Dynamiques économiques de la Révolution française ou dynamiques économiques et Révolution française ?
p. 3-14
Texte intégral
1L’histoire économique de la Révolution française a-t-elle encore une actualité ? S’il est vrai que l’histoire progresse par ses questions plus que par ses objets, et que l’historien pose toujours au passé les questions du présent, alors une autre issue que le ressassement se dessine. Dans les termes exacts de l’appel à l’origine de la présente publication, il s’agit bien, « en revisitant des corpus d’archives déjà explorés ou en exploitant des sources encore méconnues, de faire émerger des pistes de recherche inédites et des interprétations renouvelées », au prix toutefois d’un changement de perspective. Celui-ci questionne implicitement la légitimité comme la pertinence de l’individualisation de la séquence 1789-1815, longtemps admise comme un donné allant de soi, pourtant construit par les contemporains eux-mêmes, puis les historiens après eux.
2Pour l’historien de l’économie, il est deux manières d’envisager la Révolution : comme intervalle de temps dans la durée plus longue d’un phénomène ou d’un domaine constitué en objet d’étude (histoire de l’industrie, histoire des campagnes…), ou comme séquence à considérer pour elle-même. La première orientation a souvent conduit à placer la période entre parenthèses en raison de l’interruption ou des discordances dans les séries statistiques que les historiens se sont appliqué à recueillir (ou établir : prix, production, trafics…), ainsi que des bouleversements des découpages et des fonctionnements institutionnels1. Dans le second cas, la Révolution a longtemps été abordée selon une matrice commune à l’analyse d’autres grands chocs politiques ou militaires, comme les guerres mondiales par exemple. Cette matrice distingue trois niveaux d’approche : celui des origines de la Révolution, celui de la Révolution comme séquence conjoncturelle propre, celui enfin des effets et de la portée de l’événement révolutionnaire. Elle fait également émerger des questions plus ou moins explicites ou sous-jacentes. Le premier thème interroge le rôle ou le poids de l’économie dans le déclenchement de la Révolution, sur le registre structurel (les chaînes qu’il fallait détruire) ou conjoncturel (la crise ou l’emboîtement des crises) ; une problématique surplombée par l’œuvre d’Ernest Labrousse, mais marginalisée par plusieurs décennies de tout politique ou de tout culturel, reléguée aujourd’hui à la périphérie des interprétations, dans la rubrique « contexte2 ». La deuxième approche pose la question de la conjoncture économique : derrière la question de la mesure des évolutions (indicateurs de production, de prix, de trafics, de revenus ou de profits…) se pose celle de la nature des dynamiques et des scansions qui les rythment, ou, si l’on préfère, celle des chronologies et des enchaînements qui conjuguent crise, guerre et inflation. Comment ces différents registres s’ordonnent-ils, et selon quelle chronologie ? La dépréciation des assignats est-elle déterminante dans le déclenchement de la crise économique ? Celle-ci précède-t-elle la guerre ? Au-delà de ces interrogations, se tient en réalité une autre préoccupation : quel enchaînement d’événements est-il responsable de la rupture du trend de prospérité dont, avec des nuances, l’ensemble des historiens s’accorde à créditer le xviiie siècle ? La troisième et dernière orientation, qui questionne en aval la portée de l’événement révolutionnaire, fait écho à la précédente. Tout un répertoire d’interrogations pourrait ainsi être rappelé. La séquence a-t-elle durablement pesé sur l’économie, compromis la croissance, entraîné un décrochage par rapport à l’Angleterre ? Ou bien les transformations juridiques et institutionnelles, la vente des biens nationaux ou le désendettement grâce aux assignats, entre autres modalités de redistribution des facteurs, ont-ils permis le décollage de l’économie et la révolution industrielle ? On reconnaît la problématique qui sous-tend en 1966 les analyses de François Crouzet comme, vingt ans plus tard, l’essai de synthèse de François Hincker3. Depuis l’impulsion initiale donnée par la « Commission Jaurès » et au-delà des thèmes retenus à l’origine4, cette matrice a été le cadre d’accumulation de travaux absolument considérables sur les activités, les politiques, les institutions et les acteurs de l’économie pendant la Révolution, sur les aspects tant structurels que conjoncturels de cette histoire et à partir d’une très grande variété de sources. Il peut paraître absurde et arrogant d’en pointer certaines limites plutôt que les acquis, une tâche définitivement au-dessus des capacités de l’auteur de ces lignes et de surcroît mal à propos en regard des visées inspirant la présente publication. Si l’on essaie d’embrasser d’un regard cet énorme massif de publications, on est frappé par quelques traits saillants qui contrastent avec l’air du temps. Les domaines de la production et du commerce ont, par exemple, été bien plus explorés que celui de la consommation ; les cadres de l’économie ou les agrégats ont également retenu davantage l’attention que le comportement des acteurs, en dépit de l’existence de travaux sur certaines entreprises ou certains entrepreneurs. On remarque également une assez forte étanchéité entre les différents niveaux d’analyse (macro-, méso- et micro-économiques), de même qu’entre les différentes échelles spatiales d’observation.
