La généralisation du « travail à forfait » dans les arsenaux français, 1786‑1796
p. 169-184
Texte intégral
1En 1786, le secrétariat d’État de la Marine rend un règlement qui généralise l’usage de « l’entreprise » pour la construction et l’entretien des navires militaires1, une disposition étendue aux travaux portuaires et aux ateliers composant les arsenaux2 (sculpture, corderie, voilerie, etc.). Il s’agit désormais de contractualiser auprès d’acteurs privés des tâches qui relevaient jusque-là de la seule administration maritime. Ce règlement se nourrit des débats récurrents sur la pertinence de l’entreprise depuis plus d’un siècle et sur les nombreuses expériences de sous-traitance menées au cours des conflits, destinées à soulager les arsenaux poussés aux limites de leur capacité de production. Ces contextes d’urgence permettent d’affiner progressivement le modus operandi de la délégation de construction et d’aboutir à sa normalisation par les ingénieurs-constructeurs. Le règlement de 1786 prévoit alors de procéder à une adjudication annuelle de l’ensemble des besoins selon deux modalités distinctes. Le passage de marchés auprès d’entrepreneurs pour des constructions complètes continue de représenter une opportunité, mais la préférence se porte sur le « travail à forfait3 » confié à des ouvriers travaillant dans l’arsenal sur le même modèle que sur les chantiers des ports du commerce. La construction du navire est alors découpée en autant de phases que de marchés passés avec les ouvriers.
2Ce processus s’inscrit dans une dynamique européenne où toutes les puissances navales tentent de rationaliser la production de leur flotte et de comprimer son coût. Dans ce contexte, la problématique de l’organisation du travail dans les arsenaux, qui émerge lentement à partir de la fin du xviie siècle4, devient centrale après les années 1750. Ici, la France et le Royaume-Uni suivent des trajectoires assez semblables, même si la généralisation du travail à forfait dans les arsenaux britanniques a lieu un peu plus tôt, à partir de 1771, mais surtout en 1775 avec le plan du comte de Sandwich, le premier lord de l’Amirauté5. L’application d’une telle mesure se heurte néanmoins à de très nombreuses résistances jusqu’au xixe siècle, de la part du Navy Board6 comme des ouvriers engagés régulièrement dans des grèves. En France, au moment de sa généralisation, le travail à forfait semble d’emblée susciter de l’intérêt de la part des ouvriers, qui répondent à toutes les adjudications proposées par les intendants de marine. Mais cet engouement est de courte durée puisque, dès 1789, des soulèvements éclatent dans les arsenaux pour dénoncer les conséquences de cette nouvelle organisation du travail. Alors que ces infrastructures n’ont pas suscité de grands débats au xviiie siècle et qu’aucun texte législatif ne vient réformer en profondeur les modalités du travail jusqu’en 17867, les prémisses de la Révolution, notamment la phase de rédaction des cahiers de doléances, et l’installation de l’Assemblée constituante sont des moments où les arsenaux de marine sont scrutés. Les soulèvements qui les frappent à partir de 1789, favorisés par une politisation rapide du monde ouvrier des ports8, conduit à mettre à l’ordre du jour la question de l’élaboration de l’outil naval avec, comme corollaire, celle des modalités de sa production. À l’Assemblée constituante, au Comité de marine et dans les grèves, les modalités du travail dans les arsenaux sont l’objet d’un débat national inédit.
3La question du travail à forfait dans les arsenaux ne représente qu’une partie de la problématique globale du travail dans les ports, qu’ils soient militaires ou du commerce, mais il s’agit d’une première approche appelant à multiplier les points de vue sur un monde singulier par bien des aspects9. En outre, dans la perspective de reconsidérer les dynamiques économiques et sociales de la Révolution à l’aune de chantiers récents, l’intérêt pour le travail dans les ports ouvre, au moins partiellement, la possibilité de reconsidérer l’activité de ces espaces en ne la réduisant pas exclusivement à la question des trafics et du commerce, notamment colonial.
I. Le travail à forfait, une opportunité pour les ouvriers ?
4Pour avoir une juste appréciation de l’accueil réservé par les ouvriers à la généralisation du travail à forfait, il importe d’observer la séquence chronologique qui s’étend de 1786 au début de la Révolution. Avant 1789, cette nouvelle disposition dans l’organisation du travail semble, de prime abord, bien accueillie. Au cours de cette période, la totalité des marchés de construction, de réparation et de démolition proposée trouve preneur, à la suite d’adjudications souvent très disputées par trois à quatre ouvriers enchérisseurs. Il s’agit incontestablement d’un basculement très important dans l’organisation économique des arsenaux qui n’a pas toujours été bien mesuré10. De là à conclure que tous les travaux font l’objet d’un marché, il faut se montrer prudent. L’abandon du travail à la journée et, plus globalement, du travail à l’économie est progressif, comme le suggèrent les données concernant l’arsenal de Brest. « L’état numératif des ouvriers » présenté au conseil de marine en décembre 1788 montre que l’entreprise ne l’emporte pas encore, a fortiori à la direction des constructions, où seulement 967 ouvriers travaillent à forfait sur les 2 606 embauchés dans ce secteur11.
Tableau 1. Distribution des ouvriers brestois entre le travail à la journée et le travail à l’entreprise en 1788
Directions | Travail à la journée | Travail à forfait | Total |
Direction des constructions | 1 639 | 967 | 2 606 |
Direction du port | 215 | 1 077 | 1 292 |
Direction de l’artillerie | 113 | 28 | 141 |
Total | 1 967 | 2 072 | 4 039 |
5En outre, la nature des revendications ouvrières à partir de 1789 conduit à porter un regard bien plus contrasté sur cette première phase. À Toulon, les ouvriers du port réclament « la suppression des entreprises et prix-faits dans l’arsenal12 » dans le premier article de leur cahier de doléances et cette revendication se retrouve dans de nombreuses pétitions jusqu’en 1793. L’entreprise est à l’origine d’une détérioration de leurs conditions d’emploi et source d’une souffrance des corps. Une pétition du printemps 1790 est particulièrement explicite, puisqu’elle demande à « satisfaire l’universalité des ouvriers qui représentent avec raison qu’après avoir employé leurs jeunes années à l’entreprise des ouvrages neufs et à des campagnes longues et périlleuses où ils s’épuisent et contractent de bonne heure des infirmités, il est juste de leur assurer, soit dans leur vieillesse, soit dans leur convalescence, un moyen de gagner la vie qui ne soit pas au-dessus de leurs forces13 ».
