1Existe-t-il un xx^e siècle financier ? Comment les finances publiques pèsent-elles sur l’économie, la société et sur la politique ; et comment l’économie, la société ainsi que la politique, à leur mesure, influent-elles sur les ressources et les charges des finances publiques ? Est-ce l’État qui façonne ses finances ou l’état des finances qui modèle l’État ? C’est à ces trois questions que ce livre tente de répondre.

2Tout d’abord, cet ouvrage reprend une tradition historiographique ancienne, tout en cherchant à s’en démarquer. Les volumes d’histoire financière de Marcel Marion s’arrêtent à l’année 1929¹, et cette histoire, documentée mais vieillie et orientée, est restée sans suite. Le système français des finances publiques a été étudié tout d’abord et principalement, dès la fin du xix^e siècle, par des juristes. Paul Leroy-Beaulieu, René Stourm, Gaston Jèze, Edgar Allix, Julien Laferrière figurent parmi les fondateurs d’une « science » des finances publiques, qui s’avère être une doctrine de gestion financière et qui ne survit pas aux bouleversements provoqués par la Première Guerre mondiale². Pendant la plus grande partie du xx^e siècle, les publicistes (Maurice Duverger, Joël Molinier, Michel Bouvier, Loïc Philip, Gilbert Orsoni…), et en particulier les membres de la Société française de finances publiques créée en 1984, monopolisent les études sur les finances publiques. En parallèle des travaux des juristes, différents autrices et auteurs (essentiellement des économistes et des statisticiens de formation) réalisent, des années 1960 aux années 1990, des études quantitatives d’ampleur à la fois sur la croissance économique et le revenu national³. Ces travaux suscitent parfois de nombreuses critiques de la part des historiens (anachronisme des cadres d’analyse, résultats peu nombreux et fragiles, approche « déshumanisée »). Jointe à une critique de l’histoire labroussienne, la critique historienne de ces essais de comptabilité nationale rétrospective contribue, au mitan des années 1980, à un certain mépris par les historiens du quantitatif macro-économique sur la longue durée⁴.

3D’autres chercheuses et chercheurs produisent, durant ces mêmes décennies, des quantifications des dépenses publiques sur la longue durée. Trois études, publiées entre 1963 et 1983, apportent chacune un éclairage différent sur les évolutions quantitatives des politiques publiques. Elles sont respectivement l’œuvre d’un juriste (Jacques Edmond-Grangé), d’un historien « quantitativiste » de l’économie (Louis Fontvieille) et de deux économistes de formation (Christine André et Robert Delorme)⁵. Mais, à l’exception notable d’Alain Carry⁶ et de Jean-Charles Asselain, qui a poursuivi ses travaux financiers au xxi^e siècle⁷, les approches quantitatives des finances publiques par des économistes ont disparu. Au xxi^e siècle, des politistes et des sociologues ont investi le champ financier, soit sous l’angle des mutations de l’administration (Philippe Bezes⁸), soit sous celui de la gestion politique de la dette (Benjamin Lemoine⁹), soit encore en précisant la sociologie de l’impôt ou du système financier (Marc Leroy¹⁰).

4Du côté des historiens, quelques-uns, notamment Michel Bruguière¹¹ et Jean Bouvier, investissent ce domaine de recherche dès la fin des années 1960 et amorcent une histoire des structures étatiques et des acteurs en charge des finances publiques. Jean Bouvier, en particulier, interroge divers épisodes des finances publiques, articulant finances, monnaie, politique et société. Sa direction d’une livraison thématique de la revue des Annales. Économie, société, civilisations en 1978 a constitué une étape majeure vers une approche globale et synthétique, suivie par quelques historiennes et historiens de ses proches¹². Les travaux historiens se poursuivent jusqu’à nos jours¹³. À la suite de Jean Bouvier, Robert Frank, Emmanuel Chadeau, Michel Margairaz, Frédéric Tristram et Fabien Cardoni notamment, ont défriché de nouveaux terrains¹⁴. Le Comité pour l’histoire économique et financière de la France, qui s’appuie au sein du ministère des Finances sur l’Institut de la gestion publique et du développement économique, a organisé, parmi les projets collectifs les plus notables de ces dernières décennies, un séminaire entre 2005 et 2009 sur l’histoire de la gestion des finances publiques¹⁵ du xix^e siècle aux années 1980 et soutient depuis 2018 le séminaire du Groupe de recherche sur les affaires budgétaires¹⁶. Malgré ces initiatives, les monographies financières de ministère ou de politique publique demeurent très rares¹⁷, les budgets de l’Éducation nationale et de la Justice restant les mieux connus¹⁸. Et aucune étude n’offre une vue d’ensemble du xx^e siècle financier.