3Les acteurs de la Révolution ont eux-mêmes construit la vision d’une rupture politique et sociale radicale par rapport à l’Ancien Régime. Ils ont de la même façon inauguré la série des bilans économiques et des comparaisons entre les périodes pré- et post-révolutionnaires, d’abord nationales puis internationales5. Dans le droit fil de cette exigence comparative, il était assez naturel que les travaux d’histoire économique s’orientent vers la recherche et la pesée de l’équivalent, dans le domaine de l’économie, de la coupure radicale assumée dans le champ politique et s’expriment en termes de rupture versus continuité. En outre, ce schéma de pensée était étayé par tout l’appareil de justification échafaudé dès le premier xixe siècle par les propagandistes du credo libéral, reposant sur des couples antagonistes de catégories absolues que résume l’alternative liberté versus privilège. Mais, au-delà des soubresauts conjoncturels, la Révolution n’avait-elle pas anéanti les repères et les ressorts d’une économie « ancienne » au profit d’un nouveau capitalisme délié des entraves qui avaient étouffé les forces productives, l’esprit d’initiative, le goût du risque et celui de l’innovation6 ? De cette alternative, l’accumulation de travaux sur la période conduit aujourd’hui à penser que « c’est selon7 » : selon les secteurs, selon les régions, selon les moments, selon la position des acteurs, selon des formes locales ou typiques de combinaisons de facteurs qui conduisent à mettre en doute la possibilité d’une réponse globale, et ne pas pouvoir se satisfaire d’appréciations tranchées8, ou même d’approches en termes de « transition9 ». La région lilloise n’est pas le Languedoc10, le Domfrontais n’est pas le Pays Chartrain ou la région parisienne11, le coton n’est pas la laine12, le marché des grains n’est pas celui du café, etc.
4Le projet de livraison des Annales historiques de la Révolution française, consacrée en 2008 aux « Temps composés de l’économie13 », invitait, certes, à rompre avec une vision globale des scansions, des modalités ou des conséquences économiques de la Révolution. Cette vision était en effet mise à mal, d’une part, par de nombreux constats, comme le repérage de tendances amorcées dans l’Ancien Régime, ou bien de décalages sectoriels ou spatiaux, ou encore de discordances dans les réactions aux chocs induits par les ruptures institutionnelles ou la guerre ; d’autre part, cette vision était également questionnée par les révisions touchant la nature, les modalités et les rythmes de développement et d’industrialisation au xixe siècle, tant en France que dans les autres États européens14. Ce projet invitait surtout à réfléchir sur les emboîtements des durées, par exemple la longue durée des régimes de partages successoraux par rapport à la durée courte de la conjoncture inflationniste, dont on voit qu’elle n’est pas supportée de la même manière selon le contexte de tradition égalitaire ou inégalitaire15. En parlant de « focale », il s’agissait plus particulièrement d’attirer l’attention sur la question des découpages temporels pertinents par rapport aux différents champs ou secteurs de l’économie et, surtout, sur celle de leur articulation, condition nécessaire pour pouvoir penser la séquence révolutionnaire dans son ensemble. Quelle est, par exemple, la bonne focale pour étudier la conjoncture industrielle, apprécier l’impact des transformations de 1791 ou le sens des évolutions à partir de 1797-1798 ? Faut-il l’élargir à l’époque moderne ? Au xviiie siècle ? La centrer sur les années 1750 ou 1770 ? À partir de l’exemple lillois, Didier Terrier et Mohamed Kasdi montraient que l’élargissement de l’angle de vue sur l’industrie textile conduisait à une tout autre interprétation que celle d’un déclin consécutif aux chocs encaissés dans la décennie révolutionnaire. Or, la question du découpage temporel des objets, inhérente à toute démarche historique, conditionne la capacité à apprécier le ou les changements en termes de rupture, d’infléchissement, de ralentissement, d’accélération ; ou encore de tournant, de mutation, de récupération, de reconfiguration…