6Ces mots d’ordre sont identiques à ceux employés par les ouvriers anglais au cours des années 1770, qui s’inquiétaient eux aussi de l’usure prématurée de leur corps et de l’exclusion des plus faibles du travail à la tâche, faute d’une productivité suffisante14. La contestation qui s’empare des arsenaux français à partir de 1789 est l’occasion de voir émerger des descriptions réalistes des différents métiers de la construction navale, autant pour ce qui concerne leur culture opératoire que pour les effets induits sur les corps. Il s’agit d’une source essentielle sur le quotidien de ces hommes au travail, s’ajoutant aux articles des savants et, exceptionnellement, des ingénieurs au xviiie siècle qui s’appliquèrent à décrire les « gestes, opérations et processus » de chaque métier15. En 1793, les ordonnateurs de l’arsenal de Brest se font les interprètes des revendications des perceurs dans la description de la pénibilité de leur métier :
« Leurs travaux sont du nombre de ceux qu’on regarde comme les plus rudes, les plus pénibles et les plus dangereux. Ils sont rudes ; tous ceux qui ont quelque connaissance des ouvrages de construction en conviennent : on n’en peut faire l’apprentissage que dans un âge un peu avancé, comme à vingt-deux, vingt-trois et même vingt-quatre ans. Il exige de grandes forces, demande des hommes vigoureux et robustes… Ils sont pénibles ; car outre la grande force qu’ils sont obligés d’y employer, il leur faut souvent travailler dans des attitudes gênantes : comme lorsque à genoux, courbé, couché, ou le corps renversé sous un vaisseau… Cette gêne est plus pénible pour eux que le travail lui-même ; aussi est-elle cause que le plus vigoureux a le corps cassé avant quarante-cinq ans et même quarante ans… On ne voit point vieillir les perceurs et dès qu’ils passent quarante ans, ils ne peuvent être appliqués qu’à des ouvrages légers. Leurs travaux sont dangereux (ils sont exposés aux intempéries du climat, risquent de tomber des échafaudages, etc.). De tous les ouvriers des arsenaux, les perceurs sont les seuls qui soient obligés de se fournir d’un grand nombre d’outils, et ces outils sont très dispendieux… Cette dépense est considérable pour un ouvrier et celui qui aurait envie de prendre cet état en est souvent détourné par les avances qu’il est obligé de faire16 ».
7Le décalage est donc immense entre le succès des adjudications à la veille de la Révolution et les revendications qui émergent à partir du printemps 1789. Conclure à une condamnation du travail à forfait à partir des cahiers de doléances et des pétitions de 1789-1790 serait néanmoins hâtif.
8Si les ouvriers qui travaillent dans les arsenaux en 1786 n’ont pas la possibilité de s’opposer frontalement, comme leurs homologues anglais, à la généralisation du travail à forfait, cela ne signifie pas pour autant qu’ils en rejettent tous le principe. Les adjudications s’adressent aux ouvriers « domiciliés » et de « levée17 », autrement dit à des hommes qui ont déjà l’habitude de travailler de cette façon dans les ports de commerce. En remplaçant le travail à la journée par le travail à forfait, la Marine unifie d’une certaine manière le marché de la construction des navires, en faisant des arsenaux des structures qui reproduisent les pratiques des chantiers de commerce18.
9En outre, les gains potentiels ne sont pas sans expliquer le succès d’un tel mode d’emploi, tant du côté de l’État, qui indique parvenir à faire construire des navires 15 à 20 % moins chers, que du côté des ouvriers, puisqu’en 1789, un charpentier peut espérer obtenir jusqu’à 9 sols de plus par jour en devenant adjudicataire, soit une augmentation de ses revenus de près de 30 % si l’on considère le salaire journalier de base à 30 sols par jour19. Ces évaluations sont toujours très difficiles à établir avec exactitude et dépendent largement du volume de travail réellement accompli, mais les ouvriers les plus jeunes ont sans doute été séduits par la possibilité d’augmenter rapidement leur salaire, leur permettant d’atteindre des niveaux de rémunération équivalents à ceux qui étaient en usage au même moment dans les ports de commerce20. L’opportunité pour les ouvriers adjudicataires de dégager un profit est d’ailleurs l’une des conditions qui prévaut lors de la préparation du règlement de 1786. Dans un mémoire de 1785 où il analyse les avantages financiers à retirer d’une généralisation du travail à forfait, le marquis de La Galissonnière précise même qu’il s’agit d’une disposition conditionnant l’adhésion des ouvriers à ce nouveau principe et qu’ils seront alors plus prompts à renouveler l’expérience21.
10D’autre part, le fait que la condamnation du travail à forfait et, plus globalement, du principe de l’entreprise ait d’abord lieu à Toulon indique des modalités de travail différentes d’un arsenal à l’autre. Au début de la Révolution, le travail à forfait ne figure pas parmi les premières préoccupations des ouvriers des arsenaux de la façade atlantique, puisque le principe est récent et d’installation progressive. A contrario, Toulon a l’habitude de l’adjudication de main-d’œuvre depuis les années 1760 et son expérience a d’ailleurs servi de matrice pour en généraliser l’usage aux autres arsenaux22. Cette antériorité est d’évidence un facteur qui permet aux ouvriers d’avoir du recul sur les conséquences du travail à forfait quand les autres arsenaux le pratiquent plus récemment. À Brest, le système à l’entreprise est timidement contesté à partir de l’été 1790 mais l’intendant Redon indique « qu’on n’eut pas de peine à les convaincre [les ouvriers] et à leur faire avouer qu’ils étaient poussés à cette insurrection par les mauvais sujets qui ne voulaient pas travailler, espéraient gagner autant que ceux qui employaient leur temps en honnêtes gens, et ils convinrent qu’en effet ils avaient plus de profit à travailler à marché23 ».
