Théodore Gréterin (1792-1861)
5 janvier 1831-3 mars 1860
p. 542-561
Texte intégral
Théodore Gréterin

© Françis Roche. Photothèque des Douanes
1C’est le 12 novembre 1794 que Théodore Gréterin est né à Sévigny-la-Forêt, village du plateau de Rocroi, dans les Ardennes. Son père, Évrard, lieutenant à cheval des douanes nationales, issu d’une famille aisée de cultivateurs, avait épousé Jeanne Nicole Banus, membre d’une famille d’armuriers-taillandiers, installée à Warq, village frontalier des Ardennes. Théodore est le cadet des quatre fils que Jeanne a donnés à son mari. Il commence ses études au collège, puis au lycée de Reims. Il se dirigera, ensuite, vers le droit qu’il étudie en grande partie dans les débuts de sa vie professionnelle. En effet, il entre le 1er juillet 1811 dans la douane, comme surnuméraire à Strasbourg. Intelligent, grand travailleur, entièrement dévoué, il sait se rendre indispensable à son directeur, M. Brack. Celui-ci dirigeait la douane de Valenciennes quand il a été promu administrateur sous la première Restauration. Nommé, directeur à Strasbourg, après la réforme de 1817, il y découvre et apprécie ce collaborateur de grande qualité.
2C’est ainsi qu’en 1825, il le fait nommer premier commis dans ses bureaux particuliers et, qu’en 1826, avant de partir à la retraite, il le recommande à ses ex-collègues, administrateurs, et au directeur général de l’époque, le vicomte de Castelbajac. Le 14 mai 1826, Gréterin est nommé dans les bureaux de l’administration centrale.
3Dans sa vie privée, Gréterin, au cours de son séjour à Strasbourg, semble n’avoir guère prêté le flanc à la critique. Ayant cru bon de s’affilier en 1821 à une loge maçonnique, il fait l’objet d’une enquête qui, adressée par le préfet au ministère de l’Intérieur, se conclut ainsi : « Il y a quelque teinte de libéralisme dans son fait, mais c’est un jeune homme bien élevé, d’une fort bonne conduite et sa réputation est parfaite ».1 Le maire de Strasbourg va certifier que c’est une personne tranquille et qui n’a jamais donné lieu à suspicion. L’affaire se termine par un simple avertissement.
4La fulgurance de sa carrière a amené bien des critiques qui ont redoublé après la révolution de 1848. En 1840, La gazette des bureaux relate les débuts de notre jeune douanier : « Parvenu au grade de premier commis des bureaux de la direction de Strasbourg, M. Gréterin eut le bonheur de voir ses travaux particulièrement appréciés. Ce fait exceptionnel se traduit par l’éloge du chef éclairé qui a su comprendre ce qu’il y avait de portée dans une jeune intelligence impatiente de s’élever. Les médiocrités ambitieuses que l’intrigue ou la corruption politique placent à la tête de l’Administration, protègent rarement les hommes de mérite qui se révèlent dans les emplois subalternes. Abreuvés d’injustices incessantes, il semblerait au contraire que ces derniers, sous de tels chefs, sont condamnés à mourir de misère et d’humiliation ».
5Mais, en 1848, le ton changera. Il faut dire que la révolution a entraîné d’importants bouleversements dans les hautes sphères administratives et que Gréterin a traversé sans dommage cette péripétie. Voici que paraît dans La réforme administrative, une diatribe alimentée par des douaniers rancuniers, dénonçant la fulgurante carrière de Gréterin dont la faveur du directeur de Strasbourg a été l’origine : « Si par exemple, le directeur près de qui se trouve notre jeune premier commis est, comme un de ceux que nous avons connus, fort âgé, léger de caractère, insouciant de ses obligations, à la merci des intrigants qui l’entourent, si un pareil chef dont le commis fait la besogne a des liaisons puissantes dans la capitale, ce commis ne manquera pas d’en faire son profit et pour arriver plus sûrement à son but, s’il est tant soit peu beau garçons, il s’aidera de Mme la directrice, quel que soit son âge, dont il sera l’ami intime. M. le directeur prenant sa retraite, d’accord avec Madame, il trouvera le moyen de se faire suivre dans la capitale par le précieux jeune homme et le fera placer dans les bureaux de l’Administration ou du Ministre ».
6D’autres critiques ont, dans le même journal, visé sa très rapide ascension : « Si pendant les années de son noviciat, le jeune homme par beaucoup de complaisance, de déférence, de soumission, de petites attentions, de dissimulation sans affectation, et, par une grande facilité de caractère propre à souffrir patiemment et sans mot dire, toutes les bizarreries et les travers de ses chefs, si ce jeune homme, disons-nous, a su gagner leur affection sur celle du premier commis, et même du second, qui l’un et l’autre le surveillent, s’il s’est enfin rendu nécessaire par son assiduité, son surnumérariat sera abrégé et se terminera par une promotion à un emploi de commis supplémentaire. [...] Dans toutes ces positions et jusqu’à ce qu’il soit lui-même commis-chef, le jeune homme doit se garder d’avoir des idées à lui ou tout au moins de les manifester avant de connaître celles de ses chefs, et même de leurs favoris ; il doit éviter soigneusement de les contredire et toujours être adroitement de leur avis, car n’est pire valet que celui qui raisonne : son abnégation doit être complète et toutes ses facultés intellectuelles doivent céder à celles de ses camarades influents dont il lui importe de ménager en toute occasion le très susceptible amour-propre ».
7 Gréterin ayant très rapidement confirmé les qualités que Brack avait soulignées, est muté dans les services centraux du ministère avec le grade de sous-chef de bureau de deuxième classe au traitement de 5 000 francs et affecté au « Bureau près le Ministre ». Rapidement, il est nommé sous-chef de première classe, le 1er janvier 1827, et chef de bureau de 4e classe, le 1er juillet de la même année. Il atteint la 1re classe, le 1er juillet 1830, avec un traitement de 9 000 francs. Depuis le 1er février 1828, il est affecté au secrétariat général dirigé par Thiers.2 À ce poste stratégique, il traite des questions douanières et des contributions indirectes ainsi que des sels, de l’indemnisation des émigrés, puis, en 1829, de la loterie, des postes et de la monnaie.
