La direction du Budget face aux grandes mutations des années cinquante, acteur… ou témoin ?
|I. La direction du Budget, le Parlement et l’exécutif, 1949-1957
La direction du Budget et Antoine Pinay1, mars-décembre 1952
Texte intégral
- 1 Cette étude fut réalisée à partir des archives orales réalisées :
– par moi-même pour ma thèse de d (...) - 2 Roger Goetze, entretien avec S. Guillaume, 22 janvier 1971.
1« Allons à la buvette boire quelque chose, en l’honneur du courage malheureux2 » chuchota Roger Goetze, directeur du Budget à Henri Yrissou, principal collaborateur d’Antoine Pinay qui venait de prononcer son discours d’investiture devant l’Assemblée nationale le 6 mars 1952.
2Roger Goetze ne croyait pas aux chances de succès de celui qui allait proposer un programme qualifié très vite d’« expérience Pinay » par les médias.
3Il est vrai qu’en mars 1952, la situation financière était inquiétante et que le budget de 1952 n’était toujours pas voté. La direction du Budget devait donc être tout particulièrement sollicitée par un président du Conseil, également ministre des Finances, qui contrairement aux apparences, n’était pas homme à se laisser dicter son programme ; il symbolisait aussi la venue d’un libéral, d’un pragmatique se méfiant des technocrates ou, comme on le disait volontiers à l’époque, de l’« Administration ».
4Or sous la IVe République, le directeur du Budget était l’un des personnages les plus importants de l’administration des Finances, qui était chargé du budget face à un ministre qui ne restait en fonction que quelques mois. Cette relation particulière mais également déséquilibrée entre une administration permanente et un ministre éphémère est-elle marquée par des aspects spécifiques avec l’exemple d’Antoine Pinay qui n’a pas les mêmes méthodes de travail que ses prédécesseurs et qui construit son image alors même qu’il est en fonction ? Le politique, soucieux de l’opinion et aussi de sa survie devant un Parlement turbulent est-il finalement capable d’imposer sa logique à une administration toute puissante qui lui oppose sa technicité ?
5Avant d’analyser le processus décisionnel en matière budgétaire, il paraît nécessaire de présenter les différents acteurs.
I. LES ACTEURS EN PRÉSENCE
A. Le cadre structurel et le rôle de la direction dans le recrutement des membres de cabinet
6Les structures impliquées dans les décisions budgétaires sont l’administration des Finances, notamment la direction du Budget, la présidence du Conseil, le ministère des Finances, les autres ministères et leurs cabinets, l’Assemblée nationale et tout particulièrement la commission des finances. Or celle-ci comprend des hommes politiques de premier plan qui songent le plus souvent à prendre la place de celui qui dirige le Gouvernement.
7Il n’est pas de notre propos d’analyser le rôle du Parlement qui fait l’objet d’une autre intervention mais de centrer notre étude sur les rapports entre la direction du Budget et la présidence du Conseil. Or en 1952, Antoine Pinay assume également la charge du ministre des Finances, interlocuteur naturel et privilégié de la direction du Budget. Cette double fonction, si elle se justifiait par la priorité accordée aux questions économiques et financières était très lourde pour une seule personne et Antoine Pinay s’est entouré de secrétaires d’État dont celui au Budget avec Jean Moreau.
8Celui-ci avait été secrétaire d’État aux Forces armées (Air) dans le gouvernement Queuille en 1948 au moment où Antoine Pinay était secrétaire d’État aux Affaires économiques. Les deux hommes avaient tous deux dirigé une PME et appartenaient au même groupe parlementaire. Après la chute du gouvernement Pinay en décembre 1952, Jean Moreau est nommé ministre du Budget dans le gouvernement de René Mayer.
9Les cabinets d’Antoine Pinay, celui de la présidence du Conseil comme celui du ministère des Finances comprennent des hauts fonctionnaires issus de l’administration des Finances. Henri Yrissou en est le directeur ; il est inspecteur des Finances et peut jouer le rôle d’intermédiaire privilégié entre le ministre et la direction du Budget. Il ne semble pas qu’il ait été apprécié de l’ensemble de ses pairs ; certains lui reprochent sa participation au cabinet d’Yves Bouthillier, ministre des Finances de Paul Reynaud puis du Maréchal Pétain.
10Au cabinet de la présidence du Conseil, Yves Loubet, administrateur civil au ministère des Finances et des Affaires économiques et Hubert Devillez, conseiller référendaire à la Cour des comptes sont conseillers techniques. Au cabinet des Finances, Jacques Cruchon est chef de cabinet. C’est un ancien de la direction du Budget qui était entré au cabinet d’Antoine Pinay lorsque celui-ci a été nommé secrétaire d’Etat aux Affaires économiques dans le gouvernement Queuille en 1948. Maurice, le frère de Jacques Cruchon était directeur de cabinet de René Pleven lorsque celui-ci était président du Conseil en 1950 et Pinay au ministère des Travaux Publics. Georges Libersart qui a rédigé de nombreux discours d’Antoine Pinay est inspecteur des Finances comme François Bizard. Le chargé de mission Paul Enjolras est inspecteur aux contributions directes.
11Le cabinet de Jean Moreau comprend également des hauts fonctionnaires de l’administration des Finances mais le directeur Désiré Arnaud a fait une carrière dans la préfectorale. Il était préfet des Landes lorsqu’il reçoit un coup de téléphone de Jean Moreau qu’il connaissait depuis la Libération. À Jean Moreau qui lui propose la direction de son cabinet, Désiré Arnaud répond :
- 3 Désiré Arnaud, entretien Anne de Castelnau pour le Comité, avril 1990.
12« Il n’est pas de tradition qu’un préfet entre aux Finances, que diraient les directeurs de l’administration des Finances ?3 »
13Ce témoignage est révélateur des relations qui existaient entre hauts fonctionnaires et de l’aura qui entourait l’administration des Finances. Un témoin nous a même dit : « c’étaient des seigneurs ».
