La direction du Budget au miroir de la Sécurité sociale, 1944-19581
p. 327-344
Texte intégral
1« Plus que de pressions, il faudrait parler d’oppression. » Ainsi s’exprimait en 1980 Paul Bacon, ministre du Travail dans treize gouvernements de 1950 à 1962 lorsqu’on lui demandait de caractériser l’attitude du ministère des Finances vis-à-vis de son département2. Le régime général de la Sécurité sociale, dont il avait la responsabilité en tant que ministre, n’aurait pas été mieux traité par la rue de Rivoli, accusée de chercher à soustraire l’institution à la tutelle de la place de Fontenoy. Privée de son puissant protecteur, elle se serait alors trouvée à la merci de ses nombreux détracteurs. Ce thème du démantèlement de la Sécurité sociale se trouve exprimé avec force par les représentants des caisses. Théoriquement responsables de la gestion, les cadres syndicaux des conseils d’administration dénoncent assez unanimement les empiétements de la direction du Budget sur l’autonomie de la Sécurité sociale : pour René Mathevet, vice-président de l’Union nationale des caisses d’allocations familiales (UNCAF) jusqu’en 1967 et administrateur de la Caisse nationale de Sécurité sociale, le Budget était en fait le véritable patron du régime général : « le ministère des Finances est intervenu en maître tout puissant de [s]es possibilités financières. Et depuis la loi de finances de 1962, il y a eu une aggravation. [...] Le ministère des Finances est devenu de fait le régulateur des finances de la Sécurité sociale, intervenant en tant que de besoin de l’extérieur et imposant son point de vue3 ».
2Devant cette constatation, il faut donc nous demander quelle a été la politique exacte de la direction du Budget en matière de Sécurité sociale depuis la guerre pour motiver un tel rejet et ce qui le justifie. Avant d’aller plus loin, deux précisions sont nécessaires : tout d’abord, nous nous limiterons au cas du régime général. Englobant tous les salariés du privé, ainsi que les fonctionnaires et les ressortissants de divers régimes spéciaux pour le remboursement des soins, il est le plus important. Surtout, sa dynamique démographique et économique dans la France de la Croissance lui donne vocation à jouer un rôle de pilote et de témoin tout à la fois vis-à-vis des régimes des autres groupes professionnels. Ceux-ci ne seront pas totalement absents toutefois, dans la mesure où leur existence n’est pas sans conséquence sur l’évolution du régime général et l’attitude du Budget à son égard, comme nous le verrons. Pour limiter notre propos au cadre chronologique retenu pour cette journée, nous nous en tiendrons d’autre part à la période comprise entre l’instauration de la Sécurité sociale en 1945-1946 et le retour du général de Gaulle. La IVe République, donc. Une telle limitation trouve aisément sa justification interne : ces douze années voient en effet les institutions issues de la guerre prendre une importance considérable dans la vie de la Nation. Portée par une aspiration croissante au mieux-être et au progrès social, la Sécurité sociale va rapidement brasser des sommes considérables. La croissance des dépenses adopte un rythme détaché de celle des salaires et du revenu national. Avec elle apparaissent les premiers problèmes de financement, qui influeront sur la marche de l’institution. C’est donc pendant les années de la IVe République que la protection sociale, marginale avant-guerre, devient une préoccupation des français et un enjeu permanent de la vie sociale, économique et politique. Ces années sont celles d’une émergence.
3À cette histoire, la direction du Budget ne pouvait rester étrangère. Peut-on pour autant la considérer comme le principal responsable des inflexions survenues pendant ces douze années ? Les pouvoirs et le rôle qui lui sont dévolus suffisent-ils à faire de son action une variable explicative centrale ?
4Pour répondre à cette question, il convient de préciser les liens institutionnels existant entre la Sécurité sociale et la direction du Budget. Ce sont eux en effet qui autorisent l’intervention de l’une dans la gestion de l’autre. Une fois précisés les pouvoirs exacts de la rue de Rivoli, nous examinerons les reproches qui lui sont adressés et nous demanderons quels objectifs elle poursuit en la matière. Nous pourrons alors tenter un essai de bilan de son action et dégager la vision qui nourrit les interventions de la rue de Rivoli.
I. LA TUTELLE DU BUDGET
5Héritier de la tradition mutualiste, le régime général de la Sécurité sociale est distinct de l’État. Formé d’une pyramide de caisses dont le personnel est régi par des conventions collectives de droit privé, il est géré par les représentants des assurés sociaux, issus majoritairement des centrales ouvrières jusqu’en 1967. Corollaire de cette indépendance sur le plan institutionnel, son financement est d’origine professionnelle. L’existence de cotisations salariales finançant la totalité des dépenses fonde la prétention des gestionnaires à présenter le régime comme une institution de la classe ouvrière, vouée à la redistribution d’une fraction de son revenu.
6Ainsi, les fonds de la Sécurité sociale se distinguent-ils des fonds publics et échappent théoriquement au pouvoir de l’État. Toutefois, les caisses gèrent un service public dans lequel, prestations et cotisations ont un caractère légal. En conséquence, c’est bien l’État qui fixe le taux et l’assiette de celles-ci ainsi que les règles d’attribution et le montant de celles-là. Garant du bon emploi des fonds et du respect de la législation par les caisses, il dispose d’un pouvoir de tutelle sur l’institution. L’importance des sommes brassées, le caractère de parafiscalité qui s’attache aux cotisations justifie que le ministre des Finances soit associé à ces prérogatives. La direction du Budget dispose donc d’un certain nombre de pouvoirs vis-à-vis du régime général, notamment celui, partagé avec le ministère du Travail, de s’opposer à toute décision « de nature à compromettre l’équilibre financier des caisses4 ». Mais, conséquence de l’autonomie du régime, ce pouvoir de tutelle n’est en aucun cas celui d’une gestion directe. Or, la Sécurité sociale va brasser au cours des années cinquante des sommes sans cesse croissantes, opérant une redistribution considérable des revenus, non sans retentissement sur l’économie et les finances publiques. Elle va apparaître ainsi de plus en plus comme un acteur de premier plan, qu’il faudra nécessairement contrôler, eut égard à l’enjeu financier. C’est ce que confirment divers témoignages : « Le problème pour nous [...] c’était d’éviter que cet organisme autonome et financièrement indépendant ne prenne des dispositions qui conduiraient à la catastrophe financière » estime un responsable de l’époque5. Mais ce contrôle ne peut se faire que de l’extérieur. En outre, l’explosion des dépenses de santé était loin d’être prévue à la Libération. Les experts du ministère du Travail, s’appuyant sur l’évolution constatée avant-guerre, prévoyaient alors une évolution parallèle des dépenses et des salaires6. Dès lors, la tutelle, conçue à l’origine comme légère, va s’alourdir considérablement au fil des ans, au grand dam des administrateurs qui y voient une trahison de l’esprit de 1945. Peut-être faut-il voir dans ce phénomène une source du contentieux persistant entre les deux institutions.