8Certaines oppositions se produisent entre le conseil d’administration et Gréterin, mais celui-ci sait user de diplomatie et s’appuyer en tant que de besoin, sur les positions du ministre.
9Il sait aussi se montrer un « vrai magistrat administratif » dans les litiges amenés par la répartition du « milliard des immigrés » accordé aux victimes des confiscations faites sous la Révolution.
10En 1829, Gréterin est chargé de présenter un plan de réorganisation de la douane permettant des économies de fonctionnement. Il propose, d’abord, de réduire les dépenses de personnel de 499 800 à 445 000 francs en supprimant des postes d’inspecteurs et de sous-inspecteurs. Il suggère aussi de ramener les rétributions annexes de 750 000 à 350 000 francs, en écartant les cadres supérieurs de ce revenu supplémentaire.
11Il estime, qu’en contrepartie, 400 000 francs doivent être impérativement dégagés pour augmenter les traitements des employés subalternes et, pour augmenter les effectifs des brigades. Ses propositions sont adoptées au niveau ministériel, et c’est l’objet de l’ordonnance du 30 décembre 1829. Celle-ci prévoit un délai d’un an pour la réalisation de cette réforme. Le gouvernement issu de la révolution de juillet 1830, aura à la mener à son terme.3 Et ce sera Gréterin, nous le verrons plus loin, qui appliquera en douane le plan qu’il a conçu au secrétariat général.
12Chassé par la Révolution, le directeur général Vaulchier abandonne précipitamment ses fonctions. Il est décidé que l’un des administrateurs, Hains, sera chargé de les exercer provisoirement. Il ne semble pas faire de doute que cet excellent gestionnaire sera confirmé définitivement à ce poste mais Hains, fait connaître sans détours son opposition à ce projet et décline l’offre que Thiers lui fait. C’est ainsi que ce dernier désigne pour ce poste si délicat, son collaborateur Gréterin qui lui a d’ailleurs été recommandé par Hains lui-même.4
13Certains ont accusé Gréterin d’intrigues et de manœuvres, à l’occasion de cette nomination. Voici ce qu’en dit un sous-directeur, Rostan : « ... Un fait peu connu et que je tiens à dévoiler parce qu’il témoigne du caractère honorable de M. Gréterin en même temps qu’il prouve d’une manière irrécusable combien sa conduite fut différente de celle qu’on lui prête... Alors qu’il fut décidé qu’on organiserait les administrations financières sur une base plus économique, M. Gréterin insista personnellement près de l’administrateur (M. Hains) pour qu’il acceptât la place de directeur de l’administration des Douanes, et c’est sur le refus très formel de ce dernier que M. Thiers fit appeler M. Gréterin pour lui proposer cette place au nom du ministre.5 M. Gréterin n’hésita pas sans doute à se charger de l’honorable fardeau qu’on voulait bien lui offrir mais ce n’est point lui qui provoqua la mesure ; c’est ne pas connaître les nobles sentiments qui l’animent et dont il a donné les preuves dans maintes occasions que de supposer, comme on voudrait le faire croire, qu’abusant de sa position auprès du ministre, il ait, par une conduite subreptice, cherché à renverser et à remplacer ses anciens chefs ».6
14Gréterin est nommé directeur de l’administration des Douanes le 5 janvier 1831.7
15Les débuts du gouvernement de Juillet sont marqués par la volonté de faire porter les restrictions budgétaires sur le chapitre du fonctionnement des administrations. C’est ainsi qu’en douane, le grade de directeur se voit affecté d’un traitement ramené à 20 000 francs au lieu des 40 000 francs que touchait l’ancien directeur général, Vaulchier. Mais pour Gréterin la situation donne, malgré tout, matière à satisfaction puisqu’à son précédent grade le traitement était de 9 000 francs.
16Deux jours après sa nomination, le nouveau directeur lance un appel aux bonnes volontés et assure l’ensemble du personnel de sa sollicitude et de son désir d’agir avec équité. Il termine sa première circulaire par une formule inhabituelle : « Agréez, Messieurs l’assurance de mes très affectueux sentiments ».8 Il veut marquer ainsi la démocratisation de la nouvelle organisation de l’administration et après avoir souligné que les membres du conseil d’administration ont été pris dans les rangs des employés, il va jusqu’à affirmer qu’ils s’adressent « avec un entier abandon à leurs camarades ».
17Le voici attelé à une tâche immense. « On a évalué qu’en 1831, la charge matérielle annuelle de l’administration centrale des Douanes comporte 120 000 lettres expédiées, 4 000 rapports rédigés, 70 000 liquidation de primes effectuées. Journellement, il se donne 500 signatures sur des documents de toute nature ».9
18L’effectif de la Centrale s’étant élevé de moins de cinquante agents sous la Révolution, à deux cents à la fin de l’Empire et se stabilisera autour de cent vingt jusqu’en 1835 pour arriver à un peu plus de cent trente à la disparition de la monarchie de Juillet.10
19Gréterin doit assurer l’animation et le contrôle des divers bureaux de l’administration centrale, mais aussi de tous les services extérieurs. Il traite personnellement des questions importantes de la réglementation, et a, pour tâche importante, la promotion de la politique douanière du gouvernement tant au Parlement que dans l’opinion. Il assiste aux séances du Conseil supérieur du commerce. Il intervient en qualité d’expert devant les commissions chargées des problèmes douaniers. Il est assidu aux séances plénières du Parlement en qualité de commissaire du gouvernement.
20Le gouvernement ayant supprimé les inspecteurs généraux des diverses administrations financières, Gréterin tente, dans une circulaire du 29 mai 1831, de justifier le bien-fondé de cette réforme : « C’est la conséquence du système d’unité qui a présidé à la nouvelle organisation des administrations dépendant du département des Finances ».11 Il passe sous silence le fait que cette mesure s’intégre dans la politique d’économie des dépenses de fonctionnement. Mais, conscient de certaines lacunes de ce dispositif, Gréterin recommande aux directeurs provinciaux de faire une fois par an, au moins, la tournée de leur circonscription, afin qu’ils jugent, sur les lieux mêmes, de la situation générale du service.
