1Dès sa préparation à partir de 1967 et son lancement en janvier 1968, la rationalisation des choix budgétaires (RCB) fait l’objet de réflexions avancées de la part de ses promoteurs qui portent sur les conditions de son développement et de son succès. Encore balbutiante dans sa présentation théorique initiale et structurée par un ensemble de dispositifs et d’instruments micro-économiques et gestionnaires dont la cohérence reste à construire, la mise en œuvre de la RCB soulève d’entrée de jeu des problèmes de formation des agents du ministère de l’Économie et des Finances et des ministères sectoriels appelés à en mobiliser les principes et les techniques. La RCB impose en effet un langage technique nouveau que peu d’acteurs maîtrisent, qui n’est ni connu ni harmonisé, et qui pose deux problèmes d’action collective. D’un côté, la réforme engage des coûts d’investissement et d’apprentissage liés à la mise en place d’une communauté de spécialistes au sein du ministère de l’Économie et des Finances mais aussi dans chaque ministère. Il s’agit de former des hauts fonctionnaires experts capables de développer couramment, dans leur organisation, les méthodes et techniques de la RCB et des utiliser. D’un autre côté, la RCB génère des coûts, tout aussi élevés, de diffusion d’une « langue commune » « rcbiste » minimale afin de sensibiliser le plus grand nombre possible d’agents publics susceptibles de faire usage, de relayer ou d’être affectés par les techniques de la RCB. L’enjeu devient la diffusion des savoirs et des instruments à un large public afin de créer des effets d’entraînement et d’adhésion, indispensables à la mise en œuvre.

2L’enjeu de formation est au cœur de la résolution de ces deux dilemmes. Il faut former, pour réformer, dans un temps court et à grande échelle, des cadres de la fonction publique afin d’en faire, pour une minorité d’entre eux, des spécialistes pratiquants de la RCB au sein de leur ministère et, pour une majorité, des croyants prêts à favoriser la diffusion de la réforme. La mise en œuvre de la RCB requiert des interactions d’apprentissage pointues pour faire acquérir à certains la maitrise des techniques du calcul économique et des budgets de programme. Mais elle suppose aussi des dispositifs de socialisation plus généraux afin de sensibiliser les administrations et leurs agents à la réflexion sur les coûts, sur les objectifs du service et sur les moyens. Il s’agit d’éduquer les esprits aux connaissances nouvelles, de diffuser un esprit gestionnaire et de façonner la croyance en leur efficacité. Ce faisant, les élites réformatrices du ministère de l’Économie et des Finances espèrent rendre les ministères réceptifs à leurs exigences et obtenir leur confiance. Par la formation, il faut agir sur les mentalités.

3De ce point de vue, la RCB est une réforme administrative historiquement importante¹ parce qu’elle est peut-être la première qui prend au sérieux cet impératif de formation et repose sur le développement massif de stages, prenant la forme de séminaires ou de conférences, destinés à donner consistance à la réforme et à faire acquérir aux agents les connaissances opérationnelles nécessaires à sa réussite. Cette opération de formation de grande envergure révèle les difficultés d’action des réformateurs. La coalition motrice de cette réforme, la direction de la Prévision et la direction du Budget, est dépendante des ministères sectoriels et de leur engagement dans le processus de réforme : elle dépend des informations opérationnelles et administratives nécessaires à la mise en place des instruments RCB, des capacités d’expertise qu’ils peuvent ou non rassembler et de leur investissement dans la dynamique de réforme. Sous cet angle, l’étude de la RCB offre l’opportunité de mettre en évidence la double acception de la formation, apprentissage et constitution, que nous empruntons à Olivier Quéré² et qui opère de manière centrale dans sa mise en œuvre. D’un côté, la formation renvoie à des processus d’apprentissage et de diffusion des nouvelles techniques au cœur de la réforme. D’un autre côté, en explicitant et en formalisant ses méthodes pour les enseigner, l’activité de formation devient aussi constituante de la réforme elle-même. Elle lui donne constitution en décrivant ses instruments dans des supports à diffuser, en théorisant ses formes et en les rationalisant pour les rendre appropriables. La formation fait la réforme, lui donne chair et consistance. Dit autrement, la RCB soulève des enjeux typiques de « formation à la réforme » qui sont autant d’enjeux de « formation de la réforme ». Ils se sont posés, à une moindre échelle, dans le mouvement Organisation et Méthode à la fin des années 1950³ et se poseront pour d’autres réformes administratives ultérieures à forte composante gestionnaire, que l’on songe au Renouveau du Service Public de Michel Rocard en 1989⁴ ou à la loi organique relative aux Lois de finances (LOLF) à partir de 2001. Mais la RCB constitue aussi, assurément, un marqueur historique important par le très fort investissement dans la formation de agents publics dont elle acte en quelque sorte la nécessité. Cet engagement intervient dans une conjoncture favorable avec la loi du 16 juillet 1971 portant organisation de la formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente et dont le titre VII fixe les principes généraux de la formation professionnelle des agents de l’État.

4Ce chapitre propose d’étudier cet effort inédit de formation au cœur de la mise en œuvre de la RCB en examinant ses enjeux, ses contenus, ses difficultés et controverses et ses ressorts institutionnels. Si la formation des agents publics, en lien avec le souci de réformer l’administration, a fait l’objet d’enquêtes centrées sur les écoles de fonctionnaires⁵ ou sur certains organes dédiés à la formation continue⁶, elle a plus rarement fait l’objet d’analyses des dynamiques de formation générées par des réformes administratives⁷. Reposant sur l’exploitation des archives consacrées à la formation dans le cadre RCB au Centre des archives économiques et financières, ce chapitre défend la thèse que l’exploration des enjeux de formation au cœur de la RCB constitue un excellent point d’observation et un révélateur des rapports de force et des difficultés au cœur de la mise en œuvre de la réforme. Les problèmes soulevés par le plan massif de formation et les difficultés rencontrées par les réformateurs à les résoudre expliquent en partie les difficultés de la RCB elle-même et son relatif échec mais mettent surtout en évidence ce qui s’y joue. Pour explorer ces enjeux, nous étudierons la manière dont le développement de la RCB a rapidement conduit à diagnostiquer un « problème de formation ». Nous examinerons ensuite le fort investissement des réformateurs dans la mise en place de stages de formation destinés à socialiser les agents aux nouvelles méthodes et au nouvel esprit. Nous étudierons alors particulièrement la manière dont les contenus des stages construisent la réforme en mettant l’accent sur la construction d’une doctrine globale puis en insistant sur la concurrence, dans la formation, entre les trois types d’instruments dominants qui y sont enseignés. Nous verrons, enfin, comment les obstacles rencontrés dans le déploiement de la formation conduisent à une extension sans fin de son périmètre et à une généralisation de ses contenus, assimilables à une fuite en avant dont la réforme RCB ne sortira pas indemne.

Esprit es-tu là ? L’identification précoce du manque de spécialistes aguerris aux nouvelles techniques micro‑économiques

5Dès 1968, après que deux voyages ont été organisés aux États-Unis pour découvrir le Planning, Programing and Budgeting System (PPBS) par la direction de la Prévision et la direction du Budget, la question du développement des savoirs et des technologies nécessaires au programme de RCB est posée. Aux États-Unis, en octobre 1967, les hauts fonctionnaires en visite lors du deuxième voyage d’étude, en partie financé par le cabinet de conseil McKinsey ‒ deux membres de la direction de la Prévision (Gérard Eldin⁸ et Jacques Raiman⁹), deux membres de la direction du Budget (Pierre Cortesse¹⁰ et Guy Vidal¹¹) et un membre du cabinet de Michel Debré (Pierre Suard)¹² ‒ ont pu observer le rôle central joué par la Rand Corporation dans l’élaboration du PPBS puisque c’est elle qui élabore la plupart des savoirs diffusés ensuite par l’Office of Budget. La différence avec les États-Unis est patente : la configuration américaine a permis de mobiliser un grand nombre d’études déjà réalisées conduites par des sociétés d’études disposant de capacités d’expertises fortes¹³. Par contraste, les rapports tirés de ces séjours constatent la pénurie française de spécialistes des savoirs embarqués dans la RCB. L’administration française ne dispose pas d’une société d’expertise privée susceptible d’élaborer le cadre doctrinal nécessaire à la réforme et de développer ses techniques. Le rapport préconise la création d’une instance d’expertise indépendante, sous le format d’un établissement public comparable à un institut de recherche opérationnelle comme la Rand Corporation. Sans équivalent en France, la création d’une telle structure autonome serait prompte à diffuser les savoirs rcbistes sans rencontrer les contraintes d’un acteur purement étatique. Cette idée n’est pas retenue comme le rappelle Guy Vidal : « Dans ce rapport¹⁴, il y avait une suggestion qui était de créer une entreprise, une société d’études à capitaux publics ou un établissement public, je ne me souviens plus de la formule juridique que nous avions suggérée, pour réfléchir à la mise en place de ce problème de façon à pouvoir faire des études à la demande. Car quand on parle de RCB, on avait comme idée à la fois d’améliorer des méthodes de préparation du budget en France mais aussi de faire des analyses plus ponctuelles sur un sujet déterminé. Tout ceci a été repris lors d’une réunion du gouvernement qui s’est tenue à Amboise en mars 1968 à laquelle assistaient Pierre Suard qui était au cabinet de Michel Debré et Renaud de La Genière¹⁵ et qui a repris nos conclusions sauf la création d’une entité autonome »¹⁶.

6Pour autant, l’enjeu de préparation des esprits tant administratifs que politiques est jugé essentiel au succès ou à l’échec de la RCB et fait l’objet d’une réflexion avancée. Pour les auteurs du rapport sur le PPBS nord-américain après le voyage d’étude, membres des directions de la Prévision et du Budget, « il s’agit d’un état d’esprit à répandre ; l’action psychologique consiste à amener les agents à s’interroger sur leurs fonctions et à développer le goût des responsabilités, préalable à une plus grande autonomie de gestion »¹⁷. Les notes rédigées par Philippe d’Iribarne¹⁸, plus centrées sur les savoirs micro-économiques, donnent une indication claire du souci de former les esprits aux nouveaux savoirs importés dans la RCB. Plusieurs solutions sont imaginées comme l’envoi de nombreuses missions aux États-Unis destinées aux futurs rcbistes. Mais le rapport privilégie l’établissement d’un programme de « recyclage » des fonctionnaires aux méthodes modernes de préparation de décisions sous la forme de « stages » et de journées d’études de longue durée : il s’agit rien moins que de re-former et réformer les mentalités des fonctionnaires pour les socialiser aux nouveaux instruments. Dans une note de 12 pages très argumentée rédigée pour le compte de la troisième sous-direction des études micro-économiques de la direction de la Prévision¹⁹, d’Iribarne insiste sur la haute technicité des techniques générales employées dans les méthodes modernes de préparation des décisions (calcul économique, statistiques, informatique, sociologie), et sur la plus grande sophistication encore de celles utilisées dans les secteurs spécifiques (trafic routier, hydraulique agricole). La formation des membres des équipes de préparation des décisions, d’études et de recherche devant utiliser ses méthodes est jugée essentielle et exige de « mettre en place très rapidement un système de formation permettant à l’Administration le recrutement d’éléments tout formés » afin d’« avoir une période transitoire aussi brève que possible ». Le plan de formation évoqué est ambitieux et de grande envergure. Avec l’exemple américain en tête, d’Iribarne suggère de recruter plusieurs milliers de spécialistes d’un niveau au moins égal à celui de la licence (p. 2).

7En requérant, à grande échelle, le déploiement d’instruments et de savoirs dans tous les ministères, ce que d’Iribarne appelle « l’opération RCB » réactive le débat autour de la formation des (hauts) fonctionnaires : comme toute réforme structurante et « moderne », elle entame un réexamen des savoirs légitimes, dévalorise certains savoirs et certaines formations jugés classiques et invite à re-hiérarchiser les compétences disponibles dans l’État, donc à repositionner les corps à l’aune de leur capacité à constituer, ou non, des relais efficaces. Les corps à formation scientifique (Mines, Ponts, administrateurs INSEE), déjà formés aux techniques modernes de préparation des décisions, sont jugées les relais les plus fiables tout comme certaines écoles telles l’ENSAE ou le CEPE (Centre d’études des programmes économiques). Pour l’X‑Mines qu’est d’Iribarne, les fonctionnaires issus de l’ENA, en revanche, sont peu moteurs, les enseignements de l’Institut d’études politiques de Paris étant « aux antipodes d’un enseignement à caractère scientifique par la démarche d’esprit et l’attitude devant les problèmes qui y sont enseignés ». Toutefois, l’importance des forces à rassembler rend les canaux habituels des corps insuffisants. Si le rapport d’Iribarne suggère de recruter des contractuels comme l’a fait le SAEI (service des Affaires économiques et internationales) du ministère de l’Équipement, il souligne également que les économistes formés dans les facultés de sciences économiques en France ignorent généralement les techniques d’optimisation et de calcul économique, pourtant déjà utilisées mais dans les administrations ou les établissements publics (Charbonnages, EDF, etc.). Le moteur de la réforme, le développement de formation aux nouvelles techniques micro-économiques ou à l’analyse de systèmes, appelle à mobiliser un nombre important de spécialistes. P. d’Iribarne invite même à créer ou à développer un doctorat de troisième cycle de calcul économique dans les facultés de droit ou des sciences. Le problème est clairement posé : « dans la plupart des administrations, il ne sera pas possible avant quelques années d’encadrer les services d’études avec de bons spécialistes formés au sein des services d’études appartenant à l’administration elle-même et il n’est pas probablement pas souhaitable du point de vue de l’efficacité de faire assurer exclusivement cet encadrement par des spécialistes venus d’ailleurs » (p. 7).

8La formation des hauts fonctionnaires et futurs responsables est l’objet de réflexions spécifiques qui témoignent des ambitions et des espoirs placés dans la RCB. Elle doit conduire à transformer, sur le long terme, les méthodes de formation des jeunes fonctionnaires. Pour d’Iribarne, il faut faire passer les futurs cadres dirigeants destinés à occuper des postes de responsabilité dans les services d’études et de recherche formant aux techniques de préparation aux décisions. Toutefois, dès lors que « les missions aux USA ne sont pas suffisantes », il est indispensable « d’organiser en France un moyen de recyclage systématique » (p. 9). Les ambitions sont vastes : « il semble que progressivement la quasi-totalité des fonctionnaires exerçants ou susceptibles d’exercer des fonctions d’autorité dans les domaines où les opérations RCB s’appliqueront devraient participer à de tels séminaires de 3 semaines à un mois » (p. 10).

9La note de d’Iribarne explicite un problème auquel est vite confronté le tandem direction de la Prévision - direction du Budget : la pénurie des spécialistes français dans les savoirs de la RCB et des cadres relais²⁰. Le directeur du Budget, Renaud de La Genière, l’explicite clairement en 1969 : « Tout d’abord nous avons une pénurie grave qui domine le rythme d’implantation de la RCB dans l’administration française. C’est une pénurie de personnel formé à l’analyse. Faire des analyses n’est pas mystérieux si on a appris à le faire. C’est une technique et il faut l’avoir apprise et pratiquée. En France, notre tradition intellectuelle et administrative n’est pas dans le sens que dans le domaine administratif et politique la technique prévaut contre les idées générales. C’est pourtant parce que la technique doit aider à l’élaboration et à la critique des idées générales que l’administration doit se mettre en état de pratiquer la RCB. Nous manquons donc de spécialistes, et il nous faut avant tout desserrer ce goulot d’étranglement. »²¹. Dans une courte note d’observations du stage RCB d’Artigny des 7‑9 février 1968 (voir plus bas), Dominique de La Martinière²², alors directeur général des Impôts et participant au stage, insiste sur la nouveauté du langage qu’impose la réforme et sur le caractère inédit de l’entreprise : « nous ne devons pas nous dissimuler qu’en introduisant un nouveau langage et une nouvelle logique dans la vie administrative, nous nous engageons dans une véritable aventure. Ceci est particulièrement vrai en France où, compte tenu du niveau généralement bas des techniques de gestion, tant dans le domaine de l’administration que dans celui des entreprises, ceux qui exploiteront les premiers les techniques de la RCB seront des pionniers »²³.

