1Je m’aperçois que le titre qui a été choisi pour mon exposé n’est pas absolument parfait : il s’agit de l’attitude du gouvernement français devant le plan Werner ; or, je traiterai de l’attitude du président Pompidou devant le plan Werner, ce qui est, d’ailleurs, à peu près la même chose, puisque dans le type de régime que nous connaissons depuis le début de la V^e République, on doit considérer que la position du Président conditionne assez largement celle du gouvernement. Je voudrais dire aussi que je parlerai essentiellement en tant qu’ancien conseiller du président Georges Pompidou et assez peu en qualité d’ancien secrétaire général du SGCI. En effet, quoique le SGCI soit au centre de la détermination et de l’exécution des positions françaises en matière européenne, il ne m’est jamais apparu que, s’agissant des questions monétaires, il jouait un rôle important. Il s’agit, d’ailleurs, d’une exception...

2Pour préparer cet exposé, j’ai consulté les Archives nationales. J’ai eu, notamment accès, ce qui est un privilège, aux notes du secrétaire général du gouvernement concernant le Conseil des ministres ainsi qu’aux comptes rendus des conseils restreints auxquels j’avais assisté. Les archives du Fonds « Georges Pompidou » sont d’ailleurs connues, puisqu’elles ont été ouvertes à l’occasion d’un colloque sur « Georges Pompidou et l’Europe » qui a donné lieu à une publication en deux volumes. Je renvoie, en particulier, à trois conférences qui ont eu lieu à cette occasion :

• celle de M. Christian de Boissieu sur « La France et la réforme du système monétaire international » ;
• celle de M. Bossuat sur « Georges Pompidou et les tentatives d’union économique et monétaire » ;
• enfin, un exposé que j’avais fait à cette occasion. Il est intitulé : « Pragmatisme et ambition dans l’action européenne du président Georges Pompidou ».

3Cette brève incursion dans les archives m’a permis de vérifier que la mémoire est un phénomène étrangement sélectif ; ainsi, on ne se souvient pas nécessairement de tout ce qu’on a écrit soi-même. On s’aperçoit aussi qu’on peut évoluer, changer d’opinion et qu’il y a une sorte de péché d’anachronisme à vouloir juger les réactions des hommes politiques en 1970 par ce que nous savons maintenant sur l’imminence de la réalisation de l’euro. Quand on fait souvent des conférences sur l’euro, ce qui est un peu mon métier, on s’aperçoit qu’à un mois de distance les points qui intéressent un auditoire ne sont pas exactement les mêmes. Alors, en 1970, les centres d’intérêt étaient, évidemment, tout à fait différents.

4La lecture des archives m’a conduit à faire quelques remarques que je vais vous livrer, un peu en vrac, et je ne suivrai pas un plan chronologique :

5Tout d’abord, la tonalité des discussions et des papiers rédigés pour préparer les conseils restreints ainsi que celle de ces conseils restreints eux-mêmes, était beaucoup moins « européenne » que celle qui domine actuellement.

6Je n’ai pas voulu multiplier des citations qui auraient été pourtant fort pittoresques, et, de temps en temps, assez dures à propos de l’exercice qui nous rassemble aujourd’hui. Je vous en livrerai néanmoins quelques-unes tout à l’heure.

7Donc, les archives doivent être maniées avec beaucoup de soin et, on ne peut pas, isoler telle ou telle remarque de son contexte.

8Il est également intéressant de constater la différence de ton entre ce qui était dit dans les conseils restreints, conseils qui réunissaient les ministres concernés avec un ou deux conseillers de l’Elysée, où la discussion était critique et, parfois, ardente (Michel Debré a assisté à la plupart d’entre eux) et ce qui se passait au Conseil des ministres où on parlait un peu plus pour l’Histoire, et où les critiques qui avaient été faites dans les conseils restreints n’étaient, en règle générale, pas rappelées. La position politique prise au Conseil des ministres engage, en effet, vis-à-vis de l’extérieur : or, elle était, presque toujours, plus positive que la tonalité qui ressortait des discussions préparatoires. Cela ne me semble pas anormal parce que la préparation d’une décision, la prise de cette décision et son application appartiennent à des ordres différents.

9Je pense aussi qu’il est indispensable de replacer ces décisions dans le contexte politique de l’époque. Le président Georges Pompidou a été élu en juin 1969 après la démission du général de Gaulle. Quel était le grand problème du moment ? Ce n’était absolument pas l’Union économique et monétaire ; c’était l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun. La Grande-Bretagne est entrée pour beaucoup de raisons, et, notamment, parce que cela avait été demandé par Valéry Giscard d’Estaing, leader des républicains indépendants, demandé par Jacques Duhamel, qui était un des leaders centristes et, plus ou moins, promis par Georges Pompidou lors de la campagne présidentielle. D’autre part, je crois, personnellement, que les choses en étaient arrivées à un degré tel d’exaspération entre nos cinq partenaires et nous qu’on ne pouvait plus laisser la situation en état et qu’il fallait faire quelque chose. Le général de Gaulle l’avait un peu reconnu, puisqu’il avait fait quelques ouvertures en ce sens à l’ambassadeur de Grande-Bretagne, Christopher Soames, qui avaient donné lieu à des indiscrétions volontaires du gouvernement de Harold Wilson, lequel avait donc torpillé cette tentative.

