1Dans les années 1770 se structure un groupe d’experts, pour la plupart issus des sciences médicales, pharmaceutiques, chimiques et pré-agronomiques, bien distinct dans sa démarche expérimentale et ses objectifs économico-philanthropiques de la génération précédente, celle des physiocrates. Cette nouvelle génération, qu’Emma Spary a désignée sous le qualificatif de « savants économistes », s’impose dans le champ intellectuel de la France des dernières années de l’Ancien Régime pour progressivement investir le champ politique, dès le Directoire¹. Une partie d’entre eux, ceux férus de sciences agricoles (le mot « agronomie », forgé en 1760, ne s’impose qu’au xix^e siècle²), entendent œuvrer à la transformation de l’agriculture et de l’alimentation des Français, au point de figurer tour à tour comme bénéficiaires et initiateurs de ces Lumières agricoles, ce mouvement intellectuel et agricole qui se serait déployé en Europe du Nord-Ouest, selon leur historien Peter Jones, entre la fin de la guerre de Sept Ans et l’invention des engrais chimiques dans la décennie 1840³.

2C’est à la compréhension de la nature et de la mise en œuvre de ces Lumières agricoles et, plus particulièrement de leurs limites que cette réflexion invite à travers le développement d’un cas⁴, celui de la promotion culturale des légumes-racines (ceux que les botanistes nomment « tubercules de racines » comme la carotte, « tubercules de tiges souterraines » comme la pomme de terre ou « tubercules caulinaires » comme le topinambour), tenus jusqu’à il y a encore peu comme les grandes réprouvées des auges et des tables françaises. Que révèle alors des Lumières agricoles et de la nébuleuse réformatrice des savants économistes l’échec de la culture à grande échelle des racines dans la France révolutionnaire et impériale⁵ ?

I. Promouvoir la culture des légumes‑racines

3Les Lumières agricoles sont d’abord une économie de la connaissance. À ce titre, elles s’appuient sur des circulations, des médiateurs et des logiques d’appropriation et de transformations spécifiques des techniques et des produits agricoles, selon des cheminements souvent complexes et mouvants. Comment et pourquoi la promotion des racines, portée par l’interaction entre l’État et ces savants économistes passionnés de sciences de l’agriculture, est-elle devenue un enjeu emblématique des Lumières agricoles ?

A. Dans la clarté des Lumières agricoles

4Si certains tubercules qui poussent dans les jardins européens de cette fin du xviii^e siècle sont pour la plupart d’origine autochtone, qu’il s’agisse des navets, des carottes, des turneps et des betteraves, en revanche, les plus connus aujourd’hui, notamment la pomme de terre ou le topinambour, résultent quant à eux d’une acclimatation plus ou moins bien réussie d’espèces allochtones, le plus souvent américaines. Bien que présents dès la fin du xvi^e siècle sur les tables européennes, ces deux produits ont néanmoins connu un réel déclassement gastronomique après la guerre de Trente Ans, qui les vit reléguer de la table des rois à l’auge des cochons⁶. Quant aux racines indigènes, leur consommation humaine restreinte ne leur a pas permis de passer, au cours de la période moderne, de la culture potagère à la culture agricole.

5Des profondeurs de cette relégation, les racines ne remontent à la pleine clarté des Lumières agricoles qu’au cours de la seconde moitié du xviii^e siècle. Le phénomène est déjà bien connu pour la pomme de terre⁷. Mais la cause des raves bénéficie pour sa part de deux circonstances majeures : l’une culturelle – l’anglomanie des agronomes – ; l’autre circonstancielle – la disette des fourrages consécutive à la sécheresse de l’été 1785.

6En matière d’agronomie, le phénomène est bien connu : l’Angleterre s’érige en modèle d’une nouvelle agriculture beaucoup plus productive depuis les années 1750⁸. La presse agronomique française s’en fait largement l’écho. Ainsi, en 1784, un noble polonais relate dans un article de la Bibliothèque physico-économique une des expériences les plus marquantes de son séjour anglais, celle d’avoir assisté à une nouvelle méthode économique d’élevage de veaux, précocement sevrés au bout de huit à dix jours grâce à l’apport d’une alimentation faite de petit-lait et de navets ; un régime alimentaire novateur, largement promu par la société d’agriculture de Bath⁹. Pas en reste, l’abbé Rozier rend hommage à son tour aux efforts déployés avec succès en 1764 par la Société pour l’encouragement des arts, des manufactures et du commerce (Royal Society of Arts) de Londres en faveur de la culture en grand de la carotte¹⁰. Même si les ouvrages d’Arthur Young ont été tardivement traduits en français¹¹, l’intérêt propagandiste que le fermier-agronome a porté aux raves en général, et au turneps en particulier, a largement été exploité par le milieu des agrophyles français. Ainsi, dans une traduction libre d’un de ses articles, son contempteur français rappelle combien la disette des fourrages de 1785 n’eut pas, en Angleterre, les conséquences dramatiques sur l’évolution et la qualité du bétail qu’elle eût en France, grâce à l’usage de le nourrir en hiver avec des raves¹².

7Une série d’accidents climatiques, notamment l’été chaud 1783 auquel succéda l’hiver très rigoureux 1783-1784, soit deux conséquences directes de l’éruption du volcan Laki en Islande en juin 1783, avait déjà lourdement frappé le cheptel français¹³. Faute de fourrages en quantité suffisante, nombre de paysans, notamment dans le grand bassin parisien, furent alors contraints, à l’approche de l’hiver, de vendre – le plus souvent à bas prix – une grande partie de leurs troupeaux, plutôt que de les laisser mourir de faim¹⁴. En 1785, une canicule estivale provoque une récolte fourragère catastrophique. Les prix du fourrage flambent encore et l’hécatombe décime une fois de plus à l’automne 1785 le cheptel d’élevage. En 1786, la Société royale d’agriculture de Limoges dramatise certainement le constat lorsqu’elle relève que « la terreur, répandue par la disette de fourrage, a causé la perte au moins des trois quarts de la production des bêtes à cornes de cette année, chaque propriétaire s’empressant de s’en défaire au prix le plus modique¹⁵ ». Pour prévenir la répétition d’une telle tragédie, les « agronomes », avec le soutien de l’État royal, se mobilisent pour promouvoir auprès des acteurs de l’agriculture l’introduction des racines dans l’alimentation animale, « à la mode anglaise », en lieu et place des fourrages (luzerne, trèfle, avoine…). En juin 1785, Pierre Marie Auguste Broussonnet expose à la Société royale et centrale d’agriculture de Paris ses Instructions sur la culture des navets, sur la manière de les conserver et sur les moyens de les rendre propres à la nourriture des bestiaux¹⁶ – un document puissamment normatif, puisque le gouvernement le fait publier à son compte en 1788 et que la Commission d’agriculture et des arts le rééditera en l’an II. Le 28 novembre 1788, Antoine Parmentier lit à la séance publique de la Société royale et centrale d’agriculture, avant de le publier, son Mémoire sur les avantages qui résulteraient, pour la multiplication des animaux domestiques, d’étendre la culture en grand des racines potagères. Charles-Nicolas-Sigisbert Sonnini de Manoncourt et sa Bibliothèque physico-économique ne sont pas en reste : la question des racines comme alimentation animale fait une entrée spectaculaire en 1786 dans son périodique. Cette année-là, pas moins de huit articles lui sont consacrés, parmi lesquels la longue Instruction sur les moyens de suppléer à la disette des fourrages et d’augmenter la subsistance des bestiaux de Parmentier¹⁷. L’année suivante, avec dix-huit articles, le rythme ne fléchit pas.