5Les communications proposées dans le présent volume prouvent que cette question n’a pas perdu de sa pertinence. Qu’on songe par exemple aux cadrages possibles de l’histoire des mines16 : celle-ci connaît en effet un véritable tournant juridique et institutionnel pendant la Révolution, à comprendre toutefois à l’aune d’une histoire longue et dans un environnement large, l’une et l’autre tissés de pratiques, de circulations et de tout un travail de justification dont certains des linéaments peuvent remonter très en amont dans le temps et étendre leur ombre portée très en aval. Les textes ici rassemblés s’inscrivent à notre sens dans la continuité de cette réflexion sur les temps composés de l’économie et en prolongent le propos, en mettant l’accent sur les processus de résistance, d’ajustement ou d’adaptation des comportements ou de reconfiguration des marchés. Une perspective qui prend acte d’un déplacement méthodologique plus général, engageant à prendre en considération les acteurs et leurs pratiques concrètes dans leur diversité, c’est-à-dire à affiner ou même remettre en cause les découpages classiques du type urbains/ruraux, ou les catégories globales comme « les ouvriers », « la bourgeoisie d’affaires », « la famille », considérées implicitement comme homogènes et douées de stratégies ou de comportements collectifs partagés. Il en va ainsi des consommateurs qui, sans avoir été ignorés à proprement parler de l’historiographie, ont été vus essentiellement à travers les émeutes et les mouvements politiques prétendant représenter la part la plus vulnérable d’entre eux, ou encore les dispositifs réglementaires dont ils ont été la cible. En revanche, les comportements de consommation demeurent mal connus ainsi que la gamme des stratégies adaptatives qui conditionnent la survie des populations, en temps de pénurie pour les uns, de gros temps politique pour les autres. Les producteurs, manufacturiers ou artisans sont également moins bien connus que les mouvements de la production ou des échanges, si on excepte naturellement quelques grandes figures d’entrepreneurs ou monographies d’entreprises17. Gérard Gayot observait à Sedan une démographie d’entrepreneurs du textile assez stable, à rebours d’une vulgate du désastre entrepreneurial ou d’un mouvement massif de repli et de retrait des affaires18. Mais ailleurs ? Le terrain est en tout cas propice au repérage de stratégies différenciées dont les régularités et les logiques sont essentielles à connaître. Plusieurs des textes réunis dans ce volume en apportent la démonstration à partir de groupes de négociants engagés dans des activités variées, y compris productives (Rouen), témoignant des contradictions qui traversent ces milieux, mais aussi d’une palette insoupçonnée de ressources et d’initiatives19. Selon les secteurs, les fabrications ou les implantations, les acteurs ne subissent pas les mêmes contraintes et ne disposent pas des mêmes marges de manœuvre face aux problèmes notamment d’approvisionnement, d’exportation ou de main-d’œuvre ; dès lors, ils ne sont pas exposés dans la même proportion aux risques liés à la dépréciation monétaire ou à l’inflation des prix, ou encore à l’interruption des trafics ou aux bouleversements induits par la guerre. Selon les modes d’organisation, les contextes coutumiers ou les évolutions passées, ils ne sont porteurs ni des mêmes expériences, ni des mêmes besoins, ce que montre bien l’analyse des divergences d’intérêts au sein de la catégorie des « négociants » conduite par Virginie Martin20. Enfin, les mondes du travail, compagnons, journaliers, ouvriers et ouvrières des manufactures ont certainement été abordés d’un point de vue social et politique davantage qu’en qualité d’acteurs des marchés du travail21. Les réactions des compagnons parisiens de différents métiers à la seconde abolition des corporations sont certes connues par les travaux de Steve Kaplan, mais le devenir du marché – ou plutôt des marchés – du travail ainsi que l’évolution des réalités contractuelles résultant des modalités d’appropriation ou de résistance aux conditions créées par la sacralisation du principe de la liberté de l’industrie demeurent très largement méconnus. Entre le décret d’Allarde et le Code civil, puis la création des tribunaux de prud’hommes, on sait peu de choses des changements relatifs aux conditions d’embauche, à la mobilité, aux litiges et conflits et à leur rythme, aux répercussions sur les chaînes de sous-traitance, dans un contexte réputé favorable aux salariés. Jouant sur la combinaison des terrains d’observation et des échelles d’analyse, les textes de Jean-Christophe Balois-Proyart et David Plouviez montrent, dans des contextes différents, le très large éventail d’enjeux et de stratégies de la part des acteurs (employeurs, employés, autorités locales et État), mais aussi la marge d’incertitude dans l’application de la loi et des nouvelles normes réglementaires.
