1Seule l’insistance de M^me de Castelnau, qui est à la base de l’organisation de cette journée, explique que je m’adresse à vous ce matin. Elle m’avait parlé de ce projet en pensant que je pourrais y participer et j’avais été extrêmement réticent.

2Certes, je suis l’un des rares membres du petit groupe de vétérans de l’administration française qui ont suivi de bout en bout, pendant pas loin d’un demi-siècle maintenant, les aspects monétaires de la construction de l’Europe, puis, plus récemment, le projet de monnaie unique. Nous ne sommes pas très nombreux. André de Lattre, qui vient de parler, est notre aîné. Le fait qu’il devait prendre une part éminente à ce colloque était une raison supplémentaire pour moi de me dire : « Qu’est-ce que je peux ajouter à ce qu’André va dire ». Il a été mon patron, mon mentor. Il a suivi tout cela comme moi et nous ferions éventuellement double emploi. En plus il est beaucoup plus savant, il est professeur à Sciences Po, il a gardé des documents, il a fait des cours, alors que je n’avais rien fait de tout cela et que je n’avais plus aucun dossier.

3Puisque je parle des vétérans, outre André, il y avait aussi Daniel Deguen, qui a toujours été présent dans ce sujet et qui va peut-être apparaître aujourd’hui et, bien entendu, Jacques de Larosière. Comme moi, Daniel Deguen, sollicité pour prendre la parole aujourd’hui, avait beaucoup hésité : « Tout ça c’est trop loin », puis refusé. Et puis, André a cité tout à l’heure peut-être le meilleur d’entre nous, qui nous a quittés, Alain Prate, dont pour beaucoup de raisons nous regrettons qu’il ne soit pas avec nous aujourd’hui. Il a apporté un sens de la mesure, une intelligence, une discrétion et un savoir éminent à cette affaire quand il s’en est occupé, c’est-à-dire une bonne partie de sa vie.

4Alors, certes, vétéran je le suis puisque, souvenir personnel, en 1956, je suis alors membre du cabinet du ministre des Finances français, et c’est sur mon bureau qu’atterrit le rapport Spaak adressé aux différents ministres de l’époque par le Quai d’Orsay. Le rapport Spaak, rédigé par Pierre Uri, issu de la conférence de Messine sur la relance de l’Europe, c’est la matrice du traité de Rome, qui est rédigé en 1956-1957. Je reçois donc ce document. Je n’avais pas grande idée de ce que c’était. Je me renseigne, et je me souviens – détail matériel – qu’il fallait, c’est ce que j’ai compris très rapidement, adresser ce rapport aux différentes directions du ministère. À l’époque, les photocopieuses n’existaient pas, et la reproduction en 30 exemplaires environ du document pour pouvoir le transmettre à tous les services des Finances nous a amenés à le ronéotyper. C’était une opération lourde que de diffuser ce rapport à toutes les directions du ministère, en 1958. Bien entendu, en le transmettant, il était demandé aux destinataires ce qu’ils pensaient de son contenu.

5J’ai, ensuite, rejoint la direction des Finances extérieures en 1957 et, pratiquement sans interruption jusqu’en 1974, année au cours de laquelle j’ai quitté le poste de directeur du Trésor, j’ai été au courant de toutes les étapes des réflexions, discussions et initiatives relatives aux aspects monétaires de la construction européenne. Ainsi que quelques autres Français, j’ai été longtemps membre du Comité monétaire de la Communauté européenne, d’abord comme suppléant d’André de Lattre, puis comme titulaire, Jacques de Larosière m’accompagnant alors en qualité de suppléant.