8Surtout, il résulte de l’examen de cette promotion des légumes-racines par la littérature agronomique que le savoir scientifique les concernant est encore largement à construire. Navets, topinambour, turneps sont encore si mal connus des naturalistes que leur passage du potager à l’openfield en est parfois compromis.

B. Construire un objet agronomique pour en faire un produit agricole

9Inventorier, classer et nommer les espèces et variétés, établir la distinction botanique entre celles qui relèvent des légumes tubercules et celles qui n’en sont pas – en dépit de leur apparence trompeuse (telle la patate douce) –, cette démarche scientifique n’est donc pas exclusivement réservée aux nobles plantes pharmaceutiques ou céréalières.

10Comme cela a déjà été signalé, des racines autochtones ainsi que d’autres nouvellement importées d’Amérique coexistaient au début du xviii^e siècle dans les potagers français. Dans la seconde moitié du xviii^e siècle s’accélère la dynamique d’introduction, de transplantation et de naturalisation sur le sol français de nouvelles espèces et variétés, pour la plupart originaires de l’Europe du Nord-Ouest. Il s’agit évidemment des turnips anglais, dont on fait grand usage dans cette East Anglia des innovations agricoles pour nourrir le bétail, mais aussi du navet de Suède, découvert en Scandinavie et en Allemagne du Nord, plus connu aujourd’hui sous le nom de « rutabaga », sans oublier les multiples espèces et variétés de raves germaniques et d’Europe de l’Est. Le regard des naturalistes économistes s’est détourné du Nouveau Monde pour redécouvrir les potentialités botaniques et agricoles oubliées de l’Ancien. Cette nouvelle disposition scientifique semble largement soutenue par l’intégration administrative de la majeure partie de l’espace européen du Nord-Ouest à la Grande Nation puis à l’Empire napoléonien, notamment parce qu’elle s’est souvent accompagnée d’entreprises d’appropriation, plus ou moins contraintes, des savoirs nationaux¹⁸. Les Lorrains, de par leur proximité avec le monde germanique, jouent un rôle de médiateur de premier plan : Sonnini de Manoncourt se fait le promoteur de la cause du rutabaga dès 1788 ; l’abbé de Commerell se targue d’être l’introducteur de la betterave champêtre en France – un honneur botanique que lui contesteront avec perfidie les sommités agronomiques rédactrices du Nouveau cours d’agriculture pratique, de 1809, preuve s’il en est que les rivalités agronomiques d’hier valent bien celles universitaires d’aujourd’hui¹⁹.

11Cette ouverture sur l’Europe septentrionale et orientale s’accompagne aussi d’un effort de publication soutenu et de traduction, lorsque cela est nécessaire, des traités et observations des agronomes germaniques et scandinaves. C’est ainsi qu’en 1803, les très officieuses Annales de l’agriculture française, animées par l’abbé Tessier, publient le Mémoire sur la culture du navet de Suède de l’ingénieur suédois Abraham Niclas Edelcrantz²⁰, ou encore, parmi de nombreux autres exemples, le mémoire, publié dans la Bibliothèque physico-économique en 1809, qu’un certain M. Goering, agronome saxon, consacre aux multiples qualités de la betterave²¹.

12Néanmoins, à l’action individuelle et militante de cette génération d’agronomes médiateurs succède progressivement, à partir du Consulat, une autre approche : celle des enquêtes et statistiques administratives d’une part, des récits de voyages agronomiques dans les nouveaux départements de l’autre. Tous ambitionnent de témoigner des réussites agricoles locales et, notamment, de cette pratique si répandue en Flandres, en Allemagne et en Suisse consistant à nourrir le bétail à l’écurie toute l’année – autrement dit, de faire la promotion de l’élevage hors-sol. En 1804, le sénateur-comte de l’Empire, ancien ministre de l’Intérieur du Directoire et agronome passionné, François de Neufchâteau, publie ses Résultats des expériences sur la carotte et le panais cultivés en plein champ, pour démontrer que ces racines sont les plus utiles de celles qu’on ait pu introduire dans l’exploitation des terres. Il s’agit d’un recueil des expériences et méthodes de culture de ces deux racines, effectuées avec succès par des particuliers ou par des institutions, depuis 1751 à 1804, en France comme en Suisse, en Flandres ou en Angleterre²². Qu’il s’agisse, à titre d’exemple, du Fragment de statistique du département des Deux-Nèthes établi par le préfet Charles-Joseph-Fortuné d’Herbouville concernant les Flandres occidentales ou de la Notice rédigée près de Genève sur la méthode de nourrir le bétail à l’écurie toute l’année, toutes ces publications insistent successivement, par la description des pratiques d’agriculture et d’élevage étrangers, sur la nécessité d’introduire des racines, en particulier les raves, carottes et navets, dans l’alimentation animale et l’agriculture de toutes les régions de l’Empire²³.

13Au-delà de l’inventaire des techniques culturales et des usages des racines, le débat agronomique se déplace aussi sur l’établissement d’une taxonomie face à des espèces et des variétés dont le nombre ne cesse de grandir au fur et à mesure que le territoire de l’Empire s’étend vers le nord et l’est de l’Europe. Certes, des espèces, telles que la carotte, ne souffrent plus de discussion, tant elles sont désormais bien connues des botanistes, des jardiniers et des cultivateurs. Mais le fait de désigner, décrire et nommer s’impose comme la démarche naturaliste par excellence pour les disciplines scientifiques en voie de constitution que sont la botanique, l’agronomie ou la zoologie²⁴. Surtout, des espèces récemment introduites depuis d’autres régions d’Europe prêtent encore à confusion : de quoi parle-t-on lorsque l’on évoque les turneps, les choux-navets de Laponie, les navets de Suède, les rabioules ou encore la betterave champêtre ? Si au xvi^e-xvii^e siècle, la démarche initiale des botanistes consistait à « réduire l’inconnu au connu²⁵ », elle s’inverserait toutefois en cette fin de xviii^e siècle, cherchant en quelque sorte à étendre le connu vers l’inconnu.

14En 1789, le Cours complet d’agriculture pointait déjà le problème « qu’on a fait une grande confusion de mots à mesure qu’on a commencé en France à adopter la nomenclature des Anglois, des Allemands, etc. Qui s’imagineroit que les navets et les raves à racines charnues, grosses et longues et qu’on cultive de temps immémorial dans nos provinces du centre du Royaume, sont la même chose que les Turneps des Anglois…²⁶ ? » Dans la ligne de mire de cette critique se trouve Broussonnet, qui, dans deux instructions publiées avec l’approbation du Roi, s’était évertué à différencier les turnips anglais des raves ou rabioules du Limousin²⁷. De même, l’abbé Rozier moque, dans le même article, la volonté de l’abbé de Commerell de faire de sa « racine de disette » une espèce originale²⁸, quand elle ne serait rien d’autre que « la betterave blanche ou jaune, cultivée de temps immémorial dans la partie du Languedoc qui avoisine Castelnaudari [sic] ». L’occasion lui est offerte de fustiger cette nouvelle tendance agronomique qui voudrait que, « parce qu’une plante n’est pas connue dans une province, on la regarde comme nouvelle et on se hâte de publier des mémoires²⁹ ».