6Travailler sur les pratiques des acteurs – sur ce qu’ils font plutôt que ce qu’ils sont – et atteindre la strate des comportements ouvre la possibilité, d’une part, d’identifier la manière dont ceux-ci ont perçu et interprété les signaux politiques ou économiques et, d’autre part, d’établir comment ils ont pu non seulement s’adapter ou chercher des parades aux chocs conjoncturels auxquels ils devaient faire face (inflation ou problèmes d’approvisionnement, par exemple), mais aussi saisir des opportunités dans les diverses phases de la séquence révolutionnaire. Les marchés militaires en sont une, comme le rappelle Jean-Paul Rothiot22, les innovations agricoles en sont une autre, même si le blocus continental se révèle être a posteriori un stimulant plus efficace. La démarche concourt aussi à identifier les ressorts ou les déterminants d’évolutions connues dans leur globalité, ce qui aboutit souvent à complexifier ou nuancer les tendances appréhendées à un niveau agrégé. Ainsi, le mouvement de désendettement imputable à la dépréciation monétaire, indéniable, se révèle pourtant extrêmement nuancé, fruit de comportements qui apparaissent hétérogènes dès l’instant où l’on prend en considération l’extrême diversité des types de crédits, l’identité et les liens entre crédirentiers et débirentiers, le contexte coutumier ou productif, ou encore le type de partage de la propriété. L’euthanasie du rentier ne fut ni générale ni uniforme23. L’approche fine des acteurs et leurs pratiques offrent finalement la possibilité de faire apparaître des arrangements, des ajustements, c’est-à-dire des dynamiques inaperçues dont l’enjeu est de comprendre quelles en ont été l’intensité et la portée : impasses, bifurcations, inflexions ou réorientations de plus longue durée ? Surtout, travailler à l’échelle des comportements des acteurs, c’est leur restituer leur part d’initiative ou d’impulsion des dynamiques, comme le suggèrent les contributions de Guillaume Foutrier ou Boris Deschanel, à rebours d’une vision descendante des processus dans laquelle les stimuli viennent d’en haut et où les acteurs sont réduits à réagir.
7L’objectif requiert cependant certaines conditions. La démarche appelle par exemple des études sérielles : l’étude de cas, si elle est indispensable pour analyser finement des fonctionnements et identifier des indicateurs, n’est pas forcément généralisable. Le corollaire est l’exploitation de sources moins explorées pour la période révolutionnaire, telles que les archives notariales, les sources judiciaires, les comptabilités ou encore les papiers marchands, susceptibles de révéler l’ordinaire de la « vie économique de la Révolution française », pour reprendre la formule de la Commission Jaurès. La démarche plaide aussi pour une meilleure coordination des efforts, un vœu rituel que les incitations et signaux contradictoires envoyés au monde de la recherche par ceux qui prétendent la gouverner – pardon, la « piloter » – rendraient tout à fait vains, si ce n’était le prodige renouvelé de la volonté partagée de savoir, dont l’association à l’origine de la présente publication offre un nouvel exemple24. Mais cette démarche n’est pas dépourvue d’écueils et doit, pour les éviter, répondre à certaines exigences. Le risque est en effet d’aboutir à une pulvérisation de constats descriptifs, fruit de la complexité des ressorts de l’action dont les déterminants ultimes peuvent relever de dynamiques locales, familiales, individuelles. Les typologies tirées de régularités statistiques et les inductions échafaudées à partir de celles-ci ne peuvent tenir lieu de principe de généralisation. Un exemple : les économistes se sont attachés à l’estimation de la croissance française en longue durée et à l’impact de la Révolution sur celle-ci25. D’un autre côté, on dispose désormais de travaux nombreux sur les mouvements du capital, foncier, financier, marchand dans la séquence Révolution/Empire26. Mais il est difficile de se représenter l’évolution d’ensemble des revenus et de leur emploi entre épargne, investissement et consommation27. Il manque en quelque sorte une conclusion au volume sur La Révolution française et le développement du capitalisme28, qui articule en une vision globale les diverses conclusions partielles – au demeurant très riches – et pose en même temps des balises pour les recherches futures. Structure des revenus d’une part, modèles de dépense de l’autre, apparaissent constitutifs d’une armature à partir de laquelle il est possible d’imaginer des cadres à la fois d’investigation, en amont, et d’intelligibilité des résultats empiriques, en aval.
