1La conférence de la Paix qui s’ouvrit à Paris, le 18 janvier 1919, représente un plat de choix pour les lectures « mondiales » de la scène internationale qui marquent le début de notre siècle et explorent, de manière privilégiée, les contacts transnationaux et trans-sociétaux en rejetant les perspectives eurocentriques et stato-centrées. Non seulement les représentants des États y affluent, mais aussi les représentants d’associations de tous ordres et de tous pays. Tandis qu’on négocie à Paris, on manifeste à Pékin, le 4 mai, sur la place Tian’anmen. Le changement d’échelle de la négociation marque les contemporains. Le journaliste américain Charles Thompson parla du « premier Congrès mondial » de l’histoire :

« The cosmopolitan character of the gathering was as striking as its democracy, for here were the Emirs of Arabia, Maharajahs of India, and the representatives of China, Japan, and Siam mingling with those from South Africa, Australia, and all the lands and islands of the Old and New Worlds. It was the first World Congress, moreover, to see representatives of Poland, obliterated from the political map for centuries, and Czechlovakia, and the new Balkan confederation of Jugo Slavia¹ ».

2De leur côté, les historiens mettent aujourd’hui l’accent non seulement sur la mondialisation du conflit, mais encore sur celle du règlement de la paix. Mais le changement d’échelle signifie-t-il le « décentrement » ? Un véritable décentrement du monde s’opère-t-il au sortir de la Première Guerre mondiale, au sens où l’entend Olivier Mongin, à savoir la rupture avec « la centralité européenne, avec toute perspective historique présentée dans les termes d’une ascension vers un centre ou de la reconnaissance d’un sens universel² » ? Rien n’est moins sûr si l’on se reporte à l’introduction du livre de Margaret MacMillan, Les Artisans de la paix :

« En 1919, Paris était la capitale de l’univers. […] Pendant six mois, entre janvier et juin, Paris fut tout à la fois le gouvernement du monde, sa cour d’appel et son Parlement. […] De tous les points du monde parvenaient chaque jour des messagers chargés de pétitions […]³ ».

3Mentionner dans une litanie exotique, comme le fait l’historienne, les Serbes du Banat, les Sionistes, les représentants des îles Åland, les Coréens de la Sibérie, etc., ne peut éluder le fait qu’une capitale européenne, Paris, fut, encore, le lieu d’une conférence diplomatique et de rassemblements militants parallèles.

4D’autre part, l’engagement sur les champs de bataille de milliers d’hommes non européens et leur participation active à l’industrie de guerre, puis la venue à Paris de délégations de tous horizons ainsi que l’intensification d’une diplomatie multilatérale institutionnalisée dans les années 1920 ont-ils réellement remis en cause la hiérarchie des puissances et favorisé ce que Charles Thompson appela la « démocratie » de la conférence de la Paix ? L’ambition de penser un ordre, conçu dorénavant comme mondial – et non plus européen – avait été, de fait, celle d’États, semi ou non européens (la Russie bolchevique, le Japon et les États-Unis), désireux de participer aux affaires du monde. Ce nouvel ordre devait reposer, on le sait, sur cinq grands principes : respect du droit, égalité souveraine des États, autodétermination, égalité raciale et diplomatie ouverte.

5Pour autant, un seul État du trio pesa vraiment à Paris : les États-Unis. Au cœur de leur projet : la démocratisation des relations internationales qui devait répondre à la démocratisation intérieure des régimes politiques, celle dont avait parlé le président Wilson lors de son discours au Congrès demandant l’entrée en guerre des États-Unis, le 2 avril 1917 :

« We are glad […] to fight thus for the ultimate peace of the world and for the liberation of the peoples, the German peoples included; for the rights of nations great and small and the privilege of men everywhere to choose their way of life and of obedience. The world must be made safe for democracy. Its peace must be planted upon the tested foundations of political liberty. We have no selfish ends to serve. We desire no conquest or domination. We seek no indemnities for ourselves, no material compensation for the sacrifices we shall freely make. We are but one of the champions of the rights of mankind. We shall be satisfied when those rights have been made as secure as the faith and freedom of the nations can make them⁴. »

