1La Réforme a marqué à plus d’un égard un point de départ dans l’histoire des pays nordiques. L’église catholique possédait une grande partie des terres. Lorsque ses biens revinrent à la Couronne, le roi devint le premier propriétaire terrien. Pendant plus d’un siècle, la Suède, avec la Finlande, et le Danemark, avec la Norvège, avaient formé une union sous l’égide du souverain danois. En 1523 cependant, un noble, Gustave Eriksson Vasa, réussit à soulever les Suédois et à libérer son pays des Danois et il fut élu roi du royaume de Suède (dont la Finlande constitua jusqu’en 1809 la partie orientale). Il confisqua les biens de l’Église catholique, mais ce n’est que vers la fin du XVI^e siècle que le protestantisme s’imposa.

2Le plus jeune fils du roi Gustave, Charles IX, avait une conscience aiguë de la menace que faisaient peser sur la Suède le Danemark et son royaume vassal de Norvège. Le Danemark pouvait aisément interdire le détroit de l’Öresund aux navires de commerce suédois et couper la Suède de l’ouest et du sel de l’Atlantique. Des attaques furent lancées depuis la Norvège contre Älvsborg, seule ouverture de la Suède sur la mer du Nord, en 1563 et 1612. À chaque fois, les Suédois durent verser une lourde indemnité de guerre pour racheter Älvsborg. Charles IX entra aussi en conflit avec le roi de Danemark en raison de son ambition de prendre pied sur la côte de l’océan Glacial.

3La politique suédoise partait désormais de l’axiome que le Danemark était l’ennemi juré. Il possédait les îles de Bornholm et de Gotland ainsi que celle d’Ösel (Saaremaa) en Estonie, où il menaçait de s’étendre. Ceci amena les Suédois à prendre un point d’appui dans ce pays à Reval (Tallinn) en 1561.

4Ce fut le début de l’expansion suédoise qui devait se poursuivre au cours des décennies suivantes. En 1617, les Suédois conquirent l’Ingrie sur les Moscovites et quatre ans plus tard ils s’emparèrent de Riga et de toute la Livonie. Au cours de la campagne de Livonie, la Suède prit à son service des ingénieurs des fortifications étrangers qui étaient aussi de bons cartographes. La première cartographie de la Livonie fut effectuée à des fins militaires. Cependant, le fils de Charles IX, Gustave-Adolphe, avait commencé dès 1622 à distribuer des biens fonciers en Ingrie et en Livonie à des nobles et des hauts fonctionnaires suédois. Sa fille, la reine Christine, devait se montrer encore plus généreuse, ce qui réduisit les revenus de l’État au point de l’amener au bord de la banqueroute. La Couronne suédoise avait le plus grand besoin de terres assujetties à l’impôt.

5En 1603, Charles IX chargea Andreas Bureus, qui travaillait à la chancellerie royale, de dresser une carte générale du royaume. En 1626, Bureus fut en mesure de présenter une grande carte murale en six pièces des pays nordiques et des régions voisines.

I. LE SERVICE SUÉDOIS DU CADASTRE EST FONDÉ EN 1628

6Il n’existait pas cependant de cartes donnant les informations fiscales voulues. C’est pourquoi Gustave-Adolphe décida, en 1628, de fonder le cadastre suédois et ordonna à Bureus de procéder à un relevé systématique de tout le royaume. L’extension de cette tâche ressort des instructions de 1628 : il s’agissait de dresser des cartes non seulement du territoire suédois mais aussi des régions susceptibles d’être conquises par la Suède. Le sentiment des historiens suédois et étrangers est que le motif sous-jacent de l’expansion suédoise au XVI^e siècle n’était pas politique mais économique, la politique suédoise visant sciemment à s’assurer le monopole du commerce entre la Russie et l’Occident.

7Depuis le Haut Moyen Âge, on avait utilisé la chaîne d’arpenteur et la perche pour mesurer les terres, mais les hommes qui effectuaient ces mesures ne savaient pas dresser de cartes. Bureus lui-même avait appris à le faire de son cousin Johannes, qui avait été étudiant à Heidelberg, en Allemagne. Les deux cousins formèrent six jeunes gens qui avaient étudié les mathématiques, la géométrie et l’astronomie à l’université d’Uppsala. Ceux-ci devaient mesurer chaque village avec ses champs et ses prairies, ses bois et ses terres incultes. Tous les lacs et cours d’eau de quelque importance qui étaient navigables ou pouvaient le devenir et servir à quelque chose, devaient être portés sur la carte. La formation des arpenteurs géomètres resta jusque dans les années 1680 pour une bonne part une affaire interne, l’arpenteur en titre instruisant ses futurs successeurs au cours du travail.