21Dès son arrivée à la rue du Mont Thabor, siège de l’administration centrale des douanes depuis que Villèle y a regroupé toutes les administrations financières, Gréterin s’attache à appliquer le plan de réduction des frais de gestion, qu’il a lui-même élaboré à son ancien poste.
22En janvier 1831, quatre sous-directeurs à 12 000 francs de traitement et un chef du personnel à 9 000 francs remplacent trois administrateurs à 20 000 francs et cinq chefs de division à 12 000 francs. Par ailleurs, le nombre de chefs de bureau passe de douze à dix. Il faut donc réorganiser en conséquence le travail de toute la Centrale. En province aussi, Gréterin réduit l’encadrement et engage une réforme tendant à la simplification des tâches qu’il annonce dans une circulaire du 20 janvier 1831 : « Diverses mesures ont été examinées et arrêtées en Conseil, elles seront successivement indiquées ». C’est par touches progressives que ce « toilettage » des procédures est entrepris.
23La réforme la plus spectaculaire est consécutive à l’ordonnance du 31 mai 1831. Elle prévoit la militarisation des douaniers en temps de guerre. « La formule retenue – originale par rapport à tous les projets échafaudés sous l’Empire – fut celle d’une militarisation circonstancielle subordonnée à de strictes exigences de temps et de lieu ».12
24Gréterin demande d’abord à chaque directeur d’établir un projet concernant sa circonscription. Et, un an plus tard, la « Légion des Douanes », structure déjà mise en place partiellement en 1812, prend une allure définitive. Une réserve de 6 324 paires d’épaulettes pour soldats et sous-officiers est répartie entre les cinq directions du Nord pour être utilisées en cas de menaces de guerre.
25Par la suite, une ordonnance du 30 juin 1835 réglemente l’uniforme des différents grades. Enfin le 16 février 1852, certaines modifications sont adoptées : la tunique se substituant à l’habit, un sac, partie de la dotation des chasseurs à pied, s’ajoutant à l’équipement, enfin des modifications de détail intervenant au niveau des insignes et de la buffleterie. À la fin de son directorat, Gréterin doit remettre en vigueur le « contrôle de guerre » tombé en désuétude.
26Louis Gréterin cite les termes d’un opuscule paru en 1844 : « La douane entretient une force imposante sur les frontières de terre et de mer ; ses gardes presque tous des anciens militaires, font la police des frontières. Cette belle organisation est due, en grande partie, au chef qui dirige les Douanes. »
27Il reste à signaler que Gréterin fait participer certains de ses services à des opérations de police, notamment lors d’un rassemblement, principalement composé de femmes et d’enfants et destiné, le 18 décembre 1832, à prier dans la Chapelle de Sainte-Anne d’Auray, à l’intention de la duchesse de Berry. Les polémistes utilisent le mot de « milice gréterine » à propos de cette opération.
28Les douaniers interviennent aussi, en 1836, lors d’un débarquement infructueux de Louis-Napoléon Bonaparte à Wimereux. C’est un douanier qui blesse légèrement au bras le futur empereur.
29 Les critiques sont nombreuses sur sa gestion du personnel. Elles sont à la mesure des espoirs suscités par la nomination de cet homme sorti du rang et à la bonne réputation. Un de ses anciens collègues à Strasbourg rappelle qu’il a affirmé, à l’annonce de sa promotion, « qu’avec lui les droits de tous seront respectés... Les petits surtout trouveront appui en lui car il est bon et il a de la droiture et n’oubliera pas que son père a végété comme tant d’autres victimes du népotisme ». Dans cette apostrophe à l’intention de Gréterin, il poursuit : « Immédiatement après l’apparition de vos fameuses circulaires, vous montriez alors d’excellentes intentions. [...] Vous occupant aussitôt de la chose publique, vous vidâtes les écuries d’Augias en éloignant de quelques grandes douanes beaucoup d’agents que la faveur y avait placés et sous les pas desquels de nombreux abus avaient surgi. [...] En même temps que vous préludiez si bien à des réformes matérielles que vous avez su réaliser, vous donniez évidemment vos soins au personnel. Bien des injustices furent réparées. Vous sembliez surtout vous préoccuper du choix des chefs. Vous sentîtes, non sans raison, que l’intérêt du service et la considération du corps exigeaient que les principales fonctions fussent occupées par des hommes capables. Pendant quelques années, tout alla pour le mieux ; votre conduite ne fut censurée, et c’est là ce qui vous faisait le plus grand honneur, que par ceux qui, habitués aux faveurs, voyaient leurs services récompensés suivant leur valeur ».13
30La déception est à la hauteur des espoirs nés des premières affirmations de Gréterin et des mesures entreprises à son arrivée. Très rapidement, il est accusé de ne pas mettre en œuvre les réformes annoncées et de prendre ses distances avec le personnel. Si au début de son directorat, on lui a reproché la rapidité de sa carrière, on l’accuse désormais de pratiquer un népotisme porté à un point inégalé.
31C’est aussi le favoritisme dont bénéficient certains, alors que d’autres sont soit sanctionnés, soit retardés sans motif dans leur avancement, qui a été mis en évidence dans la presse. La France administrative-Gazette des bureaux, La tribune des employés, La réforme administrative, puis Le Moniteur administratif et enfin L’écho des employés prennent pour cible les directeurs d’administrations et, plus particulièrement Gréterin.
