1Je vais borner mon exposé à une période historique bien déterminée. Je suis arrivé comme jeune chargé de mission en avril 1964 à la direction générale des Impôts, juste à temps pour assister à la préparation de la réforme et ensuite participer, modestement, au niveau qui était le mien à l’époque, à l’adoption de la loi du 6 janvier 1966. J’ai, ensuite, et c’est sur quoi va porter ma communication, été pendant deux ans et demi collaborateur de M. Debré, avec en particulier Michel Lainé, ici présent, sur les questions budgétaires, fiscales, douanières à son cabinet. J’ai suivi ensuite ce dossier au fil des années jusqu’en 1982, y compris dans ses aspects de suppression des frontières fiscales, dont je ne pourrai pas d’ailleurs ne pas dire un mot au niveau historique, mais en me bornant bien – encore une fois – à la problématique des années 1966-1968.

2La généralisation de la TVA avait donc été adoptée par le Parlement, sous l’autorité de M. Giscard d’Estaing. Celui-ci ne retrouve pas son poste de ministre de l’Économie et des Finances en janvier 1966, et c’est M. Debré qui prend la barre du ministère, pratiquement deux jours après la promulgation de la loi généralisant la TVA.

3Premier chantier, donc, la mise en œuvre de cette réforme, dont on a déjà souligné (je n’y reviendrai pas) l’importance pour le monde du commerce et des services. Parallèlement un autre chantier était déjà très avancé, celui des deux premiers projets de directives (deux puisqu’il y a eu une directive de principe et une directive qui trace les modalités techniques de la TVA communautaire) élaborés à Bruxelles dans les conditions qui ont été rappelées. Il s’agissait d’ailleurs d’un modèle de TVA « chimiquement pur », puisque précisément, à partir de l’expérience française, on poussait à son terme la logique intellectuelle de la TVA et, à juste raison, le modèle européen était exempt de certaines scories non négligeables laissées par l’histoire dans la TVA française.

4M. Debré n’était pas du tout un fiscaliste, ni un spécialiste des dossiers financiers, même si, comme Premier ministre, il avait eu à en traiter beaucoup. Mais c’était un juriste éminent, membre du Conseil d’État et il est devenu, en deux ans un fiscaliste remarquable car il s’est jeté sur les dossiers fiscaux. Ils étaient nombreux et je ne les mentionnerai pas tous, mais je rappellerai qu’il y a eu, à la même époque, des réflexions très importantes aussi bien sur la réorganisation de la DGI, la participation et l’intéressement, le lancement de la révision des propriétés bâties, les aspects européens de la taxation des bénéfices distribués, etc. Michel Debré s’est donc lancé, avec l’appétit intellectuel qu’on lui connaissait, sur les nombreuses notes qu’on lui fournissait, et il avait acquis – parce qu’il avait non seulement une capacité d’absorption, mais une capacité de synthèse remarquable – une expertise tout à fait exceptionnelle au bout de deux ans et demi. Il avait d’ailleurs pris goût à la matière puisqu’il avait invité la direction générale des Impôts, dès 1967, à réfléchir sur une réforme de l’impôt sur le revenu qui ne devait malheureusement pas voir le jour. Je dis malheureusement puisque depuis, pratiquement, il n’y a pas eu de réforme générale de l’impôt sur le revenu.

5Je vais donc évoquer successivement les deux chantiers : le chantier de la mise en œuvre de la TVA, et le chantier de l’harmonisation européenne.

6Je ne reviendrai pas sur ce qui a été dit quant au rôle de la commission consultative réunie en mars 1966. Effectivement, comme l’a souligné Guy Delorme, une des méthodes de travail du ministre, qui avait beaucoup marqué à l’époque l’ensemble de ses collaborateurs, c’était le principe de la délégation aux services. Il avait un cabinet relativement structuré. Mais que ce soit dans le domaine fiscal ou dans les autres, il a été probablement un des seuls ministres des trente dernières années, avec peut-être M. Bérégovoy, à s’appuyer fortement, directement, sur les services et les directeurs du ministère, et à travailler directement avec eux.

