1Le 21 janvier 1991, une journée d’étude préparatoire, organisée par le Comité pour l’Histoire Économique et Financière et le Comité d’Histoire Industrielle, rassemblait historiens et témoins pour débattre des divers aspects du Plan Marshall en France. A cette occasion, Florence Descamps, secrétaire scientifique du Comité pour l’Histoire Économique et Financière, a présenté les résultats de l’exploitation des archives orales recueillies auprès d’anciens hauts fonctionnaires contemporains du Plan Marshall. Nous reproduisons ici le texte revu et augmenté de cet exposé1.

2Depuis 1989, le Comité pour l’Histoire Économique et Financière s’est attaché à constituer un fonds d’archives orales en recueillant les souvenirs biographiques des anciens hauts fonctionnaires du ministère des Finances. Le colloque « Le Plan Marshall et le relèvement économique de l’Europe » nous permet de tenter la première exploitation d’envergure de nos interviews, exploitation quelque peu limitée cependant par les réserves auxquelles la plupart des témoins ont soumis leurs enregistrements : l’autorisation d’en faire la transcription et l’analyse n’a pu être obtenue qu’au prix du respect de l’anonymat et d’une globalisation des résultats. Pour cette première expérimentation, un peu moins d’une centaine de personnalités ont été interviewées, pour les trois quarts d’entre elles dans le cadre usuel des archives orales biographiques du Comité, pour les autres au cours d’une enquête thématique exclusivement consacrée à l’aide américaine. Tous les témoins interrogés étaient d’anciens hauts fonctionnaires en poste au ministère des Finances et des Affaires Économiques, au Quai d’Orsay ou au Commissariat Général au Plan, à l’exception de deux personnalités du secteur privé et d’un ancien ministre, en exercice à l’époque. La diversité des âges et des fonctions exercées par ces personnalités1, dont une trentaine seulement ont assuré réellement une responsabilité directe dans la décision et la gestion du Plan Marshall, explique la diversité des informations recueillies. En outre, le caractère non directif, ouvert et personnalisé du questionnaire n’a pas toujours facilité l’exploitation systématique des interviews. ^/

3Aussi cette analyse prend-elle davantage en définitive la forme d’une étude – plus qualitative que quantitative – des mentalités administratives et d’un sondage rétrospectif d’opinion, avec toutes les réserves méthodologiques que cette entreprise peut susciter à quarante ans de distance. En effet, les évènements des années 1989 et 1990 dans les pays de l’Est, la chute du Mur de Berlin, la faillite des économies socialistes et l’apparente victoire du monde occidental constituent autant d’interférences, et il est difficile de mesurer combien a été biaisé le témoignage ou infléchi le discours. Néanmoins, en faisant la part, inévitable, de la reconstruction à posteriori, la source orale s’est révélée, sur un tel sujet, pertinente et utile pour mieux cerner les attitudes et les traits psychologiques d’une élite administrative, forgée dans l’épreuve de la guerre et de l’Occupation, fraîchement parvenue aux postes de commande, tendue dans l’effort de la reconstruction et stimulée par les exigences américaines.

I. Le Plan Marshall, une mesure ardemment attendue

4Quand ils évoquent la situation économique et politique de 1947 et le contexte immédiat du Plan Marshall, les témoignages sont tout à fait concordants : se dégage une véritable unanimité, le terme n’est pas trop fort, pour décrire l’état de déréliction, de « faillite » économique et financière où se trouve la France à la veille du discours d’Harvard. Tous les témoins s’étendent sur les ravages du marché noir, la gravité de la pénurie et celle de la banqueroute financière – un aspect auquel leurs fonctions les rendent, bien sûr, particulièrement sensibles. Se dégage des interviews une forte impression de précarité, de navigation à vue, et de très forte dépendance vis-à-vis des Américains. On a pu parler d’un sentiment de « mendicité », conçu par les hauts fonctionnaires français : il semble plus pertinent pour la période qui précède le Plan Marshall que pour la suivante. C’est ce qui transparaît, du moins, dans les longs commentaires que font les témoins des différentes aides, quelles que soient les formes, variées qu’elles empruntent, les interlocuteurs qu’elles mobilisent, les difficultés rencontrées au cours de leur négociation. L’éventail est large, qui comprend les accords de prêt-bail et l’aide intérimaire, mais aussi le prêt de l’Eximbank, les liberty ships, les missions d’achats ou les accords Blum-Byrnes, le dernier prêt de la Banque mondiale enfin.