10Dans ce contexte, la formation ou recyclage apparaît comme une nécessité et la question de l’apprentissage de cette langue se pose avec acuité. Renaud de La Genière précise : « Il faut jouer sur tous les tableaux : sur les fonctionnaires qui sont déjà entrés dans l’administration, en les recyclant ; agir sur les jeunes gens qui se destinent à y entrer par la rénovation de l’enseignement dans les écoles de fonctionnaires au premier rang desquelles figure l’École nationale d’Administration ; utiliser les spécialistes du secteur privé. Quoi qu’il en soit, cette pénurie étant ce qu’elle est, pendant au moins un grand nombre de mois pour ne pas dire plus, nous devons avoir dans le rythme d’implantation de la RCB dans l’administration de la modestie et des priorités »²⁴. Deux éléments essentiels du « design » de la conduite de la réforme vont cependant émerger. D’une part, les stages apparaissent comme le dispositif adapté pour la formation en masse des agents publics. D’autre part, le principe d’une décentralisation des démarches de formation par et dans les ministères est le choix réalisé par les directions réformatrices. Dans les souvenirs de Pierre Cortesse, les choses sont claires : « Nous sentons bien qu’à l’intérieur du ministère de l’Économie, nous n’avons pas les moyens de développer ces instruments et que de toute façon un des principes de la RCB c’est qu’on ne doit entreprendre des actions qu’avec le plein accord des exécutants. Donc il n’est pas question de développer des compétences excessives ou superflues au ministère de l’Économie : ce qu’il faut c’est s’assurer que dans les ministères on peut mettre en place des cellules qui vont utiliser ou créer des instruments qui seront nécessaires dans chaque ministère pour appliquer la RCB. C’est ça l’idée »²⁵.

Tous en stage ! La formation des agents publics, instrument de développement de la rationalisation des choix budgétaires

11Dès 1968, les deux directions motrices de la RCB, mais plus spécifiquement la direction de la Prévision, mesurent l’ampleur de la tâche à accomplir pour sensibiliser le milieu administratif au nouvel état d’esprit économique et gestionnaire qu’implique l’opération de rationalisation des choix budgétaires. Il s’agit, d’une part, de former des cadres spécialistes capables d’en développer les principes et les instruments pour mener à bien les études pilotes (le calcul économique) et les budgets de programme (le contrôle de gestion) et, d’autre part, de sensibiliser plus largement les agents à ces méthodes afin de les convertir au nouvel esprit de la réforme. Un dispositif de « stages » est ainsi inventé correspondant en réalité à des séminaires de formation de une à trois journées destinés à enseigner les techniques de la RCB ou son esprit général. Le nombre de stages de sensibilisation à la RCB organisés est considérable de 1968 à 1971, enrôlant un grand nombre d’agents de niveaux hiérarchiques variés. La mise en place de ce vaste dispositif est l’objet d’une intense activité qui témoigne à la fois de l’ambition du projet, d’une réflexion stratégique élaborée sur le choix des agents à former mais aussi d’une construction itérative, la traduction et l’adaptation des savoirs et des techniques du PPBS n’allant pas de soi dans le contexte français. Nous examinerons successivement la construction d’une vaste offre de stages à la RCB et ses enjeux, notamment la hiérarchisation des publics en fonction des stratégies d’enrôlement, puis les relations que ce plan de formation engage entre la coalition réformatrice (directions de la Prévision et du Budget) et les ministères sectoriels.

Former des experts, fabriquer des relais fiables, convertir les esprits : pyramide des stages et sélection des « recyclés »

12La mise en place des stages de formation à la RCB entre 1969 et 1970 constitue une étape primordiale pour donner chair et existence à la rationalisation des choix budgétaires. La direction de la Prévision est particulièrement au cœur de cette activité mais la direction du Budget y participe tout comme la direction du Personnel et des services généraux du ministère de l’Économie et des Finances. De manière générale, les stages sont l’objet d’une grande attention aussi bien sur leurs contenus que sur les publics qu’il s’agit d’y enrôler. Il est frappant de trouver assez systématiquement dans les archives des notes rédigées par des observateurs ou des participants proposant une évaluation du stage. Il s’agit de donner corps à la RCB et de choisir ceux qui devront apprendre la nouvelle langue. Les premiers stages organisés ‒ Pont-à-Mousson du 19 août au 6 septembre 1968 suivi de Marly-le-Roi du 4 au 15 septembre 1968 ‒ font l’objet d’une intense préparation. Leur durée (entre 2 et 3 semaines !) en fait des prototypes originaux qui reflètent parfaitement les enjeux. Le programme du stage à Pont-Mousson est ainsi établi par une commission de préparation (réunion du 27 juin 1968) qui rassemble un universitaire professeur de sciences économiques à l’université de Nancy au rôle pilote (Jacques Houssiaux²⁶), des membres de la direction de la Prévision (Bernard Vignier, Patrick Bréaud, Jean-Jacques Carré, Hubert Lévy-Lambert et Jacques Raiman), un membre de la direction du Budget (Guy Vidal), un membre de la SEMA (J. Fayette), un membre de l’Institut d’administration des entreprises (M. Sales) et un représentant d’HEC (Guillaume Lévy). Les deux stages interministériels de Pont-à-Mousson et de Marly-le-Roi sont destinés à former des hauts fonctionnaires de différents ministères. L’important courrier échangé pour leur sélection en témoigne, notamment entre Pierre Cortesse de la direction de la Prévision (devenu directeur du cabinet du secrétaire d’État à l’Économie et aux Finances Robert Boulin) et Philippe Huet²⁷ (nommé responsable de la mission RCB du ministère de l’Économie et des Finances en mai 1968)²⁸. Le choix de la trentaine de hauts fonctionnaires appelés à participer aux stages de Pont-à-Mousson ou de Marly-le-Roi fait l’objet d’intenses discussions : la mesure de leur « utilité » dans le futur dispositif, leurs appartenances en termes de directions, les propriétés de leurs trajectoires (ENA, X, inspections, etc.). Un document de mars 1969 sur les stages de sensibilisation s’interroge également sur les profils des participants des stages RCB²⁹ en en distinguant trois. Les premiers sont les analystes, les experts : il faut « sensibiliser de futurs analystes » donc former des agents destinés à participer aux études RCB à Paris ou en province. Ce premier groupe appelle un vivier différent des autres : « il nous semblerait nécessaire d’avoir une proportion plus importante d’ingénieurs et d’économistes ». Le deuxième groupe est celui des relais ministériels : les stages sont ici la première étape d’un processus de moyen terme et « visent en effet non seulement à lancer et faire passer une idée mais aussi à montrer aux fonctionnaires-stagiaires qu’il est possible d’appliquer rapidement dans le secteur où ils travaillent un ensemble de méthodes destinées à améliorer la préparation des décisions »³⁰. Ces deux groupes de fonctionnaires sont stratégiques : « Il va de soi que l’on ne peut réformer l’administration sans ses administrateurs, et ses administrateurs responsables. Le choix des candidats devrait donc être fait parmi ceux qui ont de fait des responsabilités de gestion ou ceux qui sont appelés à devenir des analystes et non parmi ceux qui « ont du temps ».³¹ Pour autant, un troisième public plus diversifié est identifié pour diffuser l’esprit de la réforme dans l’administration et peser, par imprégnation, sur les agents publics : « Mais si un des rôles du stage est d’introduire le changement dans l’administration, il est nécessaire qu’une place plus importante soit faite aux non fonctionnaires (étudiants ou cadres d’entreprises). Ils ne sont pas soumis à la pesanteur administrative ce qui leur donne un esprit critique et leur permet d’aborder le problème sous un autre angle ».

13L’impératif de formation et le recours aux « stages » constituent donc le dispositif opérationnel incontournable de la RCB. Les stages constituent une innovation pédagogique forte dans le contexte français. La formation y est organisée « hors les murs » dans le cadre de « séminaire résidentiel ». Les enseignements aux méthodes de la RCB y sont également originaux, notamment parce qu’ils valorisent l’étude de cas, un mode de formation utilisé dans les universités américaines, que la FNEGE (Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises)³² acclimatera en France, notamment pour les écoles de commerce, de gestion et de management. La période 1968-1969 constitue donc une période de rodage mais surtout d’invention et d’expérimentation en matière de formation des agents à la RCB et de recyclage à ses techniques RCB. De ce point de vue, la RCB participe du renouvellement et de l’essor de la formation continue. La fonction de formation professionnelle était jusque-là assurée par le Centre des hautes études administratives (CHEA), dans les années 1950, puis par le Centre de formation professionnelle et de perfectionnement (CFFP) du ministère de l’Économie et des Finances dans le cadre de la préparation des fonctionnaires aux concours administratifs internes mais objet de critiques. Le lancement de la RCB en fait un enjeu saillant et met le doigt sur le déficit de capacités de formation dans la fonction publique. La loi du 16 juillet 1971 sur la formation professionnelle et continue proposera une réponse organisée à ce que la RCB révèle dès 1968 : l’immense besoin en formation des salariés, qu’ils soient de statut public ou privé.

14Dans le cadre de la RCB, cinq formats de stages sont créés et mis en place, liés à des publics différents. Le format initial est le stage interministériel destiné à des hauts fonctionnaires d’administrations centrales et locales appartenant à différents ministères et à des hauts fonctionnaires assimilés. C’est un stage d’information générale sur la RCB et ses techniques dont l’organisation est pilotée par la direction de la Prévision. Le stage RCB de Pont-à-Mousson (fin août 1968) et les deux stages de Marly-le-Roi (novembre 1968, janvier 1969) en sont la parfaite illustration. L’originalité du format est de mêler les publics : aux hauts fonctionnaires s’ajoutent des étudiants économistes et ingénieurs. À Pont-à-Mousson, le stage forme 36 hauts fonctionnaires de différents ministères dont 15 du ministère des Finances (quatre de l’inspection générale des Finances, quatre de la direction du Budget et une seule personne de la direction de la Prévision), deux représentants d’entreprises publiques (EDF et Air France), un représentant de la Commission de la CEE mais aussi 26 étudiants dont trois licenciés es économiques de l’université de Lyon, neuf licenciés es économiques de l’université de Nancy, cinq ingénieurs diplômés de l’école des Mines, quatre licenciés es économiques de l’université de Paris, trois licenciés es économiques de l’université de Poitiers et deux anciens élèves de l’École polytechnique.

15Ce premier format est décliné, deuxièmement, en un mode plus élitiste à destination des directeurs d’administrations centrales. Les stages d’Artigny (7‑9 février 1969) puis de Royaumont (20‑22 novembre 1969 avec une ouverture de Valéry Giscard d’Estaing) sont construits pour les directeurs d’administrations centrales. Aux côtés de Marcel Boiteux, directeur général d’EDF et spécialiste de la tarification, siègent pour la première fois les représentants d’un cabinet de conseil en organisation privé et étranger : le cabinet américain Mc Kinsey. Dans la même lignée est organisé le stage RCB des sous-directeurs du ministère de l’Économie et des Finances à Jouy-en-Josas en octobre 1970. Figure parmi les formateurs Octave Gelinier, directeur général adjoint de la CEGOS, l’un des premiers grands cabinets de conseil en organisation, qui intervient sur « les points clés du management ». L’objectif de ces formats interministériels est d’inciter les ministères sectoriels à entrer dans la dynamique de réforme. Sont diffusées des études de cas (le plus souvent américaines), des présentations techniques sur les instruments (analyse de systèmes, analyse coût-efficacité, méthode d’actualisation) mais aussi des informations générales visant à sensibiliser sur le PPBS ou sur les principes généraux de la rationalisation et des formations au management.

16Un peu plus tard, un troisième format de stages apparaît, plus spécialisé, destiné à former aux méthodes proprement dites de la RCB. Le stage interministériel « Méthodes » de Vaucresson (4‑6 mai 1970) retient trois thèmes plus spécifiques : les études RCB et leur insertion administrative (Industrie, Finances, Défense nationale, Équipement et Logement) ; les méthodes d’évaluation (Santé, Intérieur, Prévision) ; les processus budgétaires qui introduisent les enjeux d’amélioration de la gestion des services administratifs ; les « méthodes modernes de gestion » (Équipement et Logement, Défense nationale, Postes et télécoms, direction du Budget et Comptabilité publique). L’objectif est de disposer de spécialistes formés susceptibles d’intégrer, dès que possible, les équipes RCB en cours de constitution dans les ministères. Dans ce but, le stage interministériel du 2 mars au 29 mai 1970 organisé à l’Institut de Recherche économique et de la Planification de Grenoble vise « tous les cadres A administrateurs civils ou assimilés, désireux de se former aux méthodes modernes de préparation et d’exécution des décisions de l’administration et de s’intégrer dans les équipes ministérielles ou interministérielles chargées d’études pilotes ou d’opérations d’ensemble » (lettre du Bureau P4, recrutement de la DPSG, 21 janvier 1970). Le séminaire est intensif (trois mois) et cible particulièrement les cadres A qui n’ont pas une formation mathématique poussée mais qui doivent pourtant être rapidement initiés aux techniques de la RCB pour intégrer ses équipes.

17Un quatrième format est imaginé pour des publics plus larges et plus diversifiés d’agents publics, moins directement appelés à mettre en œuvre des instruments RCB. Il s’agit alors moins de former à des méthodes que de sensibiliser à la réforme et aux idées modernes de gestion. Il faut convaincre. Tirant les conclusions du premier stage de Pont-à-Mousson d’août 1968, le dossier stage de Marly-le-Roi des 4‑15 novembre 1968, le formule très bien : « L’objectif à atteindre dans ce sens est de donner aux agents la conviction que “c’est leur affaire” à tous et que la RCB n’est pas réservée à une minorité choisie destinée aux plus hauts postes »³³. Dans cette perspective de large diffusion, il s’agit de s’appuyer sur des organismes multiples qui pourront également former à la RCB. Le plan de formation est ainsi confié au Centre de formation professionnelle et de perfectionnement de la direction du Personnel et des services du ministère des Finances avec l’appui de la division « méthodes et diffusion » de la sous-direction RCB de la direction de la Prévision. Le CFFP met au point un cycle de Conférences RCB dès avril 1969. Des stages à vocation plus générale sont également organisés régulièrement (24 novembre-5 décembre 1969, 2‑11 mars 1970, 20 avril-29 avril 1970, 7‑9 décembre 1970) pour des groupes d’agents spécifiques (Finances, SAEI, etc.). La direction de la Prévision veut aussi favoriser les initiatives en dehors de l’État, par exemple l’institution de cours portant sur la RCB dans certaines universités ou dans le cadre du CEPE (Centre d’études des programmes économiques). L’Institut techniques des administrations publiques (ITAP), organisme hybride public et privé de formation continue³⁴, organise en avril 1969 puis en juin 1970 des sessions d’informations et d’échange d’expériences sur les méthodes de planification, de programmation et de budgétisation.

18De 1968 à 1971 se déploie donc un vaste dispositif de formation aux méthodes de la RCB et à son esprit. Outre les stages et les cycles de conférence est créé, en juin 1970, un bulletin interministériel RCB également destiné à diffuser la bonne parole rcbiste et à favoriser l’élaboration d’un langage commun. Il présente chaque trimestre l’avancée des réalisations ainsi que le récit des expériences développées et des comptes rendus d’ouvrages, donnant une bonne illustration des orientations voulues par ceux qui cherchent à constituer la petite communauté rcbiste.