8Les arpenteurs devaient à la fois effectuer un relevé des ressources nationales et proposer des améliorations, ce qui implique qu’il y avait un désir officiel d’une cartographie purement économique du pays. Et on a fait valoir que les premières cartes n’étaient pas seulement utilisées à des fins fiscales. Le sol suédois était réparti en trois catégories : terres de la Couronne (kronojord), terres de censive (skattejord) et terres franches (frälsejord). Dans l’instruction plus détaillée de 1634, il est indiqué qu’un relevé doit être fait des biens fonciers de tous ordres. Au départ, le roi Gustave-Adolphe ne s’était donc intéressé qu’aux terres assujetties à l’impôt. Cependant, ses campagnes de la guerre de Trente Ans lui avaient fait comprendre de quelle utilité pouvaient être les cartes. Il s’était aussi trouvé en contact avec des états allemands où l’on avait déjà commencé à dresser des cartes cadastrales pour le tracé des frontières ou à des fins fiscales.

9On faisait maintenant la distinction entre cartographie géométrique et géographique. Dans le second cas, il s’agissait de cartes à petite échelle de plus grands ensembles tels que paroisses, cantons, réseaux routiers, lignes de côtes et archipels, lacs, fleuves, etc. Cette cartographie géographique ne fut pas sérieusement entreprise avant la fin des années 1640.

II. LES TERRIERS GÉOMÉTRIQUES

10L’activité première des arpenteurs concernait avant tout les cartes dites géométriques, c’est-à-dire les cartes à grande échelle qui étaient dressées des terres appartenant à des villages ou des domaines, des petites villes et leurs terres – tout ce qui exigeait une représentation détaillée. Ces cartes étaient en général à l’échelle 1/5 000, encore qu’on trouve aussi d’autres échelles. Elles étaient réunies en volumes, les « terriers géométriques » (geometriska jordeböcker), de la même manière que les registres matricules médiévaux de domaines privés ou de terres de la Couronne. Depuis 2003, un projet est en cours en Suède, avec le soutien, entre autres, de l’Académie royale des belles-lettres, de l’histoire et des antiquités, visant à la numérisation de ces premiers terriers jusqu’aux années 1650 et à leur publication sur CD-ROM.

11Les nouvelles instructions données en 1643 aux arpenteurs géomètres étaient en deux parties. La première concernait avant tout les différentes unités de mesure utilisées jusqu’alors. Ainsi, il était décidé que la longueur de l’aune (aln, 59,38 cm) serait la même dans tout le royaume. Un arpent (tunnland) équivaudrait à 32 kappland (4 936 mètres carrés), plus des prés pouvant donner quatre charretées de foin (plus ou moins selon la fertilité du sol).

12Quant à la seconde partie, elle contenait des dispositions détaillées pour la cartographie géographique, et surtout ce qui devait figurer sur les cartes. Celles-ci devaient indiquer les villes, les églises, les manoirs, les circonscriptions pastorales, les villages et les enclos – avec chaque fois leur nom. Et aussi les lacs, les tourbières, les cours d’eau et les sources importantes, les forêts, les marais ainsi que les montagnes, les moulins à vent ou à eau, les scieries et autres installations, les principales routes, les ponts de pierre, les frontières, etc. Un intérêt tout particulier était porté aux monuments anciens, pierres runiques, tumulus et tombes. On trouve parfois sur ces cartes une notice sur les divinités païennes et leurs lieux de culte.

Figure 1 Carte de l’introduction du regroupement des terres en Suède

13Selon certains auteurs, dont Michael Roberts, il faut voir dans la réalisation des terriers géométriques l’expression de la créativité nationale dans la foulée du « gothicisme » alors en grande vogue (au point que l’on parle de « mégalogothicisme »). D’après cette théorie, les Suédois appartenaient à un rameau du peuple goth ; c’était la plus vieille nation du monde, avec la plus ancienne langue du monde et ils reprenaient la place qui leur revenait de droit en Europe.

14Au milieu du XVII^e siècle, la carte de la plupart des paroisses de la Suède continentale avait été levée, mais on s’était limité aux terres cultivées et aux pâturages autour du centre des villages. De vastes zones n’avaient pas fait l’objet de relevés, en particulier les forêts et les landes, ainsi que l’intérieur vide d’hommes de la Laponie. Il en allait de même de l’île de Gotland et des provinces méridionales de Scanie, Halland et Blekinge, conquises sur le Danemark en 1660 (mais qui ne devinrent formellement suédoises qu’en 1679).