6La démocratisation intérieure des régimes politiques européens était sous-tendue par une vision de la démocratisation des relations internationales, conçue comme l’expression conjointe d’États souverains et égaux. Leur communauté élargie devait constituer une opinion publique internationale, unie par la conscience partagée du bien de l’humanité. Toutefois, ces grandes ambitions vont rencontrer des limites importantes. Si la sortie du conflit marque une étape – et non un début – dans la prise de conscience de ce que l’on a appelé depuis lors la « provincialisation » de l’Europe⁵, l’élargissement du monde engendré par la mondialisation de la guerre a été un phénomène largement restreint aux mondes impériaux. Il n’a pas remis en cause l’épicentre politique du pouvoir mondial, l’espace transatlantique, en dépit de l’affirmation d’un autre espace, l’espace pacifique. Une forme de continuité unit les deux systèmes internationaux de part et d’autre de la guerre : la décision appartient à un groupe étroit de grandes puissances, y compris au sein de la nouvelle organisation à ambition universelle, la Société des Nations (SDN). Le gouvernement de l’organisation internationale reproduit le schéma du Concert européen, après avoir intégré l’Allemagne en 1926. L’ambiguïté du concept d’« opinion publique », devant laquelle les États étaient appelés, selon la vision wilsonienne, à conduire leurs négociations, est une autre manifestation des limites de cette mondialisation.

La « provincialisation » de l’Europe ? Une conscience préexistante à la Grande Guerre

7À la sortie de la guerre et dans les deux décennies qui suivent, les ouvrages et les articles se multiplient, attestant la conscience durable d’une modification du statut de l’Europe. Cette modification est pensée sur le mode du déclin d’une civilisation hégémonique par André Siegfried : « Il y a manifestement une crise de l’Europe : après une longue période de prédominance, le Vieux Monde voit, pour la première fois, son hégémonie contestée. Mais ce qui risque d’être mis en cause de ce fait, c’est, avec la destinée d’un continent, celle de toute une forme de civilisation⁶ ». Ou exprimée par une métaphore organique par Paul Valéry :

« […], l’heure actuelle comporte cette question capitale : l’Europe va-t-elle garder sa prééminence dans tous les genres ? L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire : un petit cap du continent asiatique ? Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire : la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ? […] Le phénomène de la mise en exploitation du globe, le phénomène de l’égalisation des techniques et le phénomène démocratique, qui font prévoir une deminutio capitis de l’Europe, doivent-ils être pris comme décisions absolues du destin7 ? »

8Commentant cette définition de l’être et du paraître européens dans une conférence consacrée à l’Europe au lendemain de la chute du mur de Berlin, Jacques Derrida soulignait ainsi :

« L’Europe n’est pas seulement un cap géographique qui s’est toujours donné la représentation ou la figure d’un cap spirituel, à la fois comme projet, tâche ou idée infinie, c’est-à-dire universelle : mémoire de soi qui se rassemble et s’accumule, se capitalise en soi et pour soi. L’Europe a aussi confondu son image, son visage, sa figure et son lieu même, son avoir-lieu, avec celle d’une pointe avancée, dites d’un phallus si vous voulez, donc d’un cap encore pour la civilisation mondiale ou la culture humaine en général. L’idée d’une pointe avancée de l’exemplarité est l’idée de l’idée européenne […]. La pointe avancée […] est le lieu depuis lequel ou en vue duquel tout a lieu8. »

9L’Europe comme le lieu « depuis lequel ou en vue duquel tout a lieu » : c’est bien cette perspective européenne stricto sensu dont Valéry anticipait le décentrement. Le géographe français Albert Demangeon parle, à la même époque, des « déplacements de puissance ». Son analyse se fonde en grande partie sur le constat du déclin économique de l’Europe : il en dresse, en 1920, le bilan implacable⁹. « Il se prépare un nouveau classement des régions de la terre où l’Europe ne tiendra plus seule la tête », écrit-il encore¹⁰. L’Europe n’est plus la grande puissance économique et « cette révolution économique s’annonce comme un événement géographique de portée universelle¹¹ ». Cette conscience de la décentralisation de l’Europe était néanmoins déjà marquée avant la guerre.