6Malgré ce parcours professionnel, de même que Daniel Deguen, j’étais sensible à l’écoulement du temps. Près de trente ans, c’est très long. L’oubli avait fait son œuvre. Sur le plan Barre et le plan Werner, j’avais bien quelques souvenirs, quelques anecdotes à apporter, mais cela me semblait insuffisant pour justifier une intervention. Malheureusement, quand j’ai dit cela à M^me de Castelnau, elle m’a répondu : « des souvenirs c’est très bien parce que les dossiers, les techniciens, les chercheurs, on a tout ce qu’il faut. Nous ne sommes pas en manque de documents et d’analyses techniques sur les plans Barre et Werner. En revanche, ce qui peut manquer à un colloque, ce sont effectivement des souvenirs personnels, même s’ils ont un caractère, inévitablement, subjectifs ». J’ai finalement capitulé et me voici devant vous pour parler de l’aspect monétaire de la construction européenne et, plus particulièrement, du plan Werner qui en est un temps fort très important. Je le ferai comme je l’ai dit en évoquant mes souvenirs que j’ai bien sûr essayé d’organiser de manière cohérente, mais sans me livrer à des analyses techniques du fameux plan Werner.

7À ce sujet, la première question à se poser c’est : pourquoi le traité de Rome est-il si discret sur cet aspect d’une construction économique ayant des implications politiques ambitieuses.

8Il y a à cela plusieurs raisons.

9La première, c’est le souvenir très frais, au moment de la rédaction du traité de Rome, de l’échec de la Communauté européenne de défense du fait de l’attitude finale de la France qui avait pourtant été l’initiatrice de ce projet. Ce qui l’avait condamné, outre le fait de réarmer l’Allemagne, c’était l’abandon de souveraineté qu’il impliquait dans un domaine sensible, les affaires militaires. Or, la formule « battre monnaie est un privilège régalien » est française. Aussi, personne ne voulait ouvrir une nouvelle querelle sur un problème de souveraineté nationale sensible, au sujet du traité de Rome. C’est ce qui explique que les problèmes monétaires ont été peu abordés dans le traité. On institue un Comité monétaire, on prévoit de coopérer mais on ne va pas plus loin. En clair, le traité n’avouait pas toutes ses ambitions. Selon la méthode, chère à Jean Monnet, il fallait créer par l’économie des solidarités concrètes qui conduiraient à traiter finalement le problème de la monnaie. Démarche oblique, attentiste, agissant de la périphérie vers le centre mais, sans doute, la seule réaliste à l’époque.

10La deuxième raison de la discrétion du traité de Rome sur la monnaie, c’est la trop grande proximité de certains souvenirs, la crainte d’une intégration trop forte avec l’Allemagne. Pour illustrer cette remarque, je vais me référer à une lecture que j’ai faite récemment. Il s’agit du journal d’Hervé Alphand, intitulé : L’étonnement d’être1. Tous ceux qui ont connu Hervé Alphand ne s’étonneront pas de cette façon d’intituler son journal, avec la modestie, l’élégance et l’ironie qui le caractérisaient. Mais j’ai été très frappé, à la page 62 de ce journal d’Hervé Alphand, de trouver la relation d’une conversation qu’il a eue, pendant la débâcle de 1940, avec Gaston Bergerie qui était un ancien collaborateur d’Edouard Herriot et qui a été ministre, puis ambassadeur. Bergerie est favorable à la collaboration franco-allemande, fondement d’une Europe nouvelle sous direction germanique. Et il s’exprime ainsi : « La production, les consommations seront réparties entre chaque pays ; une monnaie commune sera créée ; etc. »

11Cela illustre le fait que l’idée d’une monnaie européenne n’est pas récente. On en trouverait des traces également dans les projets européens qui ont été imaginés entre les deux guerres mondiales. Cela rappelle aussi que l’idée a été quelque peu polluée, comme le projet européen d’ailleurs, par la collaboration. En tout cas, l’idée d’une marche vers une monnaie européenne, c’est-à-dire en réalité franco-allemande, il y avait encore trop de mauvais souvenirs à la fin des années cinquante pour que la France puisse l’envisager. Il faut être conscient d’ailleurs que le traité de Maastricht a tout récemment fait l’objet de débats passionnés en France et qu’il n’a été adopté par référendum dans notre pays qu’à une faible majorité et cela quarante ans après l’échec de la Communauté européenne de défense.

12Il y avait encore une troisième raison pour être prudent dans le domaine monétaire. C’est la très grande hétérogénéité des politiques économiques mais, surtout, monétaires des pays membres de la Communauté européenne à l’époque. Cela rendait très difficile d’imaginer en 1956, et pendant de nombreuses années après, de gérer en commun les différentes monnaies nationales sans parler d’une monnaie unique. Mais je reviendrai plus tard sur ce point.