III. LE DANEMARK

15Au Danemark, une nouvelle taxation de la terre fut introduite en 1662. On établit un registre, le « matricule », contenant des indications sur les récoltes de chaque exploitation paysanne et sur le fermage (landgild) qui constituait une base d’imposition mais non une base pour l’arpentage ou le cadastrage. L’initiative de la cartographie revint à un noble, Knud Thott. Celui-ci possédait de vastes domaines en Scanie et il devint sujet suédois lorsque le Danemark dut céder cette province en 1660. Il joua un rôle important en liaison avec l’inventaire fiscal de la Scanie entre 1670 et 1672. Après 1679, il retourna au Danemark, où ses expériences scaniennes de l’établissement des cartes furent mises à profit. Dans les années 1680, une vaste opération d’arpentage et de cartographie du Danemark fut réalisée sous la direction de Jorgen Dinesen Oxendorph.

16En 1671, le souverain danois Christian V jeta les bases d’une haute noblesse féodale à qui furent attribués des fiefs. 38 familles reçurent des titres héréditaires de comte et de baron. Pendant longtemps encore, les domaines purent certes passer d’une famille à une autre mais la structure de la propriété terrienne au Danemark resta aristocratique. Quelque 85 % des terres furent divisées en plus de 800 propriétés qui elles-mêmes se répartissaient entre 500 et 600 familles. Les terres appartenant à des paysans étaient l’exception. On a calculé que vers 1750, seuls 1 à 2 % des paysans possédaient la terre qu’ils cultivaient.

IV. LA NOBLESSE SUÉDOISE CONTRE LES PAYSANS. LA « RÉDUCTION »

17En Suède, on constate que la répartition des terres s’est engagée dans une autre direction qu’au Danemark. La vente des terres de la Couronne s’expliquait par les difficultés financières dans lesquelles se débattait l’État du fait des guerres, ce qui s’aggravait encore lorsque l’influence de la noblesse s’exerçait sur l’appareil d’Etat. On a calculé que la noblesse possédait 22 % des exploitations paysannes en 1560 et 65 % en 1655.

18Les trois types de biens suédois – terres de censive, terres de la Couronne et terres franches – créaient aussi trois catégories de paysans : les obligations des paysans propriétaires consistaient en impôt et taxes divers, d’où le nom de « paysans assujettis à l’impôt » (skattebönder). Les fermiers du domaine royal (kronobönder) payaient leur fermage à l’État. Les tenanciers de terres nobles (frälsebönder) étaient exonérés de l’obligation d’effectuer des transports. Pour autant, ce n’était pas les paysans « exonérés » mais leurs seigneurs qui tiraient avantage des privilèges fiscaux. Sur les tenanciers pesait en effet tout le poids des corvées.

19La classe paysanne suédoise représentait un facteur politique avec lequel il fallait compter, du moins en cas de conflit entre les trois ordres supérieurs : noblesse, clergé et bourgeoisie. C’est qu’ils constituaient le quatrième ordre dans le Riksdag (parlement) constitué en états généraux qui perdura jusqu’en 1866.

20La résistance des paysans contre la noblesse, jointe à l’opposition à l’aristocratie des deux ordres bourgeois, permit au roi Charles XI d’entreprendre, dans les années 1680, ce que l’on appelle la « Réduction », c’est-à-dire la restitution de la plus grande partie des terres de la Couronne aliénées précédemment ainsi que la reprise de différentes concessions de droits. Pour préparer en quelque sorte cette mesure, des cartes géographiques que l’on appelle « cartes du mille de la paix » avaient été établies. Elles montrent les limites des terrains autour d’un manoir royal (dans un rayon d’un mille suédois, soit une dizaine de kilomètres) qui avaient été vendus à quelqu’un d’autre que la Couronne et sur lesquels le roi avait maintenant un droit de préemption. Charles XI voulait rétablir les finances suédoises, aussi sa première action consista-t-elle à confisquer les terres données par Gustave-Adolphe et la reine Christine à la noblesse. Cette confiscation concernait des biens en Ingrie, Estonie et Livonie comme en Suède même. La haute noblesse perdit quelque 85 % de ses possessions rien qu’en Livonie et les propriétés confisquées devinrent terres de la Couronne.

