Le miracle de la productivité : le Plan Marshall immatériel

1La communauté des entreprises a été longtemps une sorte de Grande Muette de l’histoire économique et sociale, alors que s’expriment volontiers les archives diplomatiques, les experts, les hommes politiques et les administrations. Elles ont quelque chose à dire aussi, pourtant, sur le relèvement économique de la France.

2A bien des égards, le « miracle » économique français de l’après-guerre recèle encore beaucoup de mystères. Et plus particulièrement le spectaculaire redressement de la productivitié qui, finalement, bien mieux que les discours politiques et les grandes conférences diplomatiques, bien mieux que les milliards de dollars du Plan Marshall, bien mieux aussi que les statistiques productivistes des milliards de kilowattheures et des millions de tonnes d’acier, résume la performance économique.

3Car la productivité, par définition, c’est la production de la nation rapportée aux facteurs de production mis en œuvre : travail, capital, matières premières. Plus efficace est la production de chaque travailleur, plus les salaires augmentent, plus les coûts de production, et les prix de vente, baissent, plus les exportations peuvent s’accroître et les importations diminuer : la productivité, ce n’est pas autre chose, en définitive, que la richesse de la nation.

4Stagnante avant-guerre, déclinante pendant les années de l’occupation, elle décolle à partir de 1947-1948 pour afficher les résultats les plus brillants, supérieurs à ceux de la plupart des autres pays. D’un rythme annuel moyen de 0,5 % au cours des quarante premières années du xx^e siècle, la productivité globale des facteurs s’accroît à un rythme compris entre 3 et 4 % de 1949 à 1956 et la seule productivité du travail à 5 %. Certains secteurs observent de véritables bonds de productivité : jusqu’à 20 % ou 30 % en quelques mois. La France, « homme malade » économique de l’Europe devient un « modèle », dont on vient, du monde entier, essayer de percer les secrets. Le mouvement amorcé après la guerre se poursuit tout au long des années 1950 et 1960 jusqu’au choc pétrolier de 1973 : les Trente Glorieuses méritent leur nom à cause, essentiellement, de la révolution de la productivité.

5Les aspects visibles du Plan Marshall, ceux notamment que retient le plus volontiers la mémoire historique, en sont les aspects diplomatiques et macro-économiques : le discours de Harvard, les conférences diplomatiques, les crédits internationaux, le mécanisme de la contre-valeur et du Fonds de Développement Économique et Social, les Commissions du Plan, etc. De la Reconstruction de la France, on retient aussi volontiers les images symboliques des grandes industries lourdes : le laminoir de Denain, les barrages de Génissiat et de Donzère-Mondragon, la bataille du charbon, les cheminées qui fument et les grandes roues qui tournent, dans la pure tradition du cinéma soviétique d’avant-guerre.

6Mais derrière le « hard » des investissements lourds du Plan Marshall, il y a aussi le « soft », l’investissement immatériel des changements de l’organisation des usines et des mutations des comportements productifs. Pour invisible que fut cette révolution, c’est elle, probablement, qui emporte les conséquences les plus importantes et les plus durables.

Initiative française et américaine

7La Libération, la Reconstruction, l’Aide Marshall, la Planification marquent, pour beaucoup, une rupture historique, la transition entre le déclin et la France Nouvelle, entre la nuit et la lumière. À la vérité, il existe aussi de multiples continuités entre l’Ancien Régime et la Révolution : la mutation de l’après-guerre était en germe dès l’avant-guerre.

8L’attention portée aux questions de productivité n’était pas à proprement parler nouvelle dant les milieux indusriels français. Henri Fayol, l’homologue français de Frédérick Winslow Taylor, influença, à travers son célèbre ouvrage sur l’Administration Industrielle et Générale (1915), toute une génération d’industriels français de l’entre-deux-guerres. La révolution taylorienne dans les usines américaines suscita beaucoup d’attention et d’intérêt chez les ingénieurs et les chefs d’entreprises français. Des bureaux d’études se créèrent pour éduquer et diffuser les méthodes modernes de productivité, là mesure des « temps élémentaires », la parcellisation des tâches, l’analyse des coûts de revient.