10Elle était liée à la perception d’un élargissement du monde et de l’interdépendance nouvelle de ses régions, formulés par des écrivains, des scientifiques ou encore des praticiens des relations internationales. Étudiant l’essor des voies de communication ferroviaires et océaniques, les textes du géographe français Paul Vidal de La Blache, écrits entre 1890 et 1910, témoignent d’une « pensée du monde comme un ensemble d’éléments coordonnés », systémique, fondée sur la notion de « valeur réciproque des contrées¹² », qui en font, selon Jean-Baptiste Arrault, « une géographie de l’interrelation, de l’interdépendance, et même de l’interaction causale, car les lieux sont perçus comme se déterminant les uns les autres¹³ ». Le jeune consul français Paul Claudel a livré, au gré de ses affectations, depuis des observatoires extra-européens, sa perception du « […] monde maintenant total¹⁴ ! » Comme Valéry, il l’exprima, dans une métaphore organique :

« C’est qu’aujourd’hui les peuples ne peuvent vivre isolés les uns des autres. Ils sont entre eux dans le même rapport que les différents organes du corps humain. Le cœur ne pourrait exister sans les poumons ; les poumons et le cœur ne pourraient exister sans l’estomac. De même, l’Angleterre a besoin du coton que produit l’Amérique pour fabriquer ses étoffes, et le monde entier vient demander à la France ses excellents vins qu’elle est la seule à produire. De même, la Chine est obligée d’acheter très cher à l’Europe les armes, les machines, les marchandises de toute espèce dont elle a besoin et qu’elle ne produit pas elle‑même¹⁵. »

11Dans un article célèbre, « Le péril prochain. L’Europe et ses rivaux », le pacifiste Paul d’Estournelles de Constant analysait pareillement le risque de déclassement de l’Europe face à l’émergence de nouveaux rivaux économiques (les États-Unis, certains États d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Japon). Il prophétisait aussi le déclin assuré si les États européens entraient en guerre. « La guerre finie, les ouvriers européens trouveraient plus difficilement que jamais de l’ouvrage ; l’industrie européenne se verrait fermer un grand nombre de débouchés qui lui restent à l’étranger. Le lendemain de la guerre serait pire peut-être que la guerre elle‑même¹⁶ ».

12Ces analyses, marquées par les réalités économiques de la première mondialisation de l’époque contemporaine, « fruits de réactions à l’essor massif du trafic des biens industriels, des matières premières, du capital, des services et des informations entre les États européens, dans le commerce transatlantique et colonial, depuis le milieu du siècle¹⁷ », redoublent le sentiment d’une mutation en cours de l’ordre international, en réalité un ordre européen, conçu par et pour les Européens. Madeleine Herren l’a exprimé de manière métaphorique en rappelant que le système international du xix^e siècle avait conjugué la musique du « petit orchestre de chambre exclusif » et celle de l’« orchestre symphonique¹⁸ ». En d’autres termes, à la géométrie du Concert européen s’était superposée celle de l’espace de négociation élargi que constituaient les unions administratives qui se multiplièrent à partir du milieu des années 1860 et auxquelles adhérèrent des États non européens : les États-Unis, le Maroc, l’Égypte et le Japon. Certains y virent l’occasion de tester leur résistance à l’ordre européen, de reconquérir leur souveraineté (Japon) et d’affirmer leur puissance nouvelle (États-Unis). Les conférences de La Haye de 1899 et 1907, qui eurent pour objectif d’encadrer juridiquement les pratiques guerrières, permirent l’expression de cet élargissement du monde. « None of the congresses and conferences hitherto held can be compared with the Conference at The Hague with respect to ethnic structure. […] », écrivit l’un des délégués russes, le juriste Frédéric de Martens. « […] The delegates represented not only the Powers of Europe, non only the Great Power of America, but also Turkey, Persia, China, Japan¹⁹ ». La première resta dans les mémoires pour avoir rassemblé 26 États et leurs 101 représentants²⁰. La seconde, en 1907, rassembla 44 États et marqua l’entrée en force éclatante de 18 nations latino-américaines sur la scène internationale. Lors de la séance de clôture du 18 octobre 1907, Alexandre Nelidov, son président, ambassadeur de Russie, dégagea ce qui était à ses yeux l’apport principal de la conférence :