7Mais l’attitude du Budget ne saurait être comprise sans prendre en compte un autre aspect du modèle institutionnel de la Sécurité sociale : il existe en France à côté du régime général une mosaïque de régimes professionnels, eux-aussi théoriquement distincts de l’État, mais qui n’ont pas son dynamisme et dépendent de fonds publics. Soit directement, comme le régime agricole, financé essentiellement par des taxes votées par le Parlement dans le cadre d’un budget annexe, soit indirectement, comme les nombreux régimes spéciaux déficitaires (SNCF, Mines...), qui ne subsistent que par la grâce de subventions publiques. Enfin, l’État doit à la masse de ses fonctionnaires une série de prestations en espèces (pensions, prestations familiales...) dont il a conservé la charge directe. L’existence de ces régimes aux possibilités contrastées et dépendants des finances publiques va jouer un rôle fondamental dans l’attitude de la direction du Budget : face aux gestionnaires du régime général, représentant les intérêts des salariés du privé, elle est naturellement contrainte à adopter une vision « globale » des problèmes.
8Essentiellement tutélaire, le pouvoir de la direction ne s’exerce pas seul. Elle le partage avec d’autres ministères et au premier chef le Travail, qui détient la prééminence, ce qui n’est pas sans conséquence sur ses relations avec la Sécurité sociale.
9Destiné à la classe nombreuse obsédée par « l’insécurité du lendemain7 » dont il se donne pour but de favoriser la promotion et l’intégration dans la Nation, le régime général doit à ces origines de relever historiquement du ministère du Travail. Cette prérogative se traduit par la présence place de Fontenoy d’une importante direction générale à qui incombe le suivi au jour le jour des problèmes techniques qui se présentent dans la vie de l’institution, mais aussi l’initiative législative et réglementaire, ainsi que le contrôle de légalité des décisions des gestionnaires, y compris dans le domaine financier. La direction du Budget a donc un interlocuteur au sein même de l’Administration, avec qui elle doit composer. Ses interventions passent nécessairement par la direction de la Sécurité sociale. C’est là que les représentants des Finances trouvent leurs interlocuteurs privilégiés. Entre les gestionnaires élus de la Sécurité sociale, qui se considèrent comme porteurs d’une légitimité autonome et les fonctionnaires du Budget, il n’y a guère de contacts. Le seul endroit où l’on observe une fréquentation directe et régulière est le conseil d’administration de la Caisse nationale, établissement public où le Budget dispose d’un représentant. On y assiste fréquemment à des frictions, la rue de Rivoli étant accusée d’empiéter sur les pouvoirs du Conseil : dès 1947, un incident oppose les représentants des caisses à celui des Finances et les élus décident de ne plus siéger tant qu’une clarification des rôles n’aura pas eu lieu8. Ainsi, accusateurs et accusés ne se connaissent guère. Les fonctionnaires des Finances apparaissent pour les gestionnaires de la Sécurité sociale comme « les hommes de l’ombre », d’autant plus facilement soupçonnés de vouloir tirer les ficelles en coulisse que les contacts sont rares.
10Si la communication passe naturellement mieux entre hauts-fonctionnaires qu’avec des représentants ouvriers, il ne faudrait pas croire, toutefois, que les rapports avec le ministère du Travail soient exempts de frictions. C’est que la « culture » Budget est profondément différente de celle du Travail. Et il n’est pas rare de voir ce dernier faire sienne la doctrine de la Fédération nationale des organismes de Sécurité sociale (FNOSS). Les relations sont alors classiquement celles qui opposent en général les Finances aux ministères « dépensiers ». Soucieux de garder les coudées franches et sa prééminence, le Travail « oublie » parfois de prévoir une place pour les Finances dans les projets qu’il échafaude. Symétriquement, le Budget va s’efforcer d’obtenir, chaque fois qu’une décision importante est en jeu, un pouvoir de contrôle, soupçonnant la direction de la Sécurité sociale de faiblesse vis-à-vis de la pression syndicale ou de vouloir forcer la main de l’État en le mettant devant le fait accompli. Ainsi lorsque Albert Gazier, ministre des Affaires sociales dans le gouvernement Guy Mollet voulut obtenir en 1956 le remboursement effectif à 80 % des honoraires médicaux : le ministre fit préparer un projet s’inspirant du protocole d’accord passé trois ans auparavant par la FNOSS et les syndicats de médecins. La procédure initialement prévue ne laissait qu’une place très faible à l’État dans l’approbation des tarifs de responsabilité des caisses, facteur essentiel de l’équilibre financier. Le Budget fit alors du renforcement du pouvoir de l’Administration un préalable à son aval et exigea que le ministère des Finances soit investi, au côté du Travail, d’un droit de veto9.
11Dans cette rivalité, la rue de Rivoli dispose d’un atout. L’éclatement de la protection sociale française lui donne un rôle central : elle est le seul ministère dont la tutelle s’exerce sur l’ensemble des régimes. Par contraste, le Travail doit traiter avec l’Agriculture pour tout ce qui relève du régime agricole, ou avec l’Industrie pour le régime des Mines, par exemple. La Cour des comptes dispose bien à partir de 1950 d’un pouvoir de contrôle des organismes10 mais l’Inspection des finances reste le seul corps tutélaire à porter ses investigations dans l’ensemble des régimes sociaux jusqu’à la création de l’Inspection générale de la Sécurité sociale en 196011. Ce privilège donne aux objections des Finances un poids considérable et achève de déterminer une vision globale des problèmes de Sécurité sociale.
12Toutefois, le Travail conserve une prérogative essentielle dans ses relations avec le Budget : la prééminence officielle qui lui est reconnu en tant que tuteur. Il lui échoit à ce titre un rôle d’initiative et de proposition que le Budget ne possède qu’à un degré bien moindre. Si celui-ci peut s’opposer en bloc à une mesure, exiger des modifications, il ne peut imposer à son partenaire un projet complet élaboré de son propre chef, le ministre du Travail faisant de sa primauté un point de principe quant à son autorité au sein du Gouvernement.
13Dans la partie qui se joue entre les Finances et la Sécurité sociale, il n’y a donc pas deux mais trois joueurs, dont les positions relatives ne sont pas immuables, ce qui vient compliquer les relations entre les gestionnaires et l’Administration. Le ministère des Finances possède un pouvoir de tutelle, qu’il va s’efforcer d’élargir chaque fois que possible. Mais ce pouvoir, qui n’est pas de gestion directe, il le partage avec le Travail, qui conserve un atout : la faculté d’initiative et de proposition. Par contraste, le pouvoir du Budget se résume essentiellement à une force d’entrave, d’inertie et certes on sait toute la force que cette position donne au ministère des Finances. Mais nous voyons bien d’ores et déjà que le Budget ne peut guère avoir le rôle moteur que l’on peut être tenté de lui prêter. L’examen de la place faite à la Sécurité sociale dans l’organigramme de la direction achèvera de nous en convaincre.