13 Ceci étant dit, l’idée d’une organisation monétaire européenne ou celle d’une monnaie unique, si l’on en parlait peu ou pas, existait quelque part dans les limbes de la pensée européenne. Il y a à cela au moins trois raisons.

14D’abord l’idée était ancienne. Depuis 1919 au moins, car l’idée remonte plus loin, il existait un mouvement fédéraliste en Europe. Il formait le noyau dur un peu utopiste du mouvement en faveur d’une Europe plus organisée ou ayant au moins conscience de sa spécificité.

15En second lieu les auteurs du traité de Rome et ses plus chauds partisans le savaient bien, passé un certain degré d’intégration économique, le problème de la monnaie se poserait. La construction économique de l’Europe légitimerait un jour le sujet de la monnaie. On ne pourrait pas faire éternellement l’impasse sur ce point. Le problème surgirait nécessairement, c’était dans la logique du système.

16Enfin, comme André de Lattre l’a rappelé, peu d’années après la mise en application du traité, le monde est entré dans une crise monétaire internationale dont la période chaude a duré au moins une bonne vingtaine d’années. Le dollar a été contesté, le prix de l’or a échappé progressivement au contrôle des autorités, le dogme des parités fixes a été remis en cause. Beaucoup de monnaies de pays importants ont emegistré plusieurs dévaluations alors que la République fédérale d’Allemagne s’engageait dans une longue série de réévaluations de son change. Comment, dans ces conditions, les membres du Marché commun, expression de l’époque, ne se seraient ils pas interrogé sur les problèmes monétaires extérieurs et sur un minimum d’organisation commune dans ce domaine. Il en était question indirectement tellement le tabou sur l’idée d’une monnaie unique était encore puissant. Je me souviens, ainsi sans doute qu’André de Lattre, que, au Comité monétaire à Bruxelles – et dans des réunions à Paris – après la fixation de prix agricoles uniques, – dans le cadre de la politique agricole commune – ce n’est pas venu tout de suite, mais enfin c’est venu au milieu des années soixante, certains disaient : « Mais, avec des prix agricoles unifiés, il ne sera plus possible de modifier les parités monétaires ». Je me rappelle que Jean Dromer au SGCI a tenu ces propos, ainsi qu’Émile van Lennep au Comité monétaire qu’il présidait à l’époque. Certains se souviennent sans doute que je ne reçois pas facilement les idées reçues sans les mettre un peu en cause, aussi étais-je un peu plus dubitatif sur ce point. Je craignais à juste titre, permettez-moi de le dire, qu’ils ne prennent leurs désirs pour des réalités. L’expression de ces désirs était symptomatique d’une attente ou plutôt d’une frustration.

17Mais, en réalité, ils n’avaient pas complètement tort. La politique agricole commune montrait clairement – assez clairement – que la construction européenne, tant qu’elle n’aurait pas abordé et résolu le problème monétaire, resterait effectivement un peu anarchique, fragile et rendrait la gestion du Marché commun singulièrement compliquée. Alors, pourquoi est-ce qu’après tant d’années de non reconnaissance qu’il pouvait y avoir un problème dans ce domaine, l’affaire a-t-elle surgit avec violence... enfin, fortement, en 1969 ?

18C’est sans doute en raison du refoulement dont ce sujet avait été l’objet qu’à partir du moment où l’on a admis d’en parler cela a pris l’allure d’un raz de marée. En tout cas sur le plan verbal car sur le plan concret il faudra encore attendre Maastricht, c’est-à-dire longtemps. Une digue psychologique avait cédé et ce fut l’inondation. D’abord pourquoi cet interdit pendant plus de dix ans. C’est principalement, il faut l’admettre, en raison de la diplomatie française, et au fond de la présence du général de Gaulle dont il était très difficile d’imaginer qu’on puisse le convaincre de rentrer dans un système de monnaie unique. M. Couve de Murville n’était pas non plus quelqu’un avec qui on aurait pu aborder ce sujet. D’autres gouvernements français auraient pu accepter qu’on en parle à ce moment-là, dans les années 1960, mais pas l’équipe au pouvoir et avec le style que le général de Gaulle avait donné à sa diplomatie.

