L’étude Sécurité routière. 50 ans de politique publique
p. 319-326
Texte intégral
1Avec un recul de 50 ans, on peut affirmer que l’étude RCB Sécurité routière a influencé de manière déterminante la politique publique de sécurité routière. Ce chapitre qui est le témoignage d’un acteur et d’un témoin engagé explique et précise cette affirmation.
2En avril 1968, le ministre de l’Équipement a commandé une étude RCB de la sécurité routière. Le contexte en a été décrit par Vincent Spenlehauer. L’étude de RCB avait pour objet de recenser les actions publiques visant à réduire les conséquences des accidents de la route, de proposer de nouvelles actions et d’en estimer les effets en termes de coûts et de bénéfices. Je rappellerai d’abord la démarche et les propositions de l’étude. J’analyserai ensuite l’impact de cette étude sur la politique publique de sécurité routière menée depuis un demi-siècle. J’essaierai enfin de répondre à la question suivante : comment cette étude a-t-elle influencé les actions des pouvoirs publics ?
La démarche et les propositions de l’étude
3L’étude pilote de RCB a été menée avec un double souci : analyser un problème complexe en utilisant le savoir des chercheurs de l’ONSER (Office national de la sécurité routière), les études réalisées en France et à l’étranger et en s’appuyant sur une équipe pluridisciplinaire ; enfin, établir un dialogue avec les différentes administrations concernées, tout au long de l’étude.
4Le problème de la sécurité routière est complexe en raison du nombre de facteurs qui interviennent lors d’un accident : état de la route, état du véhicule, état et compétence du conducteur, mais aussi état de la circulation et conditions climatiques. Il est aussi complexe en raison du nombre des acteurs concernés : administrations, constructeurs automobile, exploitants de la route, enseignants de la conduite, assureurs, mais aussi de ceux qui interviennent lors d’un accident : pompiers, policiers, gendarmes, ambulanciers… Si tous se déclaraient bien sûr pour une amélioration de la sécurité, les intérêts et le point de vue des acteurs étaient différents. Il fallait donc comprendre ces points de vue, de celui de l’usager à celui du spécialiste de la sécurité, en passant par celui des élus, des ingénieurs routiers, des gendarmes, des policiers, des constructeurs, des assureurs…
5Pour mener à bien cette analyse, on a réuni une équipe pluridisciplinaire de huit personnes venant du service d’Études économiques du ministère de l’Équipement (SAEI), de la direction de la Prévision du ministère des Finances et de l’ONSER. Cette équipe comprenait des économistes, des ingénieurs des Ponts et chaussées et des Travaux publics, un statisticien, un psychologue, un sociologue, un ingénieur automobile et un médecin psychiatre. L’équipe d’étude a recensé les actions envisageables pour réduire le nombre et la gravité des accidents de la route, analysé les effets prévisibles de ces actions et proposé des critères multiples pour mesurer l’efficacité des actions.
6Quelles étaient les conclusions de cette étude ? Sans action nouvelle des pouvoirs publics, le nombre de victimes des accidents de la route continuerait à croître rapidement, le nombre de morts passant de 14 234 en 1968 à environ 18 700 en 1975. Une politique volontariste de l’État permettrait de faire baisser le nombre de morts à environ 12 800 en 1975. Quelles mesures conduiraient à ce résultat ? Quatre grandes mesures ont été dégagées :
limiter la vitesse sur l’ensemble du réseau routier ;
lutter contre la conduite après consommation d’alcool, en instituant un taux légal d’alcoolémie ;
rendre obligatoire des ceintures de sécurité aux places avant des véhicules neufs ;
prendre des mesures d’accompagnement concernant l’administration, les études et l’information ;
instituer une coordination entre les administrations concernées par la sécurité routière ;
orienter les études vers la préparation des décisions et le contrôle de l’efficacité de leur mise en œuvre ;
mettre en œuvre une politique d’information des usagers sur les actions visant à améliorer la sécurité routière.
Suites données à l’étude
7L’étude a commencé en juillet 1968, ses conclusions ont été remises au ministre de l’Équipement le 22 avril 1969. Le 27 avril, suite au résultat d’un référendum qui le désavouait, le président de Gaulle démissionnait. Après l’élection de Georges Pompidou à la présidence de la République, et la nomination de Jacques Chaban-Delmas comme Premier ministre, nous ne savions pas quelle suite serait donnée à l’étude RCB. Dans son discours de politique générale devant l’Assemblée nationale, le Premier ministre proposait une « nouvelle société » caractérisée par des priorités, l’une d’elles étant la mise en œuvre d’une politique de sécurité routière.