14Désiré Arnaud finit par accepter mais demande très vite un entretien avec les principaux directeurs du ministère des Finances. C’est ainsi que ceux-ci lui suggèrent des noms pour le cabinet de Jean Moreau. Paul Schwall dans ses Mémoires « Au fil d’une vie » raconte comment il fut recruté au secrétariat d’État au Budget. Il était alors administrateur du B2 soit le bureau le plus important de la direction du Budget parce qu’il est chargé de l’élaboration de la totalité du budget de l’État. « C’était le gratin de la direction du Budget », dit Roger Goetze.
15Martial-Simon, directeur adjoint de la direction du Budget convoque ainsi Paul Schwall :
- 4 Paul Schwall, Au fil d’une vie, Éclats de mémoire, 1944-1957, p. 101.
16« Le cabinet du secrétaire d’État au Budget demande la mise à disposition d’un administrateur de B2 pour compléter son équipe budgétaire. Goetze et moi avons pensé à vous. Donnez votre réponse très vite.4 »
17Paul Schwall accepte à condition de conserver ses attributions au B2, en particulier celles concernant les prévisions budgétaires et leur suivi car comme beaucoup il ne croyait pas à la durée de l’expérience Pinay. Raymond Mathey et Chenard sont aussi deux anciens de la direction du Budget avec Paul Schwall.
18On a là l’exemple relativement courant du rôle que peut jouer une grande direction dans le recrutement des membres de cabinet d’un ministère. Raymond Arasse, l’autre principal collaborateur d’Antoine Pinay fut recruté de la même manière en 1948 ; Louis Franck directeur des Prix l’envoie dans le cabinet Pinay pour être mieux informé de la politique suivie.
19Cette pratique souligne l’importance de l’administration des Finances fort bien représentée dans les cabinets ministériels ; c’est aussi un échange de services entre l’Administration et le ministre qui n’a pas toujours dans son entourage proche des techniciens, c’est aussi un moyen de tisser des réseaux et de créer des solidarités pour ne pas dire des castes.
20C’est aussi la preuve d’une interpénétration des politiques et des techniciens sous la IVe République plus poussée que ne le laissent apparaître les organigrammes.
21Enfin, s’agissant d’Antoine Pinay, l’Administration ne cachait pas son scepticisme et avait donc intérêt à exercer une pression discrète.
B. L’accueil des hauts fonctionnaires à l’homme et à son programme
- 5 Roger Goetze, transcription de l’entretien avec le Comité, p. 163.
22La phrase de Roger Goetze « Honneur au courage malheureux » exprime assez bien les sentiments portés par les hauts fonctionnaires à Antoine Pinay. Roger Goetze se souvient de sa première rencontre à une réunion en 1949 – Antoine Pinay était alors secrétaire d’État aux Finances : « je me suis demandé quel était ce petit bonhomme illustrement inconnu5 ».
23Maurice Lauré qui était alors conseiller technique au cabinet de Maurice Petsche en 1948 a la même opinion.
24Antoine Pinay avait été secrétaire d’État aux Affaires économiques dans le gouvernement Queuille en 1948, puis ministre des Travaux publics de 1950 à 1952. Or l’une comme l’autre fonction l’avait amené à avoir des rapports étroits avec le ministère des Finances. Les Travaux publics en pleine période de reconstruction est notamment un ministère dépensier. C’est d’ailleurs dans ces différentes fonctions qu’Antoine Pinay connut les grands directeurs des Finances comme Louis Franck à la direction des Prix depuis 1947, Roger Goetze à la direction du Budget depuis 1949 et François Bloch-Lainé au Trésor depuis 1947. Il est donc inexact de dire qu’Antoine Pinay était un inconnu, inconnu certes de l’opinion publique, mais pas totalement des milieux politiques, parlementaires, partisans. Il avait laissé auprès des hauts fonctionnaires des finances la réputation d’un homme effacé et peu loquace
25En mars 1952, il suscite méfiance et scepticisme pour plusieurs raisons : il n’est pas du sérail mais celà n’a rien d’original sous la IVe République et surtout il n’a pas une formation théorique comparable à celle des hauts fonctionnaires. Enfin politiquement, il représente une droite libérale classique qui juge la politique suivie depuis l’après-guerre trop dirigiste et trop planificatrice donnant ainsi trop de pouvoirs aux technocrates. Or ceux-ci sont très sensibilisés au discours théorique d’une nouvelle économie politique, « économie concertée » écrit François Bloch-Lainé qui tente de concilier le marché avec l’intervention de l’État, un État providence planificateur et porteur de progrès. De plus, Antoine Pinay est soutenu moins par le grand que par le petit et moyen patronat réuni au sein de la Confédération générale des PME de Léon Gingembre qui réclame une libéralisation des prix et un allégement des contraintes et qui ne cesse de pester contre l’Administration.
26Des entretiens que nous avons pu recueillir, seul le témoignage de Louis Franck qui avait travaillé avec Antoine Pinay depuis 1949 lui est favorable. Quant à Wilfrid Baumgartner qui dirige la Banque de France, il rapporte l’anecdote suivante :
- 6 Wilfrid Baumgartner, entretien avec S. Guillaume, 6 décembre 1977.
27« Après la chute du gouvernement d’Edgar Faure, le président de la République Vincent Auriol me dit au téléphone : J’ai trouvé un nouveau président du Conseil, le ministre des Travaux publics », ce à quoi Baumgartner répond : « Qui c’est ?6 ».
28Pourtant les relations entre Antoine Pinay et Wilfrid Baumgartner deviennent excellentes.
29Donc Antoine Pinay jouissait auprès des hauts fonctionnaires d’une image assez négative ; les directeurs qui l’ont connu en 1948 l’opposait volontiers à Maurice Petsche qui était alors secrétaire d’État aux Finances et qui, lui, jouissait d’une grande réputation auprès des fonctionnaires de l’administration des Finances. La mort prématurée de Maurice Petsche le 16 septembre 1951 a écourté selon certains une carrière prometteuse.