« This is the first time that the representatives of all constituted States have been gathered together to discuss interests which they have in common and which contemplate the good of all mankind. Furthermore, by the collaboration of the representatives of Latin America, new and very precious elements have unquestionably been paid into the common treasury of international political science, the value of which we have but imperfectly known hitherto²¹. »

13L’élargissement de la société internationale reste, avant la guerre, très limité et l’espace considéré est essentiellement un espace transatlantique élargi, dans la continuité de celui qui avait porté la révolution industrielle à la fin du xviii^e siècle²². Trois États seulement représentent l’Extrême-Orient à la conférence de 1907 – la Chine, le Japon et le Siam – et deux États, ce que nous appelons le Moyen-Orient : l’Empire ottoman et la Perse. L’Afrique est absente.

14Le nouvel ordre international est pensé et propagé sur le registre de la rupture avec l’ordre européen du siècle précédent. Pourtant, sa redéfinition exprime une forme de continuité. Elle est d’abord l’expression du nouveau rapport de force entre les États occidentaux combinant, d’une part, le vieux principe européen d’égalité souveraine des États et celui, également communément admis, de respect du droit des gens et, d’autre part, des principes plus contestés comme l’autodétermination et la diplomatie publique, promues par les États-Unis, tandis que l’égalité raciale est vainement défendue par le Japon.

Ordre mondial et hiérarchies

15L’ordre international reconstruit en 1919 demeure un ordre interétatique. En cela, il est dans la continuité de l’ordre de Westphalie (1648) et de Vienne (1815). L’un des concepteurs de la SDN, le Britannique Alfred Zimmern, l’exprima avec netteté : « […] the League of Nations was never intended to be, nor is it, a revolutionary organisation. On the contrary, it accepts the world of states as it finds it ²³ ». Zimmern faisait partie de ces intellectuels enrôlés dans le Political Intelligence Department du Foreign Office²⁴. Il avait été chargé de concevoir l’un des projets britanniques de Société des Nations, qui fut incorporé dans le projet officiel de Lord Robert Cecil²⁵. Avec celui du Sud-Africain Jan Smuts, le projet de Zimmern, présenté au conseiller juridique de Wilson, David Hunter Miller, constitua le noyau du projet définitif : le nouvel ordre était établi sur un modèle libéral, qui rejetait le modèle hégémonique, et promouvait la coopération interétatique d’États souverains et égaux. L’égalité juridique des États n’était pas une donnée nouvelle en 1919. Il existait depuis l’époque moderne une égalité juridique des États, conçue déjà par Bodin et Grotius et affirmée lors du congrès de Westphalie. Elle avait été réaffirmée par les juristes du xix^e siècle. Jean-Louis Klüber écrivait ainsi en 1831 :

« Le troisième droit primitif des nations²⁶ consiste dans leur égalité naturelle, effet de leur indépendance. [Les États] jouissent d’une personnalité morale et libre ; chacun d’entre eux peut prétendre à tous les droits qui dérivent de cette personnalité ; leurs droits sont par conséquent égaux. […] Cette égalité ne peut être altérée par des qualités ou attributions accidentelles d’un État, telles que son ancienneté, sa population, l’étendue de son territoire, sa puissance militaire […] ²⁷ ».