7Dans ce domaine de la mise en œuvre, de la préparation concrète des textes d’application de la TVA, c’étaient effectivement la direction générale des Impôts et la direction générale des Prix, c’est-à-dire nommément les deux anciens conseillers techniques de M. Giscard d’Estaing, Guy Delorme et Jean-Pierre Fourcade, qui avaient à mener la discussion avec les professionnels. Le ministre se réservait, bien sûr, à partir des solutions élaborées librement par l’administration, de rendre ses arbitrages finals, et j’aurai l’occasion de dire que, sur un ou deux points importants, il a été d’ailleurs amené à infléchir finalement les choses.

8On a dit : 1966, année de la préparation de l’application de la réforme ; 1967 : année de la campagne d’information. En fait, la césure n’est pas tout à fait celle-là parce que, c’est seulement le 17 mars 1967 que M. Laxan, alors directeur général des Impôts, adresse à M. Debré le dossier de l’ensemble des décisions à prendre dans un délai dont il lui dit qu’il ne peut pas excéder un mois, parce qu’il faut immédiatement après commencer la campagne d’information.

9Parmi ces décisions à prendre, il y avait le contenu du taux majoré, la liste des services soumis au taux de 12 %, le régime des stocks, les exclusions du droit à déduction, les conditions d’option pour la TVA, les modalités de la campagne d’information, les incidences budgétaires et les conséquences de la réforme sur les prix, donc l’avis du directeur du Budget et du directeur général des Prix. La note du directeur général des Impôts accompagnée de la note de ses collègues est datée du 17 mars, et c’est le 27 avril, c’est-à-dire exactement quarante jours plus tard, que le ministre présentait l’ensemble des mesures à la Commission des finances et aux organisations professionnelles, et lançait la campagne d’information.

10Il a donc fallu statuer, en quarante jours, mais bien sûr sur la base d’un travail extrêmement élaboré. Il va sans dire que le cabinet n’avait pas été tenu à l’écart de la phase antérieure, mais il a fallu en quarante jours entériner, pour l’essentiel bien sûr, les options prises par la direction générale des Impôts, avec l’accord des professionnels, notamment sur des sujets essentiels comme celui que rappelait tout à l’heure Guy Delorme, celui du traitement fiscal des stocks des commerçants. C’était une décision tout à fait importante, à la fois pour l’acceptation de la réforme, mais aussi pour éviter des phénomènes de rétention des achats à la fin de l’année 1967. Il y a eu tout de même quelques points sur lesquels il a fallu prendre des décisions complémentaires ; j’en mentionnerai un, la question très sensible des exclusions du droit de déduction, dont reparlera M. Egret, tout à l’heure. La direction générale des Impôts avait envisagé dans un premier temps, que la moitié de la TVA grevant les dépenses de publicité, sauf les objets de faible valeur, devait être exclue du droit de déduction. Cette position provoquait des vives réactions du côté des entreprises, et la décision a été prise de revenir sur cette exclusion, moyennant une majoration, modérée d’ailleurs, du taux intermédiaire de la TVA. Je cite cet exemple car c’est un des cas, rares d’ailleurs, où le ministre n’a pas suivi exactement les propositions de ses services.

11Donc, un mois pour décider. Un mois également pour avoir l’accord du Parlement.

12J’ai évoqué tout à l’heure les conditions difficiles dans lesquelles M. Debré avait succédé à M. Giscard d’Estaing. Il faut rappeler que nous étions à l’époque du cactus et du « oui, mais ». Le domaine de la fiscalité, et notamment l’harmonisation de la TVA, était sans doute un des domaines dans lequel la coexistence était la plus pacifique au sein de la majorité, puisque le cadre législatif avait été fixé par la loi, avec un grand degré de détails, et que les travaux de préparation de la mise en œuvre s’étaient déroulés dans le cadre de cette loi. Il n’y a pas eu de difficultés majeures sur ce dossier particulier entre le redoutable président de la Commission des finances, qu’était à l’époque M. Giscard d’Estaing, et le ministre de l’Économie et des Finances, à la différence d’autres dossiers, notamment dans le domaine financier.

13Une fois adoptées les décisions clés, il a fallu trancher la question qui était posée à l’époque, de savoir si on ne différait pas l’application de la réforme. Il y avait un courant non négligeable au sein du gouvernement pour la différer d’un an et la renvoyer en 1969. Il a fallu que ceci soit arbitré en Conseil des ministres et ensuite annoncé par le Premier ministre. Là, je dois dire que l’harmonisation européenne a été bien utile : on était à la veille de l’adoption des directives, elles étaient même adoptées depuis quelques jours, mais elles n’étaient pas encore publiées au moment où ceci a été délibéré. Surtout l’Allemagne se préparait à appliquer la TVA, le 1^er janvier 1968, ce qui était vu en France à la fois avec une satisfaction intellectuelle et une certaine appréhension économique.