5En fait, ce sentiment de tension n’a pas survécu à l’annonce du Plan Marshall. Tous les témoignages insistent, alors, sur la réaction de soulagement, sensible chez tous les hauts fonctionnaires. Ceux-ci, par ailleurs, ne sont pas surpris par cette annonce, puisque le Plan Marshall apparaît comme une réponse organisée et globale aux demandes répétées des Européens, et en particulier des Français. Cette absence de surprise a peut-être pour corollaire leur grande difficulté à cerner tout à la fois la spécificité et la portée du plan américain. Le sentiment à l’endroit du Plan Marshall est la satisfaction pour l’immense majorité des responsables, voire l’enthousiasme chez les proches de Jean Monnet. Quelques rares personnalités proches des partis communiste ou gaulliste font part de leurs réticences, du moins à l’annonce du Plan Marshall, qui leur a semblé alors un acte de guerre froide. Mais à cette position idéologique est vite substituée une position plus réaliste, motivée par la conscience de la gravité de la situation française : une acceptation claire et sans ambiguïté.

6Sur la question des motivations politiques américaines, les hauts fonctionnaires français se veulent lucides. L’instauration d’une paix durable fondée sur la reconstruction évitant les erreurs de l’entre-deux-guerres n’exclut pas la lutte américaine contre le communisme, sous quelque forme qu’il se développe : interne, à l’intérieur des différents pays européens, ou internationale, avec l’impérialisme soviétique. La motivation économique ne leur échappe pas non plus : reconstruire l’Europe, c’est aussi reconstituer un partenaire économique sain, donc un débouché extérieur pour les États-Unis. Mais ce type d’analyse ne vient que tempérer légèrement les éloges faites aux Américains : leurs motivations principales étaient d’ordre moral2 : les expressions « courage », « générosité », « défense de la démocratie » ou « de la civilisation », sont fréquemment utilisées pour les définir.

7Les sources orales, d’autre part, font apparaître d’autres aspects, peut-être moins connus, de la réaction française au Plan Marshall. Les jugements sont rares sur les responsables politiques américains et ils émanent seulement de l’entourage de Jean Monnet. Les réticences du Congrès américain sont, d’autre part, le plus souvent ignorées, si ce n’est dans l’entourage de J. Monnet, à nouveau, chez les Français en poste aux États-Unis, dans les milieux diplomatiques proches de l’ambassadeur de France aux États-Unis H. Bonnet.

8D’autres lacunes, directement liées, cette fois, à l’échantillon interviewé, sont à signaler. Les témoignages sur la conférence de Paris sont peu fournis, mais concordants : le refus de Molotov a entraîné une véritable déception chez les Français qui, par ailleurs, penchent largement pour la sincérité de l’offre américaine. La conférence des Seize est évoquée par un nombre plus grand de hauts fonctionnaires ; s’ils soulignent le rôle d’Hervé Alphand, ils rappellent aussi les efforts méthodologiques importants, en matière de chiffres et de statistiques, qu’ils ont dû fournir à partir de cette époque pour le Rapport Général.

