bras de fer récurrent entre le ministère de l’Économie et des Finances et celui de l’Éducation nationale, les ajustements à la baisse sont techniquement difficiles à mettre en œuvre. En effet, les départs à la retraite, qui libèrent des supports, ne concernent pas nécessairement les catégories en surnombre fonctionnel ; les distinctions de corps ne permettent pas de faire « glisser » les professeurs des écoles vers les collèges, ou vice-versa ; avec l’arrêt du recrutement du corps des PEGC polyvalents, la spécialisation disciplinaire, source de rigidité, devient la norme dans le second degré ; enfin, la nécessité, pour préserver le vivier des candidats, d’ouvrir un nombre suffisant de postes au concours, implique, l’année suivante, des ouvertures de postes non justifiées par les besoins sur le terrain. Au total, les variables d’ajustement sont rares : réduire la scolarisation des enfants de 2 ans, diminuer les moyens humains alloués à la formation continue, affecter les fonctionnaires stagiaires sur des postes en responsabilité.

45Des problèmes de même ordre se posent pour les maîtres auxiliaires ou vacataires. Une part importante des maîtres auxiliaires sont, à la rentrée, candidats à leur réemploi. Or, la typologie et la répartition géographique des postes non pourvus à la rentrée varient d’une année sur l’autre. Réemployer automatiquement les maîtres auxiliaires de l’année précédente, c’est se condamner à augmenter le total des vacataires pour pouvoir satisfaire des besoins nouveaux. Refuser le réemploi automatique des maîtres auxiliaires, c’est prendre un risque politique, d’autant plus menaçant que le marché de l’emploi est atone. La stratégie du Gouvernement varie alors en fonction du contexte politique et socio-économique⁸¹. La mise à contribution du budget de l’Éducation nationale pour résoudre les problèmes de chômage passe aussi, du reste, par le canal des diverses formes d’emplois aidés mis à disposition des établissements scolaires et financés, en partie, par les crédits de l’Éducation nationale.

46Passée la période d’expansion rapide du système, les enquêtes de la Cour des comptes, sur le premier degré⁸² comme sur le second degré⁸³, mettent en lumière la diminution tendancielle du nombre d’élèves par professeur, sans que pour autant les facilités ainsi créées ne permettent de résorber les situations difficiles, dénoncées par les syndicats enseignants sur le terrain. La direction du Budget n’en accueille qu’avec plus de méfiance les demandes de création de postes, que motiveraient, non des besoins démographiques, mais des mesures pédagogiques. L’Éducation nationale ne peut-elle trouver dans son « million d’agents » les moyens de mettre en œuvre ses réformes ? Techniquement complexe, et politiquement sensible, la question des suppressions et créations d’emplois est de celles qui remontent systématiquement à l’arbitrage du Premier ministre, et se dérobe, en dépit des annonces, aux programmations pluriannuelles⁸⁴.

B. Réformer le « système E⁸⁵ »

47La « réforme de l’Éducation nationale », à l’horizon de multiples publications et rapports officiels depuis plus de cinquante ans, est un mot d’ordre intrinsèquement ambigu. C’est, en un sens, une déclinaison spécifique du mot d’ordre plus général de réforme de l’État, ou selon une formule qui s’impose dans les années 1990, du « nouveau management public⁸⁶ ». Mais c’est aussi, dans le même temps, la promesse d’une transformation des pratiques pédagogiques qui permettrait à l’école française de sortir de l’état de crise larvée qui la caractérise depuis la fin des années 1970⁸⁷. L’enjeu est de rendre l’école plus efficace, ce qui, dans un contexte budgétaire contraint, requiert une meilleure utilisation, un « plein emploi » des moyens. La conjonction des préoccupations pédagogiques et gestionnaires s’opère, dans cette période, par des canaux divers.

48La revalorisation de l’échelon de décision local constitue, en apparence, tout au moins, l’un de ces terrains de rencontre : outil de lutte contre les travers de la bureaucratie, elle est aussi réclamée par certains enseignants – au Syndicat général de l’Éducation nationale (CFDT). Cette promotion de l’échelon local ne profite qu’en partie aux collectivités territoriales. En effet, en matière éducative, la décentralisation initiée par les lois de 1982 et 1983, concerne surtout la construction et l’entretien du patrimoine immobilier. Ces dépenses reviennent aux collectivités locales, selon la répartition suivante : aux communes les écoles ; aux départements, les collèges et aux régions, les lycées. Encore faut-il attendre la loi de 2004 pour que la gestion du personnel d’entretien des établissements soit transférée aux collectivités locales⁸⁸. Les transferts au profit des régions en matière d’apprentissage et de formation professionnelle continue ont une plus large portée. Cette politique de décentralisation n’inverse pas la tendance à l’harmonisation des taux de scolarisation, confortée au contraire par une émulation entre régions, soutenue par l’aide financière et la politique des emplois de l’État⁸⁹. L’essor des projets d’établissement – dont le principe est inscrit dans la loi d’orientation de 1989 – répond mieux, à première vue, à l’idéal d’une gestion relocalisée. Dans les faits, le pilotage pédagogique reste fortement centralisé. Les établissements peinent, pour diverses raisons, à investir les marges d’autonomie – étroites – que leur laissent les dotations en emplois et en frais de fonctionnement : la promotion du chef d’établissement comme nouveau « manager de la République⁹⁰ » répond à la volonté de dynamiser cet échelon local.