11En revanche, à partir de 1792, le travail à forfait et la question salariale représentent les deux premières préoccupations des ouvriers brestois, comme en témoigne la pétition du 14 janvier 1793 qui rassemble 4 658 ouvriers sur les 8 000 à 9 000 que compte l’arsenal à cette époque. La circulation de l’information entre les arsenaux au cours des premières années de la Révolution et l’expérience de plusieurs années de marchés sont à l’origine d’une uniformisation des revendications.
12Enfin, les différences socio-économiques de chaque port expliquent aussi que la problématique du travail à forfait soit plus saillante dans certains arsenaux que dans d’autres, au moins dans un premier temps. L’existence d’un important vivier d’entrepreneurs aux abords des arsenaux représente une concurrence pour les ouvriers. À Toulon, au Havre et, dans une moindre mesure, à Rochefort et Lorient, l’intendant a le choix de faire construire des navires entiers par un entrepreneur local ou d’envisager l’adjudication de main-d’œuvre dans l’arsenal. Si la seconde option est souvent privilégiée, notamment pour faciliter le contrôle des constructions, les ouvriers adjudicataires ont tendance à anticiper des propositions plus concurrentielles des entrepreneurs extérieurs en baissant leur prix afin de remporter le marché. Si la présence de constructeurs compétents et l’existence d’une forte tradition de construction navale à Toulon, La Ciotat, La Seyne ou Cassis sont une aubaine pour l’administration maritime, elles sont aussi un handicap pour les ouvriers de l’arsenal qui répondent aux adjudications.
II. Une remise en cause de l’organisation du travail dans l’arsenal
13Outre la dénonciation des nouvelles conditions d’exercice de leur activité professionnelle, c’est bien la question salariale et celle du chômage potentiel que le travail à forfait fait surgir à partir de 1789. En permettant une augmentation des revenus des ouvriers adjudicataires, le règlement de 1786 a d’ailleurs pu représenter, de manière consciente ou non, un substitut à une vraie réforme des salaires pour la Marine. La paupérisation des ouvriers portuaires est ancienne mais elle s’est accélérée depuis les années 175024. Les nombreux mémoires rédigés après la guerre de Sept Ans à propos de leurs conditions misérables ne sont pourtant pas suivis de mesures propres à revaloriser leurs rémunérations. Les salaires n’augmentent pas et sont versés de plus en plus tardivement tandis que les compensations possibles, comme l’enlèvement des copeaux de bois, sont très contrôlées25. En permettant à une partie du monde ouvrier d’améliorer ses revenus, le travail à forfait agit en réalité comme une loupe sur des conditions salariales très dégradées.
14En outre, indépendamment du niveau des salaires, leur fixation et leur progressivité étaient jusqu’alors connues à l’avance puisqu’elles dépendaient du grade, de l’ancienneté de chacun des ouvriers et de compléments liés à des fonctions d’encadrement. Avant 1786, un aide-charpentier sait qu’il peut prétendre à un salaire mensuel de 26 livres, tandis que le maître en fin de carrière a la possibilité d’accéder à une paye élevée, la « haute paye », d’un montant de 60 livres, et d’améliorer son ordinaire en endossant la responsabilité de contremaître. Le travail à forfait introduit non seulement une concurrence nouvelle entre les ouvriers, en excluant à plus ou moins longue échéance les hommes incapables d’assumer la productivité qu’implique cette nouvelle hiérarchie du travail, mais il vient également brouiller cette organisation professionnelle bâtie sur l’habileté, le mérite et l’ancienneté. À celle-ci se superpose une nouvelle hiérarchie qui érige la productivité en norme. La lisibilité et les perspectives de carrière qu’offrait le travail à la journée, en liant la rémunération à un cursus professionnel codifié, sont remises en question. Dans les revendications qui émergent à partir de 1789, une partie des ouvriers qualifiés, mais qui n’ont plus les possibilités de travailler dans le cadre du travail à forfait, a la crainte de rejoindre ce « sous-prolétariat26 » caractéristique des grandes concentrations industrielles.
15L’attention portée par la Marine à la catégorie des ouvriers « entretenus » est révélatrice des perturbations engendrées par le travail à forfait. Depuis la seconde moitié du xviie siècle, le passage du statut de « domicilié » ou de « levée » à celui d’entretenu représente l’aboutissement d’un parcours professionnel au service de la Marine, la garantie d’un salaire parmi les plus élevés de l’arsenal et un ensemble d’avantages sociaux. En 1786, leurs compétences techniques désignent naturellement ces ouvriers comme les hommes qui inspecteront les constructions à l’entreprise et, à ce titre, ils sont exclus de la possibilité de se porter adjudicataires27. À partir de cette période, ces maîtres de métiers côtoient des collègues souvent bien moins expérimentés mais mieux rémunérés par le travail à forfait. Cette situation contraint l’administration de la Marine à augmenter les soldes de ses maîtres entretenus et à renforcer plusieurs de leurs avantages sociaux. Il s’agit en effet de maintenir les entretenus au sommet de la hiérarchie ouvrière de l’arsenal. Le cas du maître perceur de Toulon, Jacques Cyprien Catalan, est représentatif de ce que doit gérer le ministère de la Marine au début de la Révolution28. Ouvrier domicilié de Toulon, ce perceur devient ouvrier entretenu de l’arsenal début 1789 avec une paye de 600 livres à l’année, un salaire nettement au-dessous de ce qu’il touchait jusqu’alors en travaillant dans le cadre de l’entreprise, de jour comme de nuit. En août 1789, Jacques Cyprien Catalan adresse au ministre un courrier accompagné des recommandations de l’intendant et de l’ingénieur en chef, afin qu’on lui accorde la paye de 900 livres par an, un salaire qu’il admet plus juste même s’il lui arrivait de le dépasser dans le cadre de son précédent emploi.