19J’ai rappelé les étapes des désordres monétaires. Je voudrais rappeler aussi quelques étapes pour expliquer la difficulté de faire progresser l’Europe autrement qu’elle n’avait été construite par le traité de Rome au début des années soixante, et les difficultés dans lesquelles se trouvait diplomatiquement la France vers la fin des années 1960.

20Souvenons-nous du plan Fouchet, 1961-1962 : cela a été un échec qui a laissé pas mal d’acrimonie entre la France et ses partenaires. La France a proposé un plan. Les autres n’étaient pas d’accord et ont voulu discuter. Du côté français on a durci les conditions du plan et honnêtement on a un peu écœuré nos partenaires.

211962, tout début 1963, refus par la France de l’adhésion de la Grande-Bretagne, au Marché commun, opération à laquelle nos partenaires de la Communauté étaient favorables. Contacts en juillet 1962, refus du général de Gaulle à Rambouillet, fin 1962. Conférence de presse du Général le 14 janvier 1963. Cela avait créé une atmosphère difficile au sein de la Communauté européenne. Il y a eu aussi le traité franco-allemand, un peu avorté, en 1963. Et puis, 1965-1966, le grave conflit entre la France et ses partenaires du Marché commun sur la politique agricole et ce que l’on a appelé, de notre part, la politique de la chaise vide. Cela s’est réglé, si l’on peut dire, à Luxembourg par un compromis jamais exprimé. C’est reparti sans qu’on en reparle en constatant qu’il y avait désaccord et que l’on continuait quand même. Les progrès de la Communauté étaient tout de même très entravés, même si les désarmements douaniers et contingentaires avaient progressé normalement. Mais, le reste était largement arrêté et chacun voyait bien que la France et ses partenaires de la Communauté, étaient en désaccord. Mais, tout ceci était très peu exprimé – en public en tout cas – je dirai en raison de la stature du général de Gaulle.

22On ne peut être que frappé de constater combien le général de Gaulle par ses seules paroles a pu arrêter le temps en quelque sorte, et combien peu les autres acteurs de la vie diplomatique ont réagi. Par sa stature, la magie de son verbe, le général de Gaulle pouvait prendre des positions inacceptables pour les autres sans que ces derniers réagissent publiquement. Après le discours de Pnom Penh ou celui sur le « Québec libre », si les organes de presse ont été assez véhéments, les gouvernements ont été presque muets.

23D’ailleurs, jamais un président des États-Unis, ou un ministre des Affaires étrangères américain, n’a adressé publiquement la moindre critique ou a exprimé la moindre réserve à l’égard du général de Gaulle. En Europe, c’est la même chose à l’exception du hollandais Luns. L’autorité morale, le prestige du général de Gaulle faisaient que tous ces événements un peu étranges et cette diplomatie très nationaliste, alors qu’on s’était engagé dans le traité de Rome, et que le général de Gaulle l’avait accepté, et que sans lui on ne serait peut-être jamais entré dans le Marché commun en 1958, tout cela effectivement avait créé une atmosphère un peu surréaliste. Le général de Gaulle prenait des positions très personnelles et très nationalistes. Il déclenchait des polémiques mais les gouvernements se tenaient cois. Les États supportaient cela avec patience. Cela tient au fait que le général de Gaulle était un personnage hors mesure. En outre, les Américains avaient une très grande confiance en lui sur l’essentiel. À la crise de Cuba, le général de Gaulle a été l’un des premiers à dire : « Les Américains, on les soutient, ils ont raison ». Il y avait une fascination pour le personnage, ce qui a permis qu’il n’y ait pas eu de crise politique dans les années soixante, malgré, au fond, le blocage de la construction européenne et des divergences au sein de l’OTAN.

24J’en arrive maintenant à 1969, après des années où ce problème monétaire européen n’est pas traité, où la construction est arrêtée et où quand Georges Pompidou devient président de la République, il a le sentiment, justifié, d’un grand isolement diplomatique de la France et d’une exaspération de certains des partenaires de la Communauté, comme des Hollandais par exemple.