5En conséquence, à travers cet ouvrage, on se fixe quatre objectifs principaux. En premier lieu, il vise à offrir une intelligence historique du siècle dernier par des contributions qui sont autant de synthèses, accompagnées toutefois de prises de position dessinant des perspectives globales. À première vue, les rythmes et les césures de chaque politique publique diffèrent. Les bornes chronologiques du siècle changent selon la thématique étudiée. Les normes juridiques et les outils développés dans le domaine financier suivent des temporalités propres. Les scansions financières du xx^e siècle ne recouvrent pas nécessairement la chronologie des régimes politiques. Pourtant, en dépit de ces diverses variables, il se dessine, à la lecture de ce volume, des dynamiques d’ensemble. Parallèlement, les autrices et auteurs réunis ici invitent à repenser les dates césures et les chrononymes¹⁹ : par exemple, la Belle Époque ou les Trente glorieuses ne sont ni si belles ni si glorieuses si l’on considère l’inflation ou l’endettement. Ce travail collectif s’inscrit dans le cadre d’un renouveau de l’histoire économique²⁰. Il ne s’agit ni d’une histoire quantitative à proprement parler, ni d’une histoire simplement administrative de l’État. Les textes réunis ici rendent compte des politiques publiques (et financières) par une étude des normes, des instruments, des pratiques et des jeux de pouvoir entre acteurs.

6À cette approche s’ajoute une dimension heuristique qui revient à appréhender les finances publiques à la fois comme reflet d’une situation donnée et datée et comme un levier pour agir dans le futur. L’étude de cette double dimension du système financier public et de ses protagonistes – entre champs d’expérience et horizon d’attente pour reprendre les termes de Reinhart Koselleck²¹ – offre un point de vue inégalable sur l’action de l’État. Ce livre doit permettre de penser les finances publiques comme un système vivant en perpétuel devenir, à la fois pérenne et constamment instable.

7Ce livre participe aussi, à sa manière, à la réflexion sur la gouvernance par les nombres²² et, parce qu’il met en perspective et explique les chiffres (ici des recettes et dépenses publiques), peut contribuer à rétablir la confiance en eux²³. Il a ainsi une portée civique, à l’heure où la transparence des données publiques est prônée, mais où les citoyens peinent à comprendre une matière technique complexe et ses enjeux. L’aridité des systèmes comptables, la multiplicité des réformes financières et la pluralité des producteurs de chiffres entraînent chez certains de l’indifférence, de l’incompréhension ou même de l’hostilité. Le mouvement des Gilets jaunes (2018-2022 ?), qui a débuté en réaction à une nouvelle fiscalité, en est une manifestation.

8Ce volume propose en outre – quatrième objectif – une relecture de l’histoire de l’État au xx^e siècle. Il permet d’interroger d’abord les interactions entre les finances publiques et la nature de l’État, car le système financier public participe, avec d’autres facteurs, à la construction de l’État. Cela est vrai depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne²⁴. Durant la période contemporaine apparaissent de nouvelles modalités. À partir de la Révolution française, le système repose en effet sur le principe du consentement à l’impôt par les citoyens, ouvrant bel et bien l’ère des finances publiques. Le xix^e siècle définit les principales règles de la démocratie financière – du moins parlementaire – et l’orthodoxie des pratiques budgétaires, sans qu’elles soient toujours réellement respectées. La Troisième République – on le savait – n’est ni un modèle de transparence financière, ni un exemple de bonne gestion. Parlementarisme est parfois synonyme de clientélisme et d’électoralisme. Démocratie et démagogie financière cohabitent souvent.