9En toile de fond, on voit se dessiner la révolution diplomatique que constituent l’effacement britannique et la montée en puissance américaine incarnant la modernité, ainsi que les clivages que cette nouvelle donne engendre entre les pro-britanniques et les partisans de Jean Monnet. L’unanimité se réalise pourtant sur le rôle exceptionnel, dans cette phase du Plan Marshall, de Jean Monnet, dont on souligne le pouvoir de séduction et de conviction, et l’influence dans les milieux politiques et économiques américains. Son influence fait même l’objet d’une sorte de débat entre les gens du Plan pour savoir si l’idée du Plan Marshall n’est pas une idée de Monnet reprise par les Américains. A côté de cette grande figure, Christian Valensi et Olivier Wormser tiennent une place, peut-être moins brillante et moins politique, mais tout aussi reconnue dans les négociations franco-américaines.

II. La contre-valeur, une idée simple, une application complexe

10La source orale offre donc une grande quantité d’informations, mais inégalement répartie. Certains aspects sont, malgré leur importance, relativement peu abordés, d’autres systématiquement3. La qualité de l’information est, elle aussi, variable. Pour ce qui est de la contre-valeur, on se trouve confronté à l’incapacité de la source orale à restituer les détails techniques d’un dossier : les témoignages se révèlent en effet riches sur le thème de l’affectation de contre-valeur aux investissements du Plan, alors qu’ils sont confus et fragmentaires sur les modalités de cette affectation et les mécanismes techniques du Plan Marshall.

11L’utilisation des crédits du Plan Marshall donne lieu à des débats, parfois rapidement dépassés. Sans chercher plus avant une éventuelle paternité, les hauts fonctionnaires affirment ainsi rapidement la convergence de vues entre Français et Américains pour éviter, certes, la stérilisation des fonds Marshall, mais surtout pour affecter la contre-valeur aux financements du Plan. A 40 ans de distance se dégage une quasi-unanimité pour approuver les choix de politique économique qui ont été faits à l’époque : choix de l’investissement plutôt que de la lutte anti-inflationniste, choix des infrastructures lourdes et publiques plutôt que du secteur privé et des activités secondaires, choix de l’économie plutôt que des finances, choix des équipements industriels plutôt que du logement social... Le souvenir des alternatives envisagées à l’époque et des divergences, des conflits-mêmes semble s’être largement atténué ou effacé. Il reste que le témoignage d’un personnage comme Guillaume Guindey nous a manqué. De le même manière, certains thèmes sont totalement occultés, si ce n’est dans la mémoire, du moins dans le discours : l’agriculture, par exemple, pourtant l’une des cinq priorités du Plan, le problème du franc et de l’inflation plus particulièrement4, ce qui n’est pas sans constituer un paradoxe pour ces hauts fonctionnaires de la rue de Rivoli-Mémoire labile encore, quand il s’agit d’évoquer les mécanismes techniques de l’application du Plan Marshall et les institutions par lesquelles transitent les demandes françaises. Il faudrait mettre bout à bout les témoignages précis sur chaque institution pour reconstituer intégralement le diagramme de décision et d’application. Aucun témoin, en effet, n’est capable de donner une vision synthétique, ordonnée, de cette chaîne institutionnelle, même si chacun livre, pour l’institution qu’il a cotoyée, ou pour laquelle il travaillait, des renseignements abondants et précieux : mériteraient ainsi d’être approfondies les informations sur le Crédit national, le Secrétariat général aux questions de coopération européenne (SGCI), la Commission des investissements, le Commissariat général au Plan, la Direction des Relations économiques extérieures (DREE), la Commission des approvisionnements, les Services financiers de l’ambassade de France à Washington.

III. Le Plan Marshall : un enjeu pour la haute administration française

12Car si le Plan Marshall combiné au Plan Monnet est perçu, par l’administration, comme l’instrument privilégié d’une reconstruction et d’une modernisation de la France qui se feraient malgré la défiance américaine à l’égard des capacités françaises de redressement, l’enjeu principal de cette aventure exaltante est également un enjeu de pouvoir : le Plan Marshall apparaît en effet comme un instrument privilégié grâce auquel peuvent librement s’épanouir le volontarisme de la haute administration, ainsi que sa prétention à assurer seule la reconstruction du pays, face à une instabilité politique chronique et un secteur privé, ramené à un agrégat de lobbies aux courtes vues. Enjeu de pouvoir pour la haute administration, la maîtrise de l’aide américaine aboutit à une redistribution des compétences entre les différentes institutions.