9Le Ministère de la Production Industrielle, créé en 1941 par Vichy, peuplé d’ingénieurs et de technocrates modernisateurs, prend de nombreuses initiatives, à travers notamment le relais des Comités d’Organisation sectoriels et des Offices de Répartition afin d’établir des inventaires par branches et des monographies statistiques et pour diffuser les méthodes modernes dans les industries, par exemple avec la création des centres techniques professionnels alimentés par des taxes parafiscales destinées à forcer les industriels à s’organiser eux-mêmes. Mais ces initiatives demeuraient pour l’essentiel des idées de technocrates : elles n’étaient pas largement partagées par l’ensemble du corps social productif, des petits patrons aux syndicats.

10Au lendemain de la Guerre, ces initiatives se poursuivent toujours, sous l’égide du Ministère de la Production Industrielle et du jeune Commissariat au Plan. La notion de productivité, mal connue en France, apparaît comme le secret principal de la supériorité de l’industrie américaine aux groupes de réflexion mis en place – notamment la sous-commission de la productivitié du Plan autour d’experts, comme Noël Pouderoux, dirigeant du cabinet d’organisation CEGOS, et Jean Fourastié, auteur du Grand Espoir du XX^e siècle (ce « grand espoir » n’étant autre que la miraculeuse productivité...). Les analyses statistiques et les monographies sectorielles font apparaître des écarts de productivité se situant dans des proportions de 1 à 3, voire de 1 à 5 (du même ordre de grandeur qu’aujourd’hui avec les Pays de l’Est).

11Les responsables américains des programmes du Plan Marshall s’inquiètent, de leur côté, des retards français, très accusés par rapport à d’autres pays d’Europe occidentale bénéficiaires de l’aide. Ils considèrent que les aides financières perdront de leur efficacité si la mentalité dans les usines ne change pas, si d’importants efforts d’organisation n’accompagnent pas l’installation des nouvelles machines, des chaînes de montage et des moteurs électriques importés des USA. Ils sont persuadés que si l’on ne montre pas aux Français comment mieux organiser leurs usines et leurs services de vente, l’aide à l’investissement sera en partie gaspillée. Pour cet objectif, les responsables américains conçoivent le principe de programmes d’information et de formation, et de visites et missions de durée variable destinées à montrer aux responsables français comment les choses se passent réellement dans les entreprises américaines.

Les débats sur la productivité

12Tout comme les Commissions du Plan furent développées pour conseiller le gouvernement sur les priorités d’emploi de l’Aide Marshall, l’organe de gestion du programme pour la productivité conçu par l’administration américaine a été le Comité National de la Productivité, dont les animateurs successifs ont été Jean Fourastié, puis Pierre Grimanelli, Directeur des programmes économiques et Gabriel Ardant, Commissaire Général. Une association support semi-officielle, l’AFAP, fut créée pour gérer l’intendance des programmes et reçut à cet effet des subventions du Plan Marshall. Au sein du Comité siégeaient les représentants des administrations et des organisations professionnelles et syndicales concernées – à l’exception de la CGT qui s’en était retirée rapidement. Les décisions étaient prises d’un commun accord, aux termes de débats quelquefois vifs, et chaque partie était ensuite investie d’une complète responsabilité dans le domaine qui était le sien. Cette formule décentralisée, avait le mérite d’associer à parts égales les représentants des secteurs public et privé selon une formule analogue à celle des Commissions du Plan.

13Pourtant, il ne faut pas penser que la productivité était un thème consensuel. Il était en fait un des principaux sujets du conflit social, les organisations syndicales – surtout bien sûr la CGT proche du Parti Communiste – l’assimilant à une invention diabolique du capitalisme pour enrégimenter la classe ouvrière, pour mettre les ouvriers au pas, parcelliser leur travail en tâches élémentaires (cf. le titre significatif du célèbre ouvrage du sociologue du travail Georges Friedman, Le Travail en Miettes...), pour extraire le maximum de profit en pressurant les « masses prolétaires », pour asservir les « syndicats jaunes » à la collaboration de classes, etc. La Guerre Froide ajouta un enjeu idéologique : tout comme le Plan Marshall, le programme de productivité était présenté par les communistes comme un instrument d’asservissement à Washington. Le gouvernement s’en serait culpabilisé et n’y adhérait qu’à contre-cœur. Il y avait donc, en France, une forte résistance à la productivité. Il ne suffisait pas que les ingénieurs et techniciens fussent convaincus – ils l’étaient dès l’avant-guerre : c’est le corps social productif dans son ensemble qu’il fallait convaincre.