25Élu président de la République au printemps de 1969, Georges Pompidou devait en premier lieu, avant de mettre en œuvre sa propre politique et imprimer sa marque, assainir la situation qui lui avait été léguée. Il y avait d’abord les séquelles financières et monétaires des mouvements d’étudiants et de grèves du printemps de 1968. Sur ce point, la situation faisait apparaître, d’un côté des coûts salariaux et industriels qui avaient en un an fortement monté et nous handicapaient par rapport à nos concurrents étrangers, de l’autre un déficit budgétaire important. Le choix était, soit entre quatre années problématiques d’austérité salariale et fiscale c’est-à-dire de déflation compétitive, soit une dévaluation associée à une politique d’accompagnement budgétaire. Le choix fut, comme on le sait, la plus dynamique des deux branches de cette alternative, et notamment la dévaluation d’août 1969 et une politique qui permit une bonne croissance pendant quatre ans.

26L’autre problème auquel Georges Pompidou dut s’attaquer c’était l’isolement diplomatique de la France et le blocage de la construction européenne, ce dont on parlait peu mais qui était très sensible. Je dois avouer que je ne me préoccupais guère de ce problème à l’époque. J’étais revenu au cabinet de M. Giscard d’Estaing quand il redevint ministre des Finances dans le premier gouvernement formé par Georges Pompidou avec Jacques Chaban-Delmas à sa tête.

27Mon rôle était de superviser l’ensemble des questions monétaires et financières. J’avais été très occupé par la dévaluation d’août 1969 et son accompagnement. La situation diplomatique d’ensemble était un peu loin de moi. Aussi, ai-je été plutôt surpris quand les Affaires étrangères qui avaient à leur tête Maurice Schumann et dont le directeur de cabinet était mon camarade d’ENA et de l’Inspection des finances, Paul Lemerle, présent je crois dans cette salle, nous ont saisis de l’idée : « et si l’on faisait la monnaie commune européenne ? ». J’ai d’abord pensé que c’était une initiative assez personnelle de ces deux fervents et sympathiques européens. Mais j’ai vite saisi que le gouvernement devait réfléchir à ce sujet, l’Élysée n’ayant pas tué dans l’œuf ce qui m’apparaissait, à tort, comme un ballon d’essai des Affaires étrangères. Peu après, un autre thème refit surface, celui d’une éventuelle adhésion du Royaume-Uni au Marché commun.

28Alors, j ’ai compris que le président de la République souhaitait explorer les deux démarches de grande ampleur qui pourraient permettre à la France de sortir de son isolement en Europe. D’un côté, la monnaie européenne, ce que Maurice Schumann qualifiait de la « Voie Royale » pour faire avancer l’Europe. C’était un projet de nature à combler les vœux des pro-européens en France et dans le reste de la Communauté européenne. De l’autre, l’adhésion de la Grande-Bretagne, ce qui donnerait aussi satisfaction à nos partenaires, mais pour des raisons différentes. Nos partenaires, en effet, désespérant d’obtenir que la France veuille bien accepter de faire progresser la Communauté européenne en renonçant, par exemple, à la règle de l’unanimité pour certains votes au sein du Conseil des communautés, s’étaient finalement montrés favorables à l’idée d’une adhésion de l’Angleterre. Pis aller peut-être, mais qui prenait toute sa valeur si l’on se souvenait que ce pays était le siège de la plus ancienne démocratie parlementaire et était l’un des piliers de l’alliance Atlantique. Enfin, l’opposition de la France avait rendu ce projet sympathique à nos partenaires que notre refus exaspérait. Puisque l’on ne peut faire progresser l’Europe, au moins élargissons-la à un pays démocratique sérieux, civilisé, etc., pouvant faire contrepoids, le cas échéant, aux Français ou aux Allemands. C’était déjà le débat entre l’approfondissement ou l’élargissement.