13Sont laissées au Quai d’Orsay et à la direction des Affaires économiques les négociations qui ont précédé le Plan Marshall et celles qui l’ont immédiatement suivi dans leurs prolongements diplomatiques et juridiques, ainsi que la direction de la délégation française à l’OECE, confiée à H. Alphand.

14Au ministère des Finances, la direction des Finances extérieures (Finex), qui combine réflexion et action, se tient présente sur tous les fronts. A la tête d’une jeune équipe d’inspecteurs des finances qui essaiment partout où l’aide américaine est en jeu, se trouve le très charismatique G. Guindey. F. Bloch-Lainé, paré également d’un grand prestige, accroît le poids de la direction du Trésor au sein de l’État, en fait un pivot du nouveau dispositif stratégico-administratif. La direction du Trésor gère la contre-valeur dans une tension salutaire entre la défense des équilibres et les injonctions ardentes du Plan. Elle dispose de deux instruments essentiels : le Fonds de Modernisation et d’Equipement (FME) et la Commission des investissements, avec laquelle le Plan finit par faire équipe. Les autres directions du ministère (DREE, direction du Budget...) se tiennent en retrait, bien qu’étroitement associées à la politique mise en œuvre et appliquent les directives des précédentes.

15Si la Banque de France est presque totalement absente de ce dispositif, en face du ministère des Finances se dresse le Plan, qui bouleverse radicalement le paysage administratif français. A sa tête, une figure charismatique à nouveau, J. Monnet, « l’inspirateur », pour qui les éloges ne sont pas comptés, même si la « mystique » qu’il insuffle à l’institution, les méthodes ou le comportement qu’il adopte suscitent quelques critiques de la part des représentants du courant « orthodoxe » de la rue de Rivoli.

16Dans ce jeu conflictuel, mais finalement harmonieux, auquel se livrent ces deux institutions centrales, les ministères techniques ou « dépensiers » occupent une place marginale. Ils sont de surcroît handicapés par l’accès direct des industriels et des lobbies, comme celui de la betterave ou de la sidérurgie, à l’échelon politique ministériel. Il est vrai que nous ne possédons que très peu de témoignages d’industriels : il s’agit là de l’écho des Finances et du Plan.

17Par-delà ces ajustements politico-institutionnels, le Plan Marshall a aussi entraîné deux innovations qui ne sont pas négligeables. La première est d’ordre administratif, le SGCI. Cette petite structure, composée d’une poignée d’inspecteurs des finances venus en grande partie des Finex, repose sur les talents et le crédit de ses responsables successifs, le premier en date étant P.P. Schweitzer ; sa mission est de sélectionner les projets et d’obtenir le déblocage des fonds de la contre-valeur. Organe tampon entre les différents organismes français, le SGCI a été tout à la fois le lien et le filtre entre les administrations française et américaine.

18La deuxième création est directement issue du Plan Marshall. L’OECE est née sous la pression des Américains désireux de ne pas s’impliquer trop dans les affaires intra-européennes et d’obliger les Européens à s’entendre. Si elle est restée en marge de l’administration réelle du Plan Marshall, elle a constitué un organe privilégié de réflexion juridique et d’élaboration méthodologique dans le domaine économique, en même temps qu’un lieu fructueux de rencontres et d’échanges. Par contraste, l’UEP est apparue tout de suite comme une institution véritablement opérationnelle, et porteuse de signification dans le processus de construction européenne.