30Par ailleurs, Antoine Pinay se méfiait des hauts fonctionnaires auxquels il reprochait l’absence de bon sens et de qualités humaines. C’est ainsi que François Bloch-Lainé se vit qualifié de « fiscalo-dirigiste » dans une campagne de presse probablement orchestrée par le cabinet Pinay.
31De leurs côtés, les hauts fonctionnaires furent aussi sceptiques sur le programme que sur l’homme.
32Il n’est nullement question ici de détailler le programme qu’Antoine Pinay a proposé devant l’Assemblée nationale dans son discours d’investiture ; très brièvement, il insiste sur une réduction de l’impasse budgétaire, sur une politique de stabilisation des prix rendue possible par un retournement de la conjoncture internationale, sur l’utilisation de l’emprunt plutôt que sur une augmentation des impôts. La paternité de ce programme revient à Antoine Pinay à partir d’observations simples (conjoncture internationale plus favorable, inflation qui relève davantage de réflexes psychologiques hérités de l’après-guerre que des mécanismes techniques). Bien entendu Antoine Pinay en a discuté avec ses collaborateurs, notamment Henri Yrissou, Raymond Arasse, Jacques Cruchon et en a peaufiné avec eux les détails. François Bloch-Lainé déplore d’ailleurs que les hauts fonctionnaires n’aient pas été d’emblée consultés et y voit l’origine du malentendu. Seul Wilfrid Baumgartner a eu un entretien avec Antoine Pinay le 5 mars ; le gouverneur de la Banque de France accorde un délai de remboursement du prêt de 25 milliards qui avait été accordé au gouvernement précédent d’Edgar Faure et dit avoir été séduit par les aspects psychologiques du programme, moins par l’idée de l’emprunt. Ce n’est que le 12 mars, mais cependant 6 jours seulement après son investiture, qu’Antoine Pinay réunit les hauts fonctionnaires de l’administration des Finances. Les témoignages concordent tous sur la longueur et la difficulté de cette réunion. Au bout de huit heures, le nouveau président du Conseil mais aussi ministre des Finances leur dit :
33« Messieurs, je n’aime pas imposer ma manière de voir, j’aime la faire partager. Je n’y suis pas parvenu. Or vous ne m’avez pas convaincu. Or ce n’est pas vous qui êtes responsables devant le Gouvernement, c’est moi, ce n’est pas vous qui êtes responsables devant le pays c’est moi. Je reste fidèle à ma position. Maintenant j’estime que placés où vous êtes dans la haute Administration, vous avez parfaitement le droit de ne pas vous faire les complices d’une politique que vous désapprouvez. Seulement dans ce cas vous me donnez votre démission. Vous n’avez pas démérité ; je vous donnerai des compensations. »
- 7 Antoine Pinay, entretien avec S. Guillaume, 8 mars 1976.
34À Paul Delouvrier qui objecte : « nous sommes au service de l’État. Si nous étions sûrs que vous serez là dans trois ans alors nous nous rangerions derrière vous mais où serez vous dans six mois ? » Antoine Pinay répond : « ne poursuivez pas. Par cette phrase, vous prouvez que vous vous êtes rallié à mon projet. Vous me demandez où je serai dans six mois ? mais je ne sais même pas où je serai dans huit jours ! mais vous dans six mois vous serez toujours là et si vous mettez autant d’ardeur à faire aboutir le projet que vous en avez mis à le critiquer, je suis convaincu que tout ira bien7 ».
35L’habileté d’Antoine Pinay est d’avoir repris à son compte les arguments de l’Administration de l’époque qui arguait de sa permanence pour affirmer sa supériorité sur des ministres dont la longévité était sans cesse menacée. Ce témoignage montre aussi la détermination d’un président du Conseil qui a pu surprendre. Il a su se rallier certains et forcer l’estime mais il n’a pu aplanir les relations très conflictuelles avec d’autres comme François Bloch-Lainé qui finira par démissionner de la direction du Trésor et sera nommé directeur de la Caisse des dépôts et consignations. Celui-ci s’est notamment opposé avec force à l’idée de l’amnistie fiscale. L’administration des Finances n’est pas un corps homogène et la direction du Trésor fut beaucoup plus franchement hostile à la politique Pinay que la direction du Budget. Cela tient au caractère plus ou moins tranché des individus mais aussi aux aspects de la politique Pinay. L’emprunt, notamment, intéressait directement le Trésor et la Caisse des dépôts dirigés successivement par François Bloch-Lainé. Par contre la direction du Budget ne pouvait que souscrire au souci de réduire l’impasse et la direction des Prix à la politique de stabilisation.
36On peut donc se demander si ces relations difficiles ont eu des incidences sur l’élaboration du budget qui nous intéresse ici.
II. LA DIRECTION DU BUDGET ET L’« EXPÉRIENCE PINAY » OU ANALYSE D’UN PROCESSUS DÉCISIONNEL
A. Les décisions budgétaires : le budget de 1952
- 8 Pierre Lalumière, Les finances publiques, A. Colin, 1980, 542 p., p. 53.
37Pierre Lalumière dans son ouvrage de référence sur les finances publiques8 souligne l’évolution du rôle de la direction du Budget avec « l’intégration de l’activité financière de l’État dans les politiques économiques ». La direction ne fait pas seulement le décompte des dépenses et des recettes mais elle doit tenir compte des objectifs d’une politique économique. Cette conception élargie à la fois du Budget et du rôle de, son administration fut favorisée par l’intervention directe ou indirecte de l’État dans les investissements.
38Notre propos n’est pas de faire une étude technique des budgets mais d’analyser le processus décisionnel en insistant sur la nature des rapports entre les différents acteurs.
39Le gouvernement Pinay a eu pour tâche la préparation de deux budgets :
-
celui de 1952 dont c’est la troisième version après que les gouvernements Pleven le 7 janvier 1952 et d’Edgar Faure le 29 février 1952 aient été tous deux renversés sur des questions budgétaires ; c’est donc un budget d’urgence ;
-
celui de 1953 qui s’inscrit davantage dans la continuité du programme Pinay mais qui sera la cause de sa chute le 23 décembre 1952.