29L’une ou l’autre option aurait, à l’évidence, déplu au général de Gaulle, Mais, il n’était plus là et Georges Pompidou recueillait une situation difficile qui requérait qu’il remette sans tarder la France dans le concert diplomatique dont elle était sortie. C’est évidemment la solution, mettons la plus prudente, qui a prévalu et qui, lentement, a pris corps. C’était peut-être aussi la seule solution possible. Georges Pompidou n’était pas un gaulliste historique. Il n’avait pas été résistant ni rejoint Londres pendant la guerre. Son autorité sur le mouvement gaulliste, ou plutôt sur ses chefs, n’était pas totale. La monnaie unique c’était pour eux un abandon clair et inacceptable de souveraineté. C’était le chiffon rouge. En revanche, pour les gaullistes historiques, même si l’Angleterre était notre rivale traditionnelle, c’était aussi l’alliée du temps de guerre, le pays aux côtés duquel beaucoup de gaullistes s’étaient battus. Enfin, pour les gaullistes, l’arrivée éventuelle de l’Angleterre dans le Marché commun comportait l’avantage de renforcer le camp de ceux qui étaient hostiles à la supranationalité au sein de la Communauté. Cela dit, une fois lancée l’idée de monnaie commune, il a d’abord fallu s’en préoccuper puis canaliser l’enthousiasme qu’a fait naître ce projet et qu’il a été impossible d’étouffer.

30La réflexion au ministère des Finances sur l’idée d’une monnaie commune est, dans un premier temps assez long, restée confinée aux cercles étroits des collaborateurs immédiats de M. Giscard d’Estaing et largement centrée sur moi-même. Ni M. Giscard d’Estaing, ni moi n’étions philosophiquement hostiles à ce projet pas plus, d’ailleurs, que l’ensemble de la haute fonction publique du ministère des Finances qui a toujours joué un rôle moteur en France dans la construction de l’Europe. Est-il besoin de rappeler le rôle éminent joué dans ce domaine par de grands commis de l’État, comme Bernard Clappier, Renaud de la Genière, Jacques Mayoux ou Pierre Esteva ! Mais, techniquement, la création d’une monnaie commune posait de redoutables problèmes.

31D’abord, des problèmes politiques. Ce n’était pas mon sujet, mais il fallait quand même rappeler au ministre qu’il n’y avait sans doute pas une majorité dans le pays en faveur de ce projet et, sûrement pas, au Parlement. Cela dit, les principaux papiers que j’ai rédigés à cette époque sur le projet de monnaie unique portaient, bien entendu, sur les difficultés techniques.

32Pour aller à l’essentiel, je dirai que mon argumentaire était centré sur l’idée que l’adoption d’une monnaie unique conduirait inéluctablement la France à faire abandon de tous les moyens que nous utilisions depuis la fin de la deuxième guerre mondiale pour conduire la politique économique de la France. En réalité, nous avions, en temps de paix et de relative prospérité, conservé tous les moyens utilisés dans le cadre de l’économie de guerre puis des pénuries de l’immédiat après-guerre. Il s’agissait, le cas échéant, de faire dans ce domaine une révolution copernicienne. De la guerre et de l’après-guerre, nous avions gardé le contrôle des prix, la réglementation des changes, le contrôle des taux d’intérêts, les autorisations préalables pour les émissions sur le marché financier, le contrôle des financements bancaires à moyen terme réescomptables, plus le contrôle direct ou indirect de toutes les décisions concernant les investissements de quelque importance. L’idée que ce dispositif puisse être remis en cause suffisait à faire reculer les pouvoirs publics. Je peux apporter un témoignage personnel de l’attachement des dirigeants français, hommes politique ou hauts fonctionnaires à ce système. En 1966, j’avais convaincu Michel Debré, ministre des Finances à l’époque et passionné de réformes, de supprimer le contrôle des changes et cela contre l’avis de tous les hauts fonctionnaires et autorités concernés. Ce fut fait par une loi de janvier 1967 et aucune perturbation monétaire n’accompagna cette abolition. Mais, l’été 1968, à la suite des événements du printemps, le contrôle des changes fut remis en place pour n’être supprimé définitivement qu’au début des années 90.