19D’une manière générale, instructif est le discours concernant le réseau administratif : on ne peut qu’être frappé par la symbiose totale entre l’institution et son responsable5, par la mise en avant du rôle des Finances, du Plan et du SGCI, par la prépondérance attribuée aux hauts fonctionnaires sur les hommes politiques et les industriels, et par la valorisation des petites équipes françaises face à l’armada d’experts et de hauts fonctionnaires américains.

IV. L’attitude américaine : un des aspects les mieux couverts par les archives orales

20Les jugements portés sur la haute administration américaine diffèrent suivant les circonstances de la confrontation. Les Français en poste à Washington et les proches de Jean Monnet la trouvent très conciliante, prompte à l’entraide et compétente. A ce sujet, les noms de G. Ball et de Mc Cloy reviennent souvent. L’avis des hauts fonctionnaires des Finances convoqués en urgence aux États-Unis devant des experts des commissions du Congrès est bien sûr tout différent. Dans l’autre sens, le souvenir reste vivace du regard soupçonneux et condescendant porté par certains Américains sur les capacités françaises de redressement. Les Américains de la mission parisienne échappent à ce reproche ; un hommage unanime est rendu à leur compétence : Tomlinson est ainsi présenté comme un Américain « qui s’est littéralement tué à la tâche » au service de la France.

21Le débat sur le droit de regard, les pressions ou l’ingérence américaine suscite des appréciations plus complexes. La plupart des hauts fonctionnaires reconnaissent que les Américains ont exercé un droit de regard et influencé la politique économique et Financière de la France en engageant le gouvernement et l’administration à réduire le déficit budgétaire et améliorer la fiscalité française, à libérer les échanges et accroître les exportations, à construire enfin des logements sociaux pour prévenir tout malaise social et contrer la pénétration communiste en France. Ce droit de regard est en définitive presque toujours légitimé, bien qu’à des degrés divers, au titre du service rendu ou au nom de l’impossibilité française de se passer de l’aide américaine. D’aucuns, plus réticents et très minoritaires, regrettent cet état de fait, peu compatible avec leur idée de l’indépendance française.

22Au terme « pressions » les témoins préfèrent le terme « influence » et quand ils l’emploient, c’est plus pour signifier une démarche générale que pour définir une action appliquée à un objet précis – comme dans le cas, rare et connu des importations de tabac. Les hauts fonctionnaires préfèrent mettre l’accent sur la convergence de vues et d’intérêt entre les deux administrations, sur l’heureuse et amicale collaboration qui en résulta, sur leur capacité conjointe à garder la maîtrise des évènements. La notion de mise sous tutelle est totalement récusée.

23Lorsque les hauts fonctionnaires français évoquent leurs relations « au quotidien » avec les Américains, le comportement de ces derniers est apprécié différemment, selon qu’ils occupent un poste au Budget, au Trésor, ou auprès de Jean Monnet ou au Quai d’Orsay : rarement « arrogante », l’attitude américaine est le plus souvent décrite comme « respectueuse », parfois teintée de paternalisme amical.

24Face aux prétentions américaines, l’administration a eu deux types de réaction. Les milieux diplomatiques, les services financiers de l’ambassade de France à Washington et les gens du Plan ont préféré rechercher une alliance avec les Américains, quand les Finances et le SGCI ont entretenu un esprit de « résistance », de « patriotisme », qui prit les formes suivantes : défiance à l’égard des motivations américaines, agacement face à leur paternalisme, volontarisme dans les négociations, réticence en matière de propagande et de publicité, expression d’un certain sentiment anti-américain6...

25Sous ces souvenirs lacunaires et contradictoires perce au bout du compte la confiance qui finit par s’établir entre les différents partenaires et permit aux uns et aux autres de mener à bien le Plan Marshall. Perce aussi le satisfecit que se délivre à elle même la haute administration française, pour sa gestion de cette grande entreprise.