15Sans surprise, la génération des sommités agronomiques du Consulat et de l’Empire participe, à sa manière, à cette puissante entreprise de remise en ordre des savoirs³⁰. Le Nouveau cours complet d’agriculture n’est en quelque sorte que la traduction agronomique de ce projet idéologique, puisque les savoirs acquis et consacrés par l’ancienne édition de Rozier sont actualisés et, surtout, révisés. Une nomenclature plus claire est dressée pour distinguer définitivement le choux-rave, le choux-navet et même le choux-navet de Laponie (qui, tous, ne relèvent pas des racines mais bel et bien de la famille botanique des choux) du rutabaga (qui est lui une racine), quand, dix ans plus tôt, subsistait encore une indistinction entre ces espèces et variétés³¹.

16De plus, à l’encontre des logiques diffusionnistes des semences, qui voudraient que la plupart des racines nouvelles aient été introduites en France depuis l’Europe du Nord-Ouest, nombre d’agronomes français promeuvent ou défendent un certain autochtonisme, et cela, dès les dernières décennies de l’Ancien Régime. Il est ainsi rappelé que la culture « en grand » de variétés locales de racines pour nourrir le bétail fut une réalité agricole assez précoce au xviii^e siècle dans certaines provinces du royaume de France³². Cette affirmation sur l’élevage du bétail au moyen des raves locales, bien avant l’introduction des turnips anglais ou des espèces germaniques, a été largement confirmée par des travaux d’historiens de la ruralité moderne : dans la plaine d’Alsace, Jean-Michel Boehler montre ainsi que la culture des navets apparue au xvii^e siècle connaît une remarquable extension au xviii^e siècle, si bien qu’« à côté du trèfle, que l’on considère cependant à tort comme un tard venu et dont on a voulu faire le symbole d’une révolution agricole au xviii^e siècle, céréales, légumes et racines, ces autres fourrages qui ne disent pas leur nom, témoignent donc dès le xvi^e siècle d’une prérévolution agricole³³ ». Si le Limousin est en mesure de se spécialiser dès le xviii^e siècle dans l’élevage des bœufs et leur commercialisation vers le marché parisien à raison de 25 000 à 30 000 têtes annuelles, il le doit pour l’essentiel à l’utilisation que les paysans font des raves et des châtaignes pour engraisser à bas coût leur cheptel³⁴.

17Comme les légumes-racines ne sont donc pas ignorés dans certains terroirs au point que ceux-ci aient pu initier un processus de spécialisation dans l’élevage commercial, il ne reste plus aux agronomes français qu’à en généraliser la culture sur tout le territoire national.

C. La culture des racines, grande cause de la « machine » agronomique ?

18L’intérêt pour le développement de la culture en grand de ces légumes-racines, on l’a montré, s’affirme progressivement depuis les années 1770. Aux initiatives individuelles de quelques grandes figures de l’agronomie française, notamment celles de Sonnini, Parmentier, Rozier et Commerell, pour ne citer que les plus marquantes d’entre elles, répond un effort de sensibilisation par la littérature agronomique, celle davantage destinée aux seigneurs et riches propriétaires agronomanes – si ce n’est grands fermiers – qu’aux petits paysans.

19Il est vrai que la crise fourragère de 1785 rend désormais leur « rhizophilie » parfaitement audible aux pouvoirs de l’État royal. En retour, celui-ci s’engage sous la forme de plusieurs actions distinctes : la première consiste à sélectionner quelques écrits agronomiques et à les publier avec la légitimité d’une approbation royale, telle que l’instruction de Broussonnet, à laquelle il a déjà été fait allusion. L’encouragement royal ne saurait toutefois se résumer à la production d’un discours : pour être efficace, il doit se doubler d’incitations et de compensations financières ou matérielles. Telle est sa seconde forme, celle organisée dans les généralités par les intendants et les sociétés d’agriculture.

20Prenons l’exemple de la généralité de Paris : conseillé par les agronomes, l’intendant Louis-Bénigne-François Bertier de Sauvigny confie à ses subdélégués le lancement dès 1784 d’une enquête, sous la forme d’un questionnaire, sur le nombre de navets cultivés et leur usage, dans l’alimentation tant humaine qu’animale. Au regard du profond désintérêt des cultivateurs de la généralité de Paris pour la culture des racines – seulement 600 arpents leur étaient consacrés – et à la faveur de la crise fourragère de 1785, l’intendant prit le parti d’en importer et de distribuer gratuitement pas moins de « huit milliers de graines », toutes accompagnées de la remise de la notice rédigée par Broussonnet pour le compte de la Société royale d’agriculture de Paris, Instruction sur la culture des turneps ou gros navets³⁵.

21Sous la Révolution, on le sait, l’enjeu frumentaire reste primordial. Cependant, pour atténuer les effets des disettes en grain, les tubercules ne sont pas oubliés pour autant. Faut-il encore rappeler que les jardins des Tuileries étaient en 1792 plantés de pommes de terre ? La politique initiée dans les dernières années de l’Ancien Régime, celle de l’achat de semences de raves à l’étranger, est poursuivie. En 1794, la Commission d’agriculture et des arts rédige une instruction pour les personnes chargées de faire des achats de graines. Parmi les douze espèces dont elle recommande l’achat de graines à l’étranger, pas moins de quatre sont relatives à des légumes-racines, parmi lesquels les navets, les carottes, la betterave et le panais, tous « plus utiles aux hommes et aux animaux, sans nuire à la culture des grains³⁶ ». Parmi les aires d’approvisionnement préalablement sélectionnées pour réaliser ces importations de semences de légumes-racines, deux ressortent principalement : l’Allemagne du Nord pour la très grande variété de raves et navets mal ou peu connus en France qu’elle recèle ; la Hollande, parce que les graines des légumes-racines y sont bien moins chères qu’en Allemagne. On notera l’absence surprenante de l’Angleterre, mais il est vrai que les turneps encensés dans les années 1780 sont en train de passer de mode parmi les agronomes.

22L’élaboration d’une politique publique agricole d’envergure sous le Consulat et l’Empire, caractérisée notamment par la création d’un Bureau d’agriculture et d’une Commission de l’agriculture au sein du ministère de l’Intérieur dans lesquels se retrouve l’élite de l’agronomie française, aurait pu constituer une impulsion décisive pour la généralisation des légumes-racines dans les campagnes françaises³⁷. Ce ne fut pas le cas. En cause, une inflexion notable par rapport à la politique impulsée dans la dernière décennie de l’Ancien Régime : l’État napoléonien ne privilégie plus l’achat de semences de raves et autres racines, y compris dans les territoires occupés, qu’il s’agisse des États allemands et des ex-Provinces-Unies, pourtant alors grands producteurs. Aucun programme national, directement diligenté par le Bureau d’agriculture en faveur de la promotion des légumes-racines auprès des cultivateurs français n’est identifiable : rien de comparable avec la promotion des mérinos qui commence dès le Consulat ou celle, plus tardive, de la betterave à sucre en 1810. Aucune circulaire ministérielle à destination du corps préfectoral, aucune incitation publique à destination des cultivateurs, ne sont émises à ce sujet.