Déployer la formation pour convaincre : d’initiatives centralisées à un dispositif décentralisé

19Pour lancer l’opération de formation des personnels et l’apprentissage des instruments, les acteurs porteurs de la réforme et notamment la direction de la Prévision prennent donc l’initiative de la fabrication de cette offre interministérielle de stages. La démarche est compréhensible : la RCB doit se diffuser dans l’appareil d’État et il s’agit de former et de sensibiliser « à tous les étages ». La construction de stages et de conférences interministérielles sert à structurer le contenu de la réforme et à lui donner corps. Les formations sont mises à disposition des ministères, sur un mode incitatif mais il est clair qu’il faut enrôler des agents de tous les secteurs et les former dans les stages. Toutefois, le principe explicitement affiché est celui du volontariat : les ministères restent maîtres chez eux et choisissent les modalités d’introduction de la RCB dans leur département. Cette démarche incitative, souple et décentralisée est présentée, de manière justificatrice, comme une propriété culturelle de la RCB « à la française » qui la distingue de ce qui s’est fait aux États-Unis. « Je pourrais encore ajouter un complément, c’est qu’aux États-Unis on a mis le PPBS en place par voie d’autorité. En France, nous essayons de convaincre d’abord, et c’est là, je crois, la différence psychologique fondamentale. Et certaines agences gouvernementales aux États-Unis ont raté l’introduction du PPBS car on a voulu l’introduire sans convaincre. Je crois que nous nous démarquons heureusement sur ce point³⁵ ». De même, dans une conférence, un intervenant fait du caractère non-autoritaire de la méthode le trait culturel « français » qui distingue et honore la France en l’opposant à la manière américaine qui a prévalu à la mise en œuvre du PPBS. Cette idée reçue sur les États-Unis ne correspond pourtant pas à la réalité. Sur bien des points, la configuration étatique américaine ressemble, au contraire, à la situation française. Les États-Unis n’ont d’ailleurs pas choisi une voie « autoritaire »³⁶. On peut comprendre comment cette idée se forge à partir d’un effet de perception, pour les visiteurs français, tiré des premiers voyages d’études de la RCB à un moment (1966-1967) où le PPBS est à son apogée. De plus, les États-Unis bénéficient d’une forte expertise déjà centralisée dans le domaine à travers la Rand Corporation. La réalité du terrain américain ‒ connue en France dès 1967-1968 grâce aux missions qui soulignent les limites et les carences du PPBS ‒ ne montre pourtant pas d’excès de centralisation ou d’autoritarisme mais le constat d’une fragmentation du dispositif.

20Cette présentation en termes « culturels » masque pourtant le problème d’action collective qui se pose rapidement à la coalition réformatrice (direction de la Prévision et direction du Budget) face aux ministères sectoriels. Les premiers sont dépendants des seconds pour la formation comme ils le sont sur le développement des études micro-économiques ou des budgets de programmes. Ils doivent compter sur la bonne volonté des ministères. La mise en œuvre de la RCB n’est pas « obligatoire » ; son caractère coercitif est limité ; elle ne modifie pas l’ordonnance du 2 janvier 1959 donc ne s’appuie pas sur une réforme de la procédure budgétaire qui obligerait à parler absolument le langage rcbiste. Le compte rendu de la séance de clôture du stage RCB du château d’Artigny (7‑9 février 1969), où sont réunis les directeurs des administrations centrales des ministères, explicite parfaitement l’asymétrie défavorable aux acteurs centralistes du ministère de l’Économie et des Finances : « Les rigidités administratives liées en partie au statut de la fonction publique et aux particularismes des administrations sont de fait une gêne pour la conduite de la RCB. À l’inverse, la RCB peut être l’occasion de combattre ces rigidités en donnant un caractère interministériel à ces opérations comme en constituant, en vue de certaines études, des équipes pluridisciplinaires. (…) Nous sommes contraints d’aller de l’avant et d’y aller avec beaucoup d’empirisme ; il n’est pas possible d’imposer l’effort de rationalité aux administrations, on ne peut que les convaincre d’être volontaires³⁷ ».

21Ainsi, si la direction de la Prévision est la cheville ouvrière des stages initiés depuis le centre, elle a aussi la volonté d’encourager la constitution de stages par et dans les ministères. L’opération de formation des personnels et de déploiement des instruments semble prise dans un dilemme dès 1969-1970. Les réformateurs ont besoin de donner un contenu homogène aux stages de formulation et d’être à l’initiative pour maîtriser l’opération. Mais ils n’ont pas les capacités de former vite et large et dépendent des ministères sectoriels. Les documents de 1971 suggèrent que les ministères ont inégalement développés ces formations et les bons élèves ne surprennent pas. Jean Taittinger, secrétaire d’État auprès du ministère de l’Économie et des Finances chargé du Budget l’explicite : « l’expérience de certains d’entre vous, et particulièrement celle du ministère de l’Équipement et du Logement et du ministère d’État chargé de la Défense nationale, montre qu’il faut envisager à moyen terme le recyclage progressif d’une partie importante des cadres de la Fonction publique³⁸ ». Un document de janvier 1971 propose une étude systématique des initiatives prises par les ministères dans quatre domaines : études micro-économiques, budgets de programme, méthodes de gestion et de contrôle et formation. Un tableau schématique de l’avancée des opérations en décembre 1970 évalue le degré d’accomplissement : en matière d’informations et de formations, les trois ministères les plus investis sur la RCB dans tous les domaines (Défense, Économie & Finances et Équipement/Logement) obtiennent, sans surprise, la plus haute marque (C correspondant à une mise en œuvre opérationnelle) tandis que Culture, Justice, Affaires étrangères, DOM-TOM, Éducation nationale, PTT, Travail et Emploi, Plan et Santé (9 sur 16) sont notés « A » (mise en œuvre partielle ou locale), laissant quatre ministères (Agriculture, Transports, Développement industriel et scientifique, Intérieur) en « B » suggérant une mise en œuvre généralisée mais en surface³⁹. Nous renvoyons aux chapitres de la troisième partie de ce volume pour l’analyse détaillée des spécificités ministérielles. Mais les engagements des ministères sont inégaux et fragmentés. Il faudra attendre 1972 pour que soit demandé à chaque ministère d’élaborer un plan de formation en inventoriant leurs capacités d’expertise et en proposant un plan de développement cohérent de formation (à la gestion, au calcul économique) via des recrutements pour lequel la direction du Budget débloquera des crédits. Ainsi, pourtant porteuse d’un idéal de contrôle et de maîtrise, la RCB se construit, dans sa pratique, sous une forme largement décentralisée.

Donner corps à la réforme dans les activités de formation : de la stabilisation de la doctrine à l’enseignement des méthodes

22En 1968, au moment du début de son déploiement via les stages, la doctrine de la RCB est encore largement en ébauche. Sans expérience antérieure et faute de disposer d’une expertise privée comparable à celle de la Rand Corporation qui n’existe pas en France, les coalitions de réformateurs ne sont pas en position d’imposer des savoirs et des techniques déjà prêtes. Si certains d’entre eux maîtrisent des techniques (notamment le calcul économique pour les agents de la direction de la Prévision), l’image globale de l’opération RCB n’est pas en place. La période 1968-1971 est une phase de construction du dispositif de réforme, révélatrice du caractère inédit et « moderne » de la RCB dont les techniques ne sont connues et maîtrisées que par une minorité de spécialistes et dont le langage reste largement à inventer. On l’a dit en introduction, étudier la formation à la RCB met en évidence l’importance de l’apprentissage des méthodes dans le processus d’action collective. Mais cette focale met aussi l’accent sur la manière dont la réforme se constitue via la formation. Parce qu’elle exige d’élaborer des programmes d’interventions et des supports diffusables, parce qu’elle conduit à réfléchir à la pédagogie adaptée, parce qu’elle met aussi en évidence les incohérences et les faiblesses de certains contenus, la mise en place d’un plan de formation à la RCB participe à la constitution de la réforme. Elle lui donne corps, organise ses savoirs et en produit une représentation publique.

23Dans cette partie, nous proposons d’analyser les évolutions des cadrages et des contenus des premiers stages RCB, de 1968 à 1970, pour comprendre ce qu’ils nous disent de la réforme en train de se faire. Nous insistons d’abord sur les difficultés rencontrées à trouver une « mise en sens » globale qui soit à la fois théoriquement exacte mais aussi pédagogique et diffusable. Dans un deuxième temps, nous analysons l’assemblage des instruments dans les stages : il connaît des déséquilibres et des évolutions qui reflètent les clivages institutionnels de la coalition réformatrice et son investissement différencié. La diffusion des instruments, via la formation, est ainsi inégale en fonction des coalitions qu’ils sont en mesure de rassembler et du rôle qu’ils jouent respectivement dans le déploiement de la RCB. À ce jeu, les méthodes modernes de gestion apparaissent, troisièmement, comme des instruments plus aptes à la diffusion dans les formations car moins techniques et susceptibles de favoriser l’essor d’un « esprit gestionnaire ».

Former à la réforme : la quête difficile de « l’esprit » RCB

24À la lecture des supports de formation des premiers stages de 1968 à 1970 et en comparant avec les textes de 1971, un premier constat s’impose. En deux années, un important travail conceptuel a été réalisé permettant de passer d’une présentation très influencée par le PPBS américain et très centrée sur la notion de « système » à une présentation rodée décrivant la RCB comme un cycle administrativo-budgétaire en quatre phases. L’entreprise n’est pas aisée. Jacques Le Noane⁴⁰, directeur adjoint de la direction de la Prévision, explicite bien, rétrospectivement, l’importance de promouvoir la RCB comme une opération globale mais aussi comme un « esprit » : « La RCB ne met pas en jeu des techniques nouvelles. Il existait en France des spécialistes des différentes techniques qui la composent avant qu’elle n’ait vu le jour. Mais elle applique ces techniques dans un esprit nouveau, de façon cohérente et systématique, avec des ambitions plus vastes que toutes les méthodes d’organisation qui l’ont précédée »⁴¹.

25Dans les premières moutures de présentation de la RCB (le stage de Pont-Mousson des 19 août-6 septembre 1968 ou celui de Marly-le-Roi de novembre 1968), la forme est très marquée par les formulations empruntées au PPBS (parfois même directement traduites) et rédigées dans un style technique, parfois jargonnant ou obscur. On insiste sur l’idée de « système » (« qui conduit à envisager l’interdépendance des décisions au cours du temps »), représenté dans un cycle articulant la programmation au budget puis à l’exécution, l’analyse (de système) occupant la place centrale dans la démarche : elle « met l’accent sur la séparabilité des problèmes en plusieurs composantes justiciables séparément de méthodes appropriées »⁴². L’analyse se matérialise dans les études d’aide à la décision confrontant les coûts de toutes les alternatives possibles et débouchant sur le choix des programmes (« une décision simultanée sur un ensemble indissociable d’objectifs et de moyens »⁴³) mais aussi dans le recours aux indicateurs pour la programmation (objectifs) comme pour la phase d’exécution et de contrôle. À Pont-à-Mousson, preuve de la difficile entrée en matière des directions qui portent l’opération, l’introduction générale sur la RCB est faite par un consultant de la SEMA⁴⁴, Jean-Claude Bluet, sur la base d’un très long texte de 53 pages sur le PPBS.

26Mais les programmes des stages de Pont-à-Mousson comme de Marly-le-Roi (novembre 1968) frappent aussi par la multiplicité et la superposition, sans ordre apparent, des enseignements de techniques. Le programme de Pont-à-Mousson est composé de six modules (théorie des graphes, techniques de choix dans l’incertain, les choix en présence de critères multiples, etc.). 22 conférences sont également proposées par les acteurs porteurs de la RCB ou par ceux qui connaissent bien certaines de ses méthodes : la direction de la Prévision (sur le regroupement des postes de perception, le réseau express régional, le traitement des traumatismes), la direction du Budget (sur les techniques de préparation budgétaire, l’évolution du budget, les lois-programmes, le budget des PTT), le ministère de l’Équipement (sur l’introduction de la RCB dans une administration, l’opération pilote Sécurité routière, une étude d’aménagement, le cas Airbus), le ministère des Armées (les études coûts bénéfices), le CERMAP (l’étude économique du traitement du cancer du col de l’utérus), la DGRST (les budgets de programme dans la recherche) mais aussi EDF (les taux d’actualisation ou Air France (la gestion prévisionnelle des personnels, la méthode PERT « Program Evaluation and Review Technic ») et les interventions, déjà mentionnées, d’un consultant de la SEMA (Jean-Claude Bluet) avec une présentation inaugurale du PPBS américain puis des cas. Par ailleurs, huit des neuf cas proposés sont des cas américains (de la Harvard Business School) tandis que la très longue bibliographie diffusée porte sur le PPBS et est constituée de références essentiellement anglo-saxonnes.

27En novembre 1968, Marly-le-Roi opère une première tentative de mise en ordre de l’organisation du stage. L’introduction est faite par Renaud de La Genière et Jean Sérisé⁴⁵, respectivement directeurs du Budget et de la Prévision, suivie d’une présentation générale de la RCB. Le gros document général « Pourquoi et comment lancer la RCB dans l’administration française »⁴⁶ (en deux parties) est la première présentation globale de l’opération. Même si elle ne contient pas de schéma, elle met en place le moteur à trois temps de la réforme. Le texte, non signé et non daté mais présent dans la chemise du stage de Marly-le-Roi de novembre 1968, mérite d’être cité longuement pour sa clarté.

« L’essence de la méthode consiste à définir des “objectifs”, aussi complètement et précisément que possible, et à comparer systématiquement tous les moyens utilisables pour les atteindre. Les avantages et les coûts de chaque action administrative font l’objet d’une évaluation, fondée, si besoin est, sur des estimations forfaitaires, afin de développer au maximum les possibilités de calcul. Non seulement les coûts et avantages directs sont pris en compte, mais tout ce qui constitue une charge ou un gain indirect pour la collectivité. (…) Le classement des projets est établi au vu de bilans actualisés, qui donnent une évaluation prospective, à moyen terme, de l’efficacité relative des actions envisagées pour atteindre l’objectif antérieurement défini. L’ensemble de ces techniques d’analyse des décisions, appelés “analyse de système”, tend à mieux éclairer les choix demandés à tous les niveaux d’autorité, et d’abord aux ministres, chefs des départements traditionnels de l’action gouvernementale. Ainsi la “RCB” se propose d’introduire dans le secteur administratif un souci de productivité qui a été jusqu’ici propre au secteur privé, mais que les conditions rigoureuses de la concurrence internationale obligent à développer dans l’ensemble des activités nationales, tant publiques que privées.

L’évaluation précise des objectifs en permet la somme, et par une appréciation plus exacte de chacun, elle offre à l’autorité, à qui incombe la décision, la possibilité d’un choix dans l’affectation des moyens, a priori limités, aux différents objectifs, dont un jugement proprement politique aura établi la hiérarchie. La traduction financière en est le “programme”, ensemble cohérent de moyens, définis après analyse du système le plus efficient, et assignés à la réalisation d’un objectif sur une certaine période. (…) Le compte rendu de l’exécution ne se ramène plus à la justification de la dépense faite suivant des normes et des procédures étroitement contrôlées, il doit être donné en termes de réalisation d’objectifs, selon le programme établi.

Ainsi conçoit-on que la méthode des programmes ouvre la perspective à une véritable décentralisation de la décision dans la discipline d’une hiérarchie d’objectifs et de moyens, précisément évaluée et exactement assignée. Chacun à son échelle connaît le sens de son action, peut y adapter ses moyens et devient responsable du résultat, cependant que la remontée d’informations réellement signifiante renseigne l’autorité au plus haut niveau sur l’efficacité quotidienne de l’action administrative, et lui donne la possibilité de corriger, infléchir, adapter et calculer l’étape suivante avec les moyens nécessaires47 ».

28La présentation publicisée de la RCB – qui devient le classique « pourquoi la RCB ? » se met en place. Mais, si l’exposition générale est plus limpide et efficace, le programme du stage manque, lui, toujours d’organisation. Certes, les journées sont construites autour de grandes thématiques qui esquissent l’idée d’un cycle mais leur diversité ne donne pas une lecture aisée de l’ensemble : études coûts-efficacité, mesures des avantages non marchands, les structures de programme, l’analyse de système puis deux nouvelles journées sur l’étude des avantages non marchands et les problèmes d’insertion administrative.