40Les questions budgétaires sont donc au centre des débats parlementaires et l’une des causes de l’instabilité. Ils sont aussi au cœur du travail de la direction du Budget bien sûr mais aussi de celui des gouvernements. Par exemple, sur dix mois de gouvernement Pinay de mars à décembre 1952, le budget a mobilisé les énergies pendant 8 mois depuis l’élaboration jusqu’à la présentation et les débats à l’Assemblée nationale.
41Le budget de 1952 doit présenter impérativement une réduction du déficit. Le discours d’investiture d’Antoine Pinay commence par cette phrase : « Voici le constat, nous sommes en présence d’un triple déficit : les devises, le Trésor, le budget », mais les moyens de réduire ces déficits sont limités.
42Par deux fois les gouvernements précédents avaient été renversés sur des propositions de majorations d’impôts ; celles-ci par ailleurs étaient à priori rejetées par Antoine Pinay qui, en bon gestionnaire libéral mais aussi en homme soucieux de sa popularité, leur préférait les économies et l’emprunt.
43Roger Goetze définit en ces termes le rôle respectif de la direction et du cabinet :
- 9 Roger Goetze, transcription du Comité, op. cit., p. 148.
44« Le cabinet, dit-il, jouait son rôle politique mais il ne faisait pas prendre de lui-même les décisions au ministre sur les questions de trésorerie ou de budget sans en avoir prévenu la direction du Budget et du Trésor.9 »
45Roger Goetze ne pouvait que souscrire à la nécessité de réduire le déficit mais il était en désaccord sur les moyens. Antoine Pinay pense ramener les dépenses à 3 485 milliards de francs (contre 3 700 présentés par Edgar Faure) grâce aux économies et aux blocages de crédits soit l’annulation de 110 milliards de crédits votés sous le gouvernement précédent et le blocage de 95 milliards touchant les investissements. Pour Antoine Pinay le blocage était temporaire en attendant que les investissements soient financés par l’emprunt.
46Roger Goetze exprime son inquiétude car, dit-il :
- 10 Ibid., p. 141.
47« On a sabré les crédits de paiement sans trop réduire les autorisations de programme, politique d’économies budgétaires à court terme.10 »
48C’était d’ailleurs aux dires du directeur du Budget une pratique relativement courante. En effet, d’un côté il existe le principe de l’annualité du budget de fonctionnement, de l’autre il existe les impératifs économiques tels que le financement de la reconstruction, le programme d’armement bref le budget d’équipement qui fonctionne sur autorisations de programme, qui couvrent plusieurs années. Cependant le ministre ne peut tirer sur les crédits affectés aux autorisations de programme que s’il a les crédits de paiements correspondants qui peuvent être reportables d’une année sur les suivantes. Or, dit Roger Goetze :
- 11 Ibid.
49« C’est une des choses que je crois, j’ai un peu reproché à M. Pinay, c’est d’avoir essayé de faire un équilibre budgétaire en diminuant les investissements notamment les crédits de paiement, ce qui fait qu’on vous ouvre un million d’autorisations de programmes mais vous ne pouvez pas tirer plus de 300 000 par an par exemple.11 »
50Or seuls les crédits de paiements sont pris en compte dans le budget. La logique du technicien qui est finalement celle de la transparence budgétaire s’oppose à celle du politique plus souple sur les principes et en conformité avec les demandes des parlementaires. On ne diminue pas les autorisations de programmes mais ceux-ci ne sont plus gagés d’où les problèmes à venir.
- 12 Roger Goetze, Rapport au ministre sur les perspectives budgétaires de l’année 1952, direction du B (...)
51Dans son rapport au ministre sur les perspectives du budget de 1952 écrit le 12 juillet 195112 soit avant qu’Antoine Pinay ne soit à la présidence du Conseil, Roger Goetze suggérait une réduction des dépenses d’armement avec l’abandon de certaines fabrications de matériel militaire, le partage international de ces dépenses et la demande d’une aide américaine sous forme de matériels finis qui se substituerait à l’aide financière, la réforme des institutions administratives et surtout la réduction – déjà – des charges d’assistance avec une réorganisation de la Sécurité sociale, la révision des rapports financiers entre l’Etat et les collectivités locales, l’autofinancement des investissements des établissements nationalisés.
52Ce rapport souligne l’importance du rôle du directeur de Budget qui ne se limite pas à des propos étroitement budgétaires mais qui à l’occasion de l’établissement d’un budget propose finalement une politique économique. Ce rapport est bien la preuve de l’élargissement des compétences en rapport avec l’intégration dans le budget de l’État d’activités économiques de plus en plus nombreuses. C’est en quelque sorte l’une des incidences de l’État providence.
53Dans ce cas précis, Roger Goetze récuse en fait l’efficacité des mesures traditionnelles – augmentation des impôts, emprunt, réduction du train de vie de l’État – et propose une politique plus audacieuse dont n’est pas exclue une forme de désengagement de l’État. C’est aussi ce que souhaitait Antoine Pinay en proposant une débudgétisation de certains investissements mais différents de ceux proposés par Roger Goetze.
54L’autre critique de Roger Goetze porte aussi sur les recettes ; les prévisions sont jugées optimistes. Roger Goetze estime que l’équilibre a surtout été obtenu par une majoration de l’évaluation de la taxe à la production, l’ancêtre de la TVA en quelque sorte :
- 13 Roger Goetze, transcription, op. cit., p. 164.