16Il précisait aussi :

« Le droit des gens ne fait point de différence entre les grands États et les petits, ou les puissants et les moins puissants. Malgré cela, il est de fait que, sous le rapport politique, le degré de puissance ou de force d’un État, surtout militaire, est de la dernière importance²⁸. »

17De fait, même si l’ordre reconstruit à Vienne en 1814-1815 reposa sur la notion de l’équilibre entre des puissances souveraines qui se reconnaissaient comme égales, la mise en œuvre du Concert européen révéla un système politique fondamentalement inégalitaire, régi par un groupe de grandes puissances. L’égalité théorique des États s’accommodait très bien du besoin pratique de laisser la négociation et les décisions majeures aux grandes puissances²⁹. Le principe d’égalité des nations proclamé par Wilson s’inscrivit dans la continuité de cette tradition. Dans son discours au Sénat du 22 janvier 1917, exposant les conditions auxquelles les États-Unis accepteraient de rejoindre les Alliés pour garantir une paix permanente, il déclara :

« Only a peace between equals can last, only a peace the very principle of which is equality and a common participation in a common benefit. […] The equality of nations upon which peace must be founded if it is to last must be an equality of rights; the guarantees exchanged must neither recognize nor imply a difference between big nations and small, between those that are powerful and those that are weak. […] But no one asks or expects anything more than an equality of rights³⁰. »

18Cette thématique fut réitérée dans le discours du 5 mars 1917, dans son message d’entrée en guerre au Congrès, le 2 avril, ainsi que dans une nouvelle adresse, le 4 décembre 1917³¹. La future Société des Nations devait être l’instrument qui veillerait à faire respecter ce principe, comme en témoigne le « 14^e point » :

« Il faudra constituer une association générale des nations en vertu de conventions formelles visant à offrir des garanties mutuelles d’indépendance politique et d’intégralité territoriale aux grands comme aux petits États. »

19Toutefois, l’égalité juridique des États ne signifiait nullement la disparition des inégalités de fait entre petites et grandes puissances, ce que Wilson reconnaissait clairement dans le même texte du 22 janvier (« Il ne peut y avoir d’égalité de territoire ou de ressources, bien entendu »).

20Les débats relatifs à la présence des représentants des États à la conférence de la Paix firent apparaître de nouvelles hiérarchies légitimées par la reconnaissance du prix du sang versé contre les Empires centraux. On dispose en effet de l’ensemble des projets français pour l’organisation de la conférence de la Paix (une note du jurisconsulte Henri Fromageot du 8 novembre 1918, sur les congrès du xix^e siècle ; un plan en date du 15 novembre ; un plan révisé du 21 novembre ; un projet du ministre Stephen Pichon du 27 novembre ; une note d’André Tardieu, conseiller de Clemenceau, du 18 décembre 1918 ; une seconde note d’André Tardieu du 5 janvier 1919). C’est dans le plan du 21 novembre 1918 que fut établie une première hiérarchie des membres du futur congrès suivant deux critères : la position par rapport à l’Allemagne et la coopération avec les Alliés dans la guerre. Cette hiérarchie distingua : les belligérants « proprement dits » (les cinq Grands, la Belgique, la Serbie, la Grèce, le Portugal, le Monténégro) et les belligérants « théoriques » (Chine, Brésil, « États de l’Amérique du Sud […] qui pourraient être représentés par les États-Unis, pour éviter l’encombrement » [sic], Libéria)³². Le plan mentionnait les nouveaux États en formation (Pologne, Bohème) ainsi que les États alliés ayant traité avec l’ennemi (Roumanie, Russie) mais ne prévoyait pas leur participation aux travaux de la conférence. Cette approche qui excluait les « petites puissances » des débats relevait d’une méthode ancienne de règlement de la paix. Lors de la conférence de Londres des 2 et 3 décembre 1918, qui entérina le choix définitif de Paris comme ville de la conférence au nom de la souffrance endurée par la France, une évolution s’observa. La position britannique s’écarta de la position française en raison des pressions croissantes des dominions.