29Toutefois, l’évolution des publics visés par les formations suivantes – les stages des directeurs d’administration centrale à Artigny (février 1969) et Royaumont (novembre 1969) puis la mise en place de « conférences sur la RCB » en avril-juin 1969 destinées à un public plus large – va clairement affecter la pédagogie et les contenus. Le stage de directeurs oblige à épurer les séances (concentrées sur 3 jours) mais son organisation reste peu lisible, avec beaucoup de modules centrés sur les méthodes (le calcul économique, l’analyse de système, la gestion prévisionnelle du personnel) et sur les applications dans certains ministères. Les enjeux d’insertion de la RCB dans l’administration sont également débattus. Le stage RCB de l’Abbaye de Royaumont, neuf mois plus tard, tirera les enseignements de ces limites. La présentation générale de la RCB y est « rationalisée » en quatre phases et avec force schémas : « Inventaire de la situation – Recherche, clarification et mise en ordre des objectifs et des moyens d’action – Mise au point des programmes, évaluation et décision d’ensemble – Articulation de la décision sur l’exécution »⁴⁸. Pour ces deux stages d’élite destinés aux directeurs (Valéry Giscard d’Estaing, ministre de l’Économie et des Finances prononce un long discours d’ouverture à Royaumont), l’enseignement du management fait son apparition sous le thème « Management moderne : prise de décision et contrôle de gestion », proposé par le cabinet de conseil Mc Kinsey. Les conférences d’avril-juin 1969 jouent un rôle évident dans la clarification de l’exposition⁴⁹. Destinée à un public plus large, elle donne lieu à des exposés plus généraux : Philippe Huet, le chef de la nouvelle mission RCB du ministère de l’Économie et des Finances, qui n’est pas issu de la direction de la Prévision et n’est pas un ingénieur-économiste mais un inspecteur des Finances, n’est pas étranger à cette « mise en sens ». Il y rédige la présentation générale qui deviendra un long document de synthèse, sorte de catéchisme de la RCB⁵⁰.

30Entre novembre 1968 et novembre 1969, le contenu de la doctrine à enseigner pour former à la RCB n’est pas stabilisé : il est en construction et cette phase génère de nombreuses critiques, bien visibles dans les nombreuses évaluations réalisées à la suite des stages. De manière remarquable, les archives donnent à voir les nombreuses évaluations dont les stages sont l’objet, témoignant du souci de maîtriser l’opération en cours mais aussi d’une réelle réflexivité. Le compte rendu de la séance de clôture du stage du château d’Artigny (7‑9 février 1969) dénonce le flottement conceptuel : « la méthode n’est pas achevée et les concepts ne sont pas totalement construits : ils s’élaborent au fur et à mesure que les études se développent. Il s’avère par ailleurs de plus en plus nécessaire de mettre en place des systèmes de recueil et de circulation de l’information » (p. 1). Les « Notes sur les stages de sensibilisation à la RCB »⁵¹ en mars 1969 font le même constat, avec une certaine franchise, d’une méthode en cours de construction : « Les concepts, les étapes de la RCB et l’insertion de ces méthodes étant en cours d’élaboration, il est difficile de les faire appréhender du fait même de leur caractère non définitif. Force nous est donc, en ce qui concerne les exposés, de présenter surtout l’expérience américaine et des débuts d’expérience française ; d’expliquer ce vers quoi nous tendons ; de faire percevoir diverses utilisations possibles des techniques modernes dont le calcul économique ».

31La rareté des études de cas françaises au début de l’opération RCB gêne également les animateurs et les formateurs français, tandis que le recours aux études de cas américaines suscite la résistance et un moindre intérêt de la part des auditeurs français : « malheureusement, les cas actuellement utilisés sont pour la plupart des cas américains : le dépaysement peut être un avantage et les exemples choisis le sont essentiellement en fonction des données méthodologiques qu’ils mettent en évidence. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a un certain décalage entre les cas étudiés et ce que les stagiaires sont en droit d’attendre à la fois parce que la démarche intellectuelle des américains n’est pas la nôtre et qu’il faut l’avouer ils ne sont pas toujours adaptés à l’aspect que nous voulons mettre en valeur. D’autre part, les stagiaires sont plus motivés sur des études françaises, elles répondent mieux à leurs désirs louables de “s’y retrouver” et tester le caractère “opérationnel” de la RCB. Étant donné le climat de sincérité intellectuelle dans lequel nous travaillons, ils découvrent en même temps les failles et le flottement méthodologiques dans lesquels nous nous trouvons en ce moment »⁵². Un autre document daté du 10 juillet 1969, un compte rendu de stage établi par M. Phéline, pointe bien l’hétérogénéité de ce qui est transmis et le risque de confusion : « On soulignera en premier lieu les difficultés que peuvent présenter pour un public à la fois mal préparé au maniement de certaines techniques et souvent attaché aux pratiques administratives traditionnelles, l’usage trop intensif de la “méthode des cas”. Seule une minorité des participants pouvait être considérée comme disposant au départ d’une maîtrise aisée du langage mathématique ou des concepts économétriques élémentaires. (…) À ce titre, il est probable que le choix d’une pédagogie de groupe, délibérément, “non-directive”, a pu contribuer à aggraver les difficultés de formulation des problèmes rencontrés et à laisser trop souvent en suspens les réponses qu’ils appelaient⁵³ ». La « note sur les stages de sensibilisation à la RCB » de mars 1969 porte un jugement global sévère : « Nous l’avons déjà dit, il n’est pas possible de continuer longtemps à présenter la RCB de façon aussi floue et parfois diverse sous peine de la dévaloriser »⁵⁴. La note propose de mettre en place un séminaire au vert avec des gens des ministères pour préciser les concepts, réfléchir à la méthode et proposer une stratégie de développement de la RCB. Dans ce contexte, on comprend pourquoi l’étude RCB sur les accidents de la route puis celle sur la « périnatalité » du ministère de la Santé deviendront très vite des « classiques » inégalés. Les commentaires sur le séminaire spécialisé sur les méthodes de Vaucresson (4‑6 mai 1970) traduisent, eux, la peur d’un certain ésotérisme et confirment l’évaluation des difficultés inhérentes à la RCB et sa « modernité » : un vocabulaire nouveau qui n’est pas entièrement au point, des concepts difficiles et pas toujours définissables.

32On ne peut qu’être frappé, du coup, par le changement des présentations de la RCB à partir de 1971. De manière claire, l’élargissement des publics des stages et des conférences et le souci de diffuser largement l’esprit RCB ont conduit les « formateurs » à améliorer la mise en sens de la réforme et sa présentation. Il faut dire que les supports de formation se sont considérablement diversifiés comme en témoignent les multiples présentations de la RCB, diffusées sous la forme de document de synthèse⁵⁵, de textes dans le Bulletin RCB, de numéro spécial⁵⁶ ou d’ouvrages⁵⁷. Désormais stabilisée dans ses présentations publiques, et restituée « ex post », la RCB se donne à voir sous sa forme globale, rationalisée et cohérente. Le cycle administrativo-budgétaire est évidemment la face théorisée et publicisée de la réforme. En 1971, Hubert Lévy-Lambert et Henri Guillaume, tous deux membres de la direction de la Prévision, proposent dans leur ouvrage une représentation intégrée de l’ensemble de l’opération dans laquelle ils relient l’analyse de système (mis en rapport des objectifs et des moyens), à l’évaluation ex ante des programmes (analyses coûts-avantages) aux processus de décision publique puis à l’exécution et au contrôle de la mise en œuvre (via la gestion par objectif)⁵⁸. La même année, Philippe Huet, responsable de la mission RCB du ministère de l’Économie et des Finances, expose ce qu’il appelle la « démarche bouclée » en quatre étapes ‒ l’étude, la décision, l’action et le contrôle⁵⁹. Ce schéma en boucle devient le discours de la méthode et la philosophie d’ensemble du projet. Sa cohérence et son intégration « totale », très proches de celles du PPBS, peuvent pourtant être questionnés : au moment même où démarre la RCB en France, ses représentations idéalisées et hiérarchiques sont déjà dénoncées aux États-Unis par les sociologues et politologues, comme par exemple Aaron Wildavsky⁶⁰. Les incertitudes autour du PPBS américain sont d’ailleurs connues en France puisqu’elles sont rapportées dans le cadre des missions effectuées aux États-Unis. Mais la RCB est désormais promue comme un dispositif systématique orchestrant des phases articulées en une série de savoirs et d’instruments.

Former aux méthodes RCB : clivages institutionnels et concurrences des instruments 

33La RCB n’est pas que cycle et schéma global de mise en place d’un gouvernement rationnel. Elle repose aussi, à chaque étape, sur le déploiement de techniques associées à chaque démarche. Classiquement, dans les présentations rationalisées de la RCB, trois techniques sont mises en exergue et bouclent le cycle⁶¹ : l’aide à la décision fondée sur le calcul économique et l’analyse coûts-avantages ; la programmation (et le budget de programme) comme « combinaison de moyens en séquences d’actions en vue d’atteindre des objectifs définis à des termes fixés, structure dont le budget devient l’image annuelle appliquée, et dont le résultat contrôlé grâce à une comptabilité rénovée permet la poursuite ou la révision ; les méthodes modernes de gestion, notamment la direction par objectifs, le contrôle de gestion et la comptabilité analytique⁶² ». Pourtant, dans l’une des premières présentations générales élaborées pour les stages de 1968, « Pourquoi et comment lancer la RCB dans l’administration française »⁶³, seuls deux instruments seulement sont exposés et dans l’ordre inverse attendus, les budgets de programme venant les premiers :

« Les choix étant ainsi largement définis, il s’agit de mieux les éclairer, par une analyse rationnelle des besoins à satisfaire et des moyens de le faire (…) Pour arriver à cette fin d’éclairage total des actions administratives, en fonction des décisions à prendre par le gouvernement, la première démarche qui s’impose presque naturellement consiste à redistribuer tous les moyens des administrations dans le cadre des missions accomplies en ventilant, entre les objectifs, les dépenses jusque-là regroupées par nature. En d’autres termes, il s’agit de présenter le budget des administrations suivant une nouvelle “structure de programmes” ordonnée aux objectifs à plus ou moins long terme poursuivi par chacun des départements ministériels ou des unités autonomes. (…) Mais la première méthode globale des “structures de programmes” repose finalement sur la valeur des données chiffrées qui doivent nourrir les cadres logiques de présentation à nouveau tracés et donc sur l’analyse précise des systèmes de coûts et avantages, qui mesurent la poursuite des objectifs fixés64 ».

34Et de fait, les premiers stages font avant tout la part belle à ces deux méthodes : les études basées sur le calcul économique ; la construction des budgets de programmes. Chacun soulève des problèmes spécifiques dans leur apprentissage en raison de leur technicité mais les enjeux de leur enseignement dans les stages sont identiques : il faut disposer de « cas » pour donner à voir les manières de faire. Par ailleurs, les deux instruments ne sont pas défendus par le même acteur réformateur. Les techniques de choix et de préparation des décisions sont les savoirs que porte et défend la direction de la Prévision. Elle souhaite devenir le lieu d’impulsion et d’expertise des études fondées sur le calcul économique et inciter les ministères sectoriels à développer ces études dont elle coordonnera le développement. Les budgets de programme sont le vecteur initial d’intervention de la direction du Budget. La RCB suppose que les choix rationnels réalisés soient « mis en structures de programme » : le budget de programme est l’opérateur matériel qui permet ensuite de suivre les coûts et les réalisations. De ce point de vue, on peut analyser le montage des formations à la RCB et leur curricula comme le lieu d’une évidente concurrence institutionnelle entre les deux directions, chacune cherchant à réaffirmer, via la réforme, sa position « centrale » et défendant les instruments qui servent le mieux ses intérêts. Nous évoquerons successivement les enjeux de formation liés à ces deux instruments.

35La direction de la Prévision et son directeur Jean Sérisé revendiquent clairement l’enjeu central de formation aux « techniques modernes de préparation des décisions » (les études coûts-avantages) et les défend comme la pierre fondatrice de la RCB, destinée à transformer, en le rationalisant sur les bases éclairées du calcul micro-économiques, le système de décision politico-administratif. On les trouve très présentes dans tous les stages RCB des années 1968-1969 sous une grande variété d’appellation : les études de cas coût-efficacité mobilisant le calcul économique, les études de rentabilité, les techniques de choix (en présence de critères multiples, la technique des graphes, méthode Électre, etc.), les méthodes de décision en avenir incertain, l’actualisation ou l’analyse de systèmes. Ces techniques micro-économiques sont jugées premières puisqu’il s’agit de reconfigurer rationnellement, sur la base de choix éclairés, le circuit d’information, d’analyse et de décision. Dans les conférences RCB de 1969, Jean Sérisé, directeur de la Prévision, propose un panorama des modèles utilisés par la direction de la Prévision pour la « préparation rationnelle des décisions » : modèles micro-économiques à court terme (sur des secteurs) ou à moyen terme (pour les comptes des administrations) et modèles macro-économiques à moyen terme (comme le modèle Fifi)⁶⁵. Toutefois, pour entrer dans une phase d’expérimentation concrète, il faut favoriser le développement des premières études-pilotes et les enseigner. Ceci explique la grande variété des études coûts-avantages présentées lors des stages de 1968 à 1971 émanant de plusieurs ministères et d’organisations publiques parmi lesquels l’Équipement (moyen de transport entre Noirmoutiers et le continent, sécurité routière, aménagement de la Basse Seine), EDF (cas de la centrale de Floiras politique d’investissement), le CERMAP et la Santé (traitement du col de l’utérus), les Armées (les analyses coût-efficacité), la direction de la Prévision elle-même, seule ou avec un ministère (regroupement des postes de perception, traitement des traumatismes, réseau express régional, modèle d’aide au Logement, la politique agricole), etc. Certaines études, les plus abouties, sont ainsi fréquemment recyclées et présentées comme l’opération Sécurité routière, mais aussi l’étude sur l’appréciation par les TPG de la rentabilité des investissements. Mais les cas américains restent très nombreux.

36La réception de ces formats est inégale. Dans le cadre des stages où elles sont proposées, les études fondées sur le calcul économique apparaissent souvent inabouties, complexes et ésotériques. Dans un compte rendu du deuxième stage de Marly-Le-Roi de janvier 1969, H. Phéline, jeune administrateur civil au sein de la Division des programmes financiers du ministère de l’Économie et des Finances et participant du stage, dénonce « l’usage trop intensif de la “méthode des cas” » et dresse un constat sévère : « Dans ces conditions, le survol rapide des différentes études-pilotes a plus laissé l’impression dominante de leurs hésitations et de leurs limites actuelles qu’il n’a clairement situé les problèmes de méthode et d’administration au regard de la ligne directrice des travaux de RCB. (…) l’utilisation ultérieure des instruments du calcul économique semblait dès l’abord particulièrement ardue⁶⁶ ». Un autre document de compte rendu du stage de Vaucresson sur les méthodes (4‑6 mai 1970) critique le « vocabulaire nouveau et pas entièrement au point de la RCB et les limites des techniques de calcul économique comme la technique multicritère ou Électre⁶⁷. De fait, à l’image du polytechnicien micro-économiste Hubert Lévy-Lambert⁶⁸, les promoteurs du calcul économique de la direction de la Prévision défendent un gouvernement de la science dont l’objectif est d’associer le plus étroitement possible les analystes (l’ensemble des experts qui font des études) aux décideurs (politiques et financiers). Le risque d’une dérive scientiste n’est jamais loin. Le même H. Phéline écrit ainsi en juin 1969 : « L’ardeur à convaincre des administrateurs ou des chercheurs engagés dans l’expérience RCB n’est pas toujours exempte d’un certain “scientisme”. Ceci a pu conduire à souligner les difficultés d’ordre administratif et les “résistances au changement” qui entravent la généralisation rapide de l’instrument RCB plutôt qu’à s’interroger sur ses limites purement méthodologiques »⁶⁹. Les ingénieurs rcbistes se rendent compte que la version rigoriste de la technique RCB n’est sans doute pas adaptée à tous les services, soit parce que leurs activités se prêtent mal à ce type d’ingénierie, soit parce qu’ils sont encore peu à même d’utiliser ces techniques. C’est le sens de l’écriture d’une note en juillet 1971 sur les « problèmes pédagogiques du recyclage des fonctionnaires ayant reçu une formation essentiellement juridique et littéraire⁷⁰.