III. L’État et la question du travail dans les arsenaux
16L’Assemblée constituante est saisie de la question des modalités du travail dans les arsenaux à la suite d’un mémoire que César Henri La Luzerne, le ministre de la Marine29, lui adresse le 9 janvier 1790. Tout en faisant état des motifs qui ont conduit les ouvriers à se soulever, il met en garde contre tout changement dans l’ordre économique des arsenaux30. Avant de se prononcer, et compte tenu de la technicité du problème, les députés préfèrent attendre les recommandations du Comité de la marine. La rapidité avec laquelle celles-ci sont présentées lors de la séance du 14 janvier 1790 ne laisse aucun doute sur le parti pris du Comité. Le député de la Guadeloupe et membre du Comité de la marine, Louis de Curt, presse l’Assemblée de ne rien changer :
« Les entreprises des ports ont été essayées, depuis la fin de la dernière guerre, à l’exemple de ce qui se fait dans les ports étrangers et dans nos ports de commerce. C’était la seule manière de diminuer les frais de main-d’œuvre, sans exciter les murmures. On dressa, on fit imprimer des états de détails de chaque espèce d’ouvrages ; et lorsque l’expérience eut appris à connaître leurs différents prix, on proposa aux ouvriers de s’en charger à ces nouvelles conditions : bientôt l’espoir du gain redoubla leur activité et leur industrie. Ils calculèrent qu’un meilleur emploi de leur temps pouvait augmenter leurs profits, et la concurrence se joignant à l’appréciation du salaire qu’ils devaient raisonnablement attendre, ils proposèrent eux-mêmes des rabais qui, dans quelques ports, et pour certains objets, ont déjà réduit d’environ un tiers cette espèce de main-d’œuvre. […] Cette administration doit successivement amener l’économie, éveiller l’industrie et procurer une grande célérité dans l’exécution des travaux. Mais ce sont ces motifs mêmes, qui la font redouter par ceux auxquels le défaut de talents et d’activité ôte l’espoir d’en profiter ; et malheureusement le nombre en est trop considérable31. »
17L’Assemblée suit les recommandations du Comité et vote un décret le même jour qui affirme « que le pouvoir exécutif suprême, résidant en la personne du Roi, tout ordre émané de l’autorité de Sa Majesté, et tout marché conclu et à conclure en son nom, doivent être exécutés dans les ports et les arsenaux, sans opposition quelconque, sauf la responsabilité du ministre de la Marine32 ». L’issue de ces quelques jours de débat ne constitue pas une surprise au regard des différents acteurs en présence. Le Comité rassemble des officiers, des administrateurs de la marine et des représentants de grandes places portuaires, tous convaincus du bien-fondé du système à l’entreprise33. Surtout, La Luzerne est sans doute l’un des plus fervents défenseurs de cette nouvelle organisation du travail dans les arsenaux pour laquelle il a produit, depuis 1787, de nombreux mémoires afin d’en démontrer les vertus.
18Le décret du 14 janvier 1790 n’a aucun effet sur le soulèvement des ouvriers de Toulon. Face à la nécessité de rétablir le calme dans les arsenaux, un débat s’engage au sein du Comité pour trouver une issue à cette crise. Une partie importante de ses archives a disparu mais il est possible d’appréhender ses débats et son travail, notamment à travers les réponses que La Luzerne et ses successeurs lui adressent. Le levier des salaires n’est jamais employé pour apaiser les tensions ouvrières34, et c’est une réflexion autour de la répartition des tâches dans les arsenaux qui s’engage. Face à l’intransigeance de La Luzerne, les membres du Comité proposent un réaménagement du règlement de 1786 en excluant du travail à forfait toutes les tâches d’entretien des navires, autrement dit, les radoubs et les refontes. Les quelques pièces conservées suggèrent un bras de fer de plusieurs mois entre le Comité et le ministre qui se solde par le décret du 7 octobre 1790 présenté par Malouet :
« Les ouvriers des arsenaux de la marine vous ont présenté une pétition, afin que les réparations nécessaires aux vaisseaux fussent faites désormais à la journée. Le comité a été d’avis d’accueillir cette demande et c’est en son nom que je viens vous proposer le projet de décret suivant : Art. 1er. Tous ouvrages de réparations, radoubs et entretien exécutés dans les arsenaux de marine, seront désormais faits à la journée. Art. 2. La main-d’œuvre des ouvrages neufs continuera d’être adjugée à prix faits, et sera donnée de préférence, à conditions égales aux ouvriers divisés par sections ou brigades35. »
19Ce décret peut être perçu comme un moyen de rétablir le calme dans les arsenaux, mais son vote n’est pas seulement opportuniste : il vient souligner l’absence d’unanimité à propos des règles introduites en 1786. La généralisation du principe de l’entreprise aux travaux d’entretien de la flotte avait été considérée comme une erreur par de nombreux officiers et administrateurs de la marine, qui ont désormais la possibilité de faire davantage entendre leur avis par l’intermédiaire du Comité et de l’Assemblée. Bien qu’elles soient de nature différente, les revendications des ouvriers et les préconisations des membres du Comité convergent pour envisager une meilleure répartition du travail dans les arsenaux.