14Il a finalement été décidé de ne pas reporter la réforme et, comme je le disais, on a lancé à ce moment-là une grande campagne d’information des professionnels et du public qui a assuré finalement le succès du démarrage.

15Je voudrais insister particulièrement sur un dossier qui est en fait un sujet en soi, celui de l’application de la TVA au secteur de l’agriculture. Dans ce domaine, nous sommes allés beaucoup plus loin que la loi de 1966 qui n’avait que des ambitions limitées. Nous avons débouché dans un délai de trois ans, puisque les textes finals sur l’extension à l’élevage ne sont parus qu’en 1969-1970, sur l’extension de la TVA à un secteur que, dans l’esprit du gouvernement et du Parlement au moment du vote de la loi de 1966, on ne voyait que très marginalement concerné par la TVA.

16Il avait certes été prévu dans la loi que les quelques milliers d’agriculteurs qui se livraient directement à des opérations de commercialisation ou d’industrialisation, ceux qui avaient soit leur propre réseau de distribution soit des activités de transformation de produits agricoles, seraient obligatoirement soumis à la TVA. Cela touchait à peu près, selon les estimations de l’époque, 10 000 à 12 000 exploitants agricoles. On avait ouvert aux exploitants agricoles en général, comme à d’autres catégories, une option pour la taxe sur la valeur ajoutée, mais cette option, l’administration fiscale la voyait avec beaucoup de prudence puisque le moins qu’on puisse dire c’est qu’à l’époque le monde agricole n’était pas très fiscalisé. Il était pour l’essentiel, en matière d’impôt sur le revenu, sous le régime du forfait collectif et l’administration redoutait terriblement l’éventualité de se retrouver avec des centaines de milliers d’agriculteurs mal préparés entrant dans le régime de TVA. C’est la raison pour laquelle le texte qui avait été élaboré, moyennant bien sûr (c’était la première étape d’un long processus) une concertation avec les représentants des organisations agricoles, était un texte relativement restrictif, et qui notamment, dans l’esprit de l’administration, « verrouillait » l’option pour la TVA en prévoyant que celle-ci comporterait simultanément une option pour le régime du bénéfice réel en matière d’impôt sur le revenu, ce qui était largement dissuasif. Lors des discussions sur l’application de la loi, l’administration s’est trouvée en fait dans une situation inconfortable. Il y avait en effet deux catégories de réactions du côté des organisations professionnelles.

17 Il y avait les coopératives, qui avaient une idée très précise. Elles souhaitaient que les agriculteurs fussent admis au régime du forfait, comme les petits commerçants et artisans. S’ils avaient été admis au forfait, ils auraient bénéficié d’un régime de franchise et de décote, c’est-à-dire de non paiement de la TVA lorsque le montant dû était faible, et comme la plupart des livraisons des adhérents aux coopératives n’étaient pas très importantes en valeur, les coopératives auraient eu le bénéfice de la déduction de la TVA et la plus grande part de leurs adhérents aurait été soumise à la TVA mais ne l’aurait pas effectivement payée. C’était d’ailleurs exactement ce que l’administration avait cherché à éviter en mettant un verrou de fait en matière d’impôt sur le revenu.

18Et puis, il y avait les grandes organisations agricoles, le CNJA, la FNSEA, les Chambres d’agriculture avec M. Blondelle, qui ont très vite pris conscience de l’importance des enjeux et de l’intérêt d’une large entrée du secteur agricole dans la TVA, en termes de modernisation : modernisation des méthodes de gestion, obligation de tenir une comptabilité détaillée, et bien sûr diminution du coût des achats et des investissements, du fait de la déductibilité de la taxe.