37De son côté, la direction du Budget cherche, au contraire, à favoriser l’apprentissage et le déploiement dans les ministères d’une autre technique : la fabrication des budgets de programme⁷¹. Dans les conférences RCB de 1969, le directeur du Budget, Renaud de La Genière, ne valorise les approches micro-économiques que pour une partie seulement de l’opération. S’il prône bien l’optimisation des moyens par utilisation des analyses coûts-avantages et de la démarche consistant à mettre à plat l’ensemble des alternatives possibles en lien avec les objectifs souhaités, il met surtout l’accent sur la nécessité de rompre avec le budget de la Comptabilité publique en moyens pour une nomenclature budgétaire fonctionnelle ou économique (permettant de chiffrer les objectifs des administrations) et une nomenclature par services (en fait une comptabilité analytique permettant de mesurer la part de chaque service dans la production d’un objectif déterminé)⁷². Alors que la direction de la Prévision aspire à devenir le lieu d’expertise de référence dans les processus de décision, la direction du Budget revendique la mise en place d’un système de comptabilité analytique coercitif, fondé sur les budgets de programmes, idéal de technicisation et de contrôle des ministères. Les stages sont donc aussi le lieu du déploiement de l’enseignement aux budgets de programmes, même si ceux-ci y sont moins nombreux. À la différence des études micro-économiques, les interventions sur les budgets sont largement monopolisées par la direction du Budget même si quelques ministères (surtout la Défense) viennent présenter la création de leurs structures de programme à partir de fin 1969. Les enseignements portent donc d’abord sur les enjeux classiques de préparation du budget et sur l’adaptation nécessaire du budget avant d’aborder frontalement, à partir de novembre 1969, les structures de programme et leur construction. De fait, l’élaboration d’un budget de programme est un processus lent et difficile qui requiert, outre l’identification de politiques publiques qui « font programme », le recensement des moyens, des calculs de coût, la définition d’indicateurs⁷³, etc. À la différence des études qui se développent vite dans les ministères sectoriels, l’élaboration de budgets de programme y est donc beaucoup plus lente, ce qui pose problème à l’activité de formation⁷⁴. Seul le ministère de la Défense nationale est pilote en la matière compte tenu du développement précoce de la RCB en son sein. De manière symptomatique, il n’y a donc pas d’intervention sur les budgets de programmes lors des séminaires des directeurs, à Artigny ou à Royaumont. Les enjeux de « transformation des nomenclatures budgétaires » (MM. Guilluy et Meunier) commencent à être enseignés à partir du stage général de novembre 1969.

38À partir de 1971, la direction du Budget développera une action de formation appliquée spécifique sur le sujet. On comprend, à la lecture des documents, que le budget de programme soulève des enjeux plus stratégiques que le développement d’études micro-économiques. Si sa construction n’est pas obligatoire (l’ordonnance de 1959 et la procédure budgétaire ne sont pas réformées), la construction de budgets de programme engage les gestionnaires de crédits et les responsables de ces programmes. Le budget de programme, avec ses multiples calculs de coût et ses indicateurs, traduit trop explicitement les velléités de contrôle de la direction du Budget. La formation aux budgets de programme est critiquée sous cet angle. Lors du stage interministériel « méthodes » RCB de Vaucresson des 4‑6 mai 1970, déjà mentionné, le représentant de la direction du Budget, Raymond Meunier, essuie un feu nourri de critiques. Le compte rendu relate que le ministère des Armées dénonce violemment et avec véhémence le projet de R. Meunier de la direction du Budget tandis que règne un fort scepticisme à l’encontre de l’évolution du ministère de l’Économie et des finances (contrôle local et budget) : « l’auditoire a été frappé de ce que la seule proposition de réforme du Budget porte sur la nomenclature. Il semblerait donc que, dans leur esprit, la réforme de la nomenclature soit le point important et préalable de toute réforme budgétaire » (M. d’Aumale)⁷⁵.

De l’huile dans les rouages : le rôle des méthodes modernes de gestion dans la formation

39Le troisième instrument au cœur des formations de la RCB, les méthodes modernes de gestion, émerge à cette aune dans le contenu des stages. Il traduit le glissement pragmatique de la direction du Budget et de son directeur, Renaud de La Genière, d’une démarche rigide centrée sur la « lettre » de la RCB (les budgets de programme, qu’il faudrait mettre en place à tout prix) à une approche souple centrée sur « l’esprit » de la réforme et le déploiement d’une sensibilité aux multiples techniques de gestion. Non que les méthodes gestionnaires ne soient pas implicitement présentes dans les théorisations initiales de la RCB : la mesure des coûts des programmes et de leur réalisation ainsi que le contrôle de l’exécution s’appuient sur ces techniques. Mais elles sont au second rang. Elles vont progressivement passer au premier plan et faire triptyque parce que la direction du Budget réalise qu’elles constituent une bonne alternative, plus facile à enseigner, à la formation exigeante aux budgets de programme. Elles sont aussi investies par les hauts fonctionnaires qui pensent, à l’image d’un Philippe Huet, qu’elles offrent une mise en sens moins technique pour la RCB.

40Documenter la montée en puissance des « méthodes modernes de gestion » dans les stages est révélateur. Absentes des premiers stages de Pont-à-Mousson et Marly-le-Roi, elles apparaissent significativement à partir des stages en direction des directeurs à Artigny (7‑9 février 1969) et Royaumont (20‑22 novembre 1969). Significativement, ce sont des acteurs extérieurs à l’État qui les enseignent. Mac Kinsey propose « Prise de décision et management moderne » lors du stage des directeurs du château d’Artigny en février 1969 qui devient « Management moderne : prise de décision et contrôle de gestion »⁷⁶ à Royaumont en novembre 1969. Le PDG de la société des Ciments Lafarge, Marcel Demonque, et son vice-président Jean-Charles Lofficier sont les intervenants sur le « management » dans les conférences RCB organisées par le ministère des Finances en avril 1969. La CEGOS (Jacques Melese) introduit le management moderne dans le cadre du stage méthodes de Vaucresson en 1970, puis son DGA Octave Gélinier enseigne les « points clés » du management lors du stage des sous-directeurs du ministère de l’Économie et des Finances de Jouy-en-Josas en octobre 1970. Dans d’autres stages, à partir de 1970, les enseignements se technicisent un peu en formant à la direction participative par objectif (DPO), à la comptabilité analytique ou au contrôle de gestion.

41Comprendre le rôle qu’elle joue dans le déploiement de la formation est essentiel. Elles mettent de l’huile dans les rouages de formations jugées très techniques, qui peuvent faire l’objet de rejet, et peuvent permettre de sensibiliser des personnels hermétiques aux savoirs mathématiques économiques ou étroitement budgétaires. Les « méthodes modernes de gestion » sont ainsi présentées comme devant être enseignées aux fonctionnaires littéraires ou juristes en tout cas « non scientifiques »⁷⁷. À la différence des études d’aide à la décision et des budgets de programme, les « méthodes modernes de gestion » constituent un « soft knowledge », un ensemble de techniques plus diffuses et plus autonomes. Ce rôle plus périphérique d’adjuvant en fait des instruments plus consensuels, plus facilement appropriables et diffusables dans la RCB. Mais elles s’accommodent aussi très bien des jeux institutionnels au cœur des réformes. La direction du Budget les perçoit comme des savoirs utiles dans sa relation aux administrations sectorielles dites « dépensières ». À défaut de leur imposer la structure très invasive et dominatrice des budgets de programme, elle peut essayer, via la gestion, de les fidéliser. La RCB doit instaurer de nouvelles bases pour établir la confiance avec les ministères et accentuer les interactions. La direction du Budget expérimente et veut procéder de manière plus souple en respectant la spécificité sectorielle des administrations. Le directeur du Budget, de La Genière, formule particulièrement bien cette stratégie :

« L’expérience des commissions interministérielles d’études, d’économies, de réformes administratives, de révision des services votés, constituées chaque fois de personnalités éminentes, indépendantes, incompétentes et irresponsables n’a jamais abouti à rien. Pourquoi ? Parce que les administrations se ferment, et que de l’extérieur il est totalement impossible de les changer. Elles ont peut-être tort de réagir ainsi, mais c’est un fait, et vouloir imposer de la Rue de Rivoli une rénovation des méthodes du type de celles de la RCB, c’est à coup sûr disqualifier ces méthodes qui ne le méritent pas, et en tout cas s’assurer de l’échec. Ce qu’il faut, c’est persuader les administrations, et ceci suppose un effort long et souvent fastidieux de contacts ; il faut faire naître en elles le besoin de se rénover soi-même, et leur montrer que c’est par l’utilisation des méthodes modernes qu’elles y parviendront78 ».

42Ainsi soutenues, les méthodes modernes de gestion deviennent progressivement le liant et « l’esprit » de l’opération RCB. Le PDG de la société des Ciments Lafarge, Marcel Demonque, et son vice-président, Jean-Charles Lofficier, en explicitent très bien la fonction lors des conférences RCB d’avril-juin 1969. À une question sur les éléments nécessaires à la réussite de la RCB, ils répondent clairement : « Avec des hommes. (…) C’est tout simplement avec des hommes qui appliquent les méthodes dont on vous a entretenus et qui les font pénétrer très profondément dans l’esprit du personnel qu’on changera la situation d’une entreprise. (…) Et encore une fois il ne s’agit pas d’homme de très grande taille ; il s’agit en Amérique, je dirais presque du tout-venant mais un tout-venant qui a cette particularité de savoir communiquer, et de savoir obéir, et de savoir comprendre ce qu’est un objectif, ce qu’est un budget (…) »⁷⁹. Le management sert la pensée rcbiste à travers une méthodologie beaucoup moins lourde. La mise à plat des objectifs et des moyens repose sur une discipline de soi du service administratif qui renvoie à autre chose que la seule imposition de techniques de rationalisation comme le calcul économique : « il faut former des équipes, sensibiliser la hiérarchie, faire coopérer toute l’organisation administrative à sa propre réforme, mettre en place et intégrer des équipements, réorganiser les circuits d’information et certaines filières de travail, redistribuer les responsabilités, rénover les méthodes de contrôle ». Le management constitue une version, révisée et autorisée, du savoir professionnel que porte la RCB, qui peut plus facilement être diffusée auprès des administrations, qui la reçoivent d’autant mieux qu’elle renvoie, plus directement, à leurs pratiques quotidiennes. Tandis que le calcul économique ou les budgets de programmes constituent des activités très spécifiques, le management vise à produire subjectivement, en chacun, la conscience de sa mission, de l’objectif qu’il suit et du résultat à atteindre : « La première clef est que chacun ait une fonction bien définie. Deuxième clef, que chacun ait un objectif à terme parfaitement défini. Troisième clef, que chacun accepte de déléguer à son subordonné ce qui est contenu dans la définition des fonctions de son subordonné. Définition de fonctions et délégation de pouvoirs entraînent nécessairement ce que j’appelle la quatrième clef du bon management qui est la responsabilité »⁸⁰. La défense du management est identique chez Philippe Huet, chef de la Mission RCB du ministère de l’Économie et grand vulgarisateur de la RCB : « Quant à la méthode, l’inspiration, rappelons-le, en est fournie par les principes modernes de gestion recommandés aux entreprises, et dont il est postulé qu’ils sont transposables après adaptation au domaine de l’action publique. Car la doctrine du “management” est au fond très simple, elle ne relève ni de l’ingénierie ni de la recette miracle, elle implique seulement, comme nous l’avons dit de la RCB en la définissant, une certaine attitude d’esprit et non la découverte, ou la fabrication de surhomme »⁸¹. 

43Dans les formations, ce discours général n’est pas seulement développé sur le mode des préceptes. Il s’inscrit également dans des pratiques. La direction par objectifs, considérée comme un instrument essentiel du management moderne, est particulièrement promue. Elle constitue une déclinaison organisationnelle et simple de la démarche RCB. Telle est, par exemple, la description qui en est donnée dans le cadre des conférences RCB : « La notion d’objectif, c’est une notion simple mais “diriger par objectifs” nécessite la mise en place de tout un système coordonné et harmonieux, donc je vais essayer de vous décrire le schéma. Le premier élément du schéma c’est la détermination des objectifs. Vient ensuite le choix des moyens pour les réaliser ; il est matérialisé par la Planification et le Budget. La réalisation des budgets nécessite d’être contrôlée et c’est le Contrôle des résultats. Enfin, si nécessaire, replanification dans le cas où il faut remettre en œuvre de nouveaux moyens pour atteindre les objectifs. Ces quatre termes constituent le cycle complet »⁸². Il n’y a pas de différence de fond avec le schéma idéal de la RCB. Les idées de décentralisation de l’autorité et de participation des différents échelons de l’organisation sont présentées comme les maîtres-mots et participent de la même orientation. Le processus de vulgarisation via le management formule différemment la théorisation de la RCB. Tous les deux ont en commun la même vision rationalisée de l’organisation administrative à produire : des fonctions déterminées et réparties dans l’organisation via le principe de délégation, des objectifs intériorisés via la responsabilisation de chacun. Mais, si le principe est identique, l’argumentation est distincte dans la mesure où l’utilisation du management permet de faire reposer la circulation des idées RCB sur d’autres canaux que la seule voie hiérarchique de l’autorité. Marcel Demonque ajoute que « l’ensemble du management, du haut en bas d’une entreprise, est divisé en équipes, ces équipes ne peuvent vivre que si une très large communication ‒ je serais presque tenté de dire “une très large ventilation” ‒ circule en tous sens dans l’entreprise, du haut vers le bas, du bas vers le haut, et même en diagonale, au mépris de la hiérarchie »⁸³. Peu après, le PDG des ciments Lafargue fait l’éloge de l’utilisation de la psycho-sociologie qui permettra de « contrôler les communications et, éventuellement, de les animer ou même de les faire naître ». Le management est l’huile dans les rouages de la RCB : la vulgarisation des préceptes s’opère à travers la diffusion de notions plus générales, censées inculquer aux administrations les bases de la bonne gestion d’une unité administrative. Les conséquences de ce processus de professionnalisation sont considérables : si les maux de l’administration ne relèvent pas des professionnels de l’État mais des experts de l’organisation, ceux-ci se trouvent en quelque sorte « normalisés ».

44Dans le dispositif RCB, la formation aux techniques de management, venues du secteur privé, sert donc à éduquer les esprits aux connaissances nouvelles et à la croyance en leur efficacité. Ainsi, les élites centralistes essaient de rendre les ministères plus réceptifs à leurs exigences. Au-delà des compétences techniques spécifiques requises par le calcul économique ou les budgets de programme, il faut surtout diffuser un esprit gestionnaire. Philippe Huet en a une vision très claire. « La constitution au sein de l’administration d’une capacité d’analyse, de masse critique suffisante, mais cependant assez disséminée pour assister chaque responsable de décision, est apparue comme la première urgence du mouvement de RCB »⁸⁴. Les savoirs formels de la RCB doivent donc être adaptés aux exigences pratiques de situations des agents et opérationnalisés pour s’intégrer aux pratiques spécifiques des administrations techniques. Avec ce souci de former le plus d’agents possible pour faire masse, se produit une plus grande psychologisation de la RCB. Il s’agit de sensibiliser les administrations et leurs agents à la réflexion sur les coûts, sur les objectifs (qui ne sont pas une donnée) du service et sur les moyens proportionnels à utiliser. L’objectif ne peut pas seulement être de rationaliser avec rigueur. Il faut obtenir la confiance des administrations pour les influencer. Il faut agir sur les mentalités. La diffusion des techniques de gestion a cette fonction.