55« On a majoré les évaluations de 20 milliards, j’étais fou furieux », dit Roger Goetze, mais d’ajouter : « Mais cela s’est finalement trouvé en partie justifié en fin d’année quand le budget a été moins en déficit que les années précédentes.13 »
- 14 Henri Yrissou, entretien avec Anne de Castelnau pour le Comité, cassette n° 3
56Il tente de s’y opposer devant Henri Yrissou le directeur du cabinet d’Antoine Pinay qui lui répond « cela on le fera à votre place dans la nuit et on Ta fait.14 »
57Ce témoignage montre que le rôle du cabinet ne doit pas être sous-estimé. Roger Goetze le reconnaît :
58« La direction n’a pas été contente mais elle l’a quand même inscrite dans les textes et puis c’est tout » et d’une manière générale : « c’est le ministre qui a raison... sur les questions de principe chacun le sait et du moins cela a toujours été mon avis, le ministre est un homme politique, le directeur du Budget ou tel autre ne peut être qu’un haut fonctionnaire chargé de faire respecter au maximum les intérêts de l’État quand ceux-ci ne sont pas contraires à ceux de la nation. »
59On peut voir ici la volonté des hauts fonctionnaires de se démarquer du politique et de bien distinguer les rôles. C’est là un sentiment assez général sous la IVe République où les ministres étaient issus en majorité des milieux parlementaires et où les hauts fonctionnaires refusaient les fonctions de ministres ; la frontière est plus floue entre les membres du cabinet plus proches du ministre et donc soucieux des contingences politiques et les directeurs.
60Le secrétariat d’État au Budget dirigé par Jean Moreau est également impliqué dans les décisions budgétaires mais son rôle est minimisé par le cabinet d’Antoine Pinay. Désiré Arnaud, le directeur de cabinet de Jean Moreau insiste sur la fréquence de ses entretiens avec Roger Goetze. Paul Schwall le collaborateur de Jean Moreau estime très injustifié l’oubli de l’action de son ministre dans les succès de l’expérience Pinay :
- 15 Paul Schwall, op. cit., p. 175.
61« Intraitable vis-à-vis des amendements tendant à majorer les dépenses sans contrepartie, il (Jean Moreau) excellait dans les débats sur les questions fiscales qu’il connaissait par la pratique comme chef d’entreprise15 », Jean Moreau comme Antoine Pinay dirigeait une PME (une biscuiterie chocolaterie à Auxerre). Paul Schwall ajoute :
- 16 Ibid., p. 176.
62« Au Parlement ses paroles simples et d’une grande cordialité à l’égard de ses collègues de toutes tendances tranchaient avec la certaine sécheresse de ton de Pinay et décrispaient les discussions.16 »
63Paul Schwall valorise le rôle de l’équipe « budget et comptabilité » qu’il constituait au cabinet avec Raymond Mathey et Chenard :
64« Le cabinet Pinay, dit-il, sera totalement absent de ces discussions (avec la commission des finances). »
65Paul Schwall était chargé d’établir les notes d’audition destinées à Antoine Pinay et Jean Moreau et il souligne ses rapports étroits avec les directeurs du ministère des Finances :
- 17 Paul Schwall, op. cit., p. 182.
66« À la première audition, Roger Goetze, directeur du Budget mais aussi Pierre Schweitzer directeur du Trésor me demandèrent une copie des notes établies pour le ministre. Il est vrai que j’avais la chance d’être chargé de cabinet de la même mission de centralisation de synthèse qu’au bureau du Budget où je me retrouvais tous les après-midi17 » ; Paul Schwall, rappelons-le, avait conservé ses attributions au B2 où il collectait toutes les estimations de recettes et de dépenses et donc pouvait en informer directement son ministre ; par contre il fait une confusion au sujet de Paul Schweitzer qui, quoique nommé par Pinay à la direction du Trésor à la suite de la démission de Bloch-Lainé, n’a pris ses fonctions que sous le gouvernement Mayer en janvier 1953.
67Paul Schwall revendique aussi son rôle dans le bouclage du budget de 1952. Après la décision d’annulations et de blocages des crédits il restait encore un déficit de 4 milliards jugé incompressible par les directeurs. Jean Moreau lui rend compte de son dernier entretien avec Goetze. Paul Schwall se souvient alors d’avoir lu dans les Échos une déclaration du ministre de l’Industrie annonçant une baisse des prévisions d’importations de charbon à cause d’un hiver doux et d’une réduction de la consommation industrielle ; or ces importations étaient très subventionnées. Paul Schwall en parle à Roger Goetze :
- 18 Ibid., p. 183.
68« Je demeurais seul avec Roger Goetze. Il était songeur. Nous pensions sans doute ensemble qu’il était maintenant tentant d’opérer un dernier coup de pouce. Il attendait sans doute que l’initiative en revienne au représentant du cabinet. J’avançais timidement qu’un gros crédit évaluatif de dette publique pouvait me semblait-il, être réduit de 0,5 % sans que l’on puisse en conscience, être accusé de trahir notre devoir de sincérité budgétaire. Goetze sourit, fit la moue, puis hocha la tête en signe d’acquiescement et compléta la fiche. Budget bouclé.18 »
69Ce témoignage est un exemple parmi d’autres des relations entre cabinet ministériel et direction et du travail d’élaboration d’un budget dans les moindres détails. Les ministres n’ont ni le temps ni de raisons d’intervenir sauf en cas de litige.
70Plus difficile est de cerner les rôles respectifs entre les cabinets Pinay et Moreau, les collaborateurs apportant des témoignages contradictoires. On peut cependant penser que le cabinet Moreau fut au cœur des discussions par sa fonction même et aussi parce que le cabinet Pinay était aux prises avec des problèmes plus généraux et plus politiques que techniques. Désiré Arnaud ne souligne-t-il pas la rareté de la présence d’Antoine Pinay rue de Rivoli, trop occupé à Matignon ? Cependant, il n’assume pas moins la responsabilité politique du budget comme l’ensemble de son programme.
B. Le budget de 1953 et la chute du gouvernement Pinay
71Le budget de 1953 procède de la même logique : maintenir le déficit dans les limites raisonnables malgré une augmentation due aux dépenses militaires, aux dépenses de fonctionnement des services civils et du budget d’investissement.