8Le Premier ministre avait nommé auprès de lui un chargé de mission, Jacques Eisenmann, pour suivre ce dossier. Il envisageait de réunir rapidement une « table ronde » chargée de lui proposer une politique efficace pour diminuer le nombre de victimes des accidents de la route. Ayant entendu parler de l’étude RCB, Jacques Eisenmann me propose d’être rapporteur général de la table ronde. L’objectif de la table ronde, présidée par Jacques Baumel, secrétaire d’État auprès du Premier ministre, était d’associer les institutions concernées par une politique de sécurité routière à la préparation des décisions du gouvernement dans ce domaine. Cinq groupes de travail ont mobilisé, du 3 décembre 1969 au 15 mars 1970, près de 200 personnes. Pendant près de 3 mois, spécialistes de la route, parlementaires et représentants d’organismes professionnels ont confronté leurs points de vue et sont arrivés à une quasi-unanimité. Les propositions de la table ronde ont repris l’essentiel de celles de l’étude RCB. L’introduction au rapport général le rappelle : « La table ronde, ayant pour unique souci la défense de l’intérêt général, s’est efforcée de faire des propositions pouvant servir de fondement à une nouvelle politique de sécurité routière. Afin d’éclairer les choix qu’elle propose, la table ronde s’est appuyée sur les techniques de rationalisation des choix budgétaires (RCB). Ainsi a-t-elle cherché à préciser les avantages et les inconvénients des différentes actions possibles pour diminuer le nombre et la gravité des accidents ».
9Lors de la séance de clôture de la table ronde, le 17 mars 1970, le Premier ministre Chaban-Delmas a précisé les mesures décidées par un comité interministériel qu’il présidait le matin même. Voici le relevé de décisions :
répression de l’alcoolémie excessive au volant ;
fichier national des conducteurs et personnalisation des primes d’assurances ;
limitation de vitesse ;
opérations de sécurité en rase campagne ;
opérations de sécurité en ville ;
ceintures de sécurité ;
contrôle technique des véhicules ;
formation des usagers ;
secours aux accidentés.
10Le Premier ministre terminait son allocution en soulignant l’importance de la mise en œuvre et du pilotage de ces actions : « votre travail est considérable, mais le plus difficile est devant nous. Tout cet élan que la table ronde aura suscité pour des mesures qui constituent une politique cohérente de la sécurité, il ne faut pas que nous le laissions s’ensabler dans l’inertie administrative et l’indifférence générale. C’est pourquoi (…) j’assumerai personnellement l’entretien de cet élan. Je demande à Jacques Baumel, assisté des services responsables, de continuer l’œuvre entreprise. Il disposera d’une Mission interministérielle souple et légère, d’animation et de coordination. Il pourra ainsi faire régulièrement le point, lever les obstacles, prévenir les retards… ».
11La Mission interministérielle a été confiée à Jacques Eisenmann. Malgré l’appui sans faille du Premier ministre, la mise en œuvre des décisions a été ralentie par une réticence du président Pompidou qui était en particulier opposé à la limitation de vitesse. La mise en œuvre réelle de la politique annoncée en 1970, n’a été effective qu’avec la nomination de Pierre Messmer comme Premier ministre. Il confirme les décisions de son prédécesseur, transforme la Mission interministérielle en Délégation à la sécurité routière, nomme Christian Gérondeau1 Délégué interministériel à la sécurité routière et institue le Comité interministériel de la sécurité routière (décret du 5 juillet 1972). La politique de sécurité routière va se mettre en marche, avec un succès incontestable. Après une croissance ininterrompue depuis 1945, à partir de 1972, le nombre de victime des accidents de la route a diminué de manière importante, malgré la croissance du nombre de véhicules. Le graphique ci-après montre clairement la rupture de tendance qui correspond à la mise en œuvre d’une politique cohérente de sécurité routière.
Mise en œuvre des préconisations de l’étude RCB
12Au-delà des décisions du début des années 1970, les préconisations de l’étude RCB ont influencé la politique de sécurité routière jusqu’à aujourd’hui. Je propose d’illustrer cette affirmation en examinant les suites données à deux recommandations : orienter les études vers la préparation des décisions et le contrôle de l’efficacité de leur mise en œuvre ; limiter la vitesse sur l’ensemble du réseau routier.