9Ensuite, le xx^e siècle est caractérisé par une double dynamique d’accroissement des prélèvements et des transferts sociaux (couplée avec une croissance, moins linéaire, du nombre de fonctionnaires²⁵). L’extension du champ d’action de l’État et de la protection sociale des citoyens expliquent ces dynamiques financières de long terme. L’histoire financière du xx^e siècle traduit, à sa manière, les évolutions du périmètre et de la nature de l’État, y compris ses désengagements et sa déconstruction²⁶.

10Enfin, tantôt laissant-faire, tantôt interventionniste, et diversement – selon les moments – dominé par les forces du marché et les pressions des groupes sociaux à l’œuvre, l’État en France, par ses dépenses et par sa fiscalité, est constamment l’acteur économique de premier plan, qui prélève sur le produit national et redistribue une forte part du revenu national. Les interrelations État-marché ou économie-société n’ont de cesse, avec des dosages certes variables selon les périodes, selon les équipes au pouvoir, selon les rapports de forces nationaux et internationaux, et ne sauraient se résumer à la seule opposition entre finances keynésiennes et néolibérales, comme l’affirment des textes simplificateurs. En outre, les sphères publique et privée ne sont pas étanches²⁷, comme en témoignent par exemple les relations entre l’État, les banques et les marchés financiers, ou encore le parcours des acteurs financiers, tels les inspecteurs des Finances qui passent allègrement d’une sphère à l’autre²⁸. Les finances publiques impliquent et mettent en action nombre d’acteurs privés de longue date et notamment pendant le xx^e siècle, malgré (ou à cause de ?) la création d’une bureaucratie financière. Il faut souligner, dans cette histoire longue de l’État, que deux données essentielles du système financier, l’inflation et la monnaie, ont perdu de leur importance avec la création de l’Union européenne et de la monnaie unique. Cependant, est-ce toutefois irréversible avec le « retour » de l’inflation en 2021-2022 ? En cela s’achève le xx^e siècle des finances publiques.

11Cet ouvrage est réalisé par des spécialistes, mais est conçu comme une œuvre de synthèse à destination d’un public large. Il comporte cependant des lacunes (par exemple : la politique du logement, les emplois publics, les structures des pouvoirs financiers publics, et notamment les directions de la Comptabilité publique et du Budget, la Banque de France et la Caisse des dépôts et consignations, l’aménagement du territoire, l’aide au développement, les collectivités locales, les échanges commerciaux, les dépenses sociales et celles relatives aux retraites, la défense…), mais qui devraient être comblées par un second volume. Indépendamment de ces lacunes, ces approches qualitatives ne peuvent pallier l’inexistence, très dommageable à plusieurs disciplines, de séries longues neuves, homogènes et originales, raisonnées et critiquées. Ce travail quantitatif, sur le xx^e siècle, reste à faire et devrait suivre.

12Quoi qu’il en soit, il apparaît d’ores et déjà que ces neuf contributions produisent une mise en perspective éclairante du système financier public français. La première partie permet de présenter un cadre général et les principales dynamiques des finances publiques au xx^e siècle. Il y est d’abord traité des fluctuations des dépenses à portée économique, pour lesquelles Michel Margairaz croit voir tout à la fois le produit et le facteur de la succession de trois compromis sociopolitiques propres à la France du xx^e siècle. L’interventionnisme étatique est précoce, mais inégal et à la légitimité fluctuante. Il y est également question des ressources et des modalités de financement de la dette publique (Laure Quennouëlle-Corre), variant selon la doxa financière du moment. Pour le financement de l’État comme pour celui de l’économie, l’autrice et l’auteur de cette première partie soulignent l’interdépendance entre les secteurs public et privé.