49La mise au point de systèmes d’information permettant de suivre l’emploi des moyens, mais aussi les performances du système, se situe aussi à la jonction des préoccupations gestionnaires et pédagogiques. Les services statistiques du ministère, chargés depuis les années 1970 de mettre au point un compte satellite de l’éducation⁹¹, ou de construire les « tableaux de bord », supports du « dialogue de gestion » entre les différents échelons décisionnels, investissent le domaine des performances scolaires des élèves. La direction chargée de ces travaux devient, en 1987, direction de l’Évaluation et de la Prospective. Deux ans plus tôt, c’est un ancien de la direction du Budget, Bernard Cieutat, qui a pris en charge la direction des Affaires financières de l’Éducation nationale, devenue, pour cette occasion, direction générale. Pour une génération de hauts fonctionnaires marqués, pendant leur formation, par l’expérience de rationalisation des choix budgétaires, l’heure semble venue, à la fin des années 1980, de faire entrer l’Éducation nationale dans une logique de « performance »⁹². Cet espoir s’étiole dans la décennie suivante⁹³. La revalorisation salariale, octroyée par Lionel Jospin sans réelle contrepartie dans les modalités d’exercice du métier, est vue, à la direction du Budget, comme une coûteuse occasion manquée. Pour des raisons complexes, les données fournies par les nouveaux systèmes d’information – qui préfigurent la loi organique sur les lois de finances du 1^er août 2001 (Lolf) et ses indicateurs de performance – n’ont pas les effets escomptés sur la capacité du système éducatif à atteindre les objectifs d’égalité des chances, d’équité, de qualité, qu’ils soient mesurés par ses propres indicateurs, ou par le biais des enquêtes internationales.

50Parmi les pistes explorées pour renforcer l’efficacité de l’administration, l’introduction de mécanismes de marché, censés apporter l’aiguillon de la concurrence à une administration routinière, participe du répertoire d’idées caractéristique du nouveau management public. Les expériences d’assouplissement de la carte scolaire de 2007 en ont été, en France, le principal instrument, vite abandonné en raison des effets observés sur l’accroissement de la ségrégation entre établissements⁹⁴. Ces expériences sont en réalité de peu de poids par rapport aux contraintes structurelles qu’exercent, sur le marché scolaire, les règles qui encadrent le financement des établissements privés sous contrat. En France, la concurrence passe pour l’essentiel par l’existence d’un enseignement privé subventionné, conforté, après l’alternance de 1981, par l’échec du projet de loi Savary. Cependant, la loi de finances pour 1985 a modifié les règles du jeu en donnant un caractère limitatif aux crédits alloués à la rémunération des personnels des classes sous contrat⁹⁵. Le quota de postes alloué à l’enseignement privé est, depuis lors, calculé au prorata de ceux qui sont négociés par le ministère de l’Éducation nationale pour l’enseignement public. Autrement dit, dans les enseignements du premier et du second degré général, la proportion d’élèves scolarisés dans le privé est artificiellement figée par la procédure qui préside à l’allocation des moyens, indépendamment des fluctuations de la demande.

C. « 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat » : quels leviers financiers ?

51La panoplie d’instruments déployée pour assurer une meilleure allocation des moyens n’a pas permis d’atteindre les objectifs assignés au système éducatif ; en revanche, elle a incontestablement aidé l’administration des Finances à garder le contrôle de la trajectoire des finances publiques, en dépit d’une nouvelle phase d’expansion du système éducatif. De 1985 à 1995, la proportion de bacheliers dans une génération s’est élevée de 29,4 % à plus de 62,7 %. Le nombre d’étudiants s’est lui aussi significativement accru : entre 1980 et 2000, la population étudiante totale passe de 1,2 million à 2,2 millions⁹⁶. Comment cette nouvelle phase d’expansion a-t-elle été financée ?

52À la différence des phases de croissance précédentes, la massification du second cycle, et à plus forte raison celle de l’enseignement supérieur, n’ont pas été accompagnées d’une évolution comparable de leur régime financier et de leur niveau de financement public⁹⁷. Certes, les constructions scolaires et universitaires ont requis, au début des années 1990, d’importants investissements, qui se répercutent par une hausse provisoire de la part de la dépense publique d’éducation dans le PIB. L’État a fourni une aide exceptionnelle, tant pour aider les collectivités locales à remettre en état les bâtiments, que pour contribuer à la construction de nouveaux lycées. Avec le plan Université 2000, puis le plan U3M, il a aussi participé à la fondation de nouvelles universités et à l’implantation d’antennes universitaires de proximité.