23Pourtant, à y regarder de plus près, le Bureau d’agriculture n’abandonne pas complètement la cause des légumes-racines : il se contente de la déléguer à « la nébuleuse agronomique³⁸ ». Effectivement, c’est à la toute récente Société d’encouragement pour l’industrie nationale et à son Comité d’agriculture qu’échoit le travail de promotion de leur culture « en grand ». Au programme des différents concours qu’elle organise en l’an XIII, l’un est ainsi relatif à la culture du navet de Suède (rutabaga) et un autre à celle de la carotte³⁹. Ce programme, dans lequel il est possible de déceler une trace de l’influence de François de Neufchâteau (auteur, la même année, d’un recueil sur la culture en plein champ de la carotte et du panais⁴⁰), est parfaitement bien relayé par les canaux de la presse agronomique puisque les Annales de l’agriculture française, autant que la Bibliothèque physico-économique ou les Mémoires d’agriculture, d’économie rurale et domestique s’en font tous l’écho. Aussi la Société d’encouragement pour l’industrie nationale prévoit-elle de remettre en janvier 1807 les deux prix, respectivement dotés de 600 francs, aux cultivateurs qui auront cultivé avec succès le rutabaga ou la carotte sur plus de deux hectares, en accordant un avantage particulier à ceux qui les auront semés sur la même sole que les grains de mars. Et, comme pour mieux suppléer au Bureau d’agriculture du ministère de l’Intérieur, elle se propose de vendre à prix coûtant les graines de rutabaga qu’elle se sera procurées préalablement. En 1811, c’est au tour de l’autre grande société de réflexion agronomique de l’Empire de se mobiliser : la Société d’agriculture du département de la Seine met au programme de ses prix pour l’année 1813 le sujet « Pour la culture dans les jachères des racines et des plantes améliorantes », doté d’une médaille d’or et de plusieurs d’argent destinées aux cultivateurs propriétaires qui se seront livrés avec succès à cette culture au sein de leur jachère, et de 50 à 100 francs aux manouvriers qui « auront le mieux travaillé les portions à eux échues⁴¹ ».

24Afin de susciter l’émulation, la littérature et la presse agronomiques contemporaines publicisent toutes les expérimentations réussies de culture des racines. Les initiatives individuelles des cultivateurs agronomes sont largement valorisées. Ainsi, le Nouveau cours complet d’agriculture théorique et pratique, édité en 1809 par les membres de la section d’agriculture de l’Institut de France, en plus des descriptions botaniques de la plante et des conseils qu’il dispense pour sa culture, ne manque pas d’énumérer toutes les réussites culturales obtenues par les notables cultivateurs et leur extension dans certains départements. Ainsi, à la lecture de l’article « Carotte », peut-on constater la solide implantation de sa culture en plein champ dans le Nord, la Picardie et l’Alsace et son extension récente en Normandie et en Lorraine. On y lit aussi l’éloge de Lullin de Genève, du comte Depère dans le Sud-Ouest, de M. de Saint-Genis en Île-de-France, ou de Berthier de Roville dans la Meurthe – ce dernier lauréat du concours de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale en l’an XIII sur cet objet – pour l’avoir tous introduit avec succès dans les jachères de leurs grandes propriétés⁴².

25Les légumes-racines ont fait l’objet d’une véritable campagne de promotion de la part des savants économistes, qui surent mobiliser en deux décennies des intermédiaires tant individuels qu’institutionnels d’une part, et provoquer une circulation transfrontalière des connaissances de l’autre. Pour autant, leur activisme reste en partie porteur de l’échec à venir de la culture à grande échelle des légumes-racines, tant la majorité d’entre eux furent incapables de dépasser les obstacles socioculturels préexistants concernant leur usage alimentaire.

II. Des potentialités insuffisamment envisagées par les agronomes

26Les légumes tubercules, en dépit de leurs indéniables qualités, et à la notable exception de la pomme de terre, n’ont pas trouvé leur place sur le marché agricole pendant la Révolution et l’Empire. Ils ne figurent même pas, ou trop rarement, dans la statistique agricole préfectorale. L’incapacité à susciter une forte demande sur le marché rend compte de l’impuissance des agronomes autant à surmonter un certain nombre d’obstacles socio-culturels qu’à concevoir un usage diversifié de ces légumes-racines.

A. L’incapacité à faire des légumes‑racines un aliment de consommation humaine

27Il existe une concomitance entre les encouragements continus de l’État, qu’il soit royal, révolutionnaire ou impérial, à propager la culture en plein champ des légumes-racines, et le projet politico-alimentaire de réduire la dépendance des Français à la nourriture panifiée. Pourtant, cette concomitance n’est qu’un paradoxe. Il est étonnant qu’après plus de trois décennies de promotion des légumes-racines, les agronomes n’aient jamais véritablement privilégié leur apport dans l’alimentation humaine. À l’exception notable des pommes de terre, les légumes-racines restent envisagés comme le principal substitut fourrager du bétail utile. Pourtant, de nos jours, par l’un de ces renversements si coutumiers dans l’histoire des produits alimentaires, les légumes-racines sont bel et bien passés de l’auge à la table des hommes.

28L’introduction des tubercules dans le régime de ceux que Linguet désignait comme les « plus grands panivores de l’univers » a bien été tentée, mais beaucoup trop timidement pour emporter la conviction. Bagot, dans son éloge du topinambour, reconnaît que « sa chair est blanche comme celle du navet turneps ; son odeur est aromatique et douce : il fond aisément à la cuisson. Son goût ressemble beaucoup à celui des culs d’artichaut », pour finalement conclure d’une formule lapidaire : « cette saveur, qui plaît à quelques personnes, répugne à d’autres : les animaux s’y accoutument fort bien⁴³ ». Sonnini, ardent propagandiste du rutabaga, reconnaît qu’il est « un fort bon met », tout en concédant… qu’il les « fait ordinairement accommoder à la sauce blanche comme les artichauts⁴⁴ ».

29Plus édifiante encore est l’expérience des soupes économiques distribuées aux plus pauvres, qui reprend une idée du comte de Rumford. Leur perfectionnement sous le Directoire et le Consulat, eu égard à celle élaborée par Rumford, est réel. Pourtant, sur les sept recettes de soupe économique relevées par Tessier en 1799-1800, hormis la pomme de terre, une seule inclut dans ses ingrédients un légume-racine, en l’occurrence la carotte, et en petite quantité⁴⁵ !

30Comment comprendre ce paradoxe qui veut que le projet politico-alimentaire de réduire la dépendance des Français aux céréales panifiables ne se soit pas accompagné de l’introduction des légumes-racines dans leur régime nutritif ? Faut-il invoquer cette néophobie et ce misonéisme des Européens à l’égard des produits et des mets qu’ils ne connaissent pas⁴⁶ ? Cela reviendrait à supposer que les légumes-racines sont inconnus de la plupart des Français, ce qui n’est pas le cas à la fin du xviii^e siècle, hormis pour quelques espèces scandinaves et germaniques, comme le navet de Suède (rutabaga). Ainsi, dès le xvi^e siècle, les paysanneries des provinces pauvres du Limousin et de Savoie, rejointes à partir du xviii^e siècle par celles de la riche Alsace, consomment des raves⁴⁷. Les montagnards auvergnats et cévenols les auraient aussi introduites très tôt dans leurs habitudes alimentaires⁴⁸. Pour autant, il est des régions qui les ignorent complètement ou, plutôt, les refusent sur leurs tables, comme le Sud-Ouest aquitain qui leur préfère topinambours, pommes de terre, carottes et navets assortis, selon les saisons, de châtaignes, de noix et surtout de maïs⁴⁹. Il semblerait donc que les tubercules se heurtent avant tout à un obstacle d’ordre culturel : si leur culture n’est pas ignorée, leur consommation est, en revanche, le plus souvent refusée par le corps social.