La formation comme problème et comme solution : l’extension généralisée des domaines de la formation à la RCB

45Le large effort de formation entre 1968 et 1970 comme le reste du déploiement de l’opération RCB (et notamment le développement d’études micro-économiques et de budgets de programmes dans les ministères) débouchent, après deux années, sur le sentiment d’un déficit de pilotage de l’opération. Dès septembre 1969 avait été commandée à la sous-direction RCB de la direction de la Prévision (précisément à Philippe d’Iribarne, alors chef de la section « recherche et informatique » de la sous-direction B de la DP), une étude faisant le point sur les développements de cellules RCB dans les ministères et sur leurs activités⁸⁵. Sur ce sujet du portage ministériel, le résultat révélait déjà la fragmentation du programme et des appropriations locales peu convergentes. Ce défaut de gouvernance, formulé comme un déficit de coordination et d’harmonisation des efforts de formation et de développement des études, est constitué en problème majeur de l’opération RCB à partir de 1971. On croyait la langue réformatrice stabilisée mais ses traductions sectorielles apparaissent hétérogènes et peu standardisées. Le diagnostic est formulé et les solutions envisagées dans le cadre de deux enceintes institutionnelles créées ad hoc à ce moment pour traiter de front le problème de pilotage : la première instance est la Commission interministérielle RCB créée par décret du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, le 2 septembre 1970, pour débattre des orientations et harmoniser les décisions ; la seconde est le comité de liaison pour la formation RCB (Colifor), créé en juin 1971, pour mettre en œuvre les plans de formation. À partir des archives des réunions de ces deux cénacles, nous examinons successivement la façon dont la formation est constituée en « problème » lors des débats de la Commission interministérielle puis les deux enjeux qui y prévalent (capacités de formation et pédagogie). Dans un troisième temps, nous étudierons plus en détail la mise en œuvre de nouvelles capacités de formation et les controverses qu’elles occasionnent dans le cadre du Colifor. Enfin, nous mettrons en évidence la concurrence entre organismes dans la constitution d’une offre de formation en « management public ».

La Commission Interministérielle RCB et l’extension de l’effort de formation

46Le 2 septembre 1970 est créée, par décret du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, une Commission interministérielle RCB, consultative, dont la vocation est de « suivre, en recherchant leur harmonisation, le déroulement des travaux entrepris dans les différentes administrations au titre de la RCB et de proposer au gouvernement la mise en place des procédures assurant un contrôle périodique des résultats des actions engagées à la suite de ces travaux⁸⁶ ». Elle doit redonner, selon les termes du ministre de l’Économie et des Finances Valéry Giscard d’Estaing⁸⁷, une « nouvelle impulsion » à un processus perçu comme mal maîtrisé. Sa composition est délibérément interministérielle⁸⁸.

47Lors de la séance du 19 juin 1971, les acteurs font tous le constat des considérables efforts de formation réalisés mais aussi des limites rencontrées. Jean Taittinger rappelle que le « goulot d’étranglement majeur de l’opération c’est le manque de personnels formés à l’analyse économique » et propose que des actions soient menées dans les écoles de fonctionnaires, associées à des échanges de personnels entre administrations. Il évoque des solutions d’appoints comme l’engagement d’agents contractuels et le recours à des bureaux d’études même si ceux-ci « ne pourront constituer qu’un recours extrême : la RCB touche trop aux fondements mêmes de notre Administration pour que soit confié à des tiers le soin de remettre en cause ce qui mérite de l’être, de s’interroger sur le pourquoi d’une décision ou le comment d’une procédure. Ainsi, pour des raisons autant psychologiques que financières, la hiérarchie “ordinaire” de l’administration devra-t-elle apprendre à utiliser les outils que lui offre la RCB »⁸⁹. Jean Sérisé, alors encore directeur de la Prévision, rappelle que sa direction a organisé des stages puisque « le relais a été pris par un certain nombre de ministères de telle sorte qu’aujourd’hui, cette action de sensibilisation est largement avancée et mobilise moins la direction de la Prévision qu’elle ne l’a fait au cours des trois dernières années »⁹⁰ (p. 7). Lors des séances des 26‑27 mai 1971, le même Sérisé, devenu entre-temps chargé de mission auprès du ministre de l’Économie et des Finances Valéry Giscard d’Estaing, et qui préside la réunion, construit clairement en « problème public » le déploiement de la formation dans l’État, au cœur des difficultés de RCB : « lorsque nous avons commencé à lancer l’idée de RCB, nous devions tout d’abord faire comprendre de quoi il s’agissait. Aujourd’hui, nous pouvons considérer que cette phase de sensibilisation est terminée et que nous attaquons un autre problème, celui de la formation proprement dite. Une première étape est donc franchie »⁹¹. En janvier 1971, le directeur du Budget, Renaud de La Genière, identifie un autre écueil important, le risque d’une partition entre les spécialistes pointus de la RCB et ses praticiens ordinaires : « Nous nous trouvons devant un problème difficile à résoudre. En effet, nous ne trouvons pas dans le personnel traditionnel, tel que nous l’avons recruté et formé jusqu’à aujourd’hui, de fonctionnaires capables de manier directement ou en tout cas de comprendre rapidement le résultat des études qu’ils n’ont pas faites. Les efforts de sensibilisation et de recyclage paraissent insuffisants pour éviter la tendance à la constitution, au sein de l’administration, de deux groupes qui se comprendront mal, faute d’un minimum de formation de base commune : ceux qui font les études et ceux qui, responsables de la gestion, devraient les utiliser »⁹².

48Pour tous, l’enjeu est de toucher le plus d’agents publics et de former les esprits de « tous les fonctionnaires ». Mais l’effort à fournir est massif. Lors de la séance des 26‑27 mai 1971, le représentant du ministère de l’Intérieur, M. Germain, en propose un chiffrage : « Nous avons essayé d’estimer ces besoins et nous avons abouti à une quantité qui a paru étonner la direction de la Prévision (former 6 000 fonctionnaires sur les 25 000 avec notamment un effort particulier pour 2000 dont 530 cadres supérieurs). Ce chiffre doit être interprété par rapport à un effort général de formation au management public, dans lequel la RCB prend place dans un ensemble de formation aux méthodes modernes de prévision, de calcul, de direction et de gestion. Il s’agit d’une action qui est menée à la fois au sommet et à la base et qui concerne donc un assez grand nombre de personnes depuis les préfets, sous-préfets, administrateurs jusqu’à certains fonctionnaires de catégories plus modestes mais dont le rôle est essentiel pour l’application des techniques modernes de gestion⁹³ ». En janvier 1971, Claude Bozon, représentant du ministre de l’Équipement appelle en tout cas à une extension générale de l’effort de formation : « Toutefois, malgré le recours complémentaire aux stages organisés par la DP, il est rapidement apparu que nous ne pourrions toucher de cette façon qu’un petit nombre de services pilotes et qu’il faudrait, avec le développement de l’opération, étendre l’action de formation et de sensibilisation à un ensemble beaucoup plus important de fonctionnaires car celle-ci devrait toucher progressivement tous les cadres A et une partie des cadres B de notre Administration »⁹⁴.

Controverses et initiatives sur les capacités de formation et la pédagogie : le management à la rescousse

49Mais cet impératif d’intensification se heurte à deux problèmes. Le premier porte sur les capacités en formation qui renvoient aux organismes, aux écoles et aux filières susceptibles de les porter : de quels moyens supplémentaires et de quels relais (Écoles d’ingénieurs, relais techniques régionaux, services d’études) l’opération RCB est-elle susceptible de disposer ? Le second problème concerne la pédagogie à adopter et les enseignements à privilégier pour initier et enrôler le plus d’agents possibles.

50La question des capacités en formation est l’objet d’initiatives multiples témoignant du souci de nombreuses organisations éducatives d’investir stratégiquement le nouvel espace concurrentiel de formation des hauts fonctionnaires. Émerge ainsi une série d’offres concurrentes de formation aux méthodes RCB et, de manière plus large, au management. La direction de la Prévision pense pouvoir s’appuyer sur le CEPE (Centre d’études des programmes économiques) mais demande des moyens. Robert Le Duff, qui dirige l’Institut d’Administration des Entreprises de l’université de Caen, rend compte de ses tentatives de développer des enseignements à « option RCB », avec le soutien de la direction de la Prévision et de la direction du Budget, pour compléter la formation classique de doctorat es sciences économiques. Mais il souligne le caractère accessoire et marginal de ces options et plaide pour la création d’un diplôme de 3^e cycle et l’essor d’une formation RCB à l’Université au niveau du doctorat d’État, sans opposer ceux qui ont une formation mathématique et ceux qui ne l’ont pas⁹⁵. Roger Fauroux, directeur financier de Saint-Gobain Pont-à-Mousson propose d’accueillir des élèves fonctionnaires ou des fonctionnaires chevronnés dans des sections « Direction par Objectifs » d’entreprises privées car le secteur privé a « une certaine avance » et qu’il « possède une expérience élargie qu’il mettrait volontiers à la disposition des Services Publics ». Pierre Racine, directeur de l’ENA, veut introduire les méthodes modernes de gestion à l’ENA : il s’agit de « donner aux élèves le minimum de connaissances techniques et scientifiques indispensables pour s’adapter aux méthodes modernes de gestion, ce qui est particulièrement important chez nous, étant donné que 90 % de nos élèves sont des littéraires et des juristes ». Mais le projet le plus audacieux, soutenu par la direction de la Prévision, est sans doute le projet d’un Centre inter-école de management commun à toutes les grandes écoles, présenté par M. Thiebault directeur de l’École des Ponts et Chaussées qui propose de mettre en commun les ressources et ambitionne de produire rapidement des résultats.

51Le projet de création d’un Centre inter-écoles de management (CIEM) est détaillé dans un rapport joint aux séances des 26‑27 mai 1971⁹⁶. Né en 1970, le projet de CIEM regroupe « diverses grandes écoles, ressentant la nécessité d’introduire le Management dans leur enseignement, ont été amenées à envisager d’unir leurs efforts pour mettre sur pied des programmes adaptés, des méthodes et matériels pédagogiques et surtout pour constituer le corps enseignant spécialisé voulu, appelé à opérer tant sur le plan de la formation scolaire que sur celui de la formation postscolaire et de la formation permanente »⁹⁷. Les sept grandes écoles impliquées sont l’École polytechnique, l’ENA, l’École centrale des Arts et Manufactures, l’École nationale supérieure des Télécommunications, l’École nationale supérieure des Techniques avancées, l’Institut nationale agronomique et l’École nationale des Ponts et Chaussées. Si l’École des Mines n’est pas incluse alors qu’elle semble vouloir entrer dans le jeu, il est envisagé d’intégrer HEC et l’ESSEC. L’objectif est de dispenser des enseignements (dans un programme modulaire) qui seront en partie communs aux managers du secteur public et à ceux du secteur privé et nationalisé. L’aide de la Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises (FNEGE) est recherchée pour recruter des enseignants, avoir des contrats de recherche ou obtenir des crédits pour le développement de cours nouveaux. L’initiative de l’École des Ponts n’est pas la seule. Le représentant du ministre des Postes et Télécommunications, Guy Berger⁹⁸, annonce la création du CESMAP, le Centre d’enseignement supérieur de management public⁹⁹, en janvier 1971, avec 220 participants pour les PTT et 44 pour les autres administrations¹⁰⁰. Dans le cadre de la formation permanente, les candidats doivent s’y prévaloir de quatre à huit ans dans la fonction publique ou les établissements publics. 20 professeurs et assistants sont recrutés à temps plein – des professeurs appartenant à des universités françaises ou américaines (Harvard, Columbia) – mais les PTT espèrent augmenter le corps enseignant à 35 personnes en 1972 pour une capacité de 3 500 semaines/élèves d’enseignement. Organisé autour de séminaires de 5 jours en résidence, le CESMAP revendique le choix d’enseigner plusieurs disciplines et met au programme l’informatique, le contrôle de gestion avec la RCB, le marketing, la psychologie, la recherche opérationnelle et un séminaire de politique générale. L’enseignement plus spécifique à la RCB y est prévu dans un cadre plus large en trois étapes : 1° outils comptables indispensables et utilisation pour la gestion ; 2° élaboration de la procédure plan/programme/budget ; 3° choix des investissements et méthodes d’évaluation.

52Le développement de capacités de formation doit faire l’objet d’une stratégie beaucoup plus systématique, comme le souligne le directeur adjoint de la direction de la Prévision Jacques Le Noane : « Cependant, si ce qui a été fait jusqu’à présent constitue un bon départ, le maintien de notre effort à son niveau actuel serait très insuffisant. À l’empirisme inévitable du démarrage doit succéder une phase dans laquelle nous appliquerons nous-mêmes les méthodes rationnelles que nous préconisons à l’étude de la formation¹⁰¹ ». Il faut désormais préciser les objectifs en termes de formation en quantité et qualité, donner une place pleine et entière dans la carrière des agents publics – « accepter dorénavant que le personnel consacre une partie non-négligeable de son temps à se recycler doit être reconnue », et mettre en place une gestion prévisionnelle du personnel pour planifier la formation.

53Si les capacités de formation constituent un premier enjeu de taille, les débats au sein de la Commission interministérielle RCB porte aussi sur la pédagogie à adopter pour sensibiliser les esprits des fonctionnaires dans leur grande diversité. Sur ce second enjeu, le deuxième stage RCB de Grenoble destiné à des agents n’ayant pas de formation scientifique est dans toutes les têtes : il a été un échec à cause du manque de candidats. La formation des agents de la fonction publique qui ne sont pas des ingénieurs est présentée comme un enjeu central qui requiert une évolution des méthodes, ce que souligne Jacques Le Noane, directeur adjoint de la direction de la Prévision lors des séances des 26‑27 mai 1971 : « Les premiers efforts tentés (le stage de Grenoble) sont encore tout à fait insuffisants et il est nécessaire de mettre au point une pédagogie de l’enseignement des méthodes modernes de préparation des décisions à des agents de formation “littéraire”. Il ne s’agit pas de faire de ces derniers des sous-ingénieurs mais des cadres capables, sinon de tout faire, du moins de comprendre et d’utiliser les travaux de RCB. Cet effort pédagogique sera valable à la fois pour les fonctionnaires et pour les étudiants qui se destinent à la fonction publique et, en particulier, pour ceux qui passent par l’ENA. La recherche d’une pédagogie de ce type a été entamée aux États-Unis à la Business School à Harvard. En France, le Centre d’études des programmes économiques (CEPE) a entamé des premières réflexions dans ce sens. Du succès de ces tentatives que nous comptons suivre attentivement et encourager dépendra la rapidité de l’imprégnation de l’administration par la RCB »¹⁰². Pour la direction de la Prévision, cette tâche passe par une harmonisation/standardisation des cas disponibles : au départ, seul un petit nombre d’experts était capable d’exposer la méthode et le nombre de cas pédagogiques étudiés était réduit. Il faut désormais une meilleure coordination des efforts dans ce domaine et une mise en commun des cas proposés par les Armées, l’Équipement, l’Intérieur, les Finances pour un enseignement plus riche.