14Avant 1945, les questions sociales relevaient d’un unique bureau, dit « bureau central », chargé des tâches communes et auquel était confié de surcroît certaines questions dont on ne savait trop quoi faire12. La tutelle des organismes sociaux y côtoyait celle des PTT et de la Radiodiffusion, le tout assuré en 1942 par trois fonctionnaires. Reflet d’une époque où les institutions sociales ne jouaient qu’un rôle marginal, où la tutelle de l’État restait lointaine, ses interventions rares. À la Libération, la direction est réorganisée et une sous-direction des affaires sociales mise sur pied pour répondre aux nouveaux besoins. Cependant, elle s’occupe aussi des affaires économiques et trois fonctionnaires continuent de se partager tout le travail au sein du 12e bureau, chargé de la Sécurité sociale. Ils seront bientôt cinq, puis sept en 1951. En 1954, les affaires économiques ayant rejoint une autre sous-direction, on dispose désormais de deux bureaux mais les effectifs restent stables. Ils ne connaîtront plus de changement jusqu’à la fin de la IVe République13.
15Au cours des années considérées, on assiste donc à un accroissement de la place dévolue aux affaires sociales, en liaison avec l’essor considérable des institutions. Mais les moyens ne suivent pas les besoins : sept fonctionnaires en tout et pour tout dans les deux bureaux sociaux en 1958, dont quatre pour le bureau chargé des principaux régimes. Reflet du rôle indirect du Budget ; reflet aussi sans doute d’une pénurie générale de moyens. Reflet enfin, d’un certain désintérêt pour des questions jugées peu gratifiantes par des fonctionnaires d’élite ? Quoiqu’il en soit, la direction du Budget ne pouvait manifestement régenter la Sécurité sociale avec d’aussi maigres effectifs : ainsi était-on contraint, pour les prévisions, d’utiliser les chiffres fournis par les actuaires du ministère du Travail, faute d’effectifs spécialisés14. Certes, le pouvoir des quelques fonctionnaires présents excédait sans doute leur nombre du fait que leur approbation était nécessaire pour toute mesure ayant des incidences financières ; sans même évoquer le fait bien connu que les fonctionnaires des Finances sont les meilleurs du monde ! Par rapport aux dizaines d’agents de la direction générale de la Sécurité sociale, le contraste est néanmoins éclatant. Et la tâche n’en est pas moins écrasante car outre la tutelle stricto-sensu des régimes, la sous-direction doit encore élaborer le budget annexe des prestations familiales agricoles, collecter les chiffres qui servent à confectionner le « budget social de la Nation » présenté chaque année au Parlement, conseiller la sous-direction du Budget proprement dite sur tous les points de sa compétence et envoyer ses représentants dans toutes les caisses et organismes où elle possède un administrateur : Caisse nationale de Sécurité sociale, des mines, de la mutualité agricole, des invalides de la marine, caisse militaire, etc.
II. UN BUDGET SOUS TUTELLE ?
16Une fois caractérisée la place occupée par la direction du Budget dans le dispositif institutionnel, nous pouvons examiner les grandes lignes de son action au cours des douze années qui séparent l’entrée en vigueur du plan de Sécurité sociale du changement de régime. Ce sera l’occasion de mettre en évidence les principes directeurs qui président à son intervention. Pour ce faire, le mieux est encore de partir des critiques qui lui sont faites par les gestionnaires de la Sécurité sociale. Nous en retiendrons deux : tout d’abord, la direction du Budget est accusée de s’opposer à toute hausse des prestations ; ensuite, on lui reproche d’utiliser chaque fois que possible le budget de la Sécurité sociale comme un substitut commode de celui de l’État.
17Ses détracteurs voient dans l’attitude de la Direction vis-à-vis de la Sécurité sociale la marque d’une hostilité de principe. Accusées de s’opposer à toute hausse des prestations, les Finances manifesteraient ainsi un esprit anti-social, hostile aux avancées de l’État-providence et un attachement à des conceptions dépassées du rôle de l’État.
18Dans un contexte général de hausse des dépenses, les années cinquante voient en effet certaines prestations connaître une dégradation relative. Ce sont les prestations en espèce (avantages vieillesse, prestations familiales) dont l’État fixe en partie le montant. D’autre part, le remboursement des honoraires médicaux n’atteint que très rarement les 80 % fixés par la loi, faute d’entente entre partenaires sociaux. Malgré cela, les dépenses de soins connaissent une hausse importante. Dès 1950, la cotisation des assurances sociales ne suffit plus à couvrir les risques et la branche entre en déficit. Parallèlement, la branche famille, déficitaire les premières années va devenir largement excédentaire à partir de 1952. Ses fonds inemployés vont alors servir à combler les déficits des assurances sociales, par des virements périodiques opérés par la Caisse nationale de Sécurité sociale. L’équilibre général de l’institution devient ainsi la somme nulle de deux déséquilibres. Situation qui ne manque pas de provoquer la fureur des défenseurs de la Famille, qui n’hésitent pas à parler de détournement de fonds et réclament une hausse des prestations familiales. À ces demandes répétées, l’État, qui ne conteste pas franchement le bien-fondé de l’argumentaire oppose dans les faits une fin de non-recevoir. Si le Travail s’accommoderait d’une hausse des cotisations, la direction du Budget juge hors de question d’augmenter les prestations. Antoine Pinay, président du Conseil et ministre des Finances propose même d’officialiser le transfert en 1952, en demandant au Parlement une diminution du taux de la cotisation familiale au profit des assurances sociales, projet qui sera en partie à l’origine de sa chute.
19Pourquoi cette opposition résolue du Budget à toute hausse des prestations, malgré l’existence de cet excédent ? Les raisons en sont doubles : tout d’abord, l’excédent n’est pas réel. Il est en effet indispensable au financement du déficit des assurances sociales. Pour la Direction, qui raisonne en terme d’enveloppe globale, il faut d’abord épuiser les sommes disponibles à l’intérieur du régime général avant de faire appel à un financement supplémentaire. Sa conception de l’unité de la Sécurité sociale, à la différence du ministère du Travail chez qui elle est empreinte d’idéologie, voire de sentimentalisme, est essentiellement pragmatique : l’institution dispose de fonds ; il est rationnel de les utiliser plutôt que de faire appel à un financement extérieur, qui évite de poser le problème de la maîtrise des dépenses. À l’inverse les représentants des caisses raisonnent en fonction des fins sociales du régime. Les sommes destinées aux familles ne sauraient être distraites de leur destination et c’est séparément que l’État se doit de donner les moyens à chaque législation de remplir ses objectifs. Pour eux, il ne saurait être question d’enveloppe globale. Tout au plus peut-on envisager des avances momentanées de trésorerie ; en aucun cas de subvention permanente. Il faut soit augmenter les cotisations qui financent les dépenses de soins, soit mener à bien un certain nombre de réformes susceptibles de dégager des économies sans léser les droits des assurés sociaux.
20Attachée à l’unité de la Sécurité sociale, la rue de Rivoli l’est aussi pour des raisons de bonne doctrine financière. Elle est en effet hostile par principe au cloisonnement des fonds, source de rigidité dans la gestion, alors que l’expérience montre que la plus grande souplesse est au contraire nécessaire. En multipliant les fonds étanches, on multiplie en effet les problèmes de gestion. La position immuable du Budget se trouve parfaitement résumée dans la bouche d’un responsable ultérieur : « [la division des risques], venant du ministère des Finances, je n’y était pas particulièrement favorable, parce que [...] c’est la division des budgets, donc c’est la division des déficits. [...] Le ministère des Finances n’aime jamais ce qu’on appelle en langage technique « l’affectation des recettes à certaines dépenses », parce que comme il y a généralement peu de chances pour que dépenses et recettes évoluent parallèlement, ce système d’affectation – qui, par ailleurs, peut avoir des avantages politiques – est en général un système qui crée, soit des excédents dont certaines catégories ou intérêts se considèrent comme propriétaires, soit des déficits que personne ne veut combler et qu’on demande au budget de l’État de combler15 ».