8On ne peut donc pas faire l’économie de modèles, d’hypothèses et de scénarios dont le cadrage, spatial et temporel, est évidemment décisif quant à la pertinence et la validité des conclusions. Cependant, si les temps sont à l’histoire « globale », admettons qu’ils ne sont guère favorables à des approches globalisantes, un constat déjà formulé pour le xixe par Patrick Verley et Jean-Luc Mayaud en 200129. Les options exposées à cet égard par les deux auteurs valent pour la Révolution lorsqu’ils affirment que « la globalité économique n’est pas la somme de ses éléments constituants » et plaident pour un « bricolage » dans lequel « l’approche macro-économique sert de garde-fou et de générateur d’hypothèses ». Écartelé entre la nécessité de déglobaliser pour sortir de schémas simplistes et celle de synthétiser pour dégager et hiérarchiser des dynamiques, l’historien peut-il faire son miel d’une telle sagesse disciplinaire ? Toute problématique exige le choix d’un terrain, donc d’une échelle d’observation, et s’inscrit dans une temporalité qui lui est propre. Mais précisément, le propre d’une problématique est d’être porteuse de questions qui les transcendent l’un et l’autre. « Lorsqu’ils dégagent une pierre, les archéologues ne s’en contentent pas pour reconstituer des ensembles. Mais sa position oblige parfois à revoir l’idée qu’on se faisait jusqu’alors de la construction30 ». Rien n’interdit de concevoir les objectifs propres à orienter le regard dans cette révision : expliciter les articulations entre les différents niveaux auxquels se structurent les dynamiques de l’économie (l’individu, l’entreprise, les réseaux professionnels ou les entités géographiques, la nation dans son environnement international), identifier la ou les temporalités, factuelles (et discursives, comme le rappelle la contribution de Julien Vincent), dans lesquelles celles-ci se déploient, et qui délimitent la légitimité des questions et la validité des résultats.
9L’histoire économique n’en a pas fini avec la Révolution française31. Depuis le Bicentenaire, l’accumulation de publications a permis d’identifier bien des dynamiques à toutes les échelles d’organisation de la vie économique, et de montrer qu’elles dérogent bien souvent au schéma d’opposition binaire entre rupture et continuité. De façon moins tranchée, on reconnaît plutôt des processus d’adaptation, de recomposition, de redéploiement ou de reconfiguration, notamment. Un des enjeux majeurs aujourd’hui demeure bien de penser ensemble ces dynamiques, de les appréhender dans leurs temporalités propres, de les articuler et de les hiérarchiser. Le champ demeure cependant largement ouvert : les évolutions contemporaines du capitalisme, la mondialisation, le retour en force de formes de sous-traitance, les débats autour des relocalisations ou sur l’économie circulaire, pour n’évoquer que quelques aspects, sont de nature à inspirer des hypothèses renouvelées. On peut ainsi penser à des dynamiques de déqualification-requalification dont maints exemples ou indices suggèrent qu’elles sont à l’œuvre dans des pratiques et des espaces qu’elles structurent. Qu’on songe par exemple à l’altération ou l’interruption de certaines voies de circulations, à la contraction des aires de marché, à leur fractionnement ou à leur reconfiguration du fait des contraintes réglementaires, des réquisitions ou des conditions de mise en marché32. On peut émettre l’hypothèse que les acteurs ont développé des stratégies d’adaptation, d’ajustement, de résistance qui ont contribué à requalifier des échanges de proximité, à rebours des dynamiques d’ouverture décelable à la fin de l’Ancien Régime. Si l’économie des transports, objet de la contribution d’Anne Conchon, est évidemment cruciale pour saisir ces comportements d’acteurs, ce sont bien toutes les pratiques de commercialisation – qui traite avec qui, de quoi et dans quel rayon ? – qui, au-delà, peuvent éclairer ces dynamiques et les replacer dans leurs temporalités. On peut penser aussi à des dynamiques de requalification de produits, de matières ou de procédés, qui ne sont neutres ni à l’égard de la productivité ni sur l’organisation du travail, ou encore aux dynamiques de relocalisation observées par David Plouviez dans le cas des industries navales, dont il faut alors se demander si elles improvisent des parades momentanées ou si elles alimentent des dynamiques plus durables.