54Pour d’autres acteurs, toutefois, la question des cas n’est qu’un petit aspect du sujet. La réussite de la réforme passe par un accroissement des capacités de formation mais aussi par une montée en généralité du contenu de l’enseignement, de l’apprentissage de techniques vers une éducation au management, seule susceptible de permettre une conversion large des esprits. De nombreuses prises de paroles s’inscrivent dans cette perspective. Pour Claude Bozon, représentant du ministre de l’Équipement et du Logement, « la formation au management est reconnue comme une action tout à fait prioritaire mais elle présente des difficultés spécifiques en raison de la pénurie d’enseignants, de l’absence de cadres d’accueil et des problèmes d’adaptation de cette formation à l’administration. Nous avons fait porter notre effort sur la formation des directeurs. Ils ont suivi, l’année dernière, une séance de formation d’une semaine organisée à l’Institut supérieur des affaires sur le Management en général¹⁰³ ». Le projet de création du CIEM s’inscrit parfaitement dans cette perspective, ce qu’exprime très bien le rapport proposé par l’École nationale des Ponts et Chaussées pour justifier sa création. Le management y devient la science englobante de l’opération : « il ne s’agit pas seulement d’améliorer la discussion budgétaire en la faisant porter non plus uniquement sur les chapitres traditionnels mais sur des programmes fonctionnels (budgets de programme) groupant l’ensemble des dépenses par objectifs ; il s’agit donc tout autant de rationaliser la préparation des décisions que la programmation, puis ensuite la gestion à tous les niveaux. C’est une toute autre façon d’aborder le problème, en fait, fondamental, de toute Administration, qui est de savoir que faire devant des besoins sans cesse croissants, face à des moyens nécessairement limités. Il s’agit d’une réforme à la base – et de l’approche et des comportements – la RCB étant ainsi un des aspects fondamentaux de l’introduction des méthodes modernes de gestion et de management dans l’Administration. Viser ainsi à l’introduction des méthodes modernes de gestion et de management dans l’Administration implique l’introduction de toute une série de mesures relevant des techniques modernes les plus récentes »¹⁰⁴. Comme son collègue de l’Équipement, le directeur de l’ENPC, M. Thiebault, promoteur du Centre inter-écoles de management, note toutefois « une difficulté particulière quand on parle de Management dans l’administration et qu’on ne rencontre pas en Management du secteur privé », celle d’une adaptation du management privé au contexte public. « Par exemple, les problèmes des indicateurs, dont il a été question tout à l’heure, se posent en termes plus complexes qu’une simple productivité mesurable sur des quantités produites : doit-on mesurer l’efficacité d’une police au nombre des arrestations auxquelles elle procède ou au nombre des arrestations auxquelles elle n’a pas à procéder ? »¹⁰⁵. Dans une claire logique de concurrence, le directeur de l’ENA, Pierre Racine, qui ne veut pas être en reste, plaide pour qu’un « effort de recherche en commun soit entrepris, dès cette année, en vue de définir ce que devrait être une pédagogie de la formation à la RCB ». Il insiste sur « l’effort de rapprochement des écoles » : « je ne vise pas simplement les grandes écoles qui forment les fonctionnaires d’État mais aussi certaines grandes écoles qui forment des cadres du privé comme HEC par exemple. Je pense que la création d’un Centre inter-écoles de management, qui concrétisera cet effort, nous aidera à résoudre nos problèmes »¹⁰⁶.

55Ce rapprochement public-privé est également au cœur de l’intervention de l’universitaire en gestion, Robert Le Duff. Ce dernier regrette le manque de coordination sur le sujet et pointe les enjeux d’une évolution de la formation : « il faut vaincre une première difficulté qui provient de notre ignorance actuelle en matière de RCB. Je vois mal, à travers nos discussions, comment enseigner le problème de l’évaluation des coûts ou celui des indicateurs. Il y a donc un premier travail à effectuer non pas sur l’enseignement ou la pédagogie seulement mais sur la matière et la discipline elles-mêmes¹⁰⁷ ». Le Duff a rédigé un rapport spécifique pour le compte de la Commission. Intitulé « Rapport sur la situation actuelle et les perspectives en matière de formation aux techniques de RCB dans l’Université », le directeur de l’Institut d’administration des entreprises y pointe plusieurs obstacles à l’essor de l’enseignement du management dans l’administration¹⁰⁸. Le premier est la faible interpénétration entre administration et secteur privé, d’un côté, et Université de l’autre : « De façon un peu caricaturale, on oserait dire par exemple que le budget de l’État est enseigné comme si celui-ci n’existait pas. Comment en serait-il autrement ? L’Université est privée d’informations. Les rapports sont souvent conservés jalousement par les administrations. Le matériel pédagogique est inexistant. En particulier, il est presque scandaleux que nous soyons trop souvent conduits à utiliser des cas américains souvent anciens et inadaptés. Il importe, pour la formation dont il est ici question, que nous puissions posséder des cas réels français préparés par l’administration, présentés et discutés par elle¹⁰⁹ ». Dans la même direction, il dénonce le problème de cloisonnement des disciplines (séparation des UER, unités d’enseignement et de recherche, de droit et de sciences économiques) et la séparation opérée à l’Université entre gestion privée et gestion publique : « Peut-être plus grave est le découpage arbitraire entre l’enseignement de la gestion privée et l’ensemble de la formation appelée “macro-économique”. Tout se passe comme si non seulement on séparait volontairement les institutions de leur analyse économique, l’analyse économique de son support institutionnel mais si encore on souhaitait construire une méthode de gestion privée qui devrait ne rien avoir de commun avec une méthode de gestion appelée publique¹¹⁰ ». Le Duff plaide pour une montée en généralité des formations, qui va dans le sens de ce qu’il défend, la mise en place de diplômes universitaires sur ces sujets : « il ne semble pas concevable d’enseigner la RCB en tant que telle. En revanche, il convient d’initier les étudiants aux méthodes, aux techniques et aux recherches les plus avancées utilisées en RCB. Mais ces techniques, ces méthodes et ces recherches n’ont d’intérêt que si elles sont analysées, critiquées, perfectionnées en fonction des finalités poursuivies¹¹¹ ». Mais il se déclare aussi en faveur de la création d’un doctorat d’État de gestion des administrations. Le management envisagé n’est pas, dans son esprit, un management public. Au contraire, il dépasse l’opposition public/privé pour défendre des savoirs de management universel et plaide ainsi pour la mise en place de missions en URSS (instituts d’économie mathématique de Moscou, de Léningrad, de Novosibirsk, de Kiev) :

« L’évaluation des avantages que la collectivité tire de la production nationale ne se pose pas seulement pour les services collectifs, elle se pose pour la totalité de la production nationale. (…) La tentation serait grande au contraire chez nous, comme aux États-Unis, de rechercher une méthode spécifique aux dépenses publiques. Une telle attitude, à terme, risquerait fort de conduire à des gaspillages croissants. La distinction secteur privé/secteur public sera de plus en plus floue et surtout de plus en plus mouvante, le progrès technique modifiant sans cesse les moyens de satisfaction des besoins112 ».

56La montée en généralité des formations aux agents publics via le management n’est pas le seul élargissement des enseignements envisagés. Les débats de la Commission de rationalisation des choix budgétaires sont également le lieu de vibrant plaidoyer en faveur de sciences… moins techniques et mettant plus l’accent sur les enjeux relationnels et humains. Philippe Huet, chef de la mission RCB du ministère de l’Économie et des Finances, souligne ainsi la trop grande réduction des contenus des formations aux techniques scientifiques et prône l’élargissement aux sciences sociales : « Lorsqu’on parle actuellement de l’emploi de ces différentes techniques, on se tourne vers les techniques et les approches de caractère scientifique. Je crois que cette démarche est valable mais il n’en reste pas moins que ceux qui ont essayé ce genre de méthode se sont aperçus rapidement que, s’il fallait des statisticiens, des ingénieurs, des économistes, il fallait également des spécialistes des problèmes de relations humaines. Quand commencera-t-on, en France, à former dans le domaine de la psychosociologie les spécialistes dont nous avons absolument besoin dans les administrations et que nous ne trouvons nulle part ? Là il n’y a même pas d’évaluation des besoins pour la bonne raison que nous ne savons pas encore exactement de quoi nous parlons. On trouve en effet en France des spécialistes de la sociologie, définie comme une réflexion sur la forme plus ou moins idéale de la société à choisir, alors qu’il nous faudrait des praticiens de la sociologie, conçue comme une science expérimentale partant de l’observation du réel, et qui seraient capables de nous donner des éléments pour comprendre ce qui se passe dans le domaine non seulement du fonctionnement des systèmes administratifs mais des relations de ces systèmes avec l’extérieur. Si nous négligeons cet aspect de la réalité, nous aboutirons sans doute à des résultats de meilleure performance mais qui aggraveront probablement les conflits entre l’administration et l’extérieur, ou au sein de l’administration elle-même¹¹³ ». Le sociologue Michel Crozier appuie évidemment cette position et plaide pour une approche qui prenne en compte le milieu administratif qui reçoit les réformes avec l’idée de participation :

« Il faut en effet tenir compte des susceptibilités du personnel, des problèmes syndicaux et de la façon dont tout ce qui touche ce domaine est accueilli par un personnel qui serait extrêmement favorable à l’action s’il y participait et qui peut devenir extrêmement défavorable s’il a l’impression que cette action lui est imposée du dehors. En effet, si on accepte sans trop de problèmes que des spécialistes qui ont une technique dite scientifique vous fassent la leçon, on n’accepte pas que des personnes qui n’ont pas une technique scientifique vous disent comment vous comporter avec vos semblables114 ».

Rationaliser l’offre de formation : le Comité de liaison pour la formation RCB (Colifor)

57Tandis que la Commission RCB est l’instance de débats et d’orientation des décisions, le Comité de liaison pour la formation RCB (Colifor) est clairement l’organe de la mise en œuvre et de la rationalisation des plans de formation. Comme le suggère sa composition lors de sa première réunion le 23 juin 1971, il est la déclinaison opérationnelle de la Commission interministérielle RCB. L’instance, placée sous la présidence du directeur adjoint de la direction de la Prévision, Jacques Le Noane, compte en son sein trois autres représentants de la DP (Hubert Lévy-Lambert, Michel Ternier, Melle Frankiewicz) et un représentant de la direction du Budget (Robert Galdin) et rassemble des représentants de chacun des ministères ainsi qu’un universitaire déjà présent au sein de la Commission RCB, le professeur de gestion de l’université de Caen Robert Le Duff. Sa fréquence de réunions est initialement forte (23 juin, 16 juillet, 22‑23 septembre 1971, 6 octobre 1971, 31 janvier, 9 juin, 12 juillet 1972) et sa mission clairement définie. Pensé comme l’organe de suivi et de rationalisation des activités de formation, six points sont mis à l’agenda de travail du Colifor lors de la première réunion du 23 juin 1971 : des échanges d’informations sur les stages organisés par les différents ministères ; la mise au point de cas et de documents pédagogiques pour la formation aux techniques RCB ; le développement de réflexions sur les types de formation qu’il faut donner aux spécialistes RCB et aux cadres de la fonction publique, notamment ceux qui ont une formation juridique ou littéraire ; les dispositions à prendre dans le domaine de la gestion du personnel ; l’enseignement des techniques RCB au sein de l’Université et notamment en 3^e cycle ; le suivi des initiatives interministérielles de recyclage des fonctionnaires, qu’il s’agisse du projet de Centre inter-écoles de management ou de CESMAP¹¹⁵. La note jointe à la première réunion et intitulée « Réflexions sur les problèmes de formation liés à l’introduction des méthodes de rationalisation des Choix budgétaires au sein de l’administration » confirme les ambitions presque pharaoniques d’élargissement (la fuite en avant) de l’effort de formation et l’importance des informations à rassembler : « il faudrait pouvoir, compte tenu de l’état actuel des techniques, approcher, pour les deux millions et demi de personnes qui sont les fonctionnaires de la fonction publique de l’État et des collectivités locales, quelle proportion doit se consacrer à des tâches de RCB, en équipe de quelles dimensions, et dans chaque équipe définir la proportion des spécialités de divers ordres et niveaux (analyse de systèmes, techniciens de diverses disciplines, comptables, gestionnaires, etc.) ainsi que du nombre de systèmes et de sous-systèmes que chaque équipe peut traiter¹¹⁶ ». Le document insiste sur la standardisation des contenus et la rationalisation des activités. Le Colifor doit savoir combien de personnes sont concernées par les tâches RCB, s’intéresser à la question de l’intégration des spécialistes de la discipline et des spécialistes de disciplines plus fondamentales (recherche opérationnelle, informatique, statistiques, etc.), prévoir toujours plus finement le nombre de personnes à former ainsi que faire un inventaire systématique des coûts des moyens en ressources humaines. Au titre de la rationalisation, en 1972, il sera demandé à chaque ministère d’élaborer un plan de formation pour la Commission interministérielle de mai 1972.

58Des groupes de travail sont constitués prenant à bras le corps les différents sujets relatifs à la formation et débouchant sur des rapports¹¹⁷. Outre la note générale mentionnée, sont lancés un travail sur le type de formations à donner aux spécialistes nécessaires au développement de la RCB et aux cadres concernés par l’opération (M. Arnaudon, note du 16 juillet 1971), une réflexion sur les problèmes pédagogiques posés par le recyclage des fonctionnaires ayant reçu une formation essentiellement juridique et littéraire (rapport du 9 juillet 1971 par Michel Bonnet pour l’ENPC), le développement du projet de Centre inter-écoles de management (CIEM) dont l’avancement est présenté lors de la réunion du 16 juillet, un groupe de travail sur l’enseignement des techniques de RCB au sein de l’Université, notamment en 3^e cycle (rapport du 29 juin 1971) ou une étude des modules d’enseignements à mettre au point sur le plan interministériel entre les organismes de formation (CESMAP, CIEM, SAEI). À ce sujet, Robert Le Duff propose de prendre contact avec la direction générale de l’Administration et de la Fonction publique (DGAFP) et l’Éducation nationale pour développer l’enseignement des techniques RCB à l’Université et pour résoudre deux problèmes : l’association avec les IRA et l’aménagement des concours d’accès à la fonction publique. Les séances des 22‑23 septembre et du 6 octobre 1971 sont consacrées aux documents pédagogiques et à la rationalisation/sélection des cas destinés à une diffusion large : le cas « sécurité routière » y est ainsi constitué en classique (l’étude « périnatalité » n’est pas retenue pour diffusion) mais d’autres cas sont ainsi sélectionnés et profilés : un cas fictif sur les méthodes d’analyse et de préparation des décisions en matière d’aménagement rural ; une analyse coût-efficacité pour le choix d’un système d’armes (force de bombardement nucléaire) ; le cas SIMULION élaboré à partir de l’étude Paris-Lyon dans le cadre de la commission des Transports du VI^e Plan. De nouveaux cas sont commandés dont un cas de budget de programme en préfecture, le cas existant sur l’Éducation nationale n’ayant pas été retenu. La formation des fonctionnaires non scientifiques est toujours un enjeu important, avivé par l’échec du deuxième stage de Grenoble. Lors de la même réunion du 6 octobre 1971 du Colifor, M. Raffi (ministère de la fonction publique) « propose de réunir avant la fin de l’année 1971, autour de Michel Massenet¹¹⁸, le directeur général de la fonction publique, les directeurs du personnel des différents ministères afin d’étudier les problèmes que pose, pour le fonctionnement des administrations, l’absence temporaire des fonctionnaires candidats à des stages »¹¹⁹. Un dernier sujet d’importance porte sur la démultiplication des instances de formation aux techniques RCB. Là encore, l’objectif est à l’harmonisation d’un champ en plein essor. Dans un rapport en date du 9 juillet 1971 sur les problèmes des fonctionnaires ayant reçu une formation essentiellement juridique et littéraire¹²⁰, Michel Bonnet (École des Ponts et Chaussées) dresse le panorama des établissements dits « de formation complémentaire » ou « post-scolaire » qui offrent une formation complémentaire en gestion selon une logique dite « de la palette » c’est-à-dire pour des participants ayant des formations très variées (commerciale, scientifique, littéraire, juridique) : l’Institut supérieur des affaires de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris, l’Institut supérieur des sciences économiques et commerciales dépendant de l’ESSEC, le CELSA (Centre d’études littéraires et scientifiques appliqués), l’Institut d’administration des entreprises de Paris, l’ENA, le CESMAP et le Centre Inter-Écoles de formation supérieure au management en cours de formation.