19Ceci a donc conduit l’administration et plus particulièrement, à ce moment-là, le cabinet du ministre car c’est vraiment lui qui a pris le relais de la discussion, à réfléchir sur la possibilité d’aller plus loin que ce qui était initialement prévu. En réalité, on a débouché sur deux décisions : d’une part sur l’ouverture, en fait, d’un régime optionnel assez libéral, puisque ce régime ne comportait plus l’obligation d’opter en matière d’impôt sur le revenu pour l’imposition au bénéfice réel, ce qui était vraiment tout à fait dissuasif. Il comportait simplement, ce qui était une façon de contrôler un peu les choses, la nécessité d’être sous un régime déclaratif réel, ce qui évitait donc le risque de voir les plus petits exploitants agricoles bénéficier, à travers la franchise, d’une sorte de droit de facturer la TVA sans la payer. Mais c’était un régime simplifié et à cet égard en avance sur ce qui ne devait être fait que beaucoup plus tard pour les autres assujettis, puisqu’il n’y avait pas de règle de décalage d’un mois et que par ailleurs les modalités de déclaration étaient beaucoup plus simples que celles du régime réel prévu en matière industrielle et commerciale. Ceci était complété par un dispositif assez libéral de « remboursement forfaitaire », c’est-à-dire la possibilité donnée aux agriculteurs qui n’optaient pas pour la TVA d’obtenir en fait un effacement partiel de la taxe supportée sur leurs achats à travers une déclaration annuelle de leurs ventes. L’avantage était de permettre à la DGI d’avoir une certaine connaissance du chiffre d’affaires réel de l’agriculture, qui ouvrait droit à un remboursement censé représenter la TVA supportée sur les achats, et fixé à 2 ou 3,5 % du montant des ventes. L’idée était d’ailleurs de ne rembourser qu’une partie des taxes d’amont, ce qu’on appelait à l’époque les rémanences de taxes, pour maintenir quand même une certaine incitation à l’option pour la TVA.

20Ce régime, qui est entré en vigueur en 1969-1970, a bien fonctionné puisque quelques années plus tard il y avait en fait pratiquement 300 000 optants pour le régime de TVA simplifiée et 600 000 à 700 000 bénéficiaires du remboursement forfaitaire. Cela couvrait à l’époque largement les 4/5 de la valeur ajoutée de l’agriculture et les 3/4 des exploitants.

21Et puis dernier élément que je ne ferai qu’évoquer, parce que c’est en fait le prolongement de cette période, le parti a été pris, aussi, dans le principe, d’étendre, selon des modalités qui restaient à déterminer – M. Ménard, ici présent, se souvient que ces modalités ont été très importantes – dans un deuxième temps, la TVA au secteur de l’élevage, secteur particulièrement inorganisé, particulièrement peu habitué à la comptabilité, particulièrement opaque. Ceci a débouché – encore une fois je vais un peu au-delà de la période couverte par mon rappel historique – sur les textes qui ont effectivement prévu une possibilité d’option pour le paiement de la TVA sur les ventes d’animaux vivants, avec, à la clé, l’institution, pour tous les animaux d’une certaine taille, d’un marquage obligatoire. Cela a été un élément tout à fait décisif dans la modernisation de l’agriculture française, et a encore fait la preuve de son utilité lorsqu’on a eu les problèmes de la vache folle, puisque grâce à l’identification des animaux, nous avons eu certainement moins de difficultés que nos partenaires européens pour suivre les problèmes liés à cette épidémie.

22Voilà, je n’en dirai pas davantage, mais je crois que cette « réforme dans la réforme » qui s’est mise en place entre 1967 et 1969, montre bien l’attrait général que la TVA exerçait à ce moment-là sur l’ensemble des secteurs économiques. Les organisations agricoles ont eu – notamment avec Michel Debatisse, François Guillaume, M. de Caffarelli et quelques autres – l’intelligence de saisir l’enjeu, et le gouvernement a eu l’intelligence d’accepter la moins-value fiscale de quelques centaines de millions de francs qui a permis une dynamisation considérable et une transformation accélérée et bien nécessaire du monde agricole.

23J’évoquerai d’un mot l’incidence très importante que la réforme de 1966 a eue sur les ressources des collectivités locales. Car il ne faut pas oublier que la taxe locale, plus quelques autres impôts supprimés par la loi du 6 janvier 1966, étaient affectés aux collectivités locales et qu’ils représentaient, de mémoire, à peu près 35 à 40 % de leurs ressources. Ils ont été remplacés, de façon éphémère, par la taxe sur les salaires, puis, après la suppression de celle-ci en novembre 1968, par le versement représentatif de la taxe sur les salaires. Et c’est alors qu’on a vu apparaître deux éléments qui étaient voués à un grand avenir : d’une part, avec des mérites et des inconvénients, une répartition de ces nouvelles ressources progressivement, pour une part croissante, en fonction des impôts sur les ménages, c’est-à-dire de l’effort final consenti directement par les collectivités locales, et d’autre part l’apparition d’un fonds commun, alimenté d’abord par 85 % de la taxe sur les salaires, puis par le versement représentatif, puis constitué enfin, dans une phase ultérieure, par la dotation globale de fonctionnement. Telle est l’origine historique d’une des principales ressources financières actuelles des collectivités locales.