10De même que les temps de l’action, les interprétations historiques se construisent toujours dans un double rapport au passé et au futur. C’est bien ce qui rend potentiellement indéfiniment ouvert le répertoire des curiosités et des hypothèses. C’est aussi ce qui confirme l’intérêt de penser les évolutions en termes de dynamiques.
Notes de bas de page
1 Par exemple dans le travail sur la croissance en France de 1700 à 1958 dirigé par Jean Marczewski, Introduction à l’histoire quantitative, Genève, Droz, Travaux de droit, d’économie, de sociologie et de sciences politiques, n° 3, 1965 et pour un bilan critique de l’ensemble des publications, Jean-Charles Asselain, « Le projet français d’histoire économique quantitative : ambitions et résultats », Économies et Sociétés, série « Histoire économique quantitative », n° 36, 2007, p. 567‑609. C’est le cas aussi dans Patrick O’Brien, Caglar Keyder, Economic Growth in Britain and France, 1780-1914: Two Paths to the Twentieth Century, Londres, Allen & Unwin, 1978.
2 Ernest Labrousse, La crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution, Paris, PUF, 1944, rééd. 1990 avec une préface de Jean-Claude Perrot. L’ouvrage, inachevé, posait fondamentalement la question de l’articulation entre l’économique et le politique en s’appuyant notamment sur l’analyse de l’évolution des prix et de la répartition des revenus. Au-delà de l’originalité et de la puissance de la construction que soulignait Jean-Claude Perrot, tant au plan conceptuel (l’intercycle) que méthodologique (la statistique et l’économie politique pré-classique), c’est la légitimité même d’une interrogation sur l’articulation des différents niveaux économiques et politiques qui s’est trouvée remise en cause au nom de la croisade contre l’« histoire marxiste » ou marxisante. Toute une époque.
3 François Crouzet, « Angleterre et France au xviiie siècle. Essai d’analyse comparée de deux croissances économiques », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 21, n° 2, p. 254‑291 ; François Hincker, La Révolution française et l’économie. Décollage ou catastrophe ?, Paris, Nathan, 1989.
4 Commission de recherche et de publication des documents relatifs à la vie économique de la Révolution, instituée en 1903 à l’initiative de Jaurès. La circulaire de 1904, reprenant les thèmes cités par Jaurès, énumérait les cahiers de doléances, les biens nationaux, les assignats, les subsistances, le maximum, les manufactures, le partage des communaux (voir ses Notes et documents sur ses travaux de 1903 à 1912, Paris, Leroux, 1913, en particulier p. 23‑25). Sur celle-ci, voir Christine Peyrard et Michel Vovelle, « La création de la Commission ou l’œuvre de Jean Jaurès », dans idem (dir.), Héritages de la Révolution française à la lumière de Jaurès, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2002.
5 Jean-Claude Perrot, « Les effets économiques de la Révolution. Trente années de bilans (1795-1825) », dans Gilbert Faccarello et Philippe Steiner (dir.), La pensée économique pendant la Révolution française, Grenoble, PUG, 1990, p. 561‑595.
6 Sur ce thème, voir Jean-Pierre Hirsch, « Retour sur l’ancien esprit du capitalisme », Revue d’histoire du xixe siècle, vol. 23, n° 2, 2001, p. 87‑104.
7 Jean Bouvier, dans « Le capitalisme et l’État en France », Recherches et travaux. Bulletin de l’Institut d’histoire économique et sociale de l’université de Paris 1, n° 15, 1986, p. 47‑63. L’expression, reprise notamment par Jean-Pierre Hirsch, qualifie les rapports entre entrepreneurs et État. On la détourne donc partiellement de son champ originel de signification sans pour autant la trahir, puisque dans l’un et l’autre cas, le gradient de variation renvoie aux positions et dotations inégales des acteurs.
8 Par exemple, François Crouzet sur le retard technologique de la France par rapport à l’Angleterre : « La catastrophe nationale que la Révolution et vingt années de guerre furent pour l’économie française allaient aggraver ce décalage et le rendre irrémédiable » (« Angleterre et France au xviiie siècle… », art. cité, p. 291).
9 C’est-à-dire la transition du féodalisme au capitalisme. Sur le concept et la controverse qu’il a suscitée des années 1950 aux années 1970, voir Maurice Dobb et Paul Sweezy, Du féodalisme au capitalisme : problèmes de la transition, Paris, Maspero, 1977.