La concurrence des organismes de formation en management : CSFM vs CESMAP

59Au terme de ces premiers débats de 1971 sur l’impérative formation des cadres de la fonction publique, le Colifor souhaite, au début 1972, mettre en place un projet de cycle de formation s’adressant à des fonctionnaires (A et assimilés) qui, par groupe d’une trentaine, seraient initiés aux techniques modernes de gestion administrative. La stabilisation de ce cycle de formation va être l’objet de nombreuses discussions et conflits. De fait, en 1972, le CESMAP nouvellement créé en 1970, le CIEM futur CSFM (Centre supérieur de formation au management) en cours de création, l’institut d’administration des entreprises mais aussi un cabinet de conseil comme la CEGOS (allié au service des Affaires économiques internationales du ministère de l’Équipement)¹²¹ sont en concurrence pour obtenir le marché de formation interministérielle à ce qu’on appelle désormais « l’introduction au management » ou les « méthodes modernes de gestion ».

60Rappelons l’histoire des principaux protagonistes. D’un côté, la Commission interministérielle de RCB a été le lieu privilégié d’annonce de la création en cours d’un nouvel organisme, le CIEM (Centre inter-écoles de formation au management), initiative commune à sept grandes écoles d’ingénieurs rejointes par l’ENA, dont la vocation est de dispenser des enseignements en partie communs aux managers du secteur public et à ceux du secteur privé et nationalisé, issus des grandes écoles fondatrices. Le projet du CIEM, daté du 9 juillet 1971, est présenté lors de la réunion du Colifor le 16 juillet 1971. Le ton est très ambitieux, presque lyrique : « en l’état actuel des études, le Centre Supérieur de Formation au Management [le nom change dans le corps du texte alors que le titre porte toujours mention du CIEM, ndA] en cours de création se propose de former, pour toutes les organisations “à objectifs” (tant du secteur public que du secteur privé) des “managers du changement”, capables de percevoir et de diagnostiquer les besoins de changement dans une organisation dus au changement de l’environnement (interne ou externe), de concevoir une stratégie globale de changement, et de la mettre en application en tenant compte de tous les éléments humains impliqués. Il s’agit donc de contribuer à la formation d’un nouveau type d’Entrepreneur “homme d’État”, comprenant l’évolution sociologico-politique de l’environnement et du rôle de son organisation dans cet environnement – architecte des structures (structure – planning – information) – ne se limitant pas aux seules fonctions de “leader”, d’administrateur et de planificateur¹²² ». Le programme annonce une focale placée sur les sciences du comportement et les processus de décision des managers mais aussi sur les technologies proches de la RCB (coût-efficacité, cas, simulations, etc.). Il présente le CIEM/CSFM comme appelé à jouer « à côté des organismes existants, et en matière de formation “longue”, un rôle important dans la diffusion des méthodes de RCB au sein de l’administration¹²³ ». Toutefois, début 1972, soutenu par la FNEGE, le CIEM, en passe de s’appeler CSFM (Centre supérieur de formation au management), n’est pas créé. Il ne verra le jour qu’en 1973, son premier directeur étant Bertrand Collomb, le PDG des Ciments Lafarge puis Alain Bridaine, ingénieur de l’Armement. D’un autre côté, existe déjà le CESMAP (Centre d’études supérieures du management public¹²⁴) créé en 1970. À la suite de la constitution de la direction de l’Enseignement supérieur administratif (DESA) du ministère des Postes et Télécommunications et avec le soutien de l’ENSPTT (l’école des administrateurs des PTT), Marcel Duguet, administrateur des PTT où il occupe aussi la fonction de directeur-adjoint de la direction de l’Enseignement supérieur, a préconisé la création d’un organisme interne chargé de diffuser les idées « modernes » au sein du ministère. Le CESMAP a vu le jour et propose une formation permanente (informatique, contrôle de gestion, marketing, psychologie ou recherche opérationnelle) ouverte aux fonctionnaires ayant quatre à huit ans d’ancienneté dans la fonction publique ou les établissements publics. La vingtaine de professeurs et assistants à temps plein du CESMAP dans les années 1970 sont, pour la plupart, issus du vivier des écoles de gestion (notamment l’ESSEC et HEC) et de cursus universitaires en gestion mais aussi en économie, en statistiques ou en finances. Une majorité des enseignants répertoriés dans le programme du CESMAP de 1972‑1973 ont également en commun d’avoir suivi une formation en gestion dans une université américaine, de type MBA¹²⁵, sur financement de la Fondation nationale pour l’enseignement et la gestion des entreprises (FNEGE)¹²⁶. Le processus est donc celui d’un double transfert : transfert de savoirs de gestion privée vers le système administratif ; transfert de méthodologies et de formes d’enseignement développées aux États-Unis et importées en France¹²⁷. L’opposition ne se réduit pas à ces deux pôles. De con côté, le ministère de l’Équipement et du Logement a mis sur pied avec le SAEI et la CEGOS un plan de formation pour 6 000 cadres visant à introduire les méthodes modernes de gestion et qui s’intitule « les schémas de stratégie de changement » avec deux objectifs : faire définir des stratégies aux nouveaux ministères et analyser les actions nécessaires à la réalisation des objectifs fixés – 70 000 journées de formation par an pendant 5 ans soit 10 millions de francs par an.

61Lors de la réunion du 31 janvier 1972 est examinée la programmation des stages des différents ministères au 1^er semestre 1972. Le tableau des stages indique une nette progression des stages d’introduction au management ou aux méthodes modernes de gestion. Le projet du CEPE bis s’étant révélé non viable et le CIEM n’étant pas encore créé, il est demandé au CESMAP d’élaborer le cycle interministériel de formation aux techniques modernes de gestion tant discuté à destination des fonctionnaires A et assimilés, d’une durée de huit à neuf semaines, quatre consécutives, cinq étalées sur plusieurs mois. La préparation du projet du CESMAP fait l’objet d’un suivi attentif. Sur la base d’une première ébauche de cycle, le Colifor du 17 avril 1972 décide en effet la création d’un groupe de suivi chargé de mettre au point le projet : outre le CESMAP et la direction de la Prévision, participeront la fonction publique, le SAEI de l’Équipement, MM. Le Duff et Gluntz (X‑Ponts). Le projet doit être présenté lors de la Commission interministérielle de juin 1972. Intitulé « projet de séminaire pour la fonction publique » et présenté comme le fruit de la collaboration des trois départements du CESMAP (Finance-contrôle ; méthodes quantitatives et sciences humaines), le projet de cycle de formation est centré sur les grandes étapes du processus de décision sur cinq semaines : Concepts (sensibilisation et démythification) ‒ Perception, analyse et formulation du problème ‒ Recherche de l’information pertinente au problème ‒ Prise en compte et traitement de l’information : résolution du problème – Synthèse / processus complet de la décision. Pluridisciplinaire, il est résolument présenté comme destiné à « sensibiliser et à motiver » plus qu’à enseigner des techniques. Le projet de mai 1972 précise ainsi que « le résultat visé est de faire assimiler une information générale sur un ensemble de méthodes rationnelles, quantitatives ou psychologiques. Le but fixé n’est pas de faire acquérir ces techniques mais d’en faire saisir l’essence c’est-à-dire leurs champs d’application, leurs portées et leurs limites, ceci afin de donner aux participants les éléments qui leur permettent de se construire une “philosophie fonctionnelle” de la perception, de l’analyse et de la résolution des problèmes administratifs de conception, de gestion et d’organisation¹²⁸ ». Pour Patrick Gibert¹²⁹, enseignant au CESMAP et son futur directeur scientifique à partir de 1976, le choix d’un contenu plus généraliste est un choix stratégique :

« Le problème c’était de savoir ce qu’on allait mettre dans six semaines de formation du séminaire général. On s’est posé la question pendant un certain temps et bon on y est arrivé. Il y avait une doctrine relativement simple qui consistait à dire la RCB, c’est la structuration d’objectifs + le budget de programmes + la modernisation de la gestion qui était un volet un peu mystérieux et un peu fourre-tout. Donc il y avait quelque chose qui ressemblait à une doctrine sans que cette doctrine soit très détaillée. Ce que nous on a fait, au fond, c’est d’essayer de faire le lien entre cette doctrine et ce qu’on connaissait comme outils de gestion. Au départ, la RCB n’utilisait pas un vocabulaire de gestionnaire mais un vocabulaire d’économistes ou de gens d’administration. Nous on a tiré, dès le départ, c’était conscient, même chez les jeunes gamins qu’on était à l’époque, on a tiré consciemment la RCB vers une approche gestion et non une approche macroscopique qui était une autre tendance. Finalement dans ce séminaire de six semaines, il y avait des parties consacrées au contrôle de gestion, des parties consacrées à la gestion des ressources humaines. En d’autres termes, ce séminaire RCB ce n’était pas un séminaire orienté vers la procédure RCB ou vers des instruments spécifiques à une opération qui était une opération de rationalisation des choix budgétaires. C’était, il faut être clair, essentiellement, six semaines de management public même si à l’époque ce management public n’était pas si public que cela. » (Entretien avec l’auteur).

62Le CESMAP fait le choix d’une proposition qui monte en généralité et s’éloigne des stages antérieurs, plus techniques, prodigués dans le cadre de la RCB. Il donne un contenu au passage de l’orientation économique de la RCB vers sa formulation plus gestionnaire.

63Les réactions lors du Colifor du 9 juin 1972 sont vives. Le représentant de la fonction publique s’inquiète de l’ambition du stage sur cinq semaines, compte tenu du temps disponible des administrateurs civils, et veut resserrer la partie théorique du stage au profit d’un programme plus proche de la pratique. Jacques Le Noane pour la direction de la Prévision « propose de reformuler complètement le projet en rattachant immédiatement la théorie à des exemples RCB pour bien en montrer l’utilité concrète. Quant à la durée du stage, les neuf semaines semblent le meilleur compromis pour dispenser une formation véritable capable d’engendrer des comportements nouveaux ». Il doit aussi être rendu plus attrayant pour les responsables à qui il va être proposé. Le 12 juillet 1972, le projet reste l’objet de critiques. Le représentant de la direction du Personnel du ministère de l’Économie et des Finances (M. Condomines) « fait part de ses réserves pour un stage insuffisamment spécialisé qui pose la question de savoir à qui ce stage s’adresse et qui sera motivé pour le suivre ». Jacques Le Noane de la direction de la Prévision en défend cette fois la « perspective nouvelle » et l’orientation généraliste inédite : « il s’agit de proposer à des fonctionnaires une autre formation. Non pas de l’information ni des “recettes” mais des méthodes nouvelles dont l’esprit puisse être assimilé et qui débouchent sur des modifications de comportement. Ces méthodes consistent d’abord à poser les problèmes de manière correcte, à les aborder ensuite par des analyses adéquates, à aboutir enfin à des transformations au niveau des individus¹³⁰ ». Le cycle de formation aux méthodes RCB est finalement confié au CESMAP mais le nom est modifié. Il (re)devient « stage de formation aux méthodes RCB » et doit être envoyé aux directions du personnel des ministères à l’été 1972 avec une note de la direction de la Fonction publique. Il devra débuter début 1973. La perspective généraliste de management débouche sur les chiffrages les plus audacieux. Michel Ternier pour la direction de la Prévision estime que 100 000 personnes seront concernées en 20 ans, le représentant du ministère de l’Équipement et du Logement compte 6 000 à 7 000 agents pour ce seul ministère. Preuve que les savoirs plus techniques de la RCB continuent d’être eux aussi développés, la même réunion de juillet 1972 acte le lancement d’un stage interministériel « budgets de programmes » qui s’adressent aux responsables de programme et aux comptables des directions et est mis en œuvre par le SAEI et la direction du Budget pour un public interministériel. Il est destiné à être reproduit ensuite dans chaque ministère.

64Dans le champ de la formation professionnelle en plein essor, le CESMAP a tiré son épingle du jeu. À la demande du Colifor de la direction du Budget, il créera par la suite un séminaire « Budgets de programmes » (1 semaine) pour l’ensemble des ministères ainsi qu’un séminaire « Budget classique », les formateurs du CESMAP se rendant compte que les fonctionnaires ne maîtrisent pas le langage administratif conventionnel. L’opération RCB offre au CESMAP l’occasion de développer ses savoir-faire et d’asseoir sa position sur le marché de la formation en management. À ce moment (et jusqu’en 1975), le CESMAP développe plusieurs séminaires RCB qui lui offre une occasion unique de pénétrer dans l’appareil d’État.

« Le gros démarrage, ça a été le séminaire RCB qui s’est ensuite diversifié. Je ne saurais plus vous dire si c’est 1973 ou 1974 [ndA. : janvier 1973]. La direction de la Prévision qui jouait le rôle moteur en matière de RCB nous a demandé de mettre sur pied un séminaire relativement long pour former des fonctionnaires à la RCB. Cela a été une opération très importante car elle était prise en charge par le ministère des Finances donc les inscriptions pour les gens venant des autres ministères étaient gratuites, ce sont les finances qui prenaient en charge. C’était une opération interministérielle donc nous avons été rendus visible à des tas de gens qui sans cela ne seraient pas venus au CESMAP et que leurs ministères n’auraient pas envoyés au CESMAP » (Patrick Gibert, CESMAP, entretien avec l’auteur).

65Temporairement close, la concurrence reprend vite ses droits. En 1975, le CESMAP connaît une crise extrêmement grave qui oppose la direction aux enseignants. Les commanditaires des formations CESMAP font alors appel au CSFM, enfin créé en 1973, et lui confie le stage général de six semaines. Le CESMAP conserve toutefois son portefeuille de séminaires spécialisés (Budgets de programmes, Budget classique) et ajoute même un séminaire RCB dans les régions (version courte de trois semaines du séminaire RCB, ici destiné aux services extérieurs).

Conclusion

66Dans ce chapitre, nous avons voulu montrer combien tirer le fil des dynamiques et aléas de la formation offre une bonne clé d’entrée pour étudier la réforme. Il permet de révéler les enjeux, les stratégies et les difficultés au cœur de la mise en œuvre de la RCB. Suivant la partition analytique d’Olivier Quéré¹³¹, nous avons mis en pratique l’idée que l’activité de formation était névralgique dans un double sens : elle rend compte de l’importance des processus d’apprentissage et de socialisation dans une réforme administrative ; mais elle est aussi l’occasion de construire la réforme, de la constituer, en explicitant ses principes et ses instruments, en lui donnant corps, en en donnant une image publique, diffusable et reproductible. La RCB se prête bien à cette entreprise. Pour la première fois sans doute au xx^e siècle en raison de l’envergure de la RCB, l’enjeu de formation des fonctionnaires à un processus de réforme a été pris au sérieux et pris à bras le corps par les réformateurs mais aussi traité « grandeur nature » avec un déploiement de moyens et d’effectifs sans commune mesure. De nos analyses, il ressort que les difficultés rencontrées par la réforme – son enlisement notamment – sont en partie liées aux problèmes rencontrés dans l’organisation de son apprentissage mais aussi aux rapports de pouvoir qui les sous-tendent. La constitution de la réforme a été imparfaite parce que la formation a dû en stabiliser la doctrine mais aussi parce que ses processus d’apprentissage l’ont été tout autant, marqués comme il se doit par de forts enjeux de pouvoir et de domination. Pour autant, si la réforme n’a pas eu le succès que ses promoteurs escomptaient, le déploiement de multiples espaces de formation a produit de nombreux effets. En définitive, le caractère peu coercitif et décentralisé de l’opération et le souci de convaincre les esprits se sont traduits par une ouverture de la réforme à une grande variété de savoirs et de techniques. Aucun savoir ni instrument ne dispose d’un monopole dans le programme. Si la réforme marque assez rapidement, en quatre ans, le pas sur le plan administratif et politique, elle participe, en revanche, indéniablement, à l’essor de savoirs sur et dans l’administration – le calcul économique et les études coûts-efficacité, le management, le contrôle de gestion et même la sociologie des organisations – et au développement des communautés de professionnels qui leur sont liés. Via les programmes de formation et les études dont ils ont favorisé la production, les savoirs et instruments du management dit public dans les années 1970, portés par exemple par le CESMAP¹³², puis l’évaluation des politiques publiques dans les années 1980¹³³ se développeront dans l’administration française.