« M. Balfour suggéra que les puissances alliées de moindre importance n’eussent pas le droit d’être représentées à toutes les séances de la conférence interalliée, mais qu’on décidât en principe que « les petites puissances alliées eussent le droit d’être représentées toutes les fois qu’on discuterait des questions les concernant immédiatement. Il en fut décidé ainsi. […] On décida aussi que toute nation désireuse d’exposer sa cause à la conférence interalliée serait admise à le faire³³. »

21Dans la note d’André Tardieu du 18 décembre 1918, la partition des États reposa sur une distinction entre les puissances belligérantes « à intérêts généraux », les puissances belligérantes « à intérêts particuliers » et les neutres. Le débat culmina au sein du Conseil suprême, le 12 janvier 1919, quand on discuta le nombre de représentants reconnus à chaque délégation. Les puissances belligérantes à intérêts généraux se virent attribuer le nombre maximal de cinq délégués. C’est encore le prix du sang qui justifia que les grandes puissances dominent dans les commissions de travail de la conférence de la Paix sur les questions majeures : SDN, ports et voies d’eau, travail et responsabilités de la guerre. Le pacte de la SDN n’affirma pas le principe de l’égalité des États – ni dans le préambule, ni dans l’article 4, ce que releva l’un des membres de la délégation allemande à Versailles, le juriste Walther Schücking³⁴. L’article 4 rompit même avec le principe de l’égalité entre les États membres en établissant un Conseil restreint composé de membres permanents et de membres non permanents, et donc en reconnaissant deux catégories différentes d’États³⁵. En d’autres termes, la Société des Nations fonda un système international reposant sur la coopération des grandes et petites puissances, mais pas un système égalitaire. Elle élargit la communauté internationale à 42 États. La Russie et l’Allemagne en avaient été exclues à l’origine. Certains s’en retirèrent, comme le Brésil en 1926, quand on lui préféra l’Allemagne comme membre permanent. L’Union soviétique y entra en 1934.

22Une autre limitation forte, apportée à l’universalité de la communauté internationale, fut le rejet de la reconnaissance du principe de l’égalité des races. Porté par le représentant du Japon à la conférence de la Paix, le baron Makino, ce principe d’égalité rencontra la large approbation des représentants des peuples colonisés, à commencer par celle des représentants panafricains Eliezer Cadet et William E. B. Du Bois en 1919. Mais elle suscita aussi l’opposition des nations anglo-saxonnes, notamment de l’Australie en la personne de son Premier ministre Billy Hughes, avocat de la White Australia policy (politique pour une Australie blanche). La proposition fut formulée ainsi par le baron Makino :

« L’égalité des nations étant un principe de base de la Société des Nations, les hautes parties contractantes acceptent d’accorder le plus rapidement possible à tous les ressortissants étrangers d’un État membre de la Société des Nations un juste et égal traitement dans tous les domaines. De ne faire aucune distinction dans leurs législations comme dans les faits sous prétexte de race ou de nationalité. »