21Ceci nous amène à un deuxième point : sans existence réelle, l’excédent des prestations familiales est nuisible. Sa persistance sonne comme une provocation et excite la revendication des milieux familiaux. Elle donne lieu à exploitation politique. Mais elle est également une source de danger permanent pour les finances publiques. Toute augmentation des prestations qui ne serait pas suivie d’une hausse de la cotisation des assurances sociales plongerait en effet l’ensemble du régime général dans les difficultés et le Trésor public serait nécessairement conduit à intervenir. D’autre part, elle serait immanquablement suivie à plus ou moins brève échéance par une augmentation dans les autres régimes dont nous avons vu qu’ils étaient tous plus ou moins directement à la charge de l’État, ce que le Budget souhaite par dessus tout éviter. « La stratégie des Finances [...] a toujours été de ne pas alourdir, dans la mesure du possible, les charges de l’État et la protection sociale française étant constituée de plusieurs wagons avançant à des allures différentes, de freiner dans la mesure du possible le plus rapide (le régime général) pour donner aux plus lents (les régimes spéciaux), qu’on se refusait à réformer, les moyens de le suivre16 ». Cette stratégie suffit à expliquer que le Budget eut préféré un transfert de cotisations entre législation à la poursuite indéfinie des virements entre fonds. À la différence du Travail, préférant parfois « laisser dans le vague les rapports financiers entre assurances sociales et prestations familiales17 », le Budget apparaît paradoxalement comme le partisan d’une clarification qui mettrait le pouvoir politique au pied du mur : celui-ci serait en effet amené, soit à reconnaître publiquement que la hausse des prestations familiales n’est pas possible dans un contexte de ressources limitées et de hausse incontrôlée des dépenses de santé, soit à poser clairement le problème de l’assurance maladie qui implique une hausse des cotisations ou un programme d’économies.
22Ainsi, on voit que l’hostilité de la direction du Budget à un relèvement des prestations familiales, ne semble pas relever d’un a priori, ou d’une mentalité hostile au progrès social. Si elle est amenée à prendre des positions qui peuvent sembler aller dans ce sens, elle le fait en vertu des seuls principes qui lui paraissent devoir prévaloir dans toute gestion. Elle ne sort pas ainsi de son rôle traditionnel (et on peut concevoir que cette attitude, précisément, puisse paraître odieuse, réactionnaire). Si elle semble parfois prendre position sur le terrain politique, ce n’est alors que la conséquence à ses yeux de l’indécision du pouvoir politique, incapable de poser clairement le problème devant l’opinion.
23Ces préoccupations nous les retrouvons dans le domaine des honoraires médicaux. Le législateur de 1945, suivant celui de 1930, avait souhaité que les assurés sociaux soient remboursés à 80 % des frais d’honoraires. Bien vite toutefois, cet objectif se révéla impossible à atteindre : dans la course des prix et des revenus qui s’instaure, les médecins refusent un conventionnement qui leur lierait durablement les mains et impose de longues négociations à chaque hausse de tarif. Portés par la vague inflationniste et une demande sociale en plein essor, ils refusent massivement le jeu conventionnel tout en prenant soin de ne jamais rompre tout à fait les discussions avec la FNOSS. De son côté, l’État, trouvant dans celle-ci un allié choisit dans un premier temps de maintenir les tarifs de responsabilité des caisses à un niveau très bas, espérant que les assurés sociaux imposeront au corps médical de s’asseoir sérieusement à la table des négociations. Mais bien vite, il faut se rendre à l’évidence. Les dépenses de soins connaissent une hausse importante et la branche assurances sociales éprouve des difficultés. Dans ces conditions, tout rattrapage du retard pris devient impossible. Le thème des économies fait son apparition et va bientôt occuper le devant de la scène publique. Déçue par l’attitude de l’État, qui se refuse à contraindre les médecins, la FNOSS décide alors un changement tactique d’alliance. Désormais, elle acceptera d’avantage les revendications médicales, et ses représentants à la commission nationale des tarifs, chargée d’avaliser les conventions conclues, voteront avec les médecins, mettant les représentants de l’Administration en minorité. Ainsi, l’État sera mis en face de ses responsabilités. La réaction ne se fit pas attendre : dès le 20 décembre 1950 un décret donnait au ministre du Travail la possibilité de suspendre les décisions de la commission. Dès lors et jusqu’en 1960, l’histoire des négociations en matière d’honoraires sera faite d’accords jamais appliqués et de blocage de fait des tarifs, assortis de hausses périodiques toujours insuffisantes.
24Dans cette situation, quelle est la position de la direction du Budget ? Son attitude envers le projet élaboré par Albert Gazier en 1956 nous permettra de la caractériser. Lorsqu’il arrive au gouvernement le ministre des Affaires sociales de Guy Mollet décide de régler le problème des honoraires. Il fait préparer un projet prévoyant le remboursement effectif à 80 %, assorti d’une clause de revalorisation automatique, en échange d’un certain nombre de garanties de la part du corps médical, notamment une limitation des possibilités de dérogation et des sanctions renforcées en cas de dépassement. Malgré cela, le projet Gazier reste fondamentalement libéral : les procédures pénales initialement prévues seront abandonnées ultérieurement en gage de bonne volonté vis-à-vis des médecins. Surtout, le ministre souhaite préserver le caractère contractuel du système de 1945, basé sur la libre négociation des partenaires sociaux. Pour ce faire, il prévoit même la suppression de la commission nationale des tarifs, contrôlée de fait par l’État. Dans une note au ministre des Finances, le directeur du Budget reconnaît que le projet ne tend en fait qu’« à donner vie à des règles qui en l’absence de toute sanction efficace ont été mises en sommeil par la force des faits18 ». En mars 1953, son prédécesseur, Roger Goetze, trouvait « évident qu’une collaboration confiante entre les médecins et la FNOSS présente un intérêt indiscutable, non seulement pour les assurés, mais également pour l’ensemble de la Nation19 ». Bien vite pourtant, le projet des Affaires sociales va devenir une pomme de discorde au Gouvernement, Gazier et le ministre des Finances, Ramadier, menaçant tour à tour G. Mollet de démissionner20.