32Cependant, Gréterin n’est pas homme à rester sans réaction devant ces attaques. Le 25 février 1841, il proteste dans la presse : « Il n’est pas moins étrange de prétendre qu’appelé à diriger l’Administration des Douanes, je n’ai pas su me réserver le choix de mon personnel et que, sans position politique, j’ai dû tout céder à l’influence des députés. On imaginerait difficilement un reproche plus dénué de fondement. Personne plus que moi n’a tenu à honneur de conserver intactes les attributions du chef de l’administration des Douanes et de les exercer avec justice, indépendance et fermeté surtout en ce qui concerne le personnel ».14
33Et l’un des sous-directeurs, Rostan, apporte son témoignage dans une autre lettre avec prière d’insérer et donne des chiffres : « Depuis dix ans, 25 directeurs des Douanes ont été nommés. Aucun d’eux n’avait, au moment de sa nomination, moins de 20 à 23 ans de services dont plus de 6 ans dans les fonctions d’inspecteur ou dans celles d’un emploi équivalent. Pendant la même période, il a été pourvu par l’Administration à 85 emplois d’inspecteur. Aucun des agents auxquels ces emplois ont été conférés n’avait moins de 12 à 15 années de services. Ces directeurs comme ces inspecteurs ont toujours été nommés sur une liste de trois candidats choisis en Conseil d’administration et réunissant tous trois les conditions d’ancienneté de service et de capacité voulues par les règlements. Jamais le ministre n’a fait de nomination en dehors de la liste des candidats présentés et il a toujours exercé son droit de choisir parmi ces candidats en faveur de celui qui avait été désigné en première ligne par l’administration. Si je vous parlais des emplois inférieurs du service des bureaux, vous verriez que, depuis dix ans aussi, toutes les nominations ont été en Conseil d’administration et que nul n’a été admis dans les cadres qu’après un surnumérariat de près de deux ans, toujours précédé d’un examen de capacité ». Rostan poursuit : « S’il est une calomnie dont il pouvait et devait se croire à l’abri, c’est celle qui ferait croire que le personnel des Douanes est livré à la merci des députés et pour ainsi dire abandonné à la curée des solliciteurs ».15
34Rostan, juge par ailleurs « qu’il [Gréterin] a constamment appliqué à ses frères, avec la plus grande rigueur, les mêmes règles qu’aux autres employés et s’est abstenu de les faire jouir d’aucun avantage qui peut être considéré comme une faveur. »16
35Sur ce plan aussi, les attaques redoublent en 1848, les détracteurs de Gréterin ayant été particulièrement déçus de le voir rester à son poste. Une brochure circule : « Messieurs, unissez-vous, c’est en marchant ensemble que vous pourrez élever une digue contre le favoritisme, qui est prêt à déborder, unissez-vous sans crainte, le peuple est pour vous ». Dans le même temps La réforme administrative conteste des mesures individuelles prises par Gréterin : « Ce sont nos droits les plus chers, nos libertés les plus précieuses, notre existence même qui sont compromis par le maintien du protégé du grand Thiers dans une position qu’il n’a pu acquérir et conserver qu’au prix des plus détestables artifices... ». Or, Thiers lui-même dénonce aussi le favoritisme : « Je suis indigné, mon équité naturelle est révoltée quand je vois de vieux employés sacrifiés à l’ambition d’un député ». Louis Gréterin pense qu’il est vraisemblable que son aïeul a eu tendance à appliquer la position de son protecteur et ami et publie plusieurs correspondances qui confortent cette opinion.
36C’est le népotisme de Gréterin qui est attaqué avec le plus de virulence par la presse. Il est possible de dire que, comme toujours et dans toutes les administrations, les grands commis – directeurs généraux, administrateurs, inspecteurs généraux et directeurs provinciaux – favorisent la carrière des membres de leur famille.
37Gréterin fait comme les autres et, peut être même davantage. La réforme administrative du 1er juin 1848 évoque la « dynastie Gréterin » et publie une liste de 19 cadres douaniers proches du directeur, en précisant qu’il convient d’y rajouter 60 à 70 cousins et alliés qui sont commis ou préposés des brigades.17
38Cette accusation est portée au cours d’une longue campagne particulièrement agressive, au cours de laquelle sont employées des insultes comme « hibou administratif, caméléon, despote, tyran, potentat, le plus implacable de nos ennemis, Nicolas armé de son knout ». Le népotisme existe depuis la Ferme : on est douanier de père en fils ou d’oncle à neveu, et l’aîné essaye de favoriser la carrière de son cadet. Cette pratique est aussi très courante dans les autres administrations civiles et militaires. Elle a continué sous la Révolution, l’Empire et la Restauration. Un temps suspendue sous le gouvernement de Juillet, elle a réapparu rapidement et certains sont allés jusqu’à prétendre : « En résumé, la condition du personnel peut se traduire par la formule suivante : nul ne doit prétendre aux emplois supérieurs s’il n’est périodiquement l’objet de puissantes recommandations ou s’il n’appartient à l’une de ces familles privilégiées qui ont un droit consacré aux bienfaits de l’Administration ».
39Jean Paloc, dont le père a servi dans les douanes de 1821 à 1866 et qui fut directeur sous le Second Empire et la Troisième République, a la même opinion : « C’était en définitive le régime du népotisme et du bon plaisir. Il a particulièrement sévi sous le règne de M. Théodore Gréterin ».18
40 Bacquès ne veut pas omettre de rappeler : « Loin de nous la pensée d’élever la moindre critique contre la longue, honorable et belle carrière de M. Th. Gréterin. Nous sommes convaincus qu’il n’a jamais cessé d’être guidé par le sentiment du bien et du juste. C’est plutôt et surtout à titre d’enseignement pour l’avenir que nous plaçons ici cette observation. Selon nous, un chef d’administration doit aussi rarement que possible laisser à ses délégués le pouvoir absolu déjuger et d’apprécier, notamment en matière de personnel. Sans doute il est pénible de se trouver parfois exposé à certaines importunités ; sans doute il est difficile, au temps présent, de résister, même fût-on ministre, à certains entraînements. Mais quelques barrières qu’on élève entre un directeur général et son personnel, elles n’arrêteront pas l’effronté qui parviendra toujours à faire miroiter aux yeux de l’autorité une valeur qu’il n’a pas ; l’employé modeste, loyal et consciencieux respectera, au contraire, ces barrières, et le plus souvent il végétera, ignoré, méconnu et profondément découragé. Aussi voudrions-nous que la connaissance des hommes fût toujours placée, avec la dignité du caractère et l’esprit d’équité, au premier rang des qualités requises de tout administrateur.