20Dans leur esprit, le décret du 7 octobre 1790 – repris le 2 septembre 1792 – témoigne d’une certaine permanence à l’égard de toutes ces questions. En dehors de l’opposition entre le travail à la journée et le travail à forfait qui structure une partie des débats au sein de l’administration de la Marine depuis la fin du xviie siècle, la gestion de la main-d’œuvre est également un problème récurrent. Aux aspects économiques et financiers, qui consistent à limiter le coût d’emploi des ouvriers, s’ajoutent des considérations sociales puisqu’il s’agit de continuer à leur permettre de vivre décemment. L’activité des arsenaux, par nature irrégulière, conduit à envisager des seuils à partir desquels il est dangereux de débaucher. L’optimisation de la répartition des ouvriers dans les différents ateliers et la diminution des jours travaillés chaque mois sont autant d’expérimentations menées dans la seconde moitié du xviiie siècle pour stabiliser la main-d’œuvre. Le règlement de 1786 brise cette dynamique dans la mesure où le travail à forfait mobilise par nature moins d’ouvriers pour réaliser les mêmes tâches. Comme nous l’avons déjà indiqué, l’une des conséquences est la paupérisation d’une partie d’entre eux, mais également le départ des plus vaillants vers d’autres ports plus attractifs – une mobilité dangereuse à court terme pour les arsenaux, notamment au moment du déclenchement d’un conflit où un surcroît de main-d’œuvre est toujours nécessaire36.
21Les débats qui s’engagent pour rétablir l’entretien de la flotte à l’économie révèlent également l’absence d’uniformité dans l’application du règlement de 1786, faisant apparaître des cultures ouvrières spécifiques à chaque port, qui préexistent d’ailleurs avant la fin du xviiie siècle. Les degrés de mobilisation des ouvriers ainsi que le contenu de leurs pétitions laissaient déjà entrevoir ces différences, mais la volonté du Comité de marine de s’informer des conditions d’emploi dans les arsenaux avant de légiférer les mettent encore davantage au jour. Ainsi, tous les travaux semblent à l’entreprise à Toulon, mais les réparations sont ailleurs restées à l’économie ; des marchés sont passés pour le perçage et le calfatage à Rochefort, mais pas à Lorient et à Brest ; quand une majorité d’entrepreneurs sont adjudicataires dans l’arsenal méditerranéen, ce sont des associations de deux à trois ouvriers à Rochefort qui obtiennent les contrats, tandis qu’à Brest et Lorient, les marchés sont accordés à des compagnies d’ouvriers de 50 hommes divisées en sections puis en escouades, conformément à la recommandation du règlement de 1786. Ces particularismes jettent la confusion au sein du Comité de marine, au point qu’il ne parvient pas à légiférer sur la question du travail dans les arsenaux, sauf à considérer quelques mesures d’ajustements, notamment pour éviter le désœuvrement d’une partie des ouvriers. Un statu quo se dégage pour conserver le système de l’entreprise pour les travaux neufs, également les plus coûteux, tandis que les tâches d’entretien et celles considérées comme les plus complexes – le perçage et le calfatage – passent à l’économie pour tous les arsenaux. À ce stade, rien n’indique toutefois qu’une uniformisation ait vraiment lieu, ni qu’elle soit recherchée localement.
22Comme au cours des législatures précédentes, la Convention se garde de trancher radicalement entre l’entreprise et l’économie dans la première grande loi du travail dans les arsenaux du 24 janvier 179337. L’inspirateur de celle-ci, Joseph Niou, ingénieur-constructeur de la Marine, ancien maire de Rochefort et futur représentant du peuple en mission, traite des salaires, des promotions et des aspects sociaux de la carrière, tout en laissant de côté l’alternative entre économie et entreprise. La menace d’une grève au printemps 1793 – au moment où la France vient de déclarer la guerre à l’Angleterre et aux Provinces-Unies – contraint les représentants Prieur de la Côte d’Or, Defermon et Rochegude à introduire une modification du décret du 24 janvier afin que les « ouvriers qui demanderont à être employés à la journée [aient] le droit d’y être admis, en se conformant scrupuleusement aux dispositions de la loi sur l’ordre et l’exactitude du travail38 ». Cette reconnaissance officielle de la diversité des cas d’emploi connaît toutefois une parenthèse puisque le 12 messidor an II (30 juin 1794), le Comité de salut public décide un retour à l’économie pour tous les travaux de la marine – une décision qui vient après l’annulation, le 6 septembre 1793, de toutes les adjudications en cours.
23Le travail à forfait est-il pour autant abandonné totalement ? En l’état de la recherche, il convient d’être prudent sur cette question et ne pas envisager nécessairement la généralisation d’un retour au travail à la journée, d’autant qu’à cette époque, l’effort de guerre est très éclaté géographiquement. Cette dispersion de la construction entre les arsenaux et les nombreux ports de commerce a sans doute donné lieu à une variété des modalités d’emploi des ouvriers en lien avec leurs difficultés économiques et sociales. Quoi qu’il en soit, le travail à forfait est devenu un marqueur dans l’organisation du travail et ce principe n’est pas remis en cause du Directoire à la Restauration39. En 1796, Truguet indique son souhait d’avoir recours le plus souvent possible à l’entreprise40, moyennant les limitations énoncées en 1790 et 1792, notamment en ce qui concerne les travaux d’entretien et de réparation de la flotte.
Conclusion
24Après plus d’un siècle où les débats sur l’organisation du travail dans les arsenaux ne concernent que le milieu restreint des officiers, des administrateurs et des techniciens de la Marine, la Révolution contribue à mettre ces sujets à l’ordre du jour de la représentation nationale. Si les députés sont saisis des modalités de construction de la flotte de guerre, la réponse qu’ils apportent aux ouvriers s’appuie largement sur des mécanismes anciens. Sur le fond, le règlement de 1786 est amendé à la marge, autant pour satisfaire les cadres de la Marine, qui ne souhaitent pas que certaines tâches stratégiques (perçage, calfatage) soient déléguées à l’entreprise, que pour garantir un emploi aux ouvriers qui ne peuvent pas, ou ne désirent pas, choisir le travail à forfait. Surtout, les discussions du Comité de marine sont l’occasion de prendre la mesure de la diversité des cas de figure quant à l’organisation du travail dans les arsenaux où les particularismes locaux sont évidents ; c’est là un sujet qui reste encore largement à explorer. Si le règlement de 1786 avait vainement tenté de remettre de l’ordre en généralisant le principe de l’entreprise, les différents régimes de la Révolution se montrent plus pragmatiques, en laissant coexister le travail à la journée et le travail à forfait. Reste qu’il est difficile à ce stade d’identifier les ouvriers concernés par ce choix et d’envisager ce que représentent les marchés de la Marine dans leur trajectoire professionnelle. À l’avenir, il s’agit donc d’aborder le travail portuaire sur la longue durée et simultanément dans les ports militaires comme dans ceux du commerce. Les ouvriers impliqués dans le travail à forfait pour la Marine sont également amenés à travailler sur des chantiers privés, ce qui implique de porter un regard sur les archives produites par la marine, mais également sur toutes celles des institutions régulatrices du travail en dehors des arsenaux (amirautés, corporations, justice de paix, etc.). Aborder le travail à l’entreprise dans les arsenaux conduit donc à ouvrir le dossier du travail portuaire dans sa globalité.