V. LE « GRAND CADASTRE LIVONIEN »

21Les premiers travaux cartographiques en Livonie avaient été effectués par des militaires et ce n’est que dans les années 1640 que des arpenteurs géomètres suédois arrivèrent à Riga. Entre 1638 et 1641, une commission établit un registre de la population ou cadastre (kataster). Chaque ferme (gesinde) qui effectuait douze jours de corvée par semaine (une ferme comptait quatre à cinq personnes, voire plus, dont les prestations s’additionnaient) comptait pour un « hake ». Les biens fonciers que possédait la noblesse livonienne, essentiellement de souche allemande, furent soigneusement délimités. La noblesse suédoise pouvait s’assurer une assistance locale pour les relevés cadastraux, ou faire venir ses propres arpenteurs de Suède afin de régler les litiges privés. À la demande de la diète livonienne, le gouvernement de Stockholm décida en 1639 que les paysans seraient attachés au manoir. Le servage avait été aboli pendant la minorité de Charles XI en 1671, mais cette ordonnance resta en vigueur jusqu’en 1819. Les conditions légales en Livonie furent ainsi différentes de celles de Suède.

22Une cartographie systématique des provinces baltes fut réalisée entre 1681 et 1710. En Suède, jusqu’en 1681, il y avait au plus une vingtaine d’arpenteurs géomètres indépendants en activité. Au cours des décennies qui suivirent, ce nombre passa à 70 environ. Les services suédois du cadastre étant bien loin d’avoir le personnel nécessaire pour la « Réduction », Olof Rudbeck, illustre professeur d’Uppsala, mit en 1681 à la disposition de la commission de révision livonienne 38 de ses étudiants. Ceux-ci furent envoyés à Riga pour dresser à partir de là des cartes de la Livonie, de l’Estonie et de l’Ingrie. Après cette période d’apprentissage, sept d’entre eux gagnèrent la Poméranie pour effectuer le même travail.

23L’objectif de cette cartographie économique de la Livonie, appelée le « Grand Cadastre » (arklu revīzijas), était de déterminer le fermage qui devait être payé pour les terres de la Couronne récupérées, puis de calculer le nombre d’unci de chaque propriété. Un uncus était au départ la surface pouvant être mise en culture avec un cheval et une charrue mais, d’un endroit à l’autre, les variations étaient considérables. Au cours de la période suédoise, l’uncus n’avait plus été une mesure de surface mais une unité cadastrale prenant en considération la qualité du sol, la proximité des marchés, la capacité de travail des paysans, etc.

24Mais la noblesse locale s’opposait à ces relevés. Elle était contre la révision des impôts et les confiscations de terre. Les paysans n’auraient pas de mal à tromper de jeunes arpenteurs géomètres suédois sans expérience, faisait-elle valoir. Cette opposition se trouva justifiée lorsque la première série de cartes fut présentée en 1687. Les cartes, à l’échelle de 1/10 000 montraient bien l’extension des terres cultivées mais n’essayaient pas d’établir une corrélation avec l’uncus ou toute autre unité d’imposition. Une commission de révision fut chargée en 1688 d’effectuer de nouveaux relevés et de dresser des cartes. Ce travail ne put être mené à terme en raison de la grande guerre du Nord. Cependant, les cartes sont d’une telle qualité que beaucoup de chercheurs les considèrent comme l’une des plus grandes prouesses réalisées par l’administration suédoise dans les pays baltes.

25Les dispositions du traité de Nystad (Uusikaupunki, 1721) prévoyaient la remise à la Russie des documents d’archives et cartes concernant la Livonie, l’Estonie, l’Ingrie et la Carélie. 523 cartes estoniennes, 3 306 cartes livoniennes et 1 746 cartes russes furent remises. La plupart se trouvent aujourd’hui dans différentes archives nationales : Eesti Rahvusarhiiv (« Eestimaa Rootsiaegne Kindralkuberner ») à Tartu (Dorpat), Latvijas Valsts vēstures arhīvs à Riga, et Archives nationales russes d’histoire militaire (RGVIA) à Moscou, avec quelques dépôts à la bibliothèque de l’Académie des sciences à Saint-Pétersbourg.