72Le 16 septembre les premiers fascicules du projet sont déposés à l’Assemblée nationale et examinés à la commission des finances. Le travail d’élaboration avec les experts s’est déroulé pendant le mois d’août.
73Roger Goetze témoigne :
- 19 Roger Goetze.
74« Il n’y a pas de circonstances particulières qui ont marqué le budget de 1953 ; ce fut comme les autres budgets.19 »
75Les documents et les entretiens permettent d’en préciser la chronologie et d’insister sur le problème des crédits de fonctionnement.
76Au début du mois d’août, Antoine Pinay qui passait ses vacances régulièrement dans sa ville de Saint-Chamond reçoit Jean Moreau. Il convoque également René Pleven, ministre de la Défense le 6 août pour évoquer les commandes off shores et les prévisions des dépenses militaires en augmentation. De retour à Paris, il réunit personnellement les experts. Le Conseil des ministres du 20 août, celui de la rentrée présidé par Antoine Pinay, vote le principe de la simple reconduction pour l’exercice 1953 des crédits de fonctionnement accordés pour l’exercice de 1952.
77Les membres de la direction du Budget et des cabinets travaillent à faire respecter ce principe par leurs homologues de tous les départements ministériels. C’est la période active des entretiens.
- 20 Paul Schwall, op. cit., p. 186.
78Paul Schwall rapporte que les mesures dérogatoires devaient être examinées par un comité interministériel restreint dit « le comité du laminoir » évoqué également par Désiré Arnaud, avant d’être présentées à la direction du Budget. Roger Goetze convoque Paul Schwall et dans un souci d’efficacité, il est alors décidé d’envoyer une circulaire aux ministres faisant apparaître les seules demandes dérogatoires avec les justificatifs ; en face de chaque proposition destinée au président du Conseil ou au secrétaire d’État au Budget, la direction du Budget inscrit une lettre qui correspond aux critères de classement ; telles demandes sont jugées irrecevables et telles autres recevables comme le montre la reproduction de ces fiches dans les mémoires de Paul Schwall20.
79On a là un bon exemple du processus d’élaboration des budgets ; la trame générale est préparée par la direction, qui fait aussi des propositions ; le ministre des Finances peut, comme c’est le cas ici, faire appliquer des principes qui précisent sa politique ; la direction et les cabinets sont chargés alors des applications ; concernant la non-augmentation des crédits de fonctionnement, un comité spécifique est créé ; la direction et les cabinets tentent alors de régler la plupart des demandes ministérielles pour n’envoyer à l’arbitrage du ministre des Finances ou à son secrétaire d’État que les plus litigieuses.
80Le 2 septembre Antoine Pinay prononce un important discours à la foire de Caen pour expliquer sa politique des prix et les grands principes budgétaires.
81Antoine Pinay qui n’est pas un homme de l’écrit cherche à convaincre et à expliquer sa politique à l’opinion. Le discours de Caen n’est pas inutile car la rentrée de 1952 est difficile pour le Gouvernement.
82Notre propos n’est pas de détailler les débats de la commission des finances puis ceux de l’Assemblée nationale. Ce budget comme beaucoup d’autres fut critiqué, amendé inconsidérément ; s’y greffent deux projets de réforme, la réforme fiscale conduite par Pierre Abelin nommé secrétaire d’État aux Finances en septembre 1952 et la réforme administrative dont la responsabilité incombe à Guy Petit. Aucune ne verra le jour sous le gouvernement Pinay. Celui-ci pour faire passer la réforme fiscale l’avait incluse dans le projet général de la loi de finances puis il est obligé de l’abandonner le 4 décembre.
83Antoine Pinay aidé de Jean Moreau et de Pierre Abelin consacre le mois de novembre à répondre aux critiques des parlementaires. Finalement en décembre, les jours du Gouvernement sont comptés et c’est sur les questions budgétaires qu’il tombe le 23 décembre.
84Roger Goetze s’accuse d’avoir involontairement participé à la chute. Antoine Pinay en effet avait posé cinq questions de confiance sur des chapitres réservés pour être votés à la suite du débat sur le budget. Roger Goetze avait rédigé les questions de confiance et il les fait poser dans l’ordre des chapitres qui avaient été réservés. Techniquement, il n’y a rien à dire mais politiquement il commet une maladresse en plaçant la deuxième question de confiance qui porte sur le financement des allocations familiales avant celle qui touche les bouilleurs de crus. Or le MRP n’attendait qu’une occasion pour faire chuter le Gouvernement mais ne voulait pas en endosser la responsabilité. La question sur les allocations familiales concerne le transfert au régime général de la Sécurité sociale en déficit de la majoration de 0,75 % de la cotisation patronale aux allocations familiales. Le MRP s’y oppose au nom des caisses d’allocations familiales. Le Gouvernement accepte aussi de majorer les droits sur les alcools pour un transfert vers les Anciens combattants et la Reconstruction. Donc il valait mieux pour le MRP s’opposer au projet sur les allocations familiales plus critiquable moralement qu’au projet qui visait les bouilleurs de crus.
85Le MRP fait savoir qu’il s’abstiendra par l’intermédiaire du député Édouard Moisan. Antoine Pinay annonce qu’il démissionne après avoir constaté « la défaillance d’un groupe important ».
86Roger Goetze n’a pas tort de relativiser sa responsabilité lorsqu’il ajoute :
87« Je n’ai pas pensé que les députés du MRP voteraient contre le financement des allocations familiales de façon à ne pas avoir à voter sur la suppression des bouilleurs de crus. Et c’est comme ça que Pinay est tombé... Je ne me le suis pas reproché éternellement parce que j’ai vu que Pinay voulait tomber. Je vous l’ai dit, il avait fait sauter la feuille de son discours qui comportait la transaction qui devait le sauver. Tel qu’il l’a prononcé, son discours était dans le fond inintelligible. »
- 21 Roger Goetze, transcription, op. cit., p. 166.