33Au fond, quitte à vous choquer un peu, je dirais que nous avions adopté le système mis en place par le Docteur Schacht, ministre de l’Économie du III^e Reich de 1934 à 1937, pour sortir l’économie allemande de la crise mondiale et financer les projets, notamment militaires, de Hitler. Les principes étaient simples. Financement massif des investissements et des dépenses publiques par le crédit bancaire, c’est-à-dire la monnaie, assorti d’un contrôle des changes des prix et des salaires pour éviter ou contenir les risques de dérapages inflationnistes. Bien entendu, dans une France démocratique, le contrôle de l’inflation était plus difficile ainsi qu’en témoigne l’histoire monétaire française des fameuses trente glorieuses.

34Cela dit, ce système a été très efficace pour reconstruire et moderniser l’économie française après la seconde guerre mondiale. C’est à porter au crédit de la IV^e République tant décriée. Mais nous nous sommes beaucoup trop attachés à ce système qui donnait beaucoup de pouvoirs aux dirigeants, ce qui ne leur déplaisait pas. Ce qui est paradoxal, c’est que les Allemands qui avaient le même type de problème de reconstruction que nous à l’époque ont, sans doute sous la pression des Américains, abandonné le système Schacht et adopté un régime très libéral. Leurs performances n’ont pas été, en volume, très différentes des nôtres, mais ils ont beaucoup mieux préservé leur monnaie.

35Pour revenir au projet de monnaie commune, je ne m’y montrais pas hostile en 1969. Il avait même ma préférence dans la mesure où il nous conduirait à renoncer à notre système de gestion lourd, archaïque, dépassé et anti-libéral. Mais, je ne pouvais passer sous silence le changement technique radical que cela apporterait dans nos habitudes. Aussi, ai-je, sans doute, contribué à fermer cette « Voie Royale » qui séduisait Maurice Schumann.

36Bien entendu, cet examen interne français du projet de monnaie commune n’est pas resté secret bien longtemps. Nos partenaires et Bruxelles ont senti le vent. L’idée commença à faire partie de l’air du temps. Il avait d’ailleurs suffi que la France cesse d’être radicalement contre. La suite, vous la connaissez. C’est la conférence de La Haye fin 1969 et la mission confiée à un comité présidé par M. Werner. On parle de plan Werner mais c’est autant un plan Raymond Barre, membre de la Commission des Communautés, chargé notamment des affaires monétaires. Car il y a eu un rapport de la Commission sur la monnaie unique qui a été largement repris par le comité Werner. Il est intéressant de constater la différence fondamentale qui existe entre le plan Barre de fin 1968-début 1969 sur la coopération monétaire au sein de la Communauté et le rapport, l’année suivante, sur la monnaie commune. C’est le jour et la nuit. Le veto français levé, on est allé enfin jusqu’au bout de la logique de la Communauté économique européenne, c’est-à-dire la monnaie unique. Bien sûr, cela n’a pas suffi. Les Français ont donné la priorité à l’adhésion du Royaume-Uni. Il y a eu bien d’autres péripéties. Mais, il y eut aussi la résistance des faits et des mentalités comme j’ai essayé de le faire sentir tout à l’heure.

37En effet, nous sommes très vraisemblablement maintenant au bord de la monnaie commune, mais c’est près de trente ans après cette réflexion sur la fameuse « Voie Royale ». Voilà, Monsieur le Président les quelques remarques que, poussé par M^me de Castelnau, j’étais en mesure de faire. Ce sont des souvenirs avec ce que cela peut comporter de subjectif et d’approximatif. Mais c’était la règle du genre En tout cas, ce sont des souvenirs forts. Même si j’erre sur les détails, il s’est passé quelque chose d’important dans le dernier trimestre de 1969 en France. C’est la préconception de la monnaie qui va naître demain. J’en porte témoignage. Peut-être mes propos ont-ils été un peu provocateurs. Mais, je ne le regrette qu’à moitié parce que, dans les colloques, l’écueil à éviter c’est de se perdre dans les détails techniques et de se cantonner dans le conformisme de la pensée. Et si, par un peu d’hétérodoxie, je contribue, Monsieur le Président, à animer nos débats c’est un apport qui en vaut un autre.