Orienter les études vers la préparation des décisions et le contrôle de l’efficacité de leur mise en œuvre
13Dès 1972, la Délégation à la sécurité routière a associé l’ONSER à ses actions. En 1984, l’ONSER a fusionné avec l’Institut de recherche sur les transports (IRT), le nouvel établissement était l’INRETS. En 1992, avec la création de la direction de la Sécurité et de la Circulation routière (DRCR), les relations entre cette nouvelle direction et l’INRETS sont devenues plus institutionnelles. Les chercheurs ont travaillé moins directement avec les personnels de cette direction. L’Observatoire national interministériel de la sécurité routière (ONISR) a été créé en 1993. Il assure au titre de ses missions statistiques la collecte, la mise en forme, l’interprétation et la diffusion des données statistiques nationales et internationales se rapportant à la sécurité routière. Placé auprès du Délégué interministériel à la sécurité routière, il pilote des études, projets de recherches, et évaluations en sécurité routière.
Le comité des experts du Conseil national de la sécurité routière
14En 1998 puis en 1999, le nombre de morts a été plus élevé qu’en 1997. Un Comité interministériel de la sécurité routière (CISR) du 25 octobre 2000 a décidé la création du Conseil national de la sécurité routière (CNSR) pour « rassembler les principaux acteurs de la sécurité routière, avec leurs compétences et sensibilités respectives, afin qu’ils puissent débattre, échanger et réfléchir pour formuler des propositions concrètes à l’attention du gouvernement en vue d’inverser la courbe de la mortalité routière. Créé par le décret n° 2001‑784 du 28 août 2001, le CNSR a été installé le 26 octobre 2001. Le conseil est assisté par un comité d’experts nommés sur proposition du Délégué interministériel à la sécurité routière. Le comité des experts est saisi par le Président du CNSR ou par le Délégué interministériel à la sécurité routière, pour éclairer les travaux et recommandations du CNSR sur un fondement scientifique et technique. On peut estimer qu’aujourd’hui, avec l’ONISR, le comité des experts du CNSR et les ressources du CEREMA et de l’IFFSTAR, le gouvernement dispose de moyens théoriques importants pour éclairer ses décisions et en évaluer les conséquences.
L’instance d’évaluation de la politique de sécurité routière
15Le CISR du 25 octobre 2000 a également décidé de mettre en place une instance d’évaluation de la politique de sécurité routière. Cette instance a été créée en avril 2001. Elle devait réaliser en deux ans une évaluation centrée le système de contrôle-sanction qui semblait défaillant. Composée de 18 membres, chercheurs, responsables des ministères concernés, elle a auditionné de nombreuses personnalités et piloté une enquête portant sur un échantillon de 5 000 infractions relevées. L’évaluation a montré que, tel qu’il fonctionnait, le système de contrôle-sanction n’était pas adapté à l’infractionnisme de masse qui caractérisait les conducteurs français. L’instance a donc recommandé la mise en place d’un système de Contrôle Sanction Automatisé (CSA). Le 14 juillet 2002, le président Chirac annonce que la sécurité routière sera une priorité de son quinquennat. En décembre 2002, un comité interministériel décide la mise en place du CSA. Les résultats sont spectaculaires : le nombre de morts est divisé par plus de deux en 10 ans, passant de 7 720 en 2002 à 3 653 en 2012. Les évaluations ont estimé que 70 % environ de cette baisse était due au CSA.