41« En terminant les quelques lignes consacrées à M. Gréterin, nous n’omettrons pas de rappeler un souvenir qui fait le plus grand honneur à sa mémoire. Durant les jours difficiles de 1848, témoins des plus étranges défaillances et des plus ridicules manifestations, des employés naguère empressés à solliciter son attention, ou comblés de ses faveurs, croient faire acte de patriotisme en invectivant leur chef, en le désignant à la justice du peuple souverain. À l’heure inévitable de la réaction contre ces excès toujours suspects, M. Gréterin a su tout oublier ».19
42Louis Gréterin refuse de « partager totalement » ces critiques et défend ainsi sa famille : « Il y eut certes une dynastie Gréterin, mais tous ses membres y furent intronisés dans la hiérarchie par la voie commune et réglementaire et en fonction de leurs aptitudes respectives, depuis le simple douanier jusqu’au directeur. Si certaines critiques pouvaient être fondées, ce ne pouvait concerner que la cadence dans l’avancement hiérarchique normal, ou l’attribution des postes. Sur ces points d’ailleurs les décisions ne pouvaient intervenir qu’en réunion du Conseil d’administration, mais il est vrai que la voix du président y était prépondérante. Par ailleurs, s’il y a lieu de s’étonner du nombre de membres de la famille incorporés dans la Douane, on en saisit facilement les motifs. L’un est permanent : un père déjà dans la carrière est bien placé pour y guider son fils et le faire profiter de son expérience ; l’autre est particulier à Gréterin : il avait dû, après le décès de son père, se substituer à lui pour s’occuper de ses frères encore jeunes. Il le fit avec le plus grand dévouement, et continua à être leur Providence, les faisant bénéficier, ainsi que leurs familles respectives, du fruit de sa propre réussite ». Pour conforter sa défense, Louis Gréterin reproduit plusieurs refus de son aïeul, opposés à des recommandations parlementaires.
43En 1844, une ordonnance rétablit le titre de directeur général des douanes et réorganise la gestion du personnel. Elle consacre les assimilations établies entre les grades de la ligne et ceux de l’administration centrale et les possibilités de passage de l’un à l’autre service.20
44Les événements de 1848 entraînent un profond bouleversement dans les administrations. Seul des anciens directeurs généraux, Théodore Gréterin est maintenu à la tête du service des douanes et traverse sans encombre cette difficile période. Le 25 février, il s’adresse ainsi à tout son personnel : « Les agents de tous grades du service des Douanes sont maintenus dans leurs fonctions respectives et appelés à les continuer avec le zèle et le dévouement qu’ils ont toujours montrés dans l’intérêt public. J’ai la ferme confiance que leur concours ne me manquera pas et qu’ils trouveront dans les circonstances difficiles du moment, de nouvelles occasions de faire preuve de l’esprit de patriotisme, de justice et de modération qui les anime ».21
45S’ouvre, en même temps, une nouvelle période de restrictions budgétaires. Le gouvernement commence par les appliquer au plus haut niveau de la hiérarchie. Gréterin perd son titre de directeur général ; il est ainsi ramené au niveau des directeurs de ministère, son traitement est réduit et passe de 20 000 à 15 000 francs. Trois sous-directeurs remplacent quatre administrateurs avec diminution de rémunération, mesure appliquée à tous les cadres supérieurs des Finances. Des sacrifices se traduisant par une retenue exceptionnelle sont demandés à tous les serviteurs de l’État ayant un traitement supérieur à 2 000 francs.
46Gréterin doit mettre en œuvre une réduction importante des effectifs. Les services extérieurs perdent en tout 2 500 postes soit 9 % de leurs effectifs. Il faut donc procéder à un redécoupage de presque toutes les directions pour tenir compte de la réduction des postes d’encadrement et fermer nombre de petits bureaux et de points de passage. Gréterin est soupçonné de mettre beaucoup de zèle dans l’application des directives gouvernementales pour échapper à une disgrâce, car on le sait suspecté d’avoir été inféodé au régime précédent.
47 Comme en 1831, il a la sagesse d’accompagner la réorganisation imposée par le gouvernement d’un certain nombre de mesures conformes au désir de la majorité des douaniers. Il s’applique à revaloriser les traitements des agents subalternes. Après avoir fait réduire la profondeur du rayon et supprimer presque toutes les brigades intermédiaires, il consacre une partie de l’économie induite par toutes les mesures qui viennent d’être prises, à des augmentations des petits salaires dans les bureaux et les brigades. D’autre part, il décide, pour un grand nombre d’agents, d’une élévation de classe.
48Avec son habileté coutumière Gréterin met l’accent sur ce qu’il appelle une « justice distributive ». Il s’adresse ainsi aux personnels : « En présence de circonstances qui lui commandaient impérieusement de réaliser des économies, l’Administration ne pouvait perdre de vue la nécessité non moins urgente d’améliorer la position d’un grand nombre d’agents inférieurs trop faiblement rétribués. Il y avait ainsi pour elle une double tâche à remplir, problème d’autant plus ardu que l’une des deux solutions pouvait tout d’abord paraître exclusive de l’autre. C’est cependant ce but qui a été atteint par la nouvelle organisation que vient de recevoir le service des départements. »
49Il poursuit : « J’attends les plus heureux résultats de la nouvelle organisation. La condition des agents inférieurs se trouvant améliorée, le recrutement deviendra plus difficile et meilleur ; il y aura plus de latitude pour les choix des nouveaux sujets, et ce que le personnel gagnera quant à sa composition, viendra se réunir aux autres éléments de compensation de ce qu’il aura perdu, quant à l’effectif. J’aime à croire, d’ailleurs, que les augmentations de traitement accordées à un si grand nombre d’employés, en récompensant leur zèle dans le passé, en l’excitant dans le présent et l’avenir, deviendront elles-mêmes une garantie de plus d’un service toujours vigilant, probe et dévoué. Si, comme j’en ai la ferme confiance, ces prévisions s’accomplissent, un notable progrès aura été réalisé dans le service des douanes. Mais il n’a pu être obtenu sans entraîner de nombreuses admissions à la retraite, conséquence inévitable de suppressions non moins nombreuses ; et le sentiment d’avoir satisfait, autant qu’il était en elle, aux nécessités de la situation, n’adoucit que faiblement le regret qu’éprouve l’Administration d’avoir dû se séparer, plus promptement qu’elle ne l’aurait voulu, de beaucoup d’agents dont, dans des circonstances moins difficiles, j’aurais été heureux de voir se prolonger la carrière ».22