53En revanche, la progression des dépenses de fonctionnement est restée sous contrôle. Après les revalorisations salariales accordées par Lionel Jospin, la courbe de croissance des dépenses dans l’enseignement scolaire s’est à nouveau infléchie dès 1993 : la hausse relative des crédits de l’Éducation nationale est restée temporaire, et l’adoption, en 1995, d’une loi de programmation pour accompagner le Nouveau Contrat pour l’école n’infléchit pas cette tendance⁹⁸. Quant à l’enseignement supérieur, les efforts ont été limités au strict minimum au point que, à certains moments, la dépense intérieure nette par étudiant a non seulement stagné, mais diminué⁹⁹. Il n’y a pas eu, en contrepartie, d’effort accru des collectivités locales, ni de hausse des frais d’inscription. Sur ce point, les controverses sont extrêmement vives, et l’issue d’autant plus incertaine que les pays à niveau de développement comparable empruntent, pour l’enseignement supérieur, des voies très contrastées. Distincte à la fois des pays qui assurent un haut niveau de financement via des ressources publiques (Norvège et Suède), et de ceux qui ont fait le pari d’une hausse des frais d’inscription, assortie d’une politique d’aides et de prêts étudiants (États-Unis, Royaume-Uni), la France a choisi le sous-financement¹⁰⁰. Contrepartie, plus ou moins assumée, du refus de la sélection académique ? Les filières sélectives – classes préparatoires et grandes écoles – restent aujourd’hui mieux financées, même si l’écart, vivement dénoncé, tend à se réduire.

Conclusion

54En France, comme dans les pays développés, l’essor de la scolarisation à la fin du xix^e siècle est contemporain du remplacement des rétributions scolaires, imputées aux familles, par un financement par l’impôt, à la charge du contribuable. La suppression de la rétribution scolaire – l’instauration de la gratuité liée à l’obligation – n’a cependant représenté, pour le primaire, comme pour le secondaire, que l’achèvement d’un long processus de prise en charge des dépenses d’éducation par les collectivités locales, puis par l’État. Le financement privé ne pouvait garantir, à lui seul, une couverture satisfaisante des besoins : la perception des contemporains rejoint ici les conclusions des travaux d’économie politique américains d’inspiration libérale¹⁰¹.

55Liée à l’évolution de la fiscalité, comme à celles des rapports entre finances locales et finances nationales, l’histoire des dépenses publiques d’éducation confirme les conclusions des travaux sur la dynamique globale des dépenses de l’État : quels qu’aient été les efforts consentis dans les phases de forte croissance, ils ont d’abord été rendus possibles par un accroissement de la fiscalité, engendré par des dépenses militaires auxquelles se sont substituées ensuite des dépenses civiles. Mais il faut mesurer l’écart entre l’analyse qu’autorisent a posteriori les séries statistiques rétrospectives patiemment reconstituées, et la vision que les contemporains pouvaient avoir des phénomènes en jeu. La « marée bienfaisante » – ou « l’orgie de dépenses » – dont a bénéficié l’Instruction publique à la fin du xix^e siècle était d’autant plus spectaculaire que les contemporains n’avaient pas d’instrument de mesure de la richesse nationale, qu’ils percevaient peu ou mal les mécanismes liant le coût des services de l’État à l’évolution de la productivité et de la croissance, et que l’opacité de certains canaux de financement pouvait alimenter les soupçons de gabegie.

56L’essor de la comptabilité nationale, la connaissance plus fine des déterminants des dépenses d’éducation ont progressivement modifié, à partir des années 1960, le regard porté sur la dynamique de ces dépenses. Les spécialistes des finances publiques ne s’étonnent plus guère que le budget de l’Éducation nationale s’accroisse mécaniquement d’année en année, même lorsque les effectifs stagnent. C’est le rapport de ces dépenses au PIB qui sert désormais de référence et, à cet égard, la stabilité est de rigueur, surtout lorsqu’aucun consensus ne se dessine en faveur d’une hausse des prélèvements obligatoires. Ce contexte contraint fortement les capacités de changement du système. Sa très forte rigidité – qui plonge ses racines dans le statut de la fonction publique – rend explosif tout projet de redéploiement des moyens. Un risque politique majeur pour un gain incertain, car les attentes des électeurs à l’égard de l’école sont moins faciles à concilier que ne pourraient le laisser penser les discours convenus sur « l’équité » et « l’efficacité » du système.

57La convergence, dans les pays développés, des modes de financement des scolarités de base – primaire et premier cycle du second degré – va de pair avec de très forts contrastes pour les années de formation ultérieures. La ventilation des étudiants, après la scolarité obligatoire, entre formations professionnelles et universitaires, de même que la part des financements publics et privés dans ces deux types de formation, différencient aujourd’hui fortement les systèmes de formation de pays ayant atteint des niveaux de développement économique comparables¹⁰². Loin d’être les corollaires prévisibles d’un certain niveau de développement, le montant et la structure des dépenses publiques d’éducation traduisent bien de véritables choix de société, mais des choix qui sont, aujourd’hui, fortement circonscrits par les décisions passées.