31La prévention à l’égard des rhizomes vient de loin et s’est constamment renouvelée au cours de l’époque moderne. Une classification religieuse des aliments héritée de la fin du Moyen Âge qui irait, le long d’une chaîne verticale organisée par Dieu, des plus ignobles – ceux enfouis dans la terre – aux plus sains – ceux les plus proches du ciel – a longtemps perduré dans les représentations collectives, au plus grand détriment des bulbes et des raves⁵⁰. Enfin, même les savoirs sécularisés ou en voie de sécularisation, comme la médecine, entretiennent aussi la défiance des populations à l’égard des plantes souterraines. Parce qu’elles ne sont pas exposées aux rayons du soleil, pas plus qu’elles ne sont régénérées par l’air, les légumes-racines condenseraient toute l’humidité et le froid des profondeurs de la terre qu’elles transmettraient à l’homme qui les consomme. En ce sens, comme le rappelle Madeleine Ferrières, elles sont accusées d’« engendrer des flegmes », ou encore des humeurs froides et aqueuses⁵¹.

32Au xviii^e siècle, les Lumières naturalistes ne dissipent pas les malentendus concernant les plantes racines. Bien au contraire. Dans son Histoire naturelle, générale et particulière, Buffon va jusqu’à affirmer que feuilles et racines constituent un régime alimentaire inapproprié pour l’être humain, ce dernier ne disposant pas d’un appareil stomacal aussi développé que les grands mammifères herbivores pour extraire les molécules organiques des herbes les plus pauvres et des sols les plus profonds. L’alimentation saine des hommes serait tributaire de produits nutritifs plus riches, de ceux qui se récoltent à la surface de la terre et non dans ses profondeurs⁵².

33Dans ce contexte intellectuel, ce n’est donc pas une surprise si les agronomes, les chimistes et les pharmaciens qui peuplent les sociétés savantes du Consulat et de l’Empire ne se sont pas employés avec conviction à combattre ces préjugés sur les légumes-racines, à l’exception notable de la pomme de terre. Tous se résignent à l’idée qu’elles ne seront au mieux pour l’homme qu’un substitut comestible dans les situations exceptionnelles de disette et famine, mais en aucun cas une denrée ordinaire. Les scientifiques économistes de cette fin du xviii^e siècle auraient très bien pu mettre en avant et généraliser les recettes paysannes élaborées par les paysans limousins, ces « mâcheraves » moqués par Turgot, pour cuisiner les racines. Or, ils ne l’ont pas fait⁵³. Aucun effort ne semble déployé pour franchir la barrière socio-culturelle qui sépare la consommation paysanne des légumes-racines de leur refus par les urbains et les élites sociales. L’abbé Tessier convient ainsi que les carottes sont principalement bonnes à nourrir… les domestiques et les bestiaux⁵⁴.

34Plutôt que de promouvoir la consommation humaine des légumes-racines, il semblerait que les scientifiques économistes aient préféré valoriser une diversification de leur usage vers la pharmacopée ou même la production d’alcool. Distiller les carottes, les plus sucrées des racines, pour en extraire une eau-de-vie passionna les rédacteurs de la Bibliothèque physico-économique tout au long de l’Empire⁵⁵. De 1804 à 1810, trois articles ont pour objet l’encouragement à la production d’eau-de-vie de carotte, une entreprise que couronne la publication en 1810 dans les Annales des arts et manufactures du « Mémoire sur les distilleries » du célèbre physicien Louis-Sébastien Lenormand. Celui-ci affirme qu’il est possible de produire à partir des pommes de terre, des carottes et des betteraves, des eaux-de-vie de qualité, débarrassées de l’empyreume, grâce à des perfectionnements techniques récents⁵⁶.

35Un autre usage des légumes-racines en général, et des carottes et des raves en particulier, est celui de la pharmacopée. En 1809, plusieurs périodiques font la publicité des vertus apaisantes de la carotte crue appliquée en cataplasme sur les brûlures⁵⁷. Ses vertus curatives s’élargissent puisqu’en 1811, un certain Mennissier, pharmacien de son état, recommande publiquement son sirop de suc de rave et sa tisane de raves et de carottes pour soigner les maladies respiratoires et dermatologiques⁵⁸. Une autre valorisation de la carotte serait d’en extraire du sucre dans la lignée des expérimentations entreprises pour en produire à partir du jus de raisin⁵⁹. Mais les quelques espoirs sont à leur tour vite déçus, tant le sirop de sucre de carotte obtenu est coûteux à produire et « très noir, très acerbe et très désagréable en goût⁶⁰ ».

36Ni plat ordinaire, ni substitut au sucre, transformation en eaux-de-vie à peine convaincante, pharmacopée en devenir… Cultiver les légumes-racines n’a finalement pas d’autre finalité pour les scientifiques économistes que de nourrir les troupeaux qu’ils souhaitent voir s’accroître rapidement. Affirmer qu’à partir du Directoire, et plus encore sous le Consulat et l’Empire, se dessine une ambitieuse politique animalière de l’Empire n’est pas vain⁶¹. Les besoins de l’armée en animaux de bât, de trait et de monte, qu’ils soient équins ou bovins, sont considérables. L’État attend beaucoup du croît des troupeaux domestiques : bien sûr, davantage de viande bovine pour compenser les carences protéiniques des conscrits français face aux prétendus musculeux anglais ; mais davantage encore de laines de bonne qualité pour les manufactures ; davantage de cuir pour les artisans ; plus d’animaux de trait puissants pour tirer ces charrues que l’on veut perfectionner ou ces trains d’artillerie qui sillonnent l’Europe ; et, enfin, plus de fumure pour fertiliser les champs céréaliers. Or, soutenir ce croît tant souhaité du cheptel national impose une révolution alimentaire et, par-delà, une révolution culturale, ou, tout du moins, son perfectionnement.