50En 1849, le gouvernement veut mettre un terme à l’agitation provoquée par les sociaux-démocrates et Achille Fould, le ministre des Finances, traduit cette volonté en termes incisifs : « Quelques-uns des agents du département des Finances se sont rendus coupables de faits graves dans leur conduite politique. [...] Je veux espérer que les agents de tous grades se pénétreront, plus que jamais de rester étrangers aux menées des ennemis de l’ordre. [...] Disposé à récompenser les bons services, je montrerai une juste sévérité à l’égard des agents qui se laisseraient entraîner hors de la voie que je viens de leur tracer ».23
51Gréterin, dans sa transmission, ne fait aucune allusion aux écarts dont des douaniers se seraient rendus coupables et il affirme : « Le personnel des douanes s’est de tout temps distingué par son patriotisme et son bon esprit. Il demeurera fidèle à son passé et à toutes les traditions qui l’honorent ». Avec habileté, il souligne : « Il n’y a rien dans la règle de conduite que le ministre trace à tous les agents des Finances qui ne soit conforme aux principes constamment suivis par l’Administration des Douanes : les devoirs de l’employé et les droits des citoyens s’y trouvent conciliés à l’honneur de l’un et de l’autre ».24
52Poursuivant sa politique de « justice redistributive », Gréterin fait prendre un arrêté réorganisant la répartition des parts de saisie, retirant aux directeurs, inspecteurs, sous-inspecteurs, et receveurs principaux, la part des saisies qui leur était attribuée et la redistribuant aux cadres subalternes. Il procède à la réforme des modalités du produit des taxes de plombage et d’estampillage. À partir d’un fond commun, une répartition trimestrielle comportant un plafonnement pour les ayants droit et ne concernant plus les inspecteurs et receveurs principaux, constitue une mesure d’équité pour les agents des grades inférieurs.25
53Fin 1851, l’administration des contributions indirectes et celle des douanes sont réunies, une nouvelle fois, sous le titre de « direction générale des Douanes et des Contributions Indirectes ». Gréterin retrouve le titre de directeur général, supprimé en 1848. Instruit par l’expérience de 1814, il expose aux agents des deux administrations sa volonté de modeler la nouvelle entité par étapes successives.26
54Outre la difficulté de juxtaposer puis de faire fusionner deux services, deux « familles » aux habitudes, aux besoins, aux procédures différentes, Gréterin doit reprendre en mains l’administration des contributions indirectes, assez désorganisée. Dans différentes circulaires s’étalant jusqu’en 1857, il s’efforce de préciser les attributions de certains grades des contributions indirectes, de régler les détails d’exécution du service et de mettre en forme certaines procédures comme le contrôle de la fabrication des boissons, du sucre, de la soude, des sels, du tabac, etc. Mais, peut-être parce qu’il était viscéralement douanier, il ne fait guère d’efforts pour arriver à une fusion et les deux régies financières restent juxtaposées.
55Duverger pense que la tâche était impossible et s’exprime ainsi : « C’est trop pour un seul homme, [...] qui ne peut s’appuyer sur deux Conseils d’administration distincts et fortement constitués, ayant chacun leur allure propre, que le chef suprême n’a plus qu’à diriger. Mais ce dernier élément manque puisque [les] administrateurs ont été réunis en un Conseil unique formé d’éléments hétérogènes dont les membres ne parlent pas le même langage ».27
56C’est donc au cours des dix dernières années de son directorat, que Gréterin doit s’évertuer à régler les multiples problèmes posés par cette fusion qui ne lui survivra guère. Lorsqu’il quitte ses fonctions, Gréterin évoque les froissements et les regrets qu’il a tâché d’adoucir et regrette que ses premières impressions n’aient pas disparu.
57Il est amené à appliquer une politique douanière à prédominance protectionniste, tempérée par les dérogations consenties par une série de traités de commerce bilatéraux et par l’aménagement de procédures douanières comme le transit, l’entrepôt et l’institution, en 1836, de l’administration temporaire.
58Gréterin expose son opinion sur les prohibitions dans un rapport daté du 5 octobre 1846 : « Se plaçant à la fois en dehors des théories absolues des économistes et des prétentions exagérées des partisans du système protecteur, l’Administration s’est constamment appliquée à examiner, en présence des faits, ce qu’il pourrait y avoir à faire entre ces deux extrêmes pour satisfaire, dans la mesure de ce qui lui paraissait nécessaire et possible, aux besoins et aux intérêts généraux du pays. [...] J’ai été conduit à conclure, tantôt au maintien des prohibitions, tantôt à des modifications plus ou moins profondes, mais toujours combinées cependant de manière à conserver à nos industries une juste mesure de protection. [...] Si de nombreux et graves motifs s’opposent à ce qu’il puisse être question de prendre dès à présent comme base de notre système économique les principes professés par les partisans du libre-échange, on ne peut méconnaître, d’un autre côté, tout en écartant de leurs discours et de leurs écrits les exagérations et les erreurs dont ils sont généralement empreints, que la critique qu’ils font de nos tarifs n’est pas toujours sans fondement et que leurs observations, comme leurs demandes, méritent en quelques points une attention sérieuse. [...] Il est avéré pour moi en présence des progrès successifs qu’ont fait nos industries, on peut aujourd’hui, sans danger pour elles, lever la plupart des prohibitions et les remplacer à l’avantage du Trésor et des consommateurs par des droits plus ou moins élevés, calculés de manière à ce que le travail national ne cesse pas d’y trouver une légitime protection ».
59C’est ce penchant pour le libéralisme qui a marqué l’idée qu’il se fait de l’avenir de la politique douanière. En 1852, il affirme dans un autre rapport au ministre des Finances : « J’ai depuis longtemps exprimé l’idée que notre régime protecteur devait être dégagé de rigueurs inutiles ». Mais M. Thiers, tout puissant à l’époque, a péremptoirement affirmé : « Nous faisons de tout et très bien, aussi nous avons des rivaux partout contre lesquels il faut nous défendre... De toutes les chimères que j’ai eues à combattre il n’y en a pas de plus vaine et de plus dangereuse que celle qui s’est appelée libre-échange ».28
60Aussi Gréterin ne peut aller au bout de ses idées. Il se voit obligé de se conformer à celles de son ami et protecteur. M. Thiers et poursuit ainsi son rapport : « En présence des ménagements que divers intérêts réclament, il ne me paraît pas que la France ait à s’engager dans ce remaniement général de ses tarifs d’entrées et de son code maritime dont le gouvernement anglais voudrait faire le point de départ de la négociation nouvelle. Les intérêts des deux pays seront plus convenablement pondérés par un traité plus restreint ».