23Cette proposition fut soumise au vote des participants, le 11 avril 1919, et reçut une majorité de voix. Onze voix sur dix-sept (Japon (2), France (2), Italie (2), Brésil (1), Chine (1), Grèce (1), Serbie (1), Tchécoslovaquie (1)) se prononcèrent favorablement tandis que le Royaume-Uni, les États-Unis, le Portugal, la Pologne et la Roumanie ne prirent pas part au vote et que le représentant belge était absent³⁶. Elle fut cependant renversée par le président Wilson, qui argua, malgré la majorité qui s’était dégagée du vote, que subsistaient de fortes oppositions et que seul un vote unanime pourrait permettre d’adopter l’amendement. Il fut, en conséquence, rejeté. Comme beaucoup d’historiens l’ont souligné depuis une quinzaine d’années, Wilson s’employa à délégitimer la doctrine impériale et à saper ainsi le pouvoir des grandes puissances européennes, mais le principe d’égalité raciale comme celui de l’autodétermination se heurtèrent à la norme de la « civilisation », construite au xix^e siècle et encore très prégnante dans l’entre-deux-guerres³⁷. L’ordre juste wilsonien demeura stricto sensu un ordre raciste, fondé sur la reconnaissance de l’inégalité des races et du développement des peuples, que devait refléter la tripartition du système des mandats de la Société des Nations. On comprend mieux dès lors le caractère très ambigu des appels wilsoniens à l’opinion publique, destinée à légitimer les décisions prises. Identifiée trop souvent à la notion d’opinion publique mondiale, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, la notion renvoie, en réalité, à l’état d’esprit animant les élites gouvernementales, un « esprit international », selon l’expression forgée par Nicholas Butler, l’un des responsables de la Dotation Carnegie pour la paix internationale – ou Carnegie Endowment for International Peace (CEIP) –, une fondation philanthropique conçue comme le bras armé d’une nouvelle génération de juristes américains, qui se plaça au service du wilsonisme³⁸.

L’avènement de l’opinion ?

24En 1919, l’horizon d’attente des élites dirigeantes était mondial. Le président des États-Unis en personne entendait parler aux peuples par-dessus la tête de l’Europe et de ses États. Les déclarations de Wilson eurent un retentissement indéniablement mondial, comme en témoignent les journaux ou les films d’actualité qui nous sont parvenus, ainsi que les lettres et les pétitions reçues par le président américain, puis par la jeune Société des Nations³⁹. Dans le premier de ses 14 points, il appelait de ses vœux « une diplomatie franche et sous les yeux de l’opinion publique⁴⁰ ». Il avait aussi proclamé la nécessité d’« établir un véritable tribunal de l’opinion auquel tous devront se soumettre », à Mount Vernon, sur la tombe de George Washington, le 4 juillet 1918.

25Pour Wilson, il s’agissait surtout d’interdire les conventions et les accords secrets comme ceux qui avaient cimenté la Triple Entente et la Triplice. Dans le cadre restreint de l’exercice diplomatique, l’expression visait à la fois la publicité des négociations et la communication mise en œuvre vis-à-vis des opinions publiques. La diplomatie ouverte devait permettre le contrôle démocratique des décisions prises en matière de politique extérieure. La référence à une « diplomatie ouverte » apparut dans le troisième projet de pacte de la Société des Nations, du 20 janvier 1919 (article IX des « engagements supplémentaires »). Le texte disait que les futurs membres de la SDN convenaient qu’aucun traité « ne sera considéré comme valable, obligatoire ou opérant, jusqu’à ce qu’il soit publié et porté à la connaissance de tous les autres signataires ». Le Pacte n’interdit donc pas la diplomatie secrète, mais son préambule affirma la nécessité « d’entretenir au grand jour des relations internationales fondées sur la justice et l’honneur ». Deux formalités nouvelles, l’enregistrement et la publication de tous les traités, furent inscrites :

« Article 18 – Tout traité ou engagement international conclu à l’avenir par un membre de la Société devra être immédiatement enregistré par le Secrétariat et publié par lui aussitôt que possible. Aucun de ces traités ou engagements internationaux ne sera obligatoire avant d’avoir été enregistré⁴¹. »