Limiter la vitesse sur l’ensemble du réseau routier
16En 1973, un décret du 28 juin limite à 110 km/h la vitesse sur 13 500 km de route à grande circulation et à 100 km/h sur les autres routes. Un autre décret, du 3 décembre, limite la vitesse à 120 km/h sur autoroutes et à 90 km/h sur routes, pour réduire la consommation de carburant suite à la crise du pétrole. En 1974, un décret du 8 novembre fixe les limites à 90 km/h sur routes, 110 km/h sur les voies express et à 130 km/h sur autoroutes. Depuis 2013, le nombre de morts a recommencé à croître, passant de 3 248 en 2013 à 3 477 en 2016. Dès 2013, le Comité des experts avait présenté au CNSR un rapport préconisant de réduire la vitesse autorisée de 90 à 80 km/h sur les routes bidirectionnelles. Cette mesure permettrait de sauver 350 à 400 vies par an. Cette proposition n’a pas été retenue à l’époque. Il aura fallu près de 5 ans pour que la décision soit prise par le Premier ministre Édouard Philippe. Depuis le 1er juillet 2018, la vitesse limite est fixée à 80 km/h sur les routes, et reste à 90 km/h sur celles dotées d’un séparateur de voies2. Les résultats de cette décision seront évalués dans deux ans. Faire respecter les vitesses limites par les usagers est difficile. Les radars fixes ont été très efficaces au début de leur mise en place. Aujourd’hui, de nombreux conducteurs disposent d’avertisseurs de radars. Le gouvernement n’a pas osé les interdire, comme l’ont fait d’autres pays. On peut espérer que l’administration sera capable de mettre en place un système efficace de contrôle par des voitures-radars banalisées qui ne peuvent être détectées par les avertisseurs de radars. Sinon, on peut craindre que l’objectif ne soit pas atteint.
Conclusion
17Cinquante ans après le lancement de l’étude RCB, on constate que les outils de prévision et d’évaluation existent dans le domaine de la sécurité routière. Mais ils sont utilisés dans un univers conflictuel où réduire le nombre de morts suppose des contraintes imposées aux amateurs de vitesse, aux consommateurs de boissons alcoolisées… En 1970, il fallait un courage certain à Jacques Chaban-Delmas, maire de Bordeaux, pour proposer la loi fixant des limites au taux d’alcoolémie des conducteurs. En 2002, il fallait une détermination sans faille à Jacques Chirac pour imposer le CSA par radars. En 2018, le Premier ministre Édouard Philippe a fait preuve d’audace en imposant l’abaissement de 90 à 80 km/h de la vitesse limite sur les routes sans séparateur central. Il est intéressant de noter que ces trois décisions ont été prises après une période d’augmentation de l’insécurité routière. Les outils d’éclairage consécutifs à l’étude RCB ont fourni aux décideurs des arguments permettant de défendre l’intérêt général contre des intérêts particuliers et souvent contre une partie de l’opinion publique. En revanche, le CNSR s’est avéré une fausse bonne idée. Cette instance pléthorique et coûteuse est, par sa composition, dominée par un souci de n’imposer aucune contrainte aux conducteurs de voitures ou de motos, aux constructeurs ou aux assureurs. Il conduit donc souvent à freiner les mesures efficaces pour améliorer la sécurité des usagers de la route.
Notes de bas de page
1 Christian Gérondeau, né en 1938, X‑Ponts (P 1957).
2 NDLR. Dès sa mise en place, cette baisse à 80 km/h a fait face à une opposition forte. Des mouvements opposés à cette limite (40 millions d’automobilistes) ont été suivis de contestations plus générales (les « gilets jaunes »). La loi d’orientation des mobilités du 24 décembre 2019 autorise les communes et départements qui le souhaitent à rétablir la vitesse maximum autorisée à 90 km/h sur les routes de leur responsabilité.
Auteur
Né en 1938, ancien élève de l’École polytechnique (P 1957), X‑Ponts, Michel Ternier est l’auteur de « L’étude pilote de préparation rationnelle des décisions concernant les accidents de la route », Rapport au ministre, Paris, ministère de l’Équipement, 1969. Il a été secrétaire de la Commission interministérielle de la RCB en 1970, sous-directeur des études sectorielles à la direction de la Prévision, chef du service des Affaires internationales (SAEI) au ministère de l’Équipement, puis membre du Conseil national de la sécurité routière. Il a publié « L’étude pilote sur la sécurité routière », RCB. Bulletin interministériel pour la rationalisation des choix budgétaires, n° 1, septembre 1970, p. 33‑45 ; Initiation au calcul économique et à son utilisation pour le choix des investissements, Paris, ministère de la Coopération, 1974 ; « Moderniser, oui, mais avec les hommes », Politiques et management public, vol. 8, n° 2, 1990, p. 115‑131 ; et avec Éric Phelipeau, Philippe Malibert et Christian Vilmart, « La politique de sécurité routière : les systèmes locaux de contrôle », Conseil national de l’évaluation, Commissariat général du Plan, Paris, la Documentation française, 2003.
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