B. Révolutionner l’alimentation animale pour révolutionner l’agriculture

37L’économie agraire de l’Ancien Régime et son système cultural, régi par la recherche constante d’un équilibre entre labourages dominants et pâturages marginaux (à l’exception des espaces de montagne), laissent peu de possibilités au déclenchement d’une révolution alimentaire du bétail. Or, si l’on s’en tient à l’évaluation effectuée par le vétérinaire Gilbert en l’an IV, qui reprend celle établie antérieurement par Daubenton dans son Instruction pour les bergers et les propriétaires de troupeaux, selon laquelle un mouton consomme quotidiennement 8 livres d’herbe en été (et 2 livres de foin l’hiver) et un bœuf 90 à 100 livres d’herbe (et 25 livres de fourrage sec, soit 12,5 kg)⁶², il faut bien convenir avec Jean-Marc Moriceau que la plupart des pays de France ne disposent de fourrages que pour un tiers à un quart de leur cheptel⁶³. Dans le contexte de tensions agraires de la fin du xviii^e siècle, caractérisée par la multiplication des interdictions de la dépaissance forestière, de la spoliation ou du partage des communaux, de la remise en cause des droits collectifs comme celui de la vaine pâture, ou de la sacralisation des cultures céréalières au moment où la croissance démographique et le retour des crises frumentaires s’affirment, nourrir ses quelques têtes de bétail ou son troupeau devient une tâche de plus en plus complexe pour le paysan. Aussi assiste-t-on souvent à l’approche de l’hiver, et plus encore si celui-ci s’avère précoce, à la mise en œuvre d’un « malthusianisme fourrager⁶⁴ » qui fait plus souvent le bonheur des bouchers que celui des cultivateurs, car il convient d’adapter le nombre de têtes de bétail mis à l’étable aux ressources en fourrages secs disponibles. Pour autant, de la lente conversion d’openfields en bocage à la croissance des semailles de légumineuses sur la sole de mars, sans oublier la progression de prairies artificielles de sainfoin, luzerne et trèfles, des solutions se dessinent tout au long du xviii^e siècle pour sortir de ce cercle vicieux, et permettre le croît des troupeaux. Planter des racines fourragères pour développer soit l’élevage intensif en stabulation, tel que les Anglais de l’East Anglia et les Flamands le pratiquent, soit l’élevage extensif des Limousins et Poitevins, est une alternative qui, depuis la crise fourragère de 1785, semble emporter la préférence des agronomes. Les éloges des légumes-racines comme alimentation animale sont constants et soutenus dans la littérature agronomique de 1785 jusqu’à la fin de l’Empire et au-delà. Alors, de quelles qualités les pare‑t‑on ?

38La première est de préserver les soles céréalières, puisque ce sont sur les jachères que les légumes-racines doivent être plantés et récoltés ; ou, pour le dire comme Madame Gacon-Dufour, « cultivez des racines pour nourrir vos bestiaux, et vous pourrez vous passer des jachères⁶⁵ ». La seconde est de régénérer et fertiliser ces mêmes jachères, d’une part, par la perforation de la terre par les racines de ces plantes et, de l’autre, par la possibilité d’y faire paître en été les animaux qui se nourriront de leurs feuilles et y déposeront leurs excréments⁶⁶. Leur souplesse culturale constitue un troisième atout : toutes se sèment après l’hiver et jusqu’à tardivement. Il n’est d’ailleurs pas impossible de planter des racines fourragères après la moisson de juillet sur la sole céréalière, en plus de la jachère⁶⁷. À cette souplesse calendaire s’ajoute la facilité culturale : un seul labour, plus rarement deux dans le cas des turneps, suffit avant les semailles, et fumer la terre n’est que facultatif⁶⁸. Quatrième atout, leur adaptabilité pédologique, puisqu’à chaque nature de sol correspondrait une espèce, voire une variété, de légumes tubercules : aux carottes, conviendraient les terres meubles et sableuses ; aux panais et aux topinambours, celles plus humides ; aux betteraves, les sols lourds et argileux. Si leur rendement à l’hectare est souvent élevé, leur polyvalence en fait aussi une production très avantageuse. Autrement dit, « dans la racine, tout est bon ! » : en été, leurs feuilles fournissent du fourrage vert aux animaux ; séchées, elles servent de fourrage sec hivernal et il n’est pas rare qu’elles offrent deux coupes entre juillet et octobre⁶⁹. Quant aux tubercules stricto sensu, ils seront la base alimentaire hivernale des animaux à l’étable, suppléant on ne peut mieux aux coûteux fourrages. Pour d’autres rhizomes, tel le topinambour, les branches servent aussi de brindilles pour allumer les feux ou de rames pour soutenir la croissance des pois⁷⁰. Enfin, un dernier avantage est celui de leur rusticité, qui leur permet de résister aux fortes gelées de l’hiver : leur conservation, assez simple, sous la forme de silos enterrés et recouverts de paille, garantit une nourriture au bétail tout au long de l’hiver, et ce d’autant plus que les légumes-racines auraient l’heur de plaire aux ruminants, de les engraisser et d’améliorer leur capacité laitière en retour⁷¹.

39Alors, à défaut d’avoir fait irruption dans les assiettes, comment expliquer que, quoique dotés de telles qualités, les légumes tubercules n’aient pas envahi les auges, et par conséquent, ne soient pas passés du jardin aux champs, comme en Angleterre ou dans les Flandres ou quelques terroirs français dans le cadre d’un assolement plus complexe ⁷²? La rationalité économique des agronomes s’en trouve contestée, en dépit de leurs mobilisations protéiformes. Pour eux, à l’unanimité, les causes de ce fiasco sont toutes trouvées : les droits collectifs qui paralysent l’esprit d’initiative individuel, les impôts fonciers trop lourds, la brièveté des baux, les propriétaires absentéistes qui se reposent sur des métayers forcément ignorants⁷³. Mais, reprenant les leçons de François Sigaut, ne peut-on pas postuler une rationalité autre, vue du côté paysan⁷⁴ ?

III. Comprendre l’échec au ras de l’exploitation agricole

40Changeons de perspective, et adoptons non plus le point de vue des agronomes mais celui des paysans. Pourquoi ces derniers se sont-ils montrés si récalcitrants à cultiver en plein champ ces racines qui pouvaient nourrir leurs animaux pendant l’hiver tout en fertilisant leurs jachères ? Tout plaidait pourtant en faveur de l’adoption de ces plantes par les paysanneries. Très tôt, plusieurs auteurs avaient souligné le bénéfice économique et social que la paysannerie dépendante, la plus vulnérable, pourrait tirer d’une telle culture. L’abbé de Commerell écrivait ainsi à propos de la culture de la betterave :

« La possibilité d’entretenir une vache fait la félicité de la famille du manœuvre, de l’artisan, etc. Celui qui jusqu’ici n’en a pas eue, parce qu’il ne pouvoit la nourrir, pourra aisément jouir à l’avenir de cet avantage ; il affermera un terrein peu étendu, il y cultivera la racine d’abondance, il en nourrira sa vache et le lait qu’elle produira dans moins d’un mois, paiera le pris [sic] de sa ferme⁷⁵. »

41En dépit de tous ces avantages, on pourrait évidemment se joindre au concert des lamentations des agronomes et invoquer du même coup cette trop célèbre antienne de la « routine » agricole de paysans illettrés et bornés, incapables de bousculer d’ancestrales traditions, pour expliquer l’échec de la généralisation de la culture des légumes-racines dans les exploitations. C’est faire fi de la rationalité économique propre des paysans, de leur capacité à évaluer le rapport coût-avantage économique et environnemental pour développer à grande échelle une telle culture. Car, faut-il le rappeler, dans certaines régions françaises, en particulier le Limousin, les Flandres, le Béthunois, la plaine d’Alsace et la Bresse, les paysanneries avaient déjà adopté au cours du xviii^e siècle l’usage de nourrir les bovins et porcins avec des raves – preuve s’il en est, qu’il ne saurait y avoir de refus culturel et économique de l’innovation par les paysanneries⁷⁶.

42Tout au moins, des années 1780 jusqu’à la Restauration, l’élite de la paysannerie, celle qui lit les périodiques agronomiques, n’a pu rester insensible à la promotion des légumes-racines. Or, qu’a-t-elle tiré de ses lectures ? Certainement beaucoup de confusion, et un peu de peur quelquefois.