14Les débats et le travail du Commissariat Général à la productivité furent en partie paralysés par ces controverses, ce qui explique les difficultés de positionnement de cet organisme qui fut finalement supprimé – ou plutôt annexé au Commissariat au Plan d’Equipement. Mais c’est précisément à travers les vicissitudes de ces débats difficiles qu’il joua un rôle de pédagogie et de conviction tout à fait essentiel. Il était évidemment plus facile d’établir un consensus sur des sommes à dépenser et à investir – encore qu’il y ait eu quelques débats sur l’ordre de priorité des secteurs clefs – que sur la productivité : d’où le contraste des images qu’ont laissées les deux organismes, le Commissariat au Plan ayant laissé un souvenir glorieux, le Commissariat à la Productivité ayant été quelque peu oublié par l’Histoire.

15Le patronat lui-même n’était pas entièrement enthousiaste – tout particulièrement le secteur des PME qui craignait d’être déstabilisé par la concurrence des grandes entreprises plus efficaces – même si le CNPF approuvait globalement le principe du Programme.

16Les missions commencèrent en 1949-1950 et attinrent un sommet en 1951-1952. Les programmes commencèrent à décliner à partir de 1953 pour s’achever vers 1956 : plus de 300 missions et 3 000 cadres supérieurs, ingénieurs, contremaîtres, syndicalistes et fonctionnaires y avait participé1.

Choc psychologique et révolution culturelle

17Les investissements matériels aidés par les crédits de l’Aide Marshall ne peuvent expliquer, à eux seuls, le grand bond en avant spectaculaire de la productivité de l’économie française.

18Ces dernières années, un concept à la mode s’est répandu dans les ministères et les milieux industriels, l’investissement immatériel, qui recouvre les dépenses des entreprises qui contribuent à préparer l’avenir sans avoir le caractère d’investissement physique : organisation et conseil, marketing, recherche-développement, logiciels informatiques, etc. Ce concept correspond à l’idée qu’une entreprise n’est pas faite seulement de béton et de machines, mais aussi de savoir-faire, d’organisation et de gestion, de ressource humaine, de culture d’entreprise. L’investissement de la reconstruction, ce ne fut pas seulement les aciéries et les barrages hydroélectriques : ce fut aussi l’investissement immatériel de l’esprit de productivité.

19A propos de productivité, il est donc probablement plus pertinent de parler de révolution culturelle, de changement profond des mentalités et des comportements sur le terrain, dans les ateliers, les usines, les entrepôts, tant au niveau des ouvriers et employés, que des techniciens et ingénieurs, que des cadres supérieurs et des patrons.

20Les missions de productivité, à elles seules, ne peuvent expliquer non plus ces mutations de comportement. On peut dire simplement qu’elles s’inscrivent dans un mouvement d’ensemble dans la prise de conscience qu’il faut changer les manières de voir pour sortir de l’ornière de la stagnation, qu’il faut dépasser les vieux conflits sociaux, que l’imitation de l’Amérique peut contribuer à la prospérité. La défaite de 1940, les vicissitudes de l’occupation, les générations nouvelles de la libération ont provoqué un choc psychologique considérable, ont convaincu la société française de faire son autocritique, et de rechercher ailleurs des leçons bénéfiques. Dès lors, les politiques demandent et accueillent avec enthousiasme l’aide américaine, l’administration et les experts officiels exhortent à adopter les méthodes américaines, les ingénieurs et les patrons modernistes se passionnent pour les méthodes modernes ; les syndicats, enfin reconnus comme des partenaires de dialogue, ne s’opposent plus aux innovations à l’atelier. Les quelques milliers de missionnaires qui ont pu constater, par leurs propres yeux, que les usines américaines ne sont pas des bagnes, que la fonction commerciale et le marketing sont aussi importants que la production, et que la productivité résulte surtout de l’application du pragmatisme et du bon sens. De retour de mission, ils diffusent leur message auprès de leurs collègues et imprègnent ainsi des dizaines de milliers d’esprits.

21L’apport essentiel des missions a donc été de faire évoluer les esprits par des actions d’incitation psychologique et de formation. Ainsi les missions de productivité, aux États-Unis ou ailleurs, ont-elles permis à leurs participants de s’auto-critiquer et de se livrer à d’utiles réflexions sur la nécessité de moderniser leurs idées et leurs modes de gestion.