61Boucher de Perthes donne un éclairage empreint de sévérité sur ses convictions et son action en matière de politique douanière : « M. Gréterin n’était pas l’ami du commerce, tant s’en faut ! Mon livre contre les prohibitions était pour lui un véritable contresens. Est-il encore de cet avis ? Je ne sais, mais un jour, il y cessera de l’être et reviendra au mien. [...] Du reste je lui ai toujours rendu justice : homme intègre, administrateur équitable sa gestion est restée pure. Sans doute pourrait-on lui demander plus d’ampleur dans les idées, ses vues financières manquent de portée mais elles sont consciencieuses. [...]
62« Que pouvait un directeur des douanes contre ces prohibitionnistes enragés ? Les éclairer était difficile ; d’ailleurs, pour ceci, il fallait y voir clair et avoir une conviction qu’alors bien peu de personnes avaient ou osaient manifester. Cette conviction M. Gréterin ne l’avait pas ; loin de là ; il avait la foi contraire : enfant de la vieille école où il avait conquis ses grades, imbu des vieilles traditions et des lois du Premier Empire, il croyait de son devoir de les maintenir et il voulait les appliquer avec toutes leurs conséquences. [...] Il a tenu à honneur de remplir son mandat – doit-on lui en faire reproche ? Non, il a pu se tromper, mais nous le répétons, il l’a fait en conscience et n’a voulu tromper personne. »29
63D’après ce que l’on sait, il ne s’est jamais engagé politiquement et a su taire ses préférences. Au début du Second Empire, il a servi avec dévouement et sans en montrer de gêne, la nouvelle politique douanière qui s’écartait catégoriquement de celle qu’il avait été amené à appliquer pendant vingt ans. Mais l’entourage immédiat de Napoléon III, tout en rendant hommage à la prudence et à l’expérience de Gréterin a dû estimer qu’il n’était pas l’homme de la politique libérale sur le point d’être appliquée.
64En effet, des négociations discrètes, pour ne pas dire secrètes, ont été menées avec l’Angleterre au cours de l’été 1859. Elles amènent au « coup d’Etat douanier » concrétisé par la convention du 23 janvier 1860. On peut raisonnablement craindre une certaine résistance de la part du directeur général des douanes chargé d’appliquer, au cours d’un directorat étalé sur vingt-neuf ans, une politique douanière résolument protectionniste.
65Aussi Gréterin est-il écarté des ultimes négociations et en conçoit peut-être une certaine amertume. Comme sa santé va déclinant, il demande à être relevé de ses fonctions quelques jours avant la conclusion du traité de commerce avec l’Angleterre, promulgué par décret du 10 mars 1860.
66Dans sa lettre d’adieux aux douaniers, il évoque l’état altéré de sa santé qui l’oblige à se séparer de ses collaborateurs. Il affirme : « la pensée du bien et du juste m’a constamment guidé et en toute circonstance favorable ou adverse, je me suis attaché à conformer ma conduite et mes actes à cette double inspiration. Il ne m’appartient pas de juger à quel degré le but que je me suis toujours proposé a été atteint par nos communs efforts ; mais je suis heureux de proclamer ici, qu’au milieu même des occurrences les plus difficiles, je n’ai jamais cessé de rencontrer chez mes collaborateurs de tous les rangs, le concours le plus dévoué et le plus fructueux. L’esprit libéral et conciliant imprimé à l’action du service l’a rendue tous les jours plus facile et l’a mise à l’abri de toute prévention injuste. L’Administration a ainsi grandi dans l’estime publique et rehaussé le rang qu’elle occupe dans les plus importants services de l’État. Elle tiendra certainement à l’honneur de s’y maintenir ».30
67Tout au long de sa carrière les honneurs ne lui manqueront pas. Maître des requêtes du Conseil d’État en 1831, il est conseiller d’État en service extraordinaire en 1837 puis, en 1852, conseiller ordinaire hors section.
68 Il est fait chevalier de la Légion d’honneur en 1828 et obtient le grade de grand officier le 17 janvier 1853. Il est nommé à l’Académie des sciences morales et politiques le 14 avril 1855, mais ne participe guère aux débats, vraisemblablement trop pris par ses fonctions officielles.
69Sa carrière se termine par un passage relativement court au Sénat. C’est à la date du 3 mars 1860 qu’il est élevé à la dignité de sénateur. Il est rapporteur des commissions sur la douane et le commerce international.
70Mais début 1861, son état de santé s’étant profondément altéré, il ne participe plus aux travaux sénatoriaux et décède le 16 mai de la même année.
71Il laisse une veuve âgée de seulement 45 ans, Henriette Le Blant, fille d’un avocat au barreau de Paris. Il l’a épousée, alors âgée de vingt ans, le 4 juillet 1836. De ce mariage tardif naissent six enfants, trois garçons et trois filles.
72L’un des garçons, Georges, est entré en douane comme surnuméraire et terminera comme trésorier-payeur général.
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73Le service de l’État paraît avoir envahi la vie de Théodore Gréterin depuis ses débuts dans le surnumérariat. Travailleur infatigable, il a tenu à mener à la perfection les différentes tâches qui lui ont été imparties.
74Pendant les vingt-neuf ans de son directorat, il a su diriger sans encombre cette grande administration qu’était la douane. En outre, il a réussi à réorganiser et, en particulier, à structurer le service des contributions indirectes.
75Commissaire du gouvernement auprès du Parlement, il a suivi l’élaboration et la discussion des lois douanières. Il y a déployé un savoir et une compétence exceptionnels qui l’ont rendu indispensable au gouvernement. Ces qualités lui ont valu d’être nommé membre du Conseil supérieur du commerce.
76Directeur général, il a essayé d’améliorer le sort matériel des douaniers. Sa justice redistributive a permis d’augmenter les salaires des employés des grades inférieurs, à la suite de la suppression d’un grand nombre de postes décidée par le gouvernement dans un souci d’économie budgétaire. Il a fait en sorte qu’une partie appréciable de ces économies serve à la Douane et aux douaniers. Il a augmenté les avantages annexes perçus par les agents d’exécution en écartant de certaines primes les cadres supérieurs.