26L’Assemblée générale de la SDN fut conçue pour être un « Parlement mondial », sur une base égalitaire (un État = une voix). En ce sens, la notion d’opinion publique désigna l’opinion partagée par les élites gouvernementales, membres de l’organisation internationale⁴². Mais ses membres étaient désignés par les gouvernements, non par les Parlements nationaux. Certes, dans le discours wilsonien, la notion d’« opinion publique internationale » pouvait perdre parfois son contenu élitiste et embrasser le « grand public⁴³ ». Le 14 février 1919, présentant la SDN, Wilson parla ainsi de la « force morale de l’opinion publique mondiale⁴⁴ ». Néanmoins, pour créer cette opinion internationale, il faudrait l’éduquer. Alfred Zimmern portait un regard très lucide sur son état. À l’échelle européenne, il constatait l’absence de « convictions communes » et d’« une vision commune des principaux peuples européens ». Il ajoutait qu’« aucune organisation politique, aussi parfaitement planifiée soit-elle, n’a[vait] le pouvoir de les créer⁴⁵ ». Pourtant, il devait s’engager au sein de l’Institut international de coopération intellectuelle (IICI), convaincu que les échanges d’étudiants et les organisations d’écoles d’été pouvaient favoriser l’essor d’un « esprit international⁴⁶ ».

27Cette expression international mind était apparue avant la Première Guerre mondiale, ciment d’une politique extérieure alternative, fondée sur la coopération et non plus sur la compétition. Pour son promoteur Nicholas Butler, l’un des animateurs du CEIP, après 1912 :

« The international mind is nothing else than habit of thinking of foreign relations and business and that habit of dealing with them, wich regard the several nations of the civilized world as friendly and co-operating equals in aiding the progress of civilization, in developing commerce and industry, and in spreading enlightment and culture throughout the world⁴⁷ ».

28En d’autres termes, la véritable démocratisation des relations internationales demeurait subordonnée à l’éducation de l’opinion publique. Alfred Zimmern l’exprima clairement ; cela présupposait : « an educated public opinion incomparably less selfish, less ignorant, less unsteady, less materialistic, and less narrowly national than has been prevalent hitherto⁴⁸ ».

29La Première Guerre mondiale a donc fait indéniablement franchir une étape nouvelle dans cet élargissement de la société internationale. Si elle se caractérise par la mobilisation totale inédite de l’ensemble des sociétés au service de l’effort de guerre, elle se définit aussi par son caractère spatial : d’européenne, elle devient mondiale avec l’entrée en guerre des États-Unis, le 6 avril 1917 – qui entraîne la sortie de la neutralité d’une grande partie des États sud-américains – et la mobilisation des territoires impériaux au service de l’effort de guerre⁴⁹. Toutefois, les épicentres de la guerre sont demeurés essentiellement européens. Des parties entières de l’Afrique ont ignoré, presque totalement, la guerre⁵⁰. L’élargissement de la société internationale dans les années 1920 n’a, en définitive, concerné que des États non européens déjà intégrés au système international par la socialisation permise par les unions administratives (qui se sont multipliés dans les années 1860) et les conférences internationales du xix^e siècle. Les représentants de ces États appartenaient à une élite diplomatique formée dans les écoles occidentales. Les États colonisés, ou placés sous mandat, demeurèrent exclus de cette société internationale au fonctionnement fondamentalement inégalitaire.

30Si « décentrement » il y eut, il se fit au sein d’un monde occidental dans lequel l’Europe était déclassée. La redéfinition de la puissance mondiale se fit entre les États anglo-saxons, comme l’attesta la conférence de Washington de 1921 qui, tout en reconnaissant le Japon comme troisième puissance navale, entérina le déclassement de deux puissances navales européennes (la France et l’Italie) et vit naître un condominium dans le domaine maritime entre les États-Unis et le Royaume-Uni. Dans le domaine monétaire, à Gênes, le dollar devint la monnaie de référence. Le déclin de l’Europe fraya la voie au « Siècle américain », dont parlera Henry Luce, dans Life en février 1941.