25Pour la direction du Budget, le projet est inopportun, dangereux pour les finances publiques, déséquilibré enfin. Inopportun, il l’est parce que l’inflation menace et que les caisses de l’État sont vides : « la mise en application du projet du ministre des Affaires sociales se traduirait inéluctablement soit par une augmentations des charges du Trésor soit par la création de recettes nouvelles. Ni l’une ni l’autre de ces deux éventualités ne paraissent pouvoir être envisagées en un moment où, en dehors même du surcroît de charges imposé par l’Algérie, l’institution du Fonds national de solidarité va se traduire par un effort fiscal nouveau de 140 milliards21 ». En d’autres termes, tout n’est pas possible en même temps et le Gouvernement doit établir un ordre de priorité clair entre ses divers objectifs politiques. Mais l’objection décisive vient bien du risque que le projet ferait peser sur les finances publiques : certes, le financement ne doit pas faire appel à des fonds publics mais la branche des assurances sociales est déjà en déficit et l’adoption du projet ne manquerait pas de l’aggraver. En cas de difficultés, il serait fait appel au Trésor pour renflouer les caisses. D’autre part, comme dans le cas des prestations familiales, toute hausse de tarifs dans le régime général aurait une répercussion sur les autres régimes déjà en tout ou partie financés par des fonds publics. Or, pour la direction du Budget, la résorption du déficit est un préalable à toute hausse des prestations. Pour elle, il s’agit d’une question de principe : « au moment où le Gouvernement entend prendre dans tous les domaines [...] les mesures de véritable économie que la situation générale du pays commande, il ne peut renoncer à remettre de l’ordre dans le régime des assurances sociales, gravement déficitaire22 ». Il conviendrait donc de reprendre le problème « sous l’angle sensiblement différent d’une mesure d’assainissement au premier chef, et au second seulement, de protection de l’assuré contre certaines exigences du corps médical ». On comprend que la FNOSS, pour qui le respect de la législation et le remboursement effectif à 80 % passe en premier lieu, ait jugé inacceptable un tel renoncement. Toutefois, la marche préconisée par le Budget rejoint paradoxalement la position de celle-ci sur la question des relations avec les médecins, ce qui la rapproche de manière inattendue des gestionnaires de la Sécurité sociale.
26Réticente pour des raisons financières, elle redoute également, en effet, l’inefficacité du projet Gazier : par rapport à la législation de 1950 qui donnait à l’Administration un pouvoir de blocage, les procédure envisagées en 1957 marquent un recul, le ministre du Travail devant se contenter de faire appel, en cas de désaccord sur les tarifs, devant une commission dont la composition rend le verdict incertain. Le droit pour le ministre des Finances de s’opposer conjointement aux tarifs proposés est jugé indispensable. De même, la faiblesse des sanctions prévues en cas de non-respect des tarifs fait craindre au Budget que le but recherché ne soit pas atteint et que la hausse ne profite qu’aux médecins. La direction, qui regrette l’abandon de la procédure pénale initialement prévue, est partisan d’affirmer le rôle de l’État : « les principes régissant la profession médicale et la Sécurité sociale semblant antinomiques, [ne serait-il pas] plus réaliste de renoncer à des formules d’accord amiable qui jouent au seul profit du corps médical et mesurant les conséquences d’un conflit éventuel, de procéder par voie d’autorité, dans un domaine où l’efficacité semble commandée par l’adoption d’un système de sanctions soigneusement adapté ?23 »« Le véritable problème à résoudre est celui des rapports de la Sécurité sociale et des médecins, plus largement de l’État et du corps médical, groupement corporatif souvent accusé de vouloir se placer au dessus des lois ; c’est une question d’autorité de la puissance publique à qui il appartient de faire prévaloir ses vues sur celles de particuliers puissamment organisés du point de vue professionnel et politiquement influents24 ».
27La fermeté prônée dans cette affaire par la direction du Budget rejoint ainsi paradoxalement la position de la FNOSS jugeant qu’en cas d’échec du jeu conventionnel, il incomberait à l’État de faire respecter la législation en imposant aux médecins le respect des tarifs, au besoin par la fonctionnarisation. Malgré des divergences, on voit donc que les deux acteurs peuvent être amenés à se rejoindre sur le terrain des principes. Il en va de même sur la question des dépenses hospitalières, que le Budget juge excessive et souhaiterait freiner. L’idée qu’il existe une opposition irréconciliable entre les gestionnaires de la Sécurité sociale et des Finances, ceux-ci s’opposant en tout à ceux-là apparaît donc comme artificielle, trop générale pour être vraie. Comme la FNOSS, la rue de Rivoli, qui se fait une haute idée de sa fonction, estime que l’intérêt général doit primer en la matière sur les intérêts particuliers. Face à des groupements sectoriels égoïstes et des ministères techniques qu’elle soupçonne de faiblesse et qu’elle accuse volontiers de se comporter en relais des groupes de pression au sein même de l’Administration, la direction du Budget se sent investie d’une mission. Dans cette mission, toutefois, elle ne considère pas la FNOSS autrement que le corps médical et pour elle seule la voix de l’État saurait exprimer l’intérêt général.
28En 1956, la direction du Budget participe également à l’élaboration du projet de Fonds national de solidarité visant à améliorer le sort des « vieux ». Si le projet Gazier sur les honoraires n’aboutira finalement pas, à cause de l’opposition des médecins et des difficultés financières qui devaient engloutir le Gouvernement de G. Mollet, le FNS sera bien mis sur pied car il figurait dans le programme électoral du Front républicain comme une priorité et fut adopté rapidement. Bien que l’on ait voulu tenir compte dans son financement de la nécessité de ne pas peser sur les prix, déjà tendus, en instaurant une taxe fiscale sur les automobiles, le Budget exprime à plusieurs reprises ses réticences devant l’ampleur de la somme à collecter. Il craint en effet que l’effort demandé n’ôte à l’État toute marge de manœuvre fiscale dans la conjoncture économique et financière difficile que le printemps de 1956 laisse augurer. Mais dès lors qu’une volonté politique s’est clairement exprimée, la Direction collabore loyalement à l’élaboration du projet et celui-ci peut être voté par le Parlement, après plusieurs questions de confiance, en juin de la même année.
29Dans chacun des cas que nous avons été amené à évoquer, l’examen de l’attitude de la direction du Budget nous montre un petit nombre de soucis toujours à l’œuvre : éviter toute contribution budgétaire qui alourdirait les charges de l’État et constituerait un dangereux précédent, ne pas accorder au régime général d’améliorations sociales qui ne pourraient être accordées aux autres régimes, éviter les cloisonnements nuisibles à la souplesse dans la gestion des fonds, ne pas gêner la puissance publique dans sa propre collecte. Positions de principe ou techniques, plus que d’hostilité à l’égard de la Sécurité sociale. Dans son attitude, le Budget semble suivre une ligne classique de défenseur des finances publiques. Il ne s’aventure sur le terrain des propositions politiques, se risquant à émettre un avis sur les principes qui devraient selon lui guider les réformes à effectuer que lorsque le pouvoir lui semble manifester une faiblesse susceptible d’entraîner les plus grands abandons. Certes, le Budget est-il ainsi amené à promouvoir sa propre vision des rapports qui devrait unir la Sécurité sociale et l’État, mais aucune volonté de démantèlement ne nous est apparue. Avant de conclure dans ce sens, il nous faut toutefois examiner un deuxième grand type de reproche émanant des gestionnaires de la Sécurité sociale. La rue de Rivoli est accusée par eux d’avoir utilisé le budget de la Sécurité sociale comme un substitut de celui de l’État en mettant à sa charge un certain nombre de dépenses qui ne lui incombaient pas. Refusant de contribuer au financement du régime général, le Budget se serait en outre déchargé sur celui-ci d’un certain nombre d’obligations.