10 Pêle-mêle et sans tenir compte du statut des publications : sur Lille, J.-P. Hirsch, Les deux rêves du commerce. Entreprise et institution dans la région lilloise (1780-1860), Paris, Éditions de l’EHESS, 1991 ; sur le Languedoc, Jean-Michel Minovez, L’impossible croissance en Midi toulousain ? Origines d’un moindre développement, 1661-1914, Paris, Publisud, 1997 et La puissance du Midi. Drapiers et draperies de Colbert à la Révolution, Rennes, PUR, 2019.
11 Sur les biens nationaux, voir la synthèse et la bibliographie de Bernard Bodinier, « La Révolution française et la question agraire. Un bilan national en 2010 », Histoire & Sociétés rurales, vol. 33, n° 1, 2010, p. 7‑47.
12 Serge Chassagne, Le coton et ses patrons. France, 1760-1840, Paris, Éditions de l’EHESS, 1991 et « L’industrie lainière en France à l’époque révolutionnaire et impériale (1790-1810) », dans Voies nouvelles pour l’histoire de la Révolution française, Paris, Bibliothèque nationale, 1978, p. 143‑167.
13 Annales historiques de la Révolution française, n° 352, 1998.
14 C. Knick Harley, « British Industrialisation Before 1841: Evidence of Slower Growth During the Industrial Revolution », Journal of Economic History, vol. 42, n° 2, 1982, p. 267-289 ; Nick Crafts, British Economic Growth During the Industrial Revolution, Oxford, OUP, 1985 et du même avec C. K. Harley, « Output Growth and the British Industrial Revolution: A Restatement of the Crafts-Harley View », Economic History Review, vol. 45, n° 4, 1992, p. 703-730 ; E. A. Wrigley, Continuity, Chance and Change: The Character of the Industrial Revolution in England, Cambridge, Cambridge University Press, 1988 ; Patrick Verley, « La révolution industrielle anglaise : une révision », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 46, n° 3, 1991, p. 735-755 (une note critique sur l’ouvrage de Wrigley élargie aux dimensions d’une réflexion d’ensemble) ; Maxine Berg and Pat Hudson, « Rehabilitating the Industrial Revolution », Economic History Review, vol. 45, n° 1, 1992, p. 24-50. Plus récemment, un tour d’horizon synthétique de Claire Lemercier, « Révolution industrielle », dans Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies. Concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, t. 2, p. 1214‑1222.
15 Laurent Herment, « Hyperinflation et mouvements de la rente dans les campagnes d’Île-de-France. Fortunes et infortunes d’une bourgeoise rurale », Annales historiques de la Révolution française, n° 374, 2013, p. 129‑155.
16 Thomas Le Roux, « Les mines en révolution. Utilité publique et concessions en débats (1789-1810) », infra p. 61‑78.
17 S. Chassagne, Oberkampf. Un entrepreneur capitaliste au siècle des Lumières, Paris, Aubier-Montaigne, 1980 ; Louis Bergeron, Banquiers, négociants et manufacturiers parisiens du Directoire à l’Empire, Paris, Éditions de l’EHESS, 1978.
18 Gérard Gayot, « Le point sur le renouvellement des dynasties d’entrepreneurs à travers la Révolution », dans G. Gayot et J.-P. Hirsch (dir.), numéro spécial « La Révolution française et le développement du capitalisme », Revue du Nord, hors-série n° 5, coll. « Histoire », 1989.
19 Boris Deschanel, « Assignats et stratégies marchandes : l’exemple de la famille Perier et de ses relations d’affaires », infra, p. 375-391 ; Guillaume Foutrier, « Une révolution d’argent. La caisse patriotique et la construction d’un ordre monétaire à Rouen », infra, p. 393-423 ; Marguerite Martin, « L’administration coloniale face aux bouleversements du commerce : les Mascareignes et la recomposition des équilibres sur le marché mondial de l’indigo », infra, p. 321‑340.
20 Virginie Martin, « Ressusciter le commerce extérieur : le négoce et la réglementation douanière (1796-1797) », infra, p. 295‑320.
21 C’est le cas par exemple des thèses de Samuel Guicheteau, La Révolution des ouvriers nantais. Mutation économique, identité sociale et dynamique révolutionnaire (1740-1815), Rennes, PUR, 2008 et Julien Saint-Roman, « Le geste et la révolution. Pratiques sociales et modernité politique des ouvriers de l’arsenal de Toulon (vers 1760 – vers 1815) », thèse sous la direction de Christine Peyrard, université d’Aix-Marseille, 2014.