24Je serai un peu plus bref sur l’harmonisation européenne, d’abord parce que ce point sera évoqué dans un instant par M. Egret, et qu’il y a été déjà fait allusion. Ce que je voudrais souligner, c’est qu’on se trouvait dans la situation d’une certaine prise à revers. La France avait élaboré et porté progressivement à son terme le concept d’une TVA s’étendant petit à petit à l’ensemble de l’économie, puisque l’histoire fiscale des années suivantes, dont on parlera cet après-midi, est marquée par l’extension de la TVA à de nouveaux secteurs, notamment dans le domaine des services. La France avait ainsi tout à fait convaincu ses partenaires des mérites de cet impôt, mais ceci a débouché sur un modèle européen de TVA, élaboré, bien sûr avec notre collaboration active, par les experts bruxellois, dont M. Guieu, qui était une TVA « chimiquement pure », ne comportant pas un certain nombre des scories héritées du passé que nous avions en France, scories qui étaient par exemple le décalage d’un mois, la règle du butoir ou l’existence d’assez nombreuses exclusions du droit à déduction. Ces scories, le ministère des Finances était attaché à les maintenir, moins pour des raisons intellectuelles surtout au fil des années, que parce qu’il y avait à la clé des enjeux financiers considérables. Je me souviens, par exemple, que pour la suppression du butoir, l’enjeu était à l’époque de l’ordre de 4 à 5 milliards de francs, ce qui était une somme tout à fait considérable.

25Nous avons donc mené un peu un combat à revers pour que les premières directives laissent suffisamment de latitude aux Etats membres afin que nous ne soyons pas contraints, sous la pression du modèle chimiquement pur, de consentir trop vite des pertes de recettes considérables, même si, évidemment, nous voyions bien à l’époque que la logique de la TVA était de ne pas avoir de décalage d’un mois ni de règle du butoir. On a retrouvé ces mêmes débats un peu plus tard quand on est arrivé à la 6^e directive.

26Le compromis, largement élaboré en 1964 et 1965, a achevé de se mettre au point en 1966. Je dois dire que Michel Debré, qui n’était pas suspect de supranationalité, suivait ces travaux sur la TVA européenne avec sympathie parce qu’il avait bien vu, comme il l’avait vu pour la France, que c’était pour l’Europe un enjeu essentiel de modernisation et de compétitivité. Et en tant que ministre de l’Économie et des Finances, il pensait que tout ce qui pouvait améliorer la compétitivité du Marché commun était une bonne chose. Le fait que notre principal partenaire et aussi concurrent, l’Allemagne, adoptait cet impôt et donc parvenait à une compensation fiscale intégrale aux frontières, à une époque où la France était beaucoup moins sûre d’elle-même en terme de compétition européenne qu’elle ne peut l’être aujourd’hui, était quelque chose qui pouvait un peu inquiéter, mais globalement il n’y avait pas de doute sur le fait que c’était un « plus » évident pour la Communauté.

27On en était d’autant plus convaincus qu’à la même époque, les Américains voyaient d’un très mauvais œil l’apparition du concept de TVA au niveau de la Communauté européenne. Ils avaient parfaitement compris que, compte tenu des principes du GATT en vigueur depuis le lendemain de la guerre selon lesquels les impôts sur la dépense étaient dans tous les pays susceptibles d’être compensés aux frontières, c’était une façon de réaliser – pour prendre un terme qu’ils employaient et que nous n’employions pas – une forme de dévaluation fiscale, en France, mais au-delà, dans l’ensemble de la Communauté européenne, puisque la TVA était appelée à se généraliser.

28Et nous avons eu, Guy Delorme s’en souvient certainement, quelque deux ans de débats quasiment théologiques, qui se déroulaient dans le cadre de l’OCDE, sur le fait de savoir si la TVA était réellement un impôt sur la dépense et n’était pas plutôt un impôt sur le produit brut, ce qui ramenait à d’autres discussions de principe antérieures et postérieures intéressantes. Les Américains, de guerre lasse, ont dû abandonner, parce que la nature d’impôt général sur la dépense à paiements fractionnés de la TVA était quelque chose qui, surtout dans une TVA pure, était assez facile à soutenir. Mais on voit bien que cet aspect de compétitivité internationale était très présent à l’esprit de tous les Européens.