13La deuxième partie s’intéresse à l’influence des normes juridiques, des outils de programmation financière et des institutions statistiques sur la conduite des finances publiques. Rémi Pellet axe son exposé sur le pouvoir budgétaire et les contrôles financiers, c’est-à-dire en amont et en aval de la dépense. Il analyse, sur la durée, la lutte entre exécutif et législatif, dont les finances sont le cœur, avec un moment de bascule en 1959. Fabien Cardoni explique, pour sa part, que si l’outil financier fait la politique, dans le cas des lois de programme et de programmation, l’outil est avant tout politique. Programmer les dépenses publiques sur plusieurs années est une vieille nécessité, qui se heurte depuis longtemps à la liberté des gouvernants de changer leurs priorités. La programmation produit surtout des effets d’annonce et sert à instrumentaliser un présent politique et social plus qu’à préparer l’avenir. C’est une manière de compter qui convient à tous les acteurs (Finances, ministères dépensiers, Parlement) car elle n’engage à rien. Béatrice Touchelay détaille, quant à elle, l’importance des conditions (humaines et matérielles) de production des chiffres qui décident des choix financiers. Elle montre que la gestion des finances publiques (et leur impact économique) se fait presque à l’aveugle jusque dans les années 1960, en raison d’un système statistique faiblement développé et extérieur aux Finances, jusqu’au rattachement de l’Insee à ce ministère en 1961. Malgré la comptabilité nationale, l’État connaît mal l’économie (et les résultats de ses interventions) jusqu’à une époque tardive. En outre, les statistiques et les finances ne sont guère publiques tant que les citoyens ne sont pas au fait des ressorts de leur fabrication.

14La troisième partie aborde la dimension internationale des finances françaises, qui ne s’inscrivent pas, on s’en doute, uniquement dans un cadre national. Des facteurs internationaux pèsent sur leurs assises fondamentales. À des moments et selon des modalités diverses, la dette, les réparations de guerres (coloniales comprises) (Clotilde Druelle-Korn et Philippe Verheyde), les aides américaines et la construction européenne (Gérard Bossuat et Laurent Warlouzet) influencent les montants, les structures et les outils des finances publiques françaises. La monnaie, outil national et international de financement, est traitée à plusieurs reprises dans l’ouvrage, dans les textes de Gérard Bossuat et Laurent Warlouzet, de Laure Quennouëlle-Corre et de Michel Margairaz. Les fluctuations des taux d’intérêt et de change pèsent sur le financement de l’État et de l’économie. Les avances de la Banque de France à l’État, par exemple, sont considérées conjointement comme de la dette et de la création monétaire.

15La quatrième partie détaille, quant à elle, le financement de deux politiques publiques, à titre d’extrêmes opposés. La politique culturelle consomme peu de crédits, alors que le ministère de l’Éducation nationale, principal employeur de l’État, représente le premier poste du budget de l’État entre 1973 et 2012. Dans le cas de la Culture, la communication de Jean-François Chougnet permet de comprendre à la fois comment est créé tardivement un budget ministériel, l’histoire du chiffre totem de 1 % des dépenses de l’État et l’importance des politiques culturelles locales par rapport à la politique étatique dans ce domaine. Dans la contribution sur les dépenses de l’Éducation nationale, le prisme financier permet de mieux appréhender la dimension politique de l’autonomie locale des institutions d’enseignement. Le texte de Clémence Cardon-Quint met à jour des dynamiques nettes en regard de la question de savoir si la/les politique(s) budgétaire(s) répond(ent)-elle(s) à une politique publique d’éducation suivie sur le long terme (modernisation et démocratisation de l’éducation), ou bien si les évolutions budgétaires sont erratiques, dépendantes de la conjoncture financière ou encore liées aux alternances politiques. En conclusion de l’ouvrage, nous proposons une double périodisation de l’histoire financière du xx^e siècle, qu’il sera sans doute nécessaire de préciser ultérieurement en fonction des avancées de la recherche sur les finances publiques, et en particulier des apports d’un second volume.