22 Jean-Paul Rothiot, « Métallurgie et effort de guerre dans la Lorraine », infra, p. 219‑255.
23 Jean-Laurent Rosenthal, Philip T. Hoffman, Gilles Postel-Vinay, Des marchés sans prix. Une économie politique du crédit à Paris, 1660-1870, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001 ; L. Herment, « Hyperinflation et mouvements de la rente… », art. cité.
24 Rappelons que cinq institutions étaient associées dans l’organisation du colloque à l’origine de la publication de ce livre : la Société des études robespierristes (SER), l’unité mixte de recherche (UMR) Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société (IDHES), l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (IHMC), l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM).
25 Cf. supra, note 1, et J.-C. Asselain, Histoire économique de la France du xviiie siècle à nos jours, t. 1, De l’Ancien Régime à la Première Guerre mondiale, Paris, Seuil, 1984. Voir aussi Revue économique, vol. 40, n° 6, 1989, numéro spécial « Révolution de 1789. Guerres et croissance économique », notamment les contributions de Paul Bairoch et Jean-Charles Asselain.
26 Sur le processus de redistribution ou de concentration du capital foncier à la faveur de la vente des biens nationaux, voir B. Bodinier et Éric Teyssier, avec la participation de François Antoine, L’événement le plus important de la Révolution. La vente des biens nationaux (1769-1867) en France et dans les territoires annexés, Paris, Société des études robespierristes, Éd. du CTHS, 2000. Sur le capital financier immobilisé dans la dette, quelle qu’en soit sa forme (rentes, offices…), voir Jacqueline Lucienne Lafon, La Révolution française face au système judiciaire d’Ancien Régime, Genève, Droz, 2001 (la seconde partie de l’ouvrage traite de l’indemnisation des détenteurs d’offices et les emplois du capital) ; sur le capital marchand, voir par exemple Arnaud Bartolomei, Les marchands français de Cadix et la crise de la Carrera de Indias (1778-1828), Madrid, Casa de Velázquez, 2017 ; Matthieu De Oliveira, Les routes de l’argent. Réseaux et flux financiers de Paris à Hambourg (1789-1815), Paris, IGPDE/Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2011, consultable en ligne, https://books.openedition.org/igpde/106.
27 Un exemple pour les campagnes dans Gérard Béaur, « Révolution et redistribution des richesses dans les campagnes : mythe ou réalité ? » Annales historiques de la Révolution française, n° 352, 2008, p. 209‑239.
28 G. Gayot et J.-P. Hirsch (dir.), « La Révolution française et le développement du capitalisme », op. cit.
29 P. Verley et Jean-Luc Mayaud, « En l’an 2001, le xixe siècle à redécouvrir pour les historiens économistes ? », Revue d’histoire du xixe siècle, vol. 23, n° 2, 2001 (introduction au numéro spécial « Nouvelles approches en histoire économique »), p. 7‑21.
30 J.-P. Hirsch, Les deux rêves du commerce…, op. cit., p. 426.
31 En 2010, les champs investis par les nouveaux adhérents de la SER depuis 2004 se répartissaient comme suit : histoire culturelle, 18 % ; histoire sociale et du genre, 16 % ; biographie, 13 % ; histoire politique, 10 % ; histoire de la violence et de la guerre, 10 % ; histoire économique, 9 %. Cyril Triolaire, « La Révolution française au miroir des recherches actuelles », Colloque de la Société des études robespierristes, Ivry-sur-Seine, juin 2010, p. 9-20, voir p. 4, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00670141.
32 Pour des illustrations récentes du propos : Emmanuel Brouard, « Le Premier Empire, âge d’or du commerce du sel à Nantes et sur la Loire », Annales historiques de la Révolution française, n° 390, 2017, p. 25‑50 ; Fulgence Delleaux, « Quand les grains “prennent un sentiment” : le regard d’un couple de grands fermiers sur le marché céréalier lillois au début de la Révolution », ibid., p. 3‑24.
Auteur
Professeure d’histoire moderne émérite à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, les recherches de Dominique Margairaz s’inscrivent dans le champ de l’histoire économique et portent sur l’histoire des marchés, des institutions et des cultures de l’économie dans la période pré-industrielle, et tout particulièrement pendant la Révolution. Elle a en outre publié avec Pierre Gervais et Yannick Lemarchand, Merchant and Profit in the Age of Commerce, 1680-1830, Londres, Pickering & Chatto, 2013 et travaille actuellement à la publication du livre collectif issu du programme ANR Privilèges soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui traite des privilèges économiques dans une perspective comparative européenne, du xvie au xviiie siècle.
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