88Il ajoute : « D’ailleurs c’était après tout au Gouvernement à rédiger les questions de confiance. C’était très gentil d’avoir confiance dans le directeur du Budget pour les mettre en forme, les porter au perchoir, etc. Enfin c’était devenu l’habitude on le savait. Pour moi, cette erreur de tactique, c’était peut-être dû à la fatigue. Vous savez, c’était éreintant ces budgets.21»
89Les collaborateurs d’Antoine Pinay, Antoine Pinay lui-même évoquent en effet une lassitude devant les difficultés à faire voter ce budget et finalement la chute du Gouvernement était inéluctable.
90On peut également penser que le MRP a préféré provoquer la chute du Gouvernement sur les questions budgétaires plutôt que sur la politique extérieure (ratification des traités sur la CED) qui aurait atteint Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères du gouvernement Pinay.
91Le témoignage de Roger Goetze appelle plusieurs remarques :
-
on le voit, la responsabilité du directeur du Budget était très importante puisqu’il était appellé à rédiger des textes qui avaient un contenu technique mais qui pouvaient avoir des implications politiques. Les questions budgétaires donnent ainsi à l’administration des Finances un pouvoir non négligeable même si en fin de compte c’est le ministre qui en assume la responsabilité politique ;
-
la présence et aussi le rôle du directeur du Budget au parlement était somme toute presqu’égale à celle du cabinet du ministre et on décèle une solidarité avec le Gouvernement contre l’Assemblée nationale ;
-
enfin, sous la IVe République le budget était très certainement l’exercice le plus épuisant pour tous, Gouvernement, cabinets et directions car le parlement était maître du jeu. Les parlementaires étaient comptables devant leurs électeurs.
- 22 Ibid., p. 163.
- 23 Louis Franck, entretien avec S. Guillaume, 5 décembre 1977.
- 24 Roger Goetze, transcription, op. cit., p. 164.
92Pour conclure, on peut faire le point sur les jugements d’ensemble portés à la fois sur l’homme, Antoine Pinay et sur son action à la présidence du Conseil et au ministère des Finances par la direction du Budget. Ces jugements sont parfois sévères, davantage sur la politique que sur l’homme, ils sont aussi très multiformes car comme on l’a déjà dit l’Administration n’est pas tout à fait homogène. Roger Goetze souligne l’originalité de l’homme : « Pinay, c’est un genre spécial. Très honnête homme, très droit22. » Ces qualités sont reconnues par les collaborateurs d’Antoine Pinay, Flenri Yrissou, Raymond Arasse, Jacques Cruchon, ce qui peut paraître normal mais aussi Louis Franck, directeur des Prix et Wilfrid Baumgartner, gouverneur de la Banque de France. Ceux qui ne sont pas les proches collaborateurs, insistent sur les paradoxes d’Antoine Pinay. Louis Franck par exemple témoigne : « Les excellentes relations que nous avons entretenues étaient paradoxales ; je suis un homme d’idées générales, Pinay est tout le contraire, c’est un homme du détail fort avisé23 », et de raconter comment il traite de problèmes généraux à partir d’observations de détail comme les marges bénéficiaires des pharmaciens de la Loire pour expliquer sa politique de stabilisation des prix. Roger Goetze ne réagit pas autrement lorsqu’il rappelle les arguments de Pinay en faveur d’une diminution des crédits d’investissements : « Moi le pont que j’ai fait faire à Saint-Chamond, il n’a coûté que tant, je ne vois pas pourquoi tous ces grands barrages d’EDF coûtent tellement cher, etc.24 »
93On comprend alors l’étonnement et le scepticisme de ces hauts fonctionnaires, bardés de diplômes et habitués à manier les théories économiques. On comprend aussi qu’ils aient qualifié cette manière d’agir comme un « bon sens un peu simpliste »« de politique à court terme » comme le dit Roger Goetze à propos du budget de 52. Mais ajoute-t-il :
- 25 Roger Goetze, idem., p. 163.
94« Certes, ses idées ne volaient pas très haut mais elles volaient bien. Efficace en leur temps bien sûr pour le court terme25 ».
95Tous en effet sont obligés de reconnaître ce qu’Henri Yrissou appelle la magie. L’homme au chapeau rond a su par son pouvoir de conviction, ses analyses simples se faire comprendre de l’opinion. Comme le dit encore Roger Goetze « Le petit chapeau rond de Pinay avait la confiance des épargnants ». Même François Bloch-Lainé n’en disconvient pas.
96Tous aussi reconnaissent que l’inflation a été stoppée et que l’expérience Pinay fut une accalmie mais ils insistent sur le coup de frein porté à l’expansion économique. Beaucoup expliquent ces difficultés par la brièveté du mandat d’Antoine Pinay. Personne ne nie les succès psychologiques, donc le retour à la confiance.
97Aussi, alors que l’image d’Antoine Pinay à l’administration des Finances était très négative à son arrivée, elle s’est améliorée grâce aux succès psychologiques de sa politique, et, si elle n’a pas séduit les fonctionnaires, n’en a pas moins forcé l’estime pour son auteur à partir de réactions d’étonnement.
98Tous se plaisent alors à rêver de la difficile conciliation entre la nécessaire rigueur budgétaire et l’expansion économique soit une troisième voie entre le keynésianisme et l’orthodoxie libérale. C’est un peu le sens de la phrase de François Bloch-Lainé lorsqu’il dit :
- 26 François Bloch-Lainé, entretien avec S. Guillaume, 5 décembre 1977.
- 27 Roger Goetze, transcription, op. cit., p. 169.
99« Il fallait faire simultanément du Pinay et du Mendès26 » mais Mendès en 1954 n’a pas eu le temps de s’impliquer dans une politique économique qu’il a confiée à Edgar Faure. Il n’empêche, le mythe résiste. Pour Roger Goetze, Pierre Mendès France : « domine nettement la IVe République.27 »
100Les hauts fonctionnaires évoquent aussi le plan Pinay-Rueff de 1959 et les jugements portés sur le Pinay de 52 sont parfois ceux du Pinay, ministre du général de Gaulle. Mais sous la Ve République, Antoine Pinay s’est progressivement effacé jusqu’à sa démission forcée de janvier 1960 devant la volonté conjuguée des hauts fonctionnaires et des ministres gaullistes qui communiaient dans la même foi dans l’intervention de l’État, facteur de progrès social et d’expansion économique. Les barrières entre l’Administration et le politique tombent.