77C’est à la suite de ses rapports élogieux, rappelant la conduite héroïque des douaniers au moment des invasions, que la douane a reçu, en 1832, une organisation militaire.
78 Sa gestion a fait l’objet d’attaques particulièrement vives. Il lui a été reproché, de façon aussi constante qu’insistante, son népotisme facilement démontré par les avancements rapides accordés à plusieurs parents. Il était aussi taxé de céder trop facilement aux interventions parlementaires en matière de gestion du personnel. Mais il faut remarquer que c’était avant tout un homme conciliant, et que les circonstances dans lesquelles il a eu à exercer ses fonctions étaient loin de lui laisser une entière liberté d’action.
79Son autorité a été trop souvent remise en cause et amoindrie (même sur le plan de son traitement) pour lui permettre de réagir contre toutes les influences qui venaient paralyser ses efforts.
80Cependant, dans la réponse évoquée plus haut à un article paru dans le journal La France administrative et reprenant ces critiques, il se défend de n’avoir pas su se réserver le choix de son personnel et d’avoir dû céder à l’influence des députés : « Mes collaborateurs savent si j’ai su résister à des influences qui auraient arrêté le cours de la justice distributive et détruit tant de principe d’émulation ». Dans un autre courrier, l’accusation de népotisme est récusée. Gréterin affirme : « Je défie qui que ce soit de citer un de mes actes qui puisse la justifier ».
81Une opinion parue dans un journal à caractère syndical donne cette explication pour le moins sévère : « Il manquait à M. Gréterin, homme de mérite d’ailleurs, une chose essentielle... Il n’était pas indépendant. M. Gréterin, l’enfant de ses œuvres, qui par son travail et son savoir faire, avait su arriver à une aussi belle position, n’avait aucune fortune personnelle, aucune autre position dans le monde que celle que lui donnait sa place. Il devait par conséquent avoir le plus grand intérêt à la conserver et à s’y ancrer pour lui et pour les siens ».31
82Il est difficile d’évaluer la résistance de Gréterin aux interventions et sollicitations du pouvoir politique. Il faut cependant noter que l’arrêté du 24 décembre 1845 a prévu un strict processus pour l’avancement des agents des douanes. Gréterin aurait-il concouru à la publication d’un tel texte pour mieux le violer ? La question reste posée. Cependant, tel qu’il apparaît dans les textes compulsés, la réponse semble devoir être négative.
83La carrière de Théodore Gréterin fut d’une longévité exceptionnelle, en raison certainement de ses qualités, au premier rang desquelles il faut mettre l’intelligence, une énorme capacité de travail, un esprit de conciliation et de prudence. On doit y ajouter l’ambition qui a sous-tendu ses débuts et la chance qui lui a procuré des amitiés et des appuis importants comme celui de M. Thiers.
84Gréterin s’est imposé par sa valeur professionnelle. Il a su se rendre indispensable au point de rester en place, aussi bien après la révolution de 1848 qu’après le coup d’État du 2 décembre 1851. Il est à présumer que les sphères gouvernementales ont prisé au plus haut point son savoir-faire et se sont refusés à mettre dans des mains moins expérimentées la gestion de cet important service qu’était la douane à cette époque et, cela malgré les vives critiques parues dans la presse.
Notes de bas de page
1 Les précisions sur la vie de Gréterin, et en particulier les passages entre guillemets, sont, sauf indications contraires, extraites du livre de Louis Gréterin, Un grand commis de la douane française, Théodore Gréterin, AHAD, 1983.
2 Microfiche de détail des services : Service des archives économiques et financières, Savigny-le-Temple.
3 Voir chapitre III, p. 146.
4 Voir chapitre III, p. 145-146.
5 Voir chapitre III, p. 146.
6 La France administrative, Gazette des bureaux, citée par L. Gréterin, op. cit., p. 35.
7 Ordonnance du 5 janvier 1831 : LRDF, tome XVIII.
8 Circ, du 7 janvier 1831 : LRDF, tome XVIII. Voir détail de cette circulaire, chapitre III, p. 100.
9 G.M., Des administrations financières et de leur organisation (1831), cité par L. Gréterin, op. cit., p. 41.
10 J. Clinquart, L’administration des douanes... sous la Restauration..., op. cit., p. 241.
11 Voir extraits de cette circulaire, chapitre III, p. 149.
12 J. Clinquart, « Origine et ambiguïté... », art. cit, p. 354.
13 La réforme administrative, citée par L. Gréterin, op. cit., p. 58.
14 La France administrative de Van Ténac, du 25 février 1841, citée par L. Gréterin, op. cit., p. 64.
15 La France administrative de Van Ténac, du 2 mars 1841, citée par L. Gréterin, op. cit., p. 65.
16 Théodore Gréterin : JFP, n° 51.
17 La réforme administrative, n° 4, 1er juin 1848, citée par L. Gréterin, op. cit., p. 72.
18 J. Paloc, op. cit., p. 20.
19 H. Bacquès, op. cit., p. 177.
20 Ordonnance du 17 décembre 1844 : LRDF, tome XXII.
21 Circ. 2219 du 29 février 1848 : LRDF, tome XXIII.
22 Circ, du 15 septembre 1848 : LRDF, tome XXIII.
23 Circ, cabinet du ministre du 9 novembre 1849 : LRDF, tome XXIV.
24 Circ. 2359 du 14 novembre 1849 : LRDF, tome XXIV.
25 Voir chapitre III, p. 171.
26 Décrets du 27 décembre 1851 et circ, sans n°du 29 : LRDF, tome XXIV.
27 T. Duverger, op. cit., p. 110.
28 L. Gréterin, op. cit., p. 115-120.
29 J. Boucher de Perthes, Sous dix rois, op. cit., tome VII, p. 239. Lettre du 26 août 1857.
30 Circ, sans n° du 8 mars 1860 : LRDF, tome XXVIII.
31 La France administrative, tome IV, p. 73 cité par J. Clinquart, L’administration des douanes... sous la Restauration..., op. cit., p. 481, annexe I.
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