22L’expérience a prouvé qu’il était possible d’obtenir des résultats spectaculaires avec de faibles crédits. Les fonds mis à la disposition des missions de productivité, soit au titre de l’aide américaine, soit au titre des dotations budgétaires françaises ont été très limités. Ils ont néanmoins permis, malgré leur modicité, de donner naissance à un ensemble de programmes, qui, ensuite, ont été entièrement repris en charge par les administrations ou organismes responsables.

23Ces relais aux missions de productivité, qui en ont diffusé les retombées, ont été, notamment : dans l’industrie, les centres professionnels de productivité ; dans le commerce, les Assistants Techniques du Commerce (ATC) ; dans les organisations professionnelles, le Centre de recherche des chefs d’entreprise (CRC) et les organismes de formation syndicales, etc.

24La modestie relative des moyens financiers mis en œuvre, sans commune mesure avec les dotations considérables des autres chapitres de l’aide Marshall, ne donne pas de la politique de la productivité une image très spectaculaire. Prendre tant d’initiatives avec des crédits si réduits peut susciter à la limite, l’incrédulité : comment obtenir de si grands résultats avec aussi peu de moyens ? Probablement aussi le choix délibéré de n’intervenir que pour faciliter les débuts d’initiatives et de se retirer, une fois celle-ci amorcée en laissant aux organismes responsables, publics et privés, le soin d’en assurer le relais, n’a-t-elle pas contribué à la réputation historique des organismes du programme de productivité.

25C’est pourquoi la révolution de la productivité peut apparaître comme une page blanche de l’histoire économique et sociale, quelque peu occultée par les grandes ombres du Plan des nationalisations, des grands projets et des grandes luttes sociales...

Le « productivity GAP » en perspective

26La productivité, n’était évidemment pas le seul retard que l’Europe et la France avaient à combler sur les États-Unis. Les autres écarts transatlantiques furent aussi progressivement comblés, par la suite : mais il fallait, pour cela, que l’écart de base, celui de la productivité, fut d’abord rattrapé, car il conditionnait les autres.

27L’écart des modes de consommation et des styles de vie se résorbe en fonction de la réduction de l’écart de productivité. En s’enrichissant, les Français imitent l’« american way of life », s’éloignent de leur mode de vie traditionnel et de leurs comportements conservateurs et malthusiens pour accéder à la consommation de masse : automobile, équipement, électrodomestique, amélioration de l’habitat, vie urbaine, etc. Ainsi, peut s’enclencher le cercle vertueux qui enchaîne progrès des modes de production et des modes de consommation : extension des marchés, grandes séries de production, automatisation des usines, taylorisme, etc.

28Le « dollar gap »– c’est-à-dire le manque de devises fortes nécessaires à l’acquisition de produits et d’équipements industriels aux USA –, quant à lui, est comblé dans les années soixante, précisément parce que la productivité permit de rendre les produits français plus compétitifs, tant sur le marché national que sur les marchés extérieurs. Grâce à l’amélioration de l’équilibre des paiements extérieurs qui en résulte, la France se trouve en mesure de rembourser progressivement sa dette en dollars, d’accumuler des avoirs de changes, de mettre fin au cycle des dévaluations compétitives, jusqu’à ce que, finalement, le « dollar gap » change de sens puisque, depuis le début des années soixante-dix, il semble qu’il y ait désormais un peu trop de dollars dans l’économie mondiale – à cause du déficit récurrent de la balance des paiements américaine, lui-même conséquence d’une certaine stagnation de la productivité du « made in USA ».

du « dollar GAP » au « management GAP »

29Le « management gap » fit l’objet de tous les soucis de la France de la fin des années 1960. Après avoir édifié des usines, après avoir modernisé le fonctionnement des ateliers et des chaînes de montage, il fallait améliorer la gestion d’ensemble des entreprises. L’expansion des firmes multinationales américaines en Europe, décrite par un ouvrage célèbre sur le « Défi Américain », attira l’attention sur les retards qu’accusaient les grandes entreprises françaises – alors entrées dans une phase de concentrations spectaculaires – en matière de gestion managériale. Encore trop attachées au modèle hiérarchique pratiquant insuffisamment la délégation de responsabilités, la gestion participative décentralisée et la sanction par les résultats, trop exclusivement gérées par des ingénieurs et des cadres de formation technicienne, les directions générales des entreprises françaises éprouvaient le besoin de se doter de directions fonctionnelles d’état-major aptes à gérer, à coordonner et à contrôler des organisations complexes et de développer pour cela les fonctions marketing, finance, contrôle de gestion, ressource humaine.