101C’est aussi l’un des signes de profond changement entre deux Républiques.
Notes
1 Cette étude fut réalisée à partir des archives orales réalisées :
– par moi-même pour ma thèse de doctorat d’État sur Antoine Pinay publiée sous le titre : Antoine Pinay ou la confiance en politique. Presses FNSP, 1984 ;
– par le Comité pour l’histoire économique et financière de la France. Que soient remerciées ici Madame Nathalie Carré de Malberg, chargée de mission au Comité et chef du projet et Nancy Pacchiani, documentaliste. Entretiens (par ordre alphabétique et fonctions entre 1948 et 1952) :
– Raymond Arasse, au cabinet d’Antoine Pinay depuis 1948, directeur adjoint en 1952, entretien avec S. Guillaume, 2 juillet 1976.
– Désiré Arnaud, préfet des Landes, directeur de cabinet de Jean Moreau en 1952, entretien Anne de Castelnau pour le Comité, avril 1990, cassettes nos 6, 7, 8.
– Jean Autissier, administrateur au Trésor, cassette n° 5, transcription par le Comité.
– Wilfrid Baumgartner, gouverneur de la Banque de France en 1952, entretien avec S. Guillaume, 6 décembre 1977.
– François Bloch-Lainé, directeur du Trésor depuis 1947, démissionnaire en 1952, nommé directeur de la Caisse des dépôts et consignations par Antoine Pinay ; Pierre-Paul Schweitzer lui succède au Trésor et prend ses fonctions en janvier 1953. Entretien avec S. Guillaume, 5 décembre 1977. Entretien Aude Terray pour le Comité, 20 avril 1989, cassette n° 7.
– Jacques Cruchon, administrateur civil aux Finances, chargé de mission au cabinet Pinay depuis 1950, chef de cabinet en 1952, entretien avec S. Guillaume, 27 septembre 1979.
– Louis Franck, directeur des Prix depuis 1947, entretien avec S. Guillaume, 5 décembre 1977.
– Roger Goetze, directeur du Budget depuis 1949, entretien avec S. Guillaume, 22 janvier 1971. Transcriptions réalisées par le Comité.
– Maurice Lauré, administrateur aux Finances, conseiller technique cabinet Petsche 1948, entretien avec Florence Descamps pour le Comité, 21 mars 1990, cassette n° 9.
– René Magniez, administrateur civil, 2e bureau, direction du Budget en 1952, entretien avec Christophe Pichon pour le Comité, 19 octobre 1990, cassette n° 7.
– Roger Malafosse, Administration 2e bureau, direction du Budget en 1952, entretien avec Alix le Masson pour le Comité, 29 novembre 1991, cassette n° 5.
– Yves Malecot, administrateur aux Finances, directeur de cabinet de M. Pestche en 1948, entretien avec Anne de Castelnau pour le Comité, 19 décembre 1989, cassette n° 10.
– Antoine Pinay, entretiens avec S. Guillaume, 8 mars 1976, 6 avril 1977, 17 avril 1978 et 7 mars 1980. – Paul Schwall, administrateur civil, 2° bureau, direction du Budget, membre du cabinet Jean Moreau en 1952, Au fil d’une vie, Éclats de mémoire, 1947-1957, disponible au Comité.
– Pierre Paul Schweitzer, directeur du Trésor à la suite de François Bloch-Lainé, prend officiellement ses fonctions en janvier 1953, entretien avec S. Guillaume, 27 juin 1979.
– Maurice Viaud, administrateur à la direction du Trésor, entretien avec Alix de Masson pour le Comité, 28 juin 1991, cassette n° 7.
– Henri Yrissou, directeur de cabinet d’Antoine Pinay, entretien avec S. Guillaume, 23 juin 1977, entretien avec Anne de Castelnau pour le Comité, 15 avril 1989.
2 Roger Goetze, entretien avec S. Guillaume, 22 janvier 1971.
3 Désiré Arnaud, entretien Anne de Castelnau pour le Comité, avril 1990.
4 Paul Schwall, Au fil d’une vie, Éclats de mémoire, 1944-1957, p. 101.
5 Roger Goetze, transcription de l’entretien avec le Comité, p. 163.
6 Wilfrid Baumgartner, entretien avec S. Guillaume, 6 décembre 1977.
7 Antoine Pinay, entretien avec S. Guillaume, 8 mars 1976.
8 Pierre Lalumière, Les finances publiques, A. Colin, 1980, 542 p., p. 53.
9 Roger Goetze, transcription du Comité, op. cit., p. 148.
10 Ibid., p. 141.
11 Ibid.
12 Roger Goetze, Rapport au ministre sur les perspectives budgétaires de l’année 1952, direction du Budget, 12 juillet 1951, 60 p., transmis par le Comité.
13 Roger Goetze, transcription, op. cit., p. 164.
14 Henri Yrissou, entretien avec Anne de Castelnau pour le Comité, cassette n° 3
15 Paul Schwall, op. cit., p. 175.
16 Ibid., p. 176.
17 Paul Schwall, op. cit., p. 182.
18 Ibid., p. 183.
19 Roger Goetze.
20 Paul Schwall, op. cit., p. 186.
21 Roger Goetze, transcription, op. cit., p. 166.
22 Ibid., p. 163.
23 Louis Franck, entretien avec S. Guillaume, 5 décembre 1977.
24 Roger Goetze, transcription, op. cit., p. 164.
25 Roger Goetze, idem., p. 163.
26 François Bloch-Lainé, entretien avec S. Guillaume, 5 décembre 1977.
27 Roger Goetze, transcription, op. cit., p. 169.
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