III. LES « CHARGES INDUES »
30Dans le contentieux qui oppose la Sécurité sociale et l’État, les « charges indues » constituent sans nul doute la principale pomme de discorde. Ce thème va prendre peu à peu une importance considérable, jusqu’à occuper le devant de la scène au milieu des années soixante. Le sujet devient alors un thème académique dans la littérature sociale. Ces charges sont accusées par les partenaires sociaux, qui trouvent un relais chez la plupart des observateurs et au Parlement, d’être à l’origine du déficit des assurances sociales, qui disparaîtrait avec elles si elles étaient supprimées. Dès la IVe République toutefois le thème des « charges indues » est pris en charge par les gestionnaires qui dénoncent les incohérences de la législation. Bien que la direction du Budget ne soit pas à l’origine de la plupart des dépenses incriminées, elle fera rapidement figure de principal accusé : dans un discours à l’Assemblée le 16 mars 1951, le ministre du Travail Paul Bacon reprend en effet la notion à son compte et désigne implicitement le ministère des Finances comme le véritable responsable de leur existence. De quoi s’agit-il ?
31D’une manière générale, de dépenses qui, selon ses gestionnaires, ne devraient pas incomber au régime général. La protection sociale française étant organisée sur un mode professionnel, ceux-ci estiment qu’il n’a pas, en effet, à supporter de charges pour des assurés relevant d’un autre régime. La base professionnelle doit avoir pour corollaire un strict cloisonnement entre les financements, pour des raisons de cohérence redistributive entre les groupes sociaux. Ils rejettent ainsi les allocations versées aux vieux travailleurs salariés relevant du régime agricole, héritage de la guerre, ou encore les versements périodiques dits de « surcompensation », destinés à égaliser les charges des prestations familiales des divers régimes à partir de 1954 et qui ajoutent une nouvelle ponction dans les fonds de la branche Famille. Pour les mêmes raisons, ils rejettent la charge d’un certain nombre de prestations qui, en raison de leur caractère d’assistance, relèvent de la collectivité tout entière, donc d’un financement par l’impôt et non d’un régime d’assurance financé par cotisations professionnelles comme le régime général. C’est la cas des prestations familiales à la population non-active dont le service a été confié au régime général ou des versements au « Fonds spécial des exclus » instauré en 1952 et qui verse des allocations d’assistance aux « vieux » ne relevant d’aucun régime. À ce deuxième type on peut rattacher également la critique faite aux prix de journée hospitalier qui incluent les dépenses des hôpitaux pour l’enseignement médical et la recherche ainsi que l’amortissement des investissements immobiliers. Pour la FNOSS, il est injuste de faire financer par les malades et les assurés sociaux le coût de la recherche médicale et de l’équipement sanitaire du pays, qui devrait relever de la collectivité nationale tout entière, donc du budget de l’État. Enfin, un troisième type de charges est constitué par des dépenses que celui-ci met, provisoirement ou définitivement, à la charge du régime général pour des raisons d’opportunité, sans justification doctrinale, utilisant le budget de la Sécurité sociale pour alléger ses propres charges. A cette dernière catégorie se rattache l’obligation pour le régime général de supporter les frais de fonctionnement de la direction générale de la Sécurité sociale et de ses services régionaux et l’insuffisante dotation du compte d’assurance-maladie des fonctionnaires. Au total, un ensemble de dépenses accusées de lester les comptes du régime général, de jeter le doute sur sa gestion et d’obscurcir les conditions de la redistribution entre les diverses couches de la population.
32L’examen de toutes ces dépenses serait par trop fastidieux, aussi nous en tiendrons nous au problème de l’assurance des fonctionnaires, moins pour son importance financière que pour sa valeur d’exemple au regard de l’incompréhension découlant de la présence de deux logiques antagonistes : celle de la Sécurité sociale et celle des finances publiques. Nous procéderons ensuite à une pesée globale des « charges indues », afin d’évaluer leur incidence sur le budget du régime général.
33On sait qu’en ce qui concerne les prestations en nature de l’assurance maladie-maternité, les agents de l’État et des collectivités publiques furent intégrés dans le régime général. Pour financer les dépenses, une double cotisation patronale et ouvrière est prévue et l’État-employeur verse aux caisses les sommes dues à ce titre par ses agents et pour son propre compte. Or, on déplore vite des retards importants de versements, les premières années, de sorte que la Caisse nationale doit consentir une avance permanente à la section « fonctionnaires » sur le budget général de la Sécurité sociale. Cette situation est due essentiellement aux lourdeurs de la comptabilité publique et aux pesanteurs administratives. Les délais d’ordonnancement sont longs et souffrent fréquemment de retards importants. Une telle situation est très dommageable dès lors que les sommes forment la contrepartie de dépenses qui se réalisent indépendamment du versement des cotisations. Pour des gestionnaires issus du monde syndical, de surcroît, une telle situation est évidemment intolérable. D’autant que, sans conséquences lorsqu’il s’agit d’une entreprise isolée, les retards prennent évidemment d’autres proportions lorsqu’il s’agit du premier employeur du pays. Mais plus grave encore, en manquant ainsi à ses obligations l’Etat donne le mauvais exemple. L’État-patron est stigmatisé, qui s’octroie des facilités de trésorerie aux dépens de la Sécurité sociale. Cette situation trouve un écho dans les rapports que l’Inspection des finances consacre à la Sécurité sociale en 1950 et 1956 : les inspecteurs y notent que par les nombreux retards de versements qu’elle tolère de la part des entreprises, la Sécurité sociale est amenée à consentir des crédits à l’économie en dehors de toute vocation et dans des conditions évidemment défavorables pour elle25. Ils relèvent les retards de versement des administrations publiques et condamnent une situation qui aboutit à faire financer par les salariés du privé l’assurance-maladie des fonctionnaires. Si l’Inspection prend acte dès 1950 des progrès réalisés dans l’ordonnancement, elle note que le taux de la cotisation reste insuffisant pour couvrir les dépenses26.
34Comme les salariés du privé, en effet, les fonctionnaires consacrent de plus en plus d’argent aux soins et un déficit se forme dans leur section comme dans la section générale. La cotisation a en outre été fixée à un taux très bas. Un interminable bras de fer va alors opposer les gestionnaires de la Sécurité sociale et la direction du Budget : pour les uns, qui se fondent sur l’exemplarité qui incombe à l’État et sur ses devoirs de puissance tutélaire, garante de la pérennité du régime, il est inadmissible qu’un tel déficit perdure. L’État, qui peut à la rigueur hésiter lorsqu’il s’agit d’accroître les cotisations des entreprises, ne doit pas hésiter à la faire pour son propre compte. Il a l’obligation morale d’équilibrer le compte des prestations sociales versées à ses agents. Pour la rue de Rivoli, l’État a certes des obligations : comme tout employeur il doit s’acquitter des cotisations réglementaires, mais elle fait valoir que pas plus qu’un autre il n’est tenu d’équilibrer les comptes. Dès lors, le Budget conteste l’existence d’une « dette » de l’État envers la Sécurité sociale, que les gestionnaires s’obstinent au contraire à évoquer.