30A certains égards, les efforts accomplis pour combler le « management gap » évoquent, avec vingt ans de décalage, l’esprit des missions de productivité de l’après-guerre, sauf qu’il s’agit cette fois d’éduquer les gestionnaires et plus seulement les ingénieurs. Il s’agit d’apprendre – ou plutôt de faire apprendre par l’expérience directe des hommes, les méthodes de management mises en œuvre dans les entreprises américaines, enseignées dans les « graduate schools of business administration » des universités américaines, diffusées par les cabinets américains de « management consultants ». Des générations d’étudiants issus des grandes écoles françaises d’ingénieurs et de commerce vont compléter leur formation par un Master of Business Administration d’une Business Schoçl. La Fondation Nationale pour l’Enseignement de la Gestion envoie se former aux États-Unis des centaines de professeurs, qui vont ensuite diffuser la bonne parole dans les écoles de gestion qui éclosent et se multiplient partout en France pour dispenser des formations de type MBA. De nombreuses firmes françaises de conseil et d’études se créent – ou convertissent leur fonds de commerce – en s’inspirant du modèle des grands cabinets américains. Les grandes entreprises – comme les moins grandes – restructurent leurs organigrammes, se dotent de cadres fonctionnels, développent les centres de profit et la gestion managériale. Aujourd’hui, elles n’ont plus beaucoup à envier aux firmes américaines en matière de management : l’élève a souvent dépassé le maître, l’esprit français s’étant remarquablement adapté aux méthodes modernes de management importées des États-Unis. Le paradoxe, peut-être, est que le « modèle de management » américain – tout comme le « modèle » de productivité – apparaît aujourd’hui vieilli, voire dans certains cas dépassé. Les entreprises japonaises semblent être devenues dans plusieurs branches industrielles, plus compétitives que les firmes américaines. Or, leurs méthodes de gestion sont souvent fondées sur des principes très différents – quelquefois opposés aux principes du management américain : fidélité à l’entreprise, décisions générées du bas vers le haut, inexistence des écoles de managers professionnels, etc.

31Dernière remarque rétrospective concernant la comparaison avec le Japon précisément. Comme l’Europe, la reconstruction du Japon après la guerre doit beaucoup à l’aide américaine – crédits financiers, transferts de technologies, formation des hommes, etc. Parmi les modes importées d’Amérique qui firent fureur dans le monde productif japonais de l’après-guerre, la qualité figure au premier rang. Les conférences du célèbre professeur Deming eurent des milliers d’auditeurs et suscitèrent l’enthousiasme de millions d’adeptes, à tous les niveaux hiérarchiques de l’entreprise – ouvriers, contremaîtres, ingénieurs – regroupés en cercles de qualité, internes aux ateliers, en mouvement d’entreprise, en associations régionales et nationales. La compétitivité des produits japonais, aujourd’hui, doit incontestablement beaucoup à cette « culture qualité ». Il est intéressant de noter que cette démarche n’a guère eu de parallèle en France ni en Europe, où le concept de qualité, importé des États-Unis, eut beaucoup moins de succès que celui de productivité.

Leçons contemporaines : les nouveaux « GAPS » Français

32Peut-on dériver de l’expérience des missions de productivité des leçons valables pour le présent et pour le futur ?

33La France, d’abord, a encore à apprendre des « modèles » étrangers. Depuis le milieu des années 1970, elle n’est plus championne de la croissance et de la productivité. La stagnation relative de l’économie, le haut niveau de chômage résultent de la constance de la contrainte extérieure, elle-même conséquence d’une insuffisante compétitivité internationale. Beaucoup de remèdes ont été essayés, de la relance à la rigueur, de la politique industrielle volontariste à la privatisation et à la déréglementation. Les programmes de 1981-1982, relance des dépenses publiques et des transferts sociaux, nationalisations et plans sectoriels, ont traduit, face à la Crise, une certaine nostalgie des méthodes qui avaient fait leur preuve du temps de la Reconstruction mais qui ont, cette fois, échoué. L’attention se porte justement, désormais, sur les moyens de favoriser l’investissement immatériel des entreprises, en les soulageant des surcharges fiscales, en facilitant leur accès aux fonds propres. N’y a-t-il pas de nouvelles missions de productivité à organiser, en Allemagne, par exemple, pour s’inspirer du système de formation professionnelle et des enseignements techniques et du marketing technico-commercial des biens d’équipement ; au Japon, pour imiter les « cercles de qualité » et pour se rendre compte que l’innovation technologique et commerciale est avant tout affaire d’ingénieurs et de vendeurs plutôt que de chercheurs ; en Italie, pour découvrir l’alchimie du développement local des tissus de PME compétitives ?