10Ce qui est aussi intéressant, – et on rejoint là un aspect de politique intérieure qui, me semble-t-il, n’est pas valable uniquement pour la France –, c’est que, dans ces affaires européennes, dès qu’un homme politique arrive au pouvoir ou s’approche du pouvoir, il devient plus européen qu’il ne l’était auparavant, parce qu’il est responsable, qu’il est en charge des affaires. Comme l’a dit à ses ministres, avec son bon sens foudroyant, le président Georges Pompidou, en tenant une des innombrables réunions (il y en avait 7 ou 8 par an), sur les affaires européennes : « On nous dit – c’était en 1969 – que le Marché commun est moribond ; je n’en crois rien, car personne ne voudra jamais jouer le rôle d’assassin ». C’est une remarque qui n’est pas d’un enthousiasme prodigieux, mais qui montre bien qu’il lui semblait impossible de ne pas avancer.

11Je vais, sans doute, vous décevoir parce que je ne me souviens pas très bien de la préparation de la conférence de La Haye. J’ai, néanmoins, l’impression que le Quai d’Orsay y a joué un rôle important et, qu’en particulier, Maurice Schumann a beaucoup poussé parce qu’il était à la fois très anglophile et très « européen ». L’Union économique et monétaire est venue assez naturellement sur le tapis parce que cela confortait la dialectique : élargissement-approfondissement, qui a toujours été une des constantes du Marché commun et qui est devenue une constante fondamentale de la CEE et de l’Union européenne ; je veux dire par là qu’à chaque fois que l’Union s’élargit, il faut, par une espèce de phénomène de compensation, approfondir, pour éviter l’affadissement de ce qu’on veut élargir.

12Il y avait également le fait que ce désir d’aller vers quelque chose de plus européen correspondait à une certaine aspiration de la majorité de notre opinion publique. Tout ceci explique qu’il y ait eu beaucoup de contacts, en particulier avec Jean Monnet. Je suis un peu confus de parler de moi, mais je me suis aperçu – avec un certain étonnement d’ailleurs – en participant à un colloque sur Jean Monnet, que j’avais été le voir 44 fois en quatre ans. Évidemment, je rendais compte à chaque fois, et je me trouvais ainsi à la jonction d’un certain nombre de courants, parfois contradictoires. Comment peut-on juger le rapport Werner en fonction de ce contexte ?

13Je crois que l’adoption de ce rapport a constitué un phénomène important (et, sur ce point, je ne suis pas tout à fait d’accord avec des remarques incidentes qu’a fait Claude Pierre-Brossolette tout à l’heure), un moment important, mais certainement pas isolé : le rapport Werner est, en effet, un maillon dans une chaîne qui va des différents rapports Barre et de l’article 8 du communiqué de La Haye, aux décisions du Conseil des ministres des Six sur la réalisation par étapes de l’Union économique et monétaire en 1971 et 1972, le tout culminant avec le communiqué de la conférence de Paris, en octobre 1972, avant de ressurgir, longtemps après, avec le rapport Delors et le traité de Maastricht.

14Je crois, donc, que si le plan Werner n’a pas constitué, à lui seul, un acte fondateur, il demeure néanmoins d’une grande actualité puisqu’on lui doit, notamment, la description du stade final de l’Union économique et monétaire qui paraissait si utopique à l’époque ! Jean-Michel Bloch-Lainé nous a dit qu’on pensait que ce serait fait dans les dix ans, mais qu’on a bien vu que ce ne serait pas si facile. Eh bien, maintenant, nous y sommes à peu près, avec des différences importantes. Par exemple, personne n’aurait pu imaginer, au moment où le plan Werner a été rédigé, qu’il n’y aurait pas, juridiquement, un centre de décision économique européen, qu’il n’y aurait pas de gouvernement économique européen. Le problème n’était pas du tout de savoir s’il y aurait un « groupe euro » ou si la banque centrale européenne serait une sorte d’étoile solitaire dans un ciel plus ou moins vide. Non. Le but était d’aller vers une monnaie unique ou vers des parités irrévocablement fixes entre les monnaies des pays concernés (cela revenait à peu près au même), et en face, naturellement, il devait y avoir un centre politique où se prendraient des décisions économiques. C’est une conception qui, à l’époque, était évidente pour tout le monde et, probablement, encore plus pour les Allemands que pour nous. Le fait, pour les Allemands – Robert Toulemon en parlera certainement – d’avoir mis à l’arrière-plan leur intérêt pour une organisation plus ou moins fédérale de l’Europe est, en effet, fort récent.