A. L’appropriation paysanne des savoirs agronomiques sur les légumes-racines : déjouer les confusions et les contradictions de la littérature agronomique

43La lecture de la littérature agronomique par l’élite de la paysannerie a d’abord pu susciter des craintes, lorsque le vieux débat sur la nocivité des racines pour le bétail a été relancé, avant qu’un renouveau des fausses rumeurs n’en ruine les effets pédagogiques.

44Souvenons-nous qu’au début du xviii^e siècle, un tubercule, la pomme de terre, était encore accusé de transmettre la lèpre aux cochons qui la consommaient et, par leur entremise, aux hommes⁷⁷. En cette fin de xviii^e siècle, les craintes ne portent plus sur la transmission de la lèpre, mais plutôt sur une possible toxicité alimentaire des raves. Le débat est posé en ces termes dans la Bibliothèque physico-économique en 1787 lorsque le curé de Jallay, dans la principauté de Liège (actuellement Jalhay), rapporte que des bestiaux de sa paroisse auraient péri en masse après qu’on leur ait donné à manger beaucoup de navets⁷⁸. L’abbé de Commerell rassure les lecteurs en rapportant que, même si un phénomène semblable a pu être aussi observé en Allemagne, des mesures préventives et même des remèdes ont été, depuis, élaborés et expérimentés avec succès⁷⁹. Le propos se veut certes rassurant, mais le lecteur aura aussi compris que des bovins sont morts d’un régime exclusivement centré sur des raves trop fraîches… Aura-t-il envie d’encourir le risque de le dispenser à ses troupeaux ?

45Prenons un exemple de ces contradictions agronomiques auxquels sont confrontés les lecteurs : le débat sur la qualité du lait produit par les vaches nourries aux raves tel que la Bibliothèque physico-économique s’en fait l’écho. En 1786-1787, elle multiplie les articles pour prouver que le lait produit par les vaches nourries à l’étable avec des légumes tubercules est de meilleure qualité (plus gras) et en plus grande quantité que celui des vaches qui pâturent⁸⁰. L’expertise des médecins convoquée à ce débat accrédite celle des agronomes⁸¹. Pourtant, à ce concert de louanges élevé en 1787, succède très rapidement le temps des doutes : on peut ainsi lire dès 1788 que la carotte « rend fade à l’excès » le lait des vaches, ânesses et chèvres, que le turnep le rend aqueux et, qu’au final, le « bon foin, le bon regain font le bon lait, et le trèfle et la pomme de terre, le meilleur lait⁸² ». Certes, avec les pommes de terre, les racines ne sont pas totalement disqualifiées, mais leur supériorité générale sur les fourrages ne semble plus établie. Enfin, une décennie plus tard, au détour d’un article, le lecteur apprend que le lait produit par des vaches nourries aux turneps (gros navet blanc) aurait un goût… amer et désagréable⁸³. Tant de contradictions auront vite fait d’instiller le doute dans l’esprit du lectorat et ne sont probablement pas étrangères aux réticences manifestées par les éleveurs à recourir aux légumes-racines pour nourrir leur cheptel.

46Enfin, comment un paysan ne pourrait-il pas être décontenancé par cette si grande variation du discours des agronomes quant aux tubercules à privilégier dans les cultures ? Entre topinambour, carotte, pomme de terre, turneps, rutabaga et betterave, la gamme des espèces de racines est si grande que le choix à effectuer n’est pas simple pour le paysan. Or, sur trente années de littérature agronomique, force est de constater qu’aucune constance n’est à relever relativement au tubercule à promouvoir. Ainsi la dernière décennie de l’Ancien Régime voit-elle les périodiques célébrer le triomphe du turneps anglais, proclamé nouvelle racine miracle censée conduire l’archaïque agriculture française vers le triomphal modèle anglais. C’est sans compter sur Parmentier qui entend toujours prouver, à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution, la supériorité de la pomme de terre sur toutes les autres espèces de rhizomes. Les différents pouvoirs révolutionnaires lui accordent toute leur confiance, puisqu’elle a la faculté de nourrir aussi les hommes, ce qui ne va pas de soi pour les turneps, navets et autres betteraves considérés alors comme des substituts de fourrage. Avec le Directoire et jusqu’en 1809, commence le cycle de la carotte et du rutabaga, même si la pomme de terre est toujours promue, à la différence des turneps et des navets qui sombrent désormais dans l’oubli, si ce n’est le rejet⁸⁴. Quant au topinambour, il fait désormais l’objet d’un vif débat : certains agronomes se rangent derrière Parmentier, qui le disqualifie définitivement en raison de « la moindre abondance de ses principes nutritifs » (soit l’absence d’amidon ou de sucre) par rapport à la pomme de terre⁸⁵, quand d’autres se rallient au cultivateur et agronome Bagot, qui s’acharne quant à lui à en établir « la supériorité […] sur toutes les autres racines cultivées chez nous jusqu’à ce jour pour la nourriture des bestiaux⁸⁶ ». Après 1810, sans surprise, c’est la betterave sucrière qui, au côté de l’indétrônable pomme de terre, s’impose dans la littérature agronomique comme le nouveau rhizome à privilégier dans les exploitations agricoles, non plus pour nourrir hommes et bêtes, mais pour produire du sucre. Les enjeux, entre-temps, avaient changé.

47Possiblement décontenancé par ces volte-face du discours agronomique, le cultivateur forge néanmoins sa conviction en fonction d’un rapport financier entre le coût de la culture des racines et leur rapport. Or, ce coût, souvent voilé par la littérature agronomique, est loin d’être favorable, au moins dans les premières années de culture, aux petits et moyens cultivateurs.

B. Des cultures coûteuses sans garantie de rentabilité

48Trois facteurs concourent à rendre la culture des racines moyennement intéressante pour les petits et moyens paysans pendant le Consulat et l’Empire : d’abord, l’élévation du prix de leurs graines, ensuite la hausse des salaires agricoles, enfin la nécessité d’investir dans du coûteux matériel agricole.

49On se souvient que l’État royal, dans la décennie 1780, avait distribué gratuitement des graines de racines et que l’État révolutionnaire, à sa suite, avait dirigé une politique d’achat grainetière à l’étranger, toujours dans l’objectif d’une redistribution nationale. Or, lorsque sous l’Empire, cette politique publique de subvention grainetière s’interrompt – au moins en ce qui concerne les semences de tubercules –, il en résulte une inflation inexorable du prix de leurs graines, mais aussi des efforts pour naturaliser sur le sol national les espèces étrangères – rutabaga et topinambour, en particulier⁸⁷.

50Mais ce renchérissement du coût des graines n’est rien à côté de celui du travail. Or, tous les agronomes en conviennent : la culture des racines requiert beaucoup de main-d’œuvre. Certes, comme toutes les cultures de plantes agricoles, il faut préparer le terrain par le labour, puis le semer. En outre, il faut également sarcler les racines pour enlever les mauvaises herbes parasites, et parfois même, pour certaines d’entre elles, comme les pommes de terre, les raves et les navets, les biner⁸⁸ ! Bref, leur culture requiert plus de soin que la céréaliculture ou même celle des fourrages. Or, en 1809, les agrophiles déplorent unanimement « le prix exorbitant de la main-d’œuvre⁸⁹ ». Un constat qu’accrédite la recherche d’Yvonne Crebouw sur le salariat agricole pendant la Révolution et l’Empire : la guerre qui débute en avril 1792 et se poursuit jusqu’en 1815 raréfie la main-d’œuvre agricole masculine, entraînant en conséquence une hausse des salaires de 50 % dans tous les départements rien qu’entre 1792 et 1802⁹⁰. Certes, les chantres des rhizomes préconisent à l’unisson le recours généralisé au travail féminin et infantile, bien moins cher que celui des hommes, mais il n’empêche que pour une famille paysanne, le calcul est vite fait : pour nourrir les bêtes à l’étable, mieux vaut planter des fourrages, comme la luzerne, le sainfoin ou le trèfle qui ne réclament que peu d’entretien, plutôt que des raves et des topinambours tellement plus exigeants en travail et coûteux en salaire.