Notes de bas de page
1 Le terme de « règlement » est en réalité un abus de langage que l’on trouve pour la première fois sous la plume de Norman Hampson dans son article « Les ouvriers des arsenaux de la Marine au cours de la Révolution française (1789-1794) », Revue d’histoire économie et sociale, vol. 39, n° 3, 1961, p. 287‑329. La généralisation du travail à forfait semble davantage faire l’objet d’une circulaire adressée à l’ensemble des arsenaux entre 1785 et 1786.
2 Cet article ne traite que de la généralisation du travail à forfait pour la construction des navires. Pour l’évolution des conditions de travail dans les autres secteurs de l’arsenal : Sylviane Linarès, « Travail, pouvoirs et mentalités à Brest au xviiie siècle », dans Gérard Le Bouëdec (dir.), Pouvoirs et littoraux du xve au xxe siècles, Rennes, PUR, 2000, p. 665‑680.
3 Au xviiie siècle, travail « à forfait », « à la tâche », « à prix fait » ou « adjudication de main-d’œuvre » sont des expressions couramment employées pour qualifier cette sous-traitance à des ouvriers-entrepreneurs. Toutefois, le terme « à l’entreprise » revient le plus souvent pour désigner sans distinction toutes les délégations de construction.
4 Dès la fin du xviie siècle, les archives de la Marine témoignent de la volonté de généraliser le travail à la tâche et/ou d’augmenter la proportion du système de l’entreprise. Dans ce domaine, l’arsenal de Toulon apparaît en pointe tout au long de l’époque moderne, comme le montre par exemple le mémoire de l’intendant Girardin de Vauvré en 1700. Voir Archives nationales (désormais AN), Marine, B/3/110, f° 179‑180, Économie qu’il y aurait à faire exécuter les travaux, même les constructions à prix fait, Toulon, 1700, mais le projet n’est pas retenu. On observe les mêmes résistances en Angleterre, puisque l’Amirauté britannique tente d’introduire le travail à la tâche dès 1694, une proposition rejetée par les constructeurs et le Navy Board. Voir Roger Knight, « From Impressment to Task Work: Strikes and Disruption in the Royal Dockyards, 1688-1788 », dans Kenneth Lunn et Ann Day (dir.), History of Work Labour Relations in the Royal Dockyards, Londres-New York, Mansell, coll. « Employment and Work Relations in Context Series », 1999, p. 1‑20.
5 James M. Haas, « The Introduction of Task Work into the Royal Dockyards, 1775 », Journal of British Studies, vol. 8, n° 2, 1969, p. 44‑68.
6 Fondé en 1546, le Navy Board est une partie de l’administration de la Royal Navy qui s’occupait plus particulièrement de la gestion quotidienne de la flotte dans les arsenaux, en particulier sa construction, son entretien et son armement.
7 Après la grande ordonnance de la Marine de 1689 qui fixe, entre autres aspects, les modalités de l’organisation du travail dans les arsenaux, les ordonnances du 25 mars 1765, 27 septembre 1776 et 1er janvier 1786 ne changent pas l’esprit initial dans ce domaine.
8 William Cormack montre la rapidité avec laquelle les ouvriers des ports s’emparent des nouveaux outils à leur disposition à partir de 1789 pour faire entendre leur voix, William S. Cormack, Revolution and Political Conflict in the French Navy, 1789-1794, Cambridge, Cambridge University Press, 1995. Toutefois, les difficultés sociales et professionnelles du monde ouvrier portuaire sont anciennes et se traduisent par des actions collectives bien avant le déclenchement de la Révolution, perceptibles notamment au travers de la correspondance des intendants dans le cas des arsenaux, les archives de police et des amirautés pour les ports de commerce. Un dénombrement et une analyse de cette « rébellion » restent à faire.
9 Dans la perspective d’une compréhension des mécanismes du marché du travail des ouvriers de la construction navale (charpentiers, calfats, perceurs, cordiers, voiliers, etc.), l’étude du travail portuaire ne doit pas conduire à isoler les ports militaires de ceux du commerce. Il s’agit de « gens de mer », autrement dit d’hommes enregistrés dans le système des classes qui induit régulation du travail et mobilité professionnelle spécifiques. Sous l’Ancien Régime, il existe trois catégories d’ouvriers : les ouvriers de levée, qui vivent et travaillent dans les ports de commerce, et sont « levés » périodiquement pour aller travailler dans un arsenal ou servir sur un bâtiment de la marine ; les ouvriers domiciliés, qui vivent dans les villes où un arsenal est implanté et, à ce titre, représentent le premier vivier dans lequel puise l’État pour répondre à ses besoins ; enfin, les ouvriers entretenus, qui sont des salariés permanents de la Marine, généralement d’anciens ouvriers domiciliés ayant su se faire remarquer par la hiérarchie de l’arsenal pour leurs aptitudes professionnelles.