35Dans cette affaire, la rue de Rivoli est placée dans une situation délicate. En tant que garant en dernier ressort de l’équilibre du régime général, l’État est bien obligé en effet de procéder à un relèvement des ressources lorsque le déficit devient trop important. Si un certain délai est tolérable, en raison des contraintes économiques et politiques, il devient insupportable aux yeux des gestionnaires dès lors qu’il s’agit de la contribution légale de l’État. L’obligation pour celui-ci de prévoir une dotation suffisante pour les prestations en espèces qu’il sert directement aux fonctionnaires joue par ailleurs contre lui. Mais pour la direction du Budget, représentant ici l’État-employeur, il se crée une obligation morale tout à fait exorbitante du droit commun. La distinction entre État-employeur et État-puissance réglementaire sur laquelle le Budget se fonde, apparaît comme tout à fait artificielle et en définitive, intenable. L’ambiguïté de la situation finira par avoir raison de l’inertie manifestée par la rue de Rivoli et l’État reconnaîtra finalement sa « dette », par un premier versement de treize milliards en 1951 et un deuxième de vingt et un milliards27 en juin 1959.
36Peut-on évaluer globalement le poids des « charges indues » sous la IVe République ? La question est délicate car les dépenses que la notion recouvre sont changeantes. Elle tend à se dilater, notamment en période d’élections aux caisses de Sécurité sociale, car elle devient alors un enjeu de campagne. De plus, des dépenses qui n’étaient pas perçues à l’origine comme indues vont être rejetées par la suite, en réaction peut-être à la politique de l’État, qui fait des transferts de charge un usage systématique au début de la Ve République. En s’en tenant aux dépenses qui jusqu’en 1958 reviennent le plus souvent dans la liste des charges « indues », on peut procéder à une pesée. Le résultat auquel on arrive ne peut constituer qu’une estimation, en raison de l’imprécision de certaines données, surtout pour les premières années d’application de la législation. Mais les incertitudes ne portent que sur des sommes faibles, de sorte que le bilan proposé peut-être considérée comme satisfaisant28.
Tableau 1 Poids des « charges indues » jusqu’en 1958 (en milliards de francs courants)

37Rapporté au total des dépenses de la branche assurances sociales de 1947 à 1958, ces 300 milliards ne représentent qu’un peu plus de 6 % des paiements, mais 83 % du déficit. On saisit donc l’enjeu des « charges indues ». Les gestionnaires du régime font valoir que les difficultés financières des assurances sociales seraient ramenées à peu de choses si ces dépenses étaient supprimées. Le thème du « déficit » de la Sécurité sociale, accompagné de critiques sur sa mauvaise gestion y perdrait une grande partie de sa raison d’être. Certes, l’enjeu en terme de gestion peut sembler minime : en effet, l’État est bien obligé, en cas d’insuffisance de ressources, de venir en aide à la Sécurité sociale. C’est ce qui se passe notamment en 1951, avec le versement de 29 milliards par le Trésor, en 1955, à hauteur de 30 milliards, en 1956 pour 17 milliards. On pourrait donc douter de l’intérêt pour lui d’une telle politique, encore que l’essentiel de ces sommes prenne la forme d’avances remboursables. Il apparaît nettement si l’on se rappelle que le déficit des assurances sociales est le plus souvent comblé par les excédents de la branche famille. Dès lors, la contribution de l’État ne devient nécessaire qu’en cas d’insuffisance globale, toujours exceptionnelle et provisoire en ces années cinquante. Les « charges indues » apparaissent donc comme un moyen d’éponger les excédents du régime au profit de l’État, la plupart des dépenses concernées devant retomber sur le budget général – directement ou par le biais de subvention – en cas de transfert, et de différer une hausse des prestations que la disparition du déficit ne manquerait pas de provoquer. L’intérêt qu’y trouvent les Finances explique ainsi que, bien que la rue de Rivoli ne soit pas à l’origine de la plupart de ces charges, dont certaines sont antérieures à 1945, le Budget ait systématiquement refusé la suppression d’aucune d’entre elles29.
38Ainsi, nous voyons que la responsabilité de la direction du Budget paraît engagée dans la politique des « charges indues ». Peut-on esquisser un bilan de son influence sur la période ?
IV. LE BUDGET ET LA SÉCURITÉ SOCIALE SOUS LA IVe RÉPUBLIQUE : ESSAI DE BILAN
39En définitive, les pouvoirs de la direction du Budget vis-à-vis de la Sécurité sociale apparaissent limités. L’autonomie du régime exclut toute gestion directe. Certes, la tutelle, qui devait se limiter en 1945 à un contrôle léger a pu prendre au fil des ans l’aspect d’une obstruction, voire d’une immixtion active dans les affaires de la Sécurité sociale, portant ainsi atteinte à l’esprit des textes fondateurs. Il n’a pas manqué de gestionnaires vigilants pour dénoncer ces empiétements. Pour la rue de Rivoli, la tentation était grande d’utiliser le budget du régime des salariés, le plus dynamique, comme auxiliaire des finances publiques. Inversement, ses difficultés permettaient de s’opposer aux revendications des autres groupes sociaux, toujours prompts à réclamer à l’État une amélioration de leur protection. S’il en avait été autrement, le débat autour de ce phénomène nouveau qu’est le déficit des budgets sociaux aurait été sans doute plus serein. Il n’est pas sûr que cela n’ait pas eu de conséquence sur l’évolution ultérieure de la Sécurité sociale.
40Néanmoins, deux nuances s’imposent : malgré les difficultés financières précoces, un certain nombre d’avancées législatives ont été réalisées sous la IVe République et ce, sans rupture financière : après les hausses successives des années 1948 à 1951, qui portent les ressources de la branche famille au niveau des ambitions initiales, les années cinquante se passent sans majoration du taux global de la cotisation. Elles permettent de consolider l’œuvre accomplie à la Libération et préparent l’essor ultérieur des années soixante. Lorsqu’une volonté se fait sentir, lorsque la demande sociale est forte et trouve un relais dans la sphère politique, alors la rue de Rivoli collabore loyalement à l’élaboration des projets. Dans le domaine de l’assurance vieillesse, la loi sur l’indexation des pensions est acquise dès 1948 ; le Fonds national de Solidarité voté en 1956. Dans le domaine de l’assurance maladie, le bénéfice de la protection est étendu à diverses catégories aux capacités contributives faibles, comme les étudiants, avec une contribution de l’État. La fusion des assurances maladie et longue-maladie en 1955 améliore la couverture des malades les plus touchés.
41Certes, des problèmes se posent : les prestations familiales n’évoluent pas au même rythme que les salaires, les avantages vieillesse restent faibles, les tarifs de responsabilité des caisses s’épuisent à courir après des honoraires médicaux sans cesse accrus. Mais les causes de ces lacunes sont à chercher dans la croissance des dépenses liées aux soins, qui échappent à tout contrôle, dans la faiblesse de l’État en ces années d’instabilité ministérielle et de décolonisation, dans la compétition des groupes sociaux pour le partage du revenu national enfin, plus que dans l’attitude du ministère des Finances et l’état d’esprit réputé hostile de quelques hauts-fonctionnaires.