15Il faut également se souvenir que, sur le plan international, la situation d’avant le chaos qui a débuté en août 1971, se caractérisait par un grand attachement au système des parités fixes et même par une certaine impossibilité intellectuelle à concevoir un autre système.

16Il n’a donc pas été très facile, pour les responsables politiques de l’époque, d’arriver à frayer leur chemin dans cette grande affaire de l’Union économique et monétaire, parce qu’ils étaient, en réalité, divisés contre eux-mêmes. Le président Georges Pompidou, par exemple, a dit un certain nombre de choses assez critiques sur le rapport Werner ; je vais tout de même vous en citer quelques-unes :

• par exemple, lors d’un conseil restreint en novembre 1970, le président Pompidou remarque : « Il y a des termes incroyables dans le rapport Werner ; c’est à se demander si on a agité le chiffon rouge devant nous pour savoir si nous étions des veaux ou des taureaux » ;
• dans le même conseil, le président dit : « Acceptons néanmoins ce vocabulaire qui fait partie de l’espérance européenne ». (c’est moi qui souligne).

17Le rapprochement de ces deux phrases est intéressant, parce que tout y est, à la fois la réticence, voire l’exaspération, et, en même temps, le fait qu’il ne faut pas insulter l’avenir et qu’après tout, la monnaie est, sans doute, la meilleure manière d’avancer. Il y a là une sorte de dialectique hégélienne, – thèse, antithèse, synthèse – dans laquelle est privilégié le désir d’aller de l’avant.

18Je crois, en effet, qu’il y a trois points de repère fondamentaux. On est parti de l’article 8 du communiqué de La Haye, dans lequel il est indiqué que les Six vont avancer par étapes vers une Union économique et monétaire. Puis, le rapport Werner, en 1970, a défini, notamment, le point final de cette Union, dans des termes qui ont été, enfin, repris par le communiqué de la conférence de Paris, en octobre 1972. Cette conférence, qui a été voulue par le président de la République française, a été centrée par lui sur la réalisation de l’Union économique et monétaire. Au départ, l’idée était simplement de réaliser une sorte de photo de famille pour marquer l’entrée de la Grande-Bretagne, du Danemark et de l’Irlande dans la Communauté économique européenne. L’idée s’est, peu à peu, imposée de faire avancer l’Union européenne (c’est à ce moment-là qu’a été inventé ce terme, lors de la préparation de la conférence de Paris) et les chefs d’État et de gouvernements ont choisi de privilégier, pour ce faire, la voie de l’Union économique et monétaire. Dans cette optique, le rapport Werner avait été, en quelque sorte, banalisé, dans des résolutions du Conseil des ministres des Six, en 1971 et 1972 et certaines aspérités de son vocabulaire gommées par le Conseil. Le gouvernement français, a donc pu en accepter les conclusions, s’agissant du stade final, et aussi, de la première étape.

19Vous vous souvenez peut-être des conditions dans lesquelles ce rapport a été rédigé. Notre gouvernement n’était pas représenté en tant que tel (aucun gouvernement ne l’était, d’ailleurs), mais, il y avait, dans le comité de rédaction, un Français, qui était M. Bernard Clappier, alors président du Comité monétaire des six, qui était, en même temps, premier sous-gouverneur de la Banque de France. Il s’est trouvé que M. Clappier a eu la courtoisie de nous tenir au courant de ce qui se passait, mais il n’avait pas, bien entendu, de compétence liée. Nous avons été gênés, en réalité, moins par les problèmes de l’Union économique et monétaire, – dont on percevait néanmoins fort bien le caractère révolutionnaire –, que par les aspects institutionnels et politiques sur lesquels le gouvernement français était nettement en arrière de la main. C’est à ce propos que ce sont exprimées les principales réticences, et on peut considérer, en effet, que M. Werner avait été un peu loin dans la description des conséquences institutionnelles du stade final de l’Union économique et monétaire, et que ce n’était pas absolument indispensable.

20Donc, voilà, d’une façon extrêmement cursive, ce que je voulais rappeler sur la position du président Georges Pompidou vis-à-vis de l’Union économique et monétaire. Pour conclure, je me bornerai à remarquer que cette affaire illustre assez bien une vérité qui me paraît fondamentale : dans la vie politique, ce qui compte, c’est ce qu’un homme d’État dit en public, parce que ce sont ses déclarations publiques qui l’engagent. À la lumière de cette remarque, on peut considérer que le président Georges Pompidou a été, effectivement, un grand Européen.