10 Sans pouvoir l’affirmer avec exactitude, cette généralisation de l’entreprise dans les travaux des arsenaux français avant la Révolution constituait une hypothèse de travail de Norman Hampson, « Les ouvriers des arsenaux de la Marine… », art. cité, p. 291 : « Nous devons donc supposer que, de 1786 à la Révolution, la plupart des importants travaux étaient faits par adjudication. »
11 Service historique de la Défense (désormais SHD), Marine, Brest, 3 A 96, séance du conseil de marine du 6 décembre 1788.
12 Archives municipales de Toulon (désormais AM Toulon), L39 A3 4, Cahier de doléances de la ville de Toulon, cité par Julien Saint-Roman, « Le geste et la révolution. Pratiques sociales et modernité politique des ouvriers de l’arsenal de Toulon (vers 1760-vers 1815) », thèse de doctorat sous la direction de Christine Peyrard, université d’Aix-Marseille, 2014, p. 94.
13 AN, D/XVI/1, Comité de la marine, liasse 9, pièce 138, mars 1790.
14 Une pétition de 1775 à l’arsenal de Portsmouth pointe ce danger : « In complying with the Task we are committing progressive suicide on our Bodies », PRO Adm 7/662, f° 36, cité par J. M. Haas, « The Introduction of Task Work… », art. cité, p. 58. Voir également l’analyse stimulante de Peter Linebaugh, The London Hanged. Crime and Civil Society in the Eighteenth Century, Londres, Penguin Books, 1991, récemment traduit en français : Les pendus de Londres. Crime et société civile au xviiie siècle, préface et annotations de Philippe Minard, Paris, Lux-CMDE, 2018, p. 413‑446.
15 Antoine Picon, « Gestes ouvriers, opérations et processus techniques. La vision du travail des encyclopédistes », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n° 13, 1992, p. 131‑147 (ici p. 143).
16 SHD, Marine, Vincennes, BB/3/38, f° 353‑354, 1793.
17 Pour la distinction des catégories d’ouvriers, cf. note 8.
18 AN, Col., F3/158, Mémoire de M. de La Luzerne sur les administrations dont il a été chargé, 1789.
19 N. Hampson, « Les ouvriers des arsenaux de la Marine… », art. cité. Le salaire journalier de 30 sols est celui du charpentier de première classe au début de la Révolution (SHD, Marine BB/3/9, f° 90‑91, 1789).
20 En 1789, la différence de rémunération entre les arsenaux et les ports de commerce peut aller du simple au double. En 1790, les calfats marseillais de levée pour l’arsenal de Toulon protestent contre le montant de la journée fixé à 30 sols, soit moitié moins que sur les chantiers au port de Marseille (SHD, Marine, Vincennes, BB/1/1, f° 90).
21 SHD, Marine, Rochefort, 2G1/24, f° 29 et s., Observations faites par M. le marquis de La Galissonnière sur les différents marchés proposés au port de l’Orient, 1785.
22 L’organisation du travail n’est pas uniforme d’un arsenal à l’autre, un aspect confirmé par une enquête commandée par les bureaux du secrétariat d’État de la Marine au cours des années 1780. D’ailleurs, il n’y a pas nécessairement opposition entre la façade méditerranéenne et la façade atlantique puisque, dans ce dernier cas, les arsenaux de Brest et de Rochefort présentent de nombreuses différences quant à l’emploi des ouvriers et à la gestion des chantiers (SHD, Marine, Rochefort, 4G1/1, non folioté, Comparaison des usages de la Marine de travailler dans les différents ports, non daté mais le document est postérieur à 1777). Concernant les adjudications de main-d’œuvre et, plus globalement, les marchés passés pour la réalisation de travaux, l’arsenal de Toulon a toujours été plus prompt que les autres à utiliser ce principe depuis le xviie siècle.
23 SHD, Marine, Vincennes, BB/3 2, f° 115, 14 août 1790.
24 AN, Marine, B/3 593, f° 119, 121, 149, 172 et 202, Sur la misère des ouvriers par suite du retard dans le payement des salaires, Lorient, 1771 ; B/3 611, f° 74, 112, 120 et 140, Sur la misère des ouvriers, 1774 ; B/3 613, f° 122, Sur la misère des ouvriers, 1774 ; B/3 538, f° 262, Sur la manifestation des femmes d’ouvriers réclamant la paye de leurs maris, Brest, 18 août 1758.
25 AN, Marine, B/3 619, f° 363 et 365, Plaintes des ouvriers du port au sujet de la suppression de l’enlèvement des copeaux, 1775.
26 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995, p. 147.
27 « Il serait destiné des maîtres charpentiers entretenus et contre maîtres pour suivre sous l’inspection des officiers de la Direction des Constructions, les ouvrages des entrepreneurs par rapport à la précision du travail, à celle des assemblages, à leur solidité et pour veiller à ce qu’il ne fut employé que des bois d’un bon service et d’un échantillon convenable, et lors de la réception de l’ouvrage s’il se trouvoit avoir été exécuté suivant qu’il aurait été prescrit, il seroit proposé au ministre d’accorder une gratification à ces maîtres et contremaîtres, le nombre de ceux estimés nécessaires pour remplir cet objet choisi parmi les plus intelligents, ne seroit point employé aux entreprises, ils en seroient dédommagés au moyen de cette gratification », SHD, Marine, Rochefort, 2G1/24, f° 98 et s., Aperçu sur la manière de donner à l’entreprise la main-d’œuvre du charpentage seulement des vaisseaux et autres bâtiments du Roy, Rochefort, 1783.
28 AN, Marine, C7 56, dossier 6, Jacques Cyprien Catalan, maître perceur à Toulon, 1774‑1790.
29 César Henri La Luzerne est secrétaire d’État de la Marine du 24 décembre 1787 au 12 juillet 1789 et du 16 juillet 1789 au 21 octobre 1790.