V. Quel bilan pour le Plan Marshall ?

26D’abord, les hauts fonctionnaires français sont tout à fait conscients qu’ils ont bénéficié d’une information privilégiée et qu’ils se distinguent totalement du reste de la population française, que l’on a tenue volontairement en partie dans l’ignorance des efforts américains et des formes concrètes que ceux-ci prirent. Ils reconnaissent que cette non-information entretenue pour des raisons politiques se trouve à l’origine du décalage de l’opinion publique et des polémiques ou des campagnes anti-américaines orchestrées par le parti communiste.

27Quoi qu’il en soit, le bilan positif dressé par les hauts fonctionnaires n’englobe pas toutes les retombées du Plan Marshall. Rares sont les commentaires sur les retombées industrielles, puisque rares sont les témoins appartenant à l’industrie, même si les informations qu’ils donnent sur des sujets très précis comme le train à bande sidérurgique et la création de la Sollac, sont à retenir. Les missions de productivité sont, d’autre part, moins souvent évoquées que leur effet global sur les entreprises françaises et les chefs d’entreprise. De la même manière, le modèle américain et l’impérialisme culturel donnent lieu à peu de commentaires mais les témoins reconnaissent l’influence américaine dans les mentalités et les pratiques administratives françaises, je pense en particulier aux progrès méthodologiques importants accomplis en économie dans les outils d’analyse et d’interprétation statistique et aux progrès de la productivité, y compris fiscale.

28L’incidence du Plan Marshall sur les relations internationales constitue bien sûr un gros chapitre des archives orales. La guerre froide n’occupe dans ce volet qu’une place marginale, une toile de fond sur laquelle il ne convient pas de s’interroger : la France ne pouvait que se rattacher à l’Ouest. La responsabilité de la division en deux blocs suscite à peine plus de commentaires sauf chez les interviewés proches de la gauche de l’époque : elle incombe pleinement à Moscou.

29Absente du discours des hommes des Finances, la question allemande, quant à elle, est une préoccupation réelle chez les proches de Schuman et Monnet et le plan Schuman est décrit comme la convergence d’une influence américaine et d’une conversion morale et politique de ses promoteurs français.

30En matière de construction européenne, si les hauts fonctionnaires placent l’OECE et l’UEP au début de cette longue marche – ne serait-ce que pour l’apprentissage d’une vie commune que ces institutions ont permis et pour les tentatives de passer du bilatéralisme au multilatéralisme – ils considèrent la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) comme un tournant plus décisif encore. Pourtant, en dehors de ce discours assez convenu sur la construction européenne, l’Europe est assez peu présente : peu d’allusions aux autres pays européens, à leur propre utilisation du Plan Marshall... En revanche, la position anglaise est dès cette époque perçue comme anti-européenne

31Les retombées, enfin, du Plan Marshall dans l’Empire et les territoires d’outre-mer sont totalement ignorées à la différence du financement de la guerre d’Indochine, plus souvent évoqué.

32Pour finir, je soulignerai quelques traits frappants et très largement convergents des archives orales : les hauts fonctionnaires sont unanimes à dire que le Plan Marshall a « sauvé la France », à rendre hommage à l’initiative américaine. Ils ne perdent pas pour autant tout esprit critique et laissent parfois percer un léger « complexe de M. Perrichon à l’égard de son sauveur ». Sûrs d’eux-mêmes, ils jettent, dans le même temps, un regard de satisfaction sur le rôle que la haute administration a joué. Ils ne s’interrogent guère sur les autres voies qu’il aurait été possible d’explorer, et ne formulent que rarement une interrogation critique sur la bonne utilisation du Plan Marshall. Plus rare encore est l’exposé des carences ou des lacunes. Enfin, les témoignages illustrent la conversion de la haute administration, particulièrement celle des Finances, à une nouvelle logique économique, celle de l’investissement et de la croissance et montrent une forte homogénéité de pensée et de comportement des hauts fonctionnaires dans l’aventure du Plan Marshall.