51Enfin, ramassées au cœur de l’hiver, conservées dans des silos enterrés et garnis de paille, les raves doivent de surcroît être coupées en petits morceaux pour être consommées sans risque de strangulation ou de déchirure de l’œsophage par les bovins. Ce problème alerte les agronomes depuis le milieu des années 1780 et ceux-ci s’intéressent en retour à l’invention d’outils mécaniques capables de hacher les grosses racines. Dès 1787, la Bibliothèque physico-économique vante les mérites de la machine anglaise de M. Edgill destinée à cet usage⁹¹. En 1802, c’est au tour des Annales de l’agriculture française de promouvoir une nouvelle machine⁹². Même dans son rapport d’expérience sur la culture en grand du topinambour en 1806 sur son exploitation d’Alfort, Bagot décrit le moulin à bras construit par un serrurier de Charenton dont il a fait l’acquisition, soit « un cylindre garni de plusieurs lames d’acier, disposées obliquement les unes à la suite des autres et qui, par le mouvement de rotation de la machine, sur l’axe d’une manivelle, présentent une succession continuelle de tranchans ». Il en conclut surtout que cet outil est « d’un usage indispensable, quand on veut alimenter avec des légumes tels que le navet, la pomme de terre, le topinambour, la betterave champêtre. Quoique l’achat en soit dispendieux, l’économie du temps et de la main-d’œuvre est une compensation bien au-dessus de ce léger sacrifice⁹³ ». Or, l’achat d’un tel outillage mécanique, s’il représente un investissement à la portée d’un grand propriétaire agrophyle, ne l’est certainement pas pour le moyen et le petit paysan. Une fois encore, pour nourrir le bétail, mieux vaut privilégier les plantes fourragères, qui ne requièrent qu’une simple faux, plutôt que les racines et leur hachoir mécanique. En effet, même si une redistribution des richesses dans les campagnes se produisit pendant la Révolution, quoique de manière inégale et très différenciée selon les paysanneries, la capacité d’investissement de la majorité d’entre elles dans l’appareil productif fut largement contractée par la conjugaison de plusieurs paramètres, dont la tendance à la hausse continue des salaires et des baux dès la Révolution, puis celle de la fiscalité dès le Consulat, ne furent pas les moindres.⁹⁴

C. Une conjoncture pas si favorable

52Les aléas climatiques de 1802 (hiver froid et très pluvieux suivi d’un printemps trop sec) provoquent de faibles récoltes, parfois nulles dans certains départements. Sans surprise, une violente crise frumentaire éclate après l’été 1802 jusqu’à la moisson de 1803. Le prix du froment passe de 20 francs 19 centimes en moyenne en 1800 à 24 francs en 1802 et produit « une semi-disette⁹⁵ ». Évidemment, ce coup de semonce frumentaire incite les paysans à ne délaisser en rien la céréaliculture au profit de l’élevage, et donc à privilégier seigle, froment et orge au détriment des tubercules. Ce calcul est d’autant plus pertinent que la crise frumentaire fait violemment son retour en 1811, à la faveur d’un printemps humide et d’un été sous un soleil de feu. Dès lors, les prix du blé froment stabilisés de 1804 à 1809 sous la barre des 20 francs l’hectolitre explosent, passant de 26 francs en 1811 à 33 francs en 1812 et provoquant ainsi, comme en 1788 et 1794, le retour des émeutes⁹⁶. En 1817 à nouveau, les conséquences de l’accident climatique de « l’année sans été » 1816, conjuguées à celles de l’explosion du volcan Tambora, provoquent une nouvelle flambée du prix du froment. La répétition de ces accidents climatiques, les hauts prix rémunérateurs du blé qui en résultent ainsi que la peur de la faim ne sont pas de nature à pousser les paysans les plus fragiles à se lancer dans l’aventure, que ce soit celle de la spécialisation dans l’élevage ou celle du diptyque polyculture-élevage (ou mixed farm), qui triomphera dans la seconde moitié du xix^e siècle.

53Pourquoi, du reste, se lancer dans la coûteuse culture des raves dans un contexte politico-militaire finalement si peu propice ? À quoi bon élever toujours plus de chevaux pour les voir réquisitionner au service de la Grande Armée ? Il faut certes nourrir les mérinos, toujours plus nombreux, même si le prix de leur laine ne s’envole pas… ce qui n’est guère plus incitatif pour l’éleveur. Enfin, pourquoi privilégier les raves pour nourrir le bétail quand les plantes fourragères, qui se répandent inéluctablement, réclament tellement moins de travail, que le maïs poursuit sa success story dans le Bassin aquitain et la Bresse, qu’une autre racine, la betterave blanche sucrière, dont la culture fait l’objet d’une campagne de promotion publique depuis 1810, réussit pleinement dans les lourds sols argileux et promet de belles rémunérations… Entre les fourrages et la betterave sucrière d’une part, les racines alimentaires de l’autre, les premiers sont à l’évidence un meilleur plan(t) pour les paysans.

Conclusion

54Les Lumières agricoles ont bel et bien été portées par les différents régimes qui se sont succédé de 1786 à 1815. Tous ont facilité le passage des savants économistes – dont les experts en « sciences de l’agriculture » – du champ scientifique au champ politique, notamment sous le Directoire, le Consulat et l’Empire, afin de hâter l’avènement d’une agriculture plus productive et toujours plus nourricière. Tous ont encouragé l’explosion d’une littérature agronomique et l’institutionnalisation de sa pratique. Pour autant, les résultats obtenus en 1815 lors de la mise en culture à grande échelle de tubercules jusque-là cultivés en jardins s’avèrent des plus décevants, à l’exception de la pomme de terre. Cet échec, loin d’être imputable aux vieilles antiennes de la routine d’une paysannerie ignorante, tient à de multiples facteurs, dont les plus importants sont imputables aux hésitations et aux erreurs d’une science agronomique en voie de constitution au renoncement des savants face aux préjugés du temps. Faute d’avoir su créer la demande, la mobilisation agronomique ne pouvait s’appuyer sur la dynamique d’un marché qui n’existait pas en ce qui concerne les légumes-racines. Enfin, la rationalité économique paysanne, soucieuse des aléas conjoncturels et du risque lié au rapport entre le coût de l’investissement et le bénéfice, aura fait le reste, préférant le plus souvent opter pour la culture des plantes fourragères dans la jachère que pour celle des légumes-racines. En 1815, l’échec était patent, au point que les enquêtes statistiques agricoles ne prennent même pas en compte les surfaces mises en culture et les quantités de légumes-racines produites – à la notable exception donc de la pomme de terre.