30 Le 9 janvier 1790, La Luzerne fait lire en séance une lettre à l’Assemblée constituante : « Le Président dit ensuite qu’il vient de recevoir une lettre de M. le comte de La Luzerne avec un mémoire dans lequel ce ministre annonce que, dans plusieurs ports du royaume, les ouvriers se sont réunis pour demander à être payés à la journée et non par entreprise. Ce ministre observe que ce nouvel ordre de choses occasionnerait un surcroît considérable de dépenses dans le département. L’Assemblée renvoie la lettre et le mémoire au comité de marine ». Voir Archives parlementaires (désormais AP), t. 11, p. 128.
31 AP, t. 11, séance du 14 janvier 1790, p. 182.
32 Ibid.
33 Le Comité de la marine de l’Assemblée constituante est établi le 6 octobre 1789 et ses membres élus quelques jours plus tard, le 13 octobre. Le 25 octobre 1791, un nouveau Comité est mis en place par la Législative. Cet organe essentiel au travail de l’Assemblée constituante est composé d’hommes qui connaissent bien les modalités de construction de la flotte de guerre depuis 1786. On y retrouve cinq officiers de marine (Vaudreuil, Loynes de La Coudraye, Nompère de Champagny, La Touche-Tréville et La Poype-Vertrieux), deux militaires issus des troupes coloniales (de Curt, de Vialis), un ancien intendant de marine, notamment à l’arsenal de Toulon (Malouet), un juriste maire de La Rochelle (Alquier) et trois négociants de Bordeaux, Le Havre et Lorient (Nairac, Bëgouen et Delaville Le Roulx). Voir Norman Hampson, « The “Comité de marine” of the Constituent Assembly », The Historical Journal, n° 2, 1959, p. 130‑148 ; Armand Sylvestre, « Marine et Révolution : les Comités de Marine, 1789‑1792 », mémoire de Master 2 sous la direction de Martine Acerra et David Plouviez, université de Nantes, 2016.
34 Excepté pour certaines catégories – les maîtres et les aides-maîtres notamment –, les paies ne sont pas réévaluées en dépit des très nombreuses pétitions qui sont envoyées à Paris au cours de cette première période. D’ailleurs, le décret du 23 août 1792 qui prévoit le versement de la moitié de la paye en assignats aggrave un peu plus la situation, que les quelques mesures compensatoires – notamment concernant les copeaux ou encore les distributions de pain – ne permettent guère de corriger.
35 La Luzerne finit par céder aux propositions du Comité de marine au nom de la nécessité de retrouver le calme dans les arsenaux : « Il est peut-être infiniment désirable de prévenir les insurrections que pourrait causer en ce moment le mécontentement des ouvriers. J’accepte l’offre que vous me faites au nom du Comité de la marine. Je désire qu’il propose à l’Assemblée nationale les innovations sur l’article des entreprises qu’il croira utiles et nécessitées par les circonstances critiques où nous nous trouvons. », AN, D/XVI/1, Comité de marine, liasse 9, pièce 142, octobre 1790.
36 Ce qui explique la seconde partie de l’article premier du cahier de doléances des ouvriers toulonnais : « La suppression des entreprises et prix faits dans l’arsenal et que la fixation des fonds, celui pour le salaire des ouvriers ne donne plus lieu à cette classe précieuse de sujets de s’expatrier, et de porter leurs utiles services à la première puissance qui veuille leur donner du pain. Cette émigration devient chaque jour plus frappante, et les suites politiques plus à craindre », AM Toulon, L/39 A3/4, cité par J. Saint-Roman, « Le geste et la révolution… », thèse citée, p. 94.
37 Décret concernant l’organisation et le traitement des maîtres, ouvriers et autres employés aux travaux des ports et arsenaux de la marine, Recueil des lois de la marine, t. 3, p. 243.
38 SHD, Vincennes, Marine, BB/3 35, f° 284‑285, 1er mars 1793.
39 Christian Épin, Les ouvriers des arsenaux de la marine sous la Révolution. Vivre et survivre en travaillant pour l’État, Montreuillon, L’Herminette, 1990, p. 103‑110 ; Pierre Lévêque, Histoire de la Marine du Consulat et de l’Empire, vol. II, Après Trafalgar, Paris, Librairie historique Teissèdre, 2014, p. 275‑279.
40 Archives départementales de Loire-Atlantique, 7 R1/82, Le ministre Truguet à l’ordonnateur de la marine de Nantes Even, 24 septembre 1796 : « Je me suis convaincu que le mode de l’entreprise est infiniment plus avantageux à la République que l’économie. Quelque soin que les administrateurs puissent apporter à la surveillance et à l’accélération des ouvrages, il est certain que l’intérêt particulier l’emporte sur les moyens de rigueur ou de persuasion qu’ils pourraient employer et que l’ouvrier soldé par l’entrepreneur et associé à ses bénéfices travaille toujours avec plus de zèle et d’exactitude que l’ouvrier payé par l’État. […] Il résulte qu’avec un petit nombre d’hommes, l’entrepreneur exécute des travaux que la République ne peut faire qu’à force de bras et conséquemment avec des frais considérables ».
Auteur
Maître de conférences en histoire moderne à l’université de Nantes, David Plouviez est membre du Centre de recherches en histoire internationale et atlantique (CRHIA EA 1163). Depuis sa thèse consacrée aux approvisionnements de la marine française au xviiie siècle, La Marine française et ses réseaux économiques au xviiie siècle, Paris, Les Indes savantes, rivages des Xantons, 2014, ses travaux portent sur les modalités économique, sociale et technique de construction et d’entretien des flottes de guerre européennes de l’époque moderne à la première industrialisation. Ses recherches actuelles sont consacrées aux conditions du travail portuaire dans les ports de commerce et les arsenaux, et plus particulièrement l’analyse des différents statuts professionnels, les formes d’apprentissage, les mobilités (ouvriers de la construction navale et ingénieurs principalement) ainsi que les circulations de savoir-faire induites. Il a codirigé avec Anne Conchon et Éric Szulman l’ouvrage Le financement des infrastructures de transport xviie-xixe siècle, publié aux éditions IGPDE/Comité pour l’histoire économique et financière de la France en 2018, consultable sur http://books.openedition.org/igpde/5008.
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