VI. LA POMÉRANIE

26La Poméranie ainsi que Szczecin (Stettin) ont appartenu à la Suède, en partie depuis 1630 et totalement de 1648 à 1814. La cartographie de cette province débuta en 1681 mais, de même qu’en Livonie, les premières tentatives échouèrent. Dans ce cas cependant, cela provenait de difficultés de collaboration avec les arpenteurs poméraniens. En 1691, 8 arpenteurs géomètres bien formés étaient arrivés de Livonie et en 1699, toute la Poméranie suédoise ainsi que le Mecklembourg étaient cartographiés. Quelque 1 800 cartes ont été conservées et se trouvent aux Vorpommersches Landesarchiv à Greifswald. Elles sont au 1/8 000 ou au 1/16 000. Bien qu’elles aient été dressées afin de réviser l’assiette de l’impôt, elles n’ont jamais servi à cela. On les étudie plutôt pour ce qu’elles révèlent sur la situation de l’agriculture et la colonisation de la région.

VII. LE REMEMBREMENT EN SUÈDE

27En 1725, de nouvelles instructions pour les arpenteurs géomètres furent publiées. Il s’agissait pour l’essentiel d’une compilation de tout ce qui avait été édicté antérieurement et pour une part conservé depuis le Moyen Âge. Le terroir était divisé en quartiers distincts où chaque habitant du village recevait une parcelle de terrain proportionnelle à sa ferme. On utilisait un système de répartition appelé partage selon l’exposition (solskifte), ce qui impliquait que les parcelles étaient toujours placées dans la même position relative. Cela se traduisait aussi par une dispersion des terres de la ferme, parfois en une quarantaine d’endroits différents. La direction générale du Cadastre fut chargée en 1725 de mener à bien un repartage des terres.

28Du fait de progrès dans l’agriculture, le système médiéval du partage selon l’exposition s’était modifié. La transformation de l’agriculture anglaise avant 1700 avait donné un élan aux réformes dans d’autres pays européens également. En Suède, la réforme de l’agriculture prit la forme de dispositions légales concernant le remembrement. L’idée d’un grand regroupement des terres (storskifte) fut présentée aux arpenteurs géomètres dans de nouvelles instructions en 1749. L’objectif était radical : une dissolution de la communauté villageoise et une complète redistribution des terres qui étaient dispersées en une multitude de parcelles. Il n’était pas fait mention cependant de la décentralisation de l’habitat groupé.

29Le promoteur de cette réforme était Jacob Faggot, chef de la direction générale du Cadastre (Lantmàteriet). Dans une série de brochures, de livres et de conférences, il répandit l’idée de la réforme, dont le but était de faire éclater les communautés villageoises. À travers un rapport sur les moyens d’améliorer l’économie de la Suède qu’il présenta à l’Académie royale des sciences en 1741, il obtint que ce programme de réformes soit imprimé et présenté au Parlement. Dans ce texte, il soulignait les inconvénients de l’éparpillement des parcelles. Chaque membre du village avait le droit de demander une redistribution des terres, même si d’autres villageois s’y opposaient. Quant à ce qu’il fallait entendre par « storskifte », il disait clairement que c’était « un morceau de terre pour chaque paysan ». Faggot ne soulevait pas la question de savoir si les fermes elles-mêmes devaient être dispersées. Le principal motif invoqué pour entreprendre un repartage en Suède était le manque de bras pour cultiver le sol. On voyait dans la faible population du pays un obstacle à son développement économique et on en craignait les conséquences. C’est pour la même raison que fut institué en Suède, dès 1749, un service de la statistique, qui devait favoriser la natalité. Le « grand regroupement » permettrait de disperser les propriétés des paysans, en faisant place à davantage de foyers.

30Mais les paysans suédois n’étaient pas prêts à accepter des réformes aussi radicales. Les méthodes dans l’agriculture n’avaient pas changé et ceux qui cultivaient la terre n’étaient généralement pas conscients des inconvénients de l’ancien système. Comme la directive de 1749 sur le « grand regroupement » stipulait que tous les membres de la communauté villageoise devaient accepter la redistribution des terres, on comprend aisément qu’elle n’ait guère eu d’effet. Seuls quelques villages, tous situés dans la province d’Uppland, au nord de Stockholm, réalisèrent cette forme de remembrement.

31Un nouveau décret moins radical sur le « grand regroupement » fut présenté en 1757. Il permettait de maintenir le système des villages, chaque ferme ayant le droit de posséder quatre lots de terre. Le plus souvent seul était proposé le partage des communaux (allmänning), forêts et pâturages. Pour que le regroupement des terres ait effectivement lieu, il fallait qu’il puisse être réalisé quand un membre de la communauté le demandait, alors même que les autres villageois y étaient opposés. Il s’agissait alors pour l’arpenteur géomètre de trouver une solution de compromis acceptable pour tout le village.