42Sans doute le Budget nourrit-il à l’encontre de la Sécurité sociale une position « conservatrice ». On redoute les conséquences de la hausse des budgets sociaux, qu’on voudrait aussi limitée que possible. Secrètement, on la désapprouve peut-être : « Petites cotisations, petites prestations, telle a été jusqu’ici la formule française des assurances sociales », notait la Direction en 1944. Et l’auteur d’ajouter, avec une nuance de désapprobation : « l’ambition des auteurs du projet [de réforme] est d’agrandir ce modèle réduit et de doter notre pays d’un régime beaucoup plus avantageux30 ». On nourrit peut-être aussi quelque hostilité à l’égard du principe de la gestion par les partenaires sociaux : non pas en raison d’un préjugé de caste à l’encontre de la démocratie sociale, mais parce qu’on redoute l’égoïsme des groupes professionnels dont les représentants sont investis d’une légitimité jugée excessive. Face à ce morcellement, la direction du Budget qui se fait une haute idée de l’État, estime au contraire que seul celui-ci est susceptible d’incarner l’intérêt général en face des intérêts particuliers.
43Mais la rue de Rivoli ne poursuit pas de dessein caché en matière de Sécurité sociale. Bien que ses interventions relèvent d’une préoccupation constante, on ne peut parler de politique à long ou même moyen terme, le Budget se contentant de mener une action « défensive », le plus souvent au coup par coup, soucieux avant tout de préserver sa propre marge de manœuvre dans un contexte de difficultés financières et monétaires récurrentes. Le thème du démantèlement de la Sécurité sociale apparaît ainsi comme dénué de fondement.
Notes de bas de page
1 Cette étude s’inscrit dans une recherche plus vaste qui bénéficie du soutien du comité d’histoire de la Sécurité sociale et de l’Association pour l’étude de l’histoire de la Sécurité sociale.
2 Entretien de Paul Bacon avec le Comité d’histoire de la Sécurité sociale, le 9 janvier 1980. Archives nationales, 37 AS 1.
3 Entretien avec le Comité d’histoire de la Sécurité sociale, 30 novembre 1976. AN 37 AS 8.
4 Suivant les termes de l’article 25 de l’ordonnance du 4 octobre 1945, portant organisation de la Sécurité sociale.
5 Témoignage de Raymond Mathey, recueilli par le Comité pour l’histoire économique et financière de la France. Membre du bureau de la Sécurité sociale à la direction du Budget de 1945 à 1953, R. Mathey fut adjoint au directeur (R. Goetze puis G. Devaux) de 1956 à 1958.
6 Cette illusion de la part des meilleurs spécialistes se trouve par exemple dans le « Rapport sur la situation financière des assurances sociales » établi par la direction en octobre 1944, p. 4.
7 Formule qui figure dans la demande d’avis adressée le 5 juillet 1945 à l’Assemblée consultative provisoire par le ministre du Travail, Alexandre Parodi, sur un « projet d’organisation de la Sécurité sociale ».
8 Procès-verbal du Conseil d’administration de la Caisse nationale, 11 décembre 1947, AN 771537/39. Les choses rentreront toutefois rapidement dans l’ordre. La scission de la CGT qui se jouait alors n’était sans doute pas étrangère à la tension du moment.
9 Les papiers de Paul Ramadier déposés aux Archives départementales de l’Aveyron permettent de suivre l’élaboration du projet Gazier et de connaître la position du Budget à son égard. L’exigence en question est formulée dans une note du 7 février 1957. Fonds Ramadier, Archives départementales de l’Aveyron, 52 J 109.
10 Le premier rapport de la Cour sur la Sécurité sociale défraiera la chronique en 1952.
11 Décret du 12 mai 1960.
12 La confection du Budget proprement dit relevait du 2e bureau, véritable bureau central.
13 Bottins administratifs, cf. également J.-P. Keijolis, La direction du Budget, mémoire pour le Diplôme d’études approfondies, IEP de Pans, 1963, dactyl., p. 25-28.
14 Témoignage de R. Mathey, déjà cité.
15 Christian Prieur, à propos de la réforme de 1967 qui aboutit à l’éclatement de la Caisse nationale en trois entités distinctes chargées de la maladie, de la famille et de la vieillesse. Ch. Prieur était alors membre du cabinet du ministre des Affaires sociales, J.-M. Jeanneney. Il avait passé trois ans au bureau chargé de la Sécurité sociale au Budget, de 1962 à 1965. Entretien avec le Comité d’histoire de la Sécurité sociale, AN 37 AS 10.
16 Témoignage de Francis Netter, directeur-adjoint de la Sécurité sociale chargé des affaires administratives et financières jusqu’en 1964. ibid., AN 37 AS 9.
17 C’est le souhait prêté à Albert Gazier par les fonctionnaires du Budget en février 1957, pendant les négociations avec son cabinet sur le projet de conventionnement médical du ministre des Affaires sociales. « Note au ministre » du directeur (G. Devaux), 4 février 1957. Fonds Ramadier, AD Aveyron, 52 J 109.
18 Note sans date [janvier 1957], ibid.
19 « Note pour le ministre », 10 mars 1953, ibid.
20 Témoignage d’Albert Gazier, le 24 octobre 1978. Archives du Comité d’histoire de la Sécurité sociale, AN 37 AS 5.
21 Note au ministre signée Roger Goetze, 18 avril 1956. Fonds Ramadier, AD Aveyron, 52 J 109.
22 Note du 10 janvier 1957, ibid.
23 ibid.
24 Note sans date [janvier 1957], déjà citée, ibid.
25 Rapport sur les travaux de l’Inspection générale en 1954, Paris, Imprimerie nationale, 1956, p. 37 et 42.
26 Rapport sur les travaux de l’Inspection générale en 1948 et 1949, fascicule III : la Sécurité sociale (1949), Paris, Imprimerie nationale, 1950, p. 21 et 95.
27 Il s’agit ici d’anciens francs.
28 La question des prix de journée hospitaliers est laissée de côté en raison de la difficulté de l’estimation. Il est certain qu’elle porte sur des sommes très importantes.
29 Pendant les négociations autour du projet Gazier, les services s’efforcent ainsi d’échanger certaines concessions contre l’engagement du ministre des Affaires sociales qu’il ne proposera pas de transfert de charges de ce type. Note du 4 février 1957, déjà citée, Fonds Ramadier, AD Aveyron, 52 J 109.
30 « Note sur la réforme des assurances sociales », direction du Budget, 30 novembre 1944, p. 6. Archives du ministère des Finances, papiers René Pleven, 5 A 9.
Auteur
Doctorant en histoire à l’Université de Paris-VII. Il a publié une étude : « Résistance et sécurité sociale (1941-1944) », Revue historique n° 592, octobre-décembre 1994, p. 315-346. Il termine actuellement une thèse de doctorat sur « L’histoire financière du régime général de la Sécurité sociale en France depuis 1945 », sous la direction d’André Gueslin.
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