Leçons contemporaines : le relèvement de l’Est

34Par ailleurs, on évoque beaucoup, ces derniers mois, la nécessité de concevoir et mettre en œuvre de nouveaux Plan Marshall, pour la rénovation économique des pays d’Europe de l’Est et de l’URSS, pour aider les pays en développement surendettés à continuer de s’équiper, voire pour reconstruire le Moyen-Orient.

35Une banque internationale a été créée – la BRED – s’inspirant du modèle de la Banque Mondiale – pour dispenser des crédits à l’Europe de l’Est. Une leçon qu’on peut tirer du Plan Marshall est que les crédits et les subventions ne sont peut-être pas suffisants pour assurer le « rattrapage » et le relèvement économique. Au-delà des transferts financiers et des agrégats macro-économiques il y a en effet la réalité microéconomique et industrielle, de ce qui se passe réellement dans les ateliers et les usines, les modes de gestion et d’organisation, l’ardeur au travail. Or, à l’évidence, il existe dans ces domaines des différences considérables entre les standards de productivité du travail et d’organisation industrielle entre les industries des pays d’économie centralisée et planifiée d’Europe de l’Est et les pays industrialisés d’économie de marché.

36Toutes les observations et analyses réalisées par les experts des grandes entreprises occidentales intéressées à la reprise d’activités industrielles depuis l’ouverture de l’Europe de l’Est convergent pour mesurer des écarts de productivité couramment situés dans l’échelle de 1 à 3 ; pour repérer les gaspillages et inefficacités dus aux procédures bureaucratiques lourdes et à l’absence de décentralisation ; pour mesurer les effets d’une discipline de travail relâchée et de l’absentéisme ; pour constater des modes de production et d’organisation du travail dans les ateliers datant d’une époque pré-taylorienne ; pour observer l’absence des instruments élémentaires de mesure des performances – contrôle de gestion, comptabilité analytique, analyse des coûts élémentaires, etc. ; pour ressentir l’omniprésence des organisations syndicales et des filières hiérarchiques parallèles – les dirigeants industriels étant souvent aussi des responsables locaux de l’ex-Parti Communiste, etc.

37C’est dans ces pratiques de gestion, semble-t-il, davantage que dans l’archaïsme et l’obsolescence des machines et équipements industriels que réside le véritable retard économique de l’Europe de l’Est. Se contenter d’injecter des aides financières considérables, et d’annuler les dettes extérieures reviendrait, dans ces conditions, à vouloir remplir le tonneau des Danaïdes. Il faut en même temps, à l’évidence, accomplir des réformes de structure profondes.

38Le démantèlement des ministères industriels, la vague de privatisations, l’introduction des mécanismes de marché, ne paraissent pas constituer à elles seules ces réformes de structure nécessaires. Pour changer la réalité industrielle, il ne faut rien moins qu’une révolution culturelle qui implique tous les niveaux de l’entreprise : ouvriers, maîtrise, ingénieurs, cadres de gestion. Les programmes de formation, les missions de productivité, l’apprentissage, par l’expérience directe des hommes, des modes de production moderne peuvent y contribuer, et doivent peut-être même précéder les crédits et subventions, si l’on veut que le Plan Marshall de l’Est soit un succès. Il faut d’abord démontrer aux cadres, aux ingénieurs, aux agents de maîtrise, aux ouvriers et employés qu’il y a d’autres manières de gérer et de produire que celles qu’on leur a enseignées depuis un demi-siècle. Et pour cela, l’expérience visuelle constitue la pédagogie la plus efficace.

39Certes, une action orientée vers la modernisation des esprits peut apparaître déconcertante à ceux qui ne considèrent comme dignes d’intérêt que les programmes exigeant des moyens financiers lourds, ou débouchant sur des réformes institutionnelles spectaculaires. Il est certain, à l’évidence, que les révolutions culturelles exigent des conditions politiques et historiques particulières : elles ne se déclarent pas par décrets.