32Après 1757, le « grand regroupement » fut réalisé en plusieurs endroits et il prit son essor vers 1770. Le fait que chaque ferme se vit attribuer un nombre moindre de parcelles, se refléta dans le paysage cultural. Pourtant cette réforme ne fut mise en œuvre qu’assez tard, après 1802, dans une grande partie du pays, dans les provinces de Småland et de Dalécarlie notamment. Un tiers environ de la Suède méridionale et centrale ne fut pas touché, pas plus les champs que les forêts. D’une manière générale, l’importance géographique et économique du « grand regroupement » fut réduite. Elle eut en revanche une importance historique en ce qu’elle diffusa des idées nouvelles et prépara ainsi les paysans suédois à des réformes ultérieures.

VIII. « REMEMBREMENT INTÉGRAL » ET « REMEMBREMENT LÉGAL »

33Au Danemark, une dissolution spontanée des communautés paysannes se produisit dans le sud du Jutland, dès le début du XVII^e siècle, du fait du partage des terres, sans pour autant que les fermes se déplacent. Puis ce fut dans tout le pays un éclatement des villages et une dispersion de l’habitat créant un réseau de fermes isolées, qui commença dans les années 1760 pour atteindre son apogée entre 1781 et 1800. Chaque ferme devait posséder au maximum trois lots de terre. Cette réforme fut réalisée par les propriétaires terriens, et les fermiers n’avaient pas le droit de quitter les villages. Le fait que ce remembrement (udskiftning) ait eu lieu avant que les paysans danois fussent libérés du système féodal facilita les choses et contribua au succès de la réforme.

34En 1783, en Suède, il devint légalement possible pour un propriétaire de transporter sa ferme hors du village et de demander que ses terres soient réunies en un seul lot et encloses. Dans la province de Scanie, qui comptait les plus grands villages et les plus gros propriétaires terriens, on assistait à nombre de retraits spontanés de ce genre.

35Un grand propriétaire scanien, Rutger Maclean du manoir de Svaneholm, fut l’initiateur d’une radicalisation du « grand regroupement » sur le modèle danois – et cette réforme eut une grande importance sur le plan géographique. Entre 1783 et 1785, il réorganisa son domaine qui se composait de quatre villages. Les 51 fermes exploitaient chacune de 60 à 100 parcelles. Un regroupement des terres créa 73 exploitations rectangulaires de 40 arpents chacune. De nouvelles fermes furent construites et de nouveaux chemins tracés. La rotation des cultures avec racines comestibles, orge, trèfle ou vesce fut introduite et la jachère disparut. Dans un premier temps les fermiers s’opposèrent à cette réforme, mais ce fut finalement un succès sur le plan économique. En 1803, l’heure était venue de légaliser le remembrement intégral (enskifte) en Scanie.

36Ce n’est que dans des conditions naturelles favorables, avec un terroir d’une fertilité à peu près uniforme, qu’une réforme aussi radicale pouvait être réalisée. Une modification lui fut apportée par le « remembrement légal » (laga skifte) qui fut la forme prédominante de redistribution des terres de 1827 à 1972. Dans le cadre de celui-ci, chaque ferme obtint plusieurs lots de terres afin que chacune ait sa part des bois et pacages communaux, une part des prairies et une part de la terre arable. Le village tout entier fit l’objet du remembrement. Seule cette solution permettait de faire passer la réforme dans la plus grande partie de la Suède, où les terres cultivables sont réduites à des lopins dispersés dans de vastes zones de sol stérile ou de terres de mauvaise qualité. Cette réforme culmina vers 1850.

37Une bonne partie de la Suède ne connut pas de changement majeur dans le modèle ancien de communauté villageoise avant la fin du XIX^e siècle. Ce n’est qu’alors que se répandirent les techniques agricoles « modernes ». Il s’ensuit que, longtemps, les différentes réformes n’ont guère apporté de bénéfice, que ce soit sur le plan économique ou technique, à ceux qui cultivaient la terre.

38Le « remembrement légal » entraîna cependant une extension prodigieuse des terres cultivées au XIX^e siècle. La superficie cultivée passa de 0,8 million d’hectares en 1800 à 2,5 millions en 1860. En 1910, elle atteignait 3,7 millions d’hectares. Les prairies naturelles disparurent presque entièrement de la Suède méridionale et centrale. Il est hors de doute que cette réforme a placé la Suède dans une position favorable quand l’heure de la mécanisation et d’une intégration commerciale poussée arriva.