29Dans les discussions finales sur les directives européennes, le seul point qui a fait sérieusement difficulté a été la question des frontières fiscales. Celle-ci était posée dès l’époque, comme elle reste posée aujourd’hui. Les services de la Commission considéraient qu’il ne suffisait pas d’avoir un mécanisme qui permette d’assurer dans des conditions parfaitement transparentes les compensations aux frontières, et que l’objectif devait être de supprimer ces compensations dans une phase ultérieure, ce qu’on appelait la suppression des frontières fiscales. Ceci supposait la perception de la taxe dans le pays d’origine, l’imputation en cas de vente intra-communautaire de la TVA perçue dans le pays A sur la TVA due dans le pays B, et ensuite un mécanisme de « clearing » pour assurer une affectation approximative de l’impôt en fonction du lieu de la réalisation de la dépense. La Commission était partie assez fort en écrivant : « L’harmonisation doit permettre de parvenir à la suppression complète des taxations à l’importation et des détaxations à l’exportation » (on ne prononçait pas dans le texte les mots sensibles de suppression des frontières fiscales). Il y a eu pendant l’année 1966 et jusqu’à l’adoption des directives en février 1967, une assez jolie guérilla entre d’une part les services de la Commission, soutenus discrètement, mais pas au-delà de ce qui compromettait la coopération franco-allemande, par nos amis allemands, et les autres pays membres qui en général adoptaient la position française. Le compromis a été trouvé dans l’article 5 § 4 de la première directive, qui a finalement prévu une proposition à faire par la Commission au Conseil sur les conditions « dans lesquelles l’harmonisation peut déboucher [et non plus doit déboucher] sur la suppression etc ». Ceci était assorti, pour faire bonne mesure, du rappel qu’il faudrait, dans l’examen de ce problème, tenir compte du rapport entre les impôts directs et indirects, qui diffèrent selon les États membres (ceci visait le poids de la TVA française par rapport aux impôts sur les dépenses étrangères), et aussi des effets sur la politique fiscale et budgétaire. C’était une façon discrète de dire que la France en général, et en particulier M. Debré soutenu sur ce point là par le président de la République et le Premier ministre, n’était pas prête à admettre une dose trop forte de supranationalité.

30On percevait bien dès cette époque qu’un mécanisme de suppression des frontières fiscales supposait des règles d’assiette pratiquement identiques, ou en tout cas tendant vers l’identité, et supposait une proximité des taux. Il y avait donc en germe l’idée que la TVA puisse, avec des règles d’assiette commune (ce qui a été le fait avec la 6^e directive) et avec des taux voisins d’un pays à l’autre, devenir un impôt dont une fraction croissante puisse être affectée au budget de la Communauté européenne. Ceci allait donc très au-delà du simple souci d’assurer des modalités incontestables de compensations aux frontières. Ce débat n’a rien perdu de son actualité aujourd’hui.

31Cette question a été un point de cristallisation des discussions, mais pas de crise majeure, et en février 1967 les directives ont été adoptées et publiées en avril. Parallèlement les Allemands décidaient d’appliquer la TVA généralisée le 1^er janvier 1968.

32Pour conclure, l’échéance du 1^er janvier 1968 a tout de même constitué un suspens psychologique car, si la campagne d’information sur l’application de la TVA avait bien marché, s’il n’y avait pas d’ambiance poujadiste, il y avait quand même la question de savoir si les prix n’allaient pas monter, si le mécanisme n’allait pas se gripper. Or, les prix ont augmenté d’un peu moins de 1 % en janvier et n’ont pratiquement pas augmenté en février. Après ce suspens, au printemps 1968, Michel Debré et son cabinet soufflaient. Le ministre se penchait en particulier sur la réforme de l’impôt sur le revenu et la question, toujours actuelle elle aussi, de savoir s’il fallait maintenir le mécanisme du quotient familial ou le remplacer par un système d’abattements indexés sur l’indice des prix. Là-dessus, sont arrivés les événements de mai 1968 puis la constitution d’un nouveau gouvernement. Cela a mis fin à la carrière fiscale du ministre de l’Économie et des Finances, sinon à la mienne.