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Faire preuve par le chiffre ?

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Arthur Jatteau

Préface. Rendre au savant et au politique ce qui leur revient

Gaël Giraud

Texte intégral

1En faisant la lumière sur l’une des dérives les plus inquiétantes de l’économie contemporaine, Arthur Jatteau nous livre un ouvrage remarquable de rigueur, de probité et de courage.

2Sa cible ?

3La méthode des expérimentations aléatoires promues notamment par le MIT, à Boston, et en France par l’École d’économie de Paris, comme méthode privilégiée d’évaluation de programmes de politique publique. Procédure désormais auréolée du prestige du prix de la Banque de Suède attribué à Esther Duflo, Abhijit Banerjee et Michael Kremer en 2019.

4De quoi s’agit-il ? De transposer dans le domaine des sciences sociales les méthodes issues de la thérapeutique en vue de tester un “traitement” : sélectionner de manière aléatoire un échantillon test et un échantillon témoin afin de pouvoir attribuer les différences d’évolution des deux échantillons aux seuls effets du traitement. Vous voulez savoir s’il est préférable de distribuer des livres scolaires gratuits à des enfants illettrés d’une région sahélienne ou de leur administrer des médicaments vermifuges ? Il vous suffit de sélectionner au hasard un groupe d’enfants à qui vous distribuerez des livres, un autre à qui vous donnerez des médicaments et un troisième à qui vous ne donnerez rien. Si les résultats scolaires du deuxième groupe s’améliorent par rapport à ceux du premier et du troisième, vous aurez la preuve irréfutable, croit-on, de la supériorité du médicament sur le livre.

  • 1  Parfois baptisés ainsi par allusion aux fashionistas ou aux terroristes, on ne sait...

5Cette méthode1 est aujourd’hui présentée par ses avocats, les randomistas, comme le Graal permettant de donner enfin à l’économie le statut d’une science empirique. Après plusieurs siècles d’obscurantisme épistémologique, nous aurions fait le saut intellectuel décisif qui consiste à doter nos politiques publiques de protocoles d’évaluation fiables. La proportion du nombre d’humains qui vivent dans la misère augmente depuis trente ans en dépit des innombrables efforts des ONGs et des bailleurs internationaux pour lutter contre la pauvreté ? Plus de quatre milliards de personnes survivent aujourd’hui avec moins de l’équivalent (en parité de pouvoir d’achat) de 5 dollars par jour ? C’est parce que nous n’avons pas pris la peine de mesurer l’impact de nos projets à l’aide d’essais randomisés. En somme, le déploiement de cette méthode serait à la vie matérielle de nos sociétés ce que fut l’invention de la médecine expérimentale par Claude Bernard dans la seconde moitié du xixe siècle : une révolution destinée à changer la face de la Terre. Un siècle et demi après l’expérimentation clinique sur le corps humain, voici enfin venue au jour l’expérimentation rigoureuse sur le corps social.

  • 2  Karl Popper prend évidemment soin d’exiger que les expériences destinées a falsifier une assertion (...)

6Arthur Jatteau montre qu’il n’en est rien. Ladite méthode ne permet nullement de construire des expérimentations fiables, réplicables à partir desquelles une proposition universelle pourrait être déduite. Faut-il préférer les médicaments aux livres pour améliorer la scolarisation des enfants ? Aucune expérimentation aléatoire ne fournira de réponse à cette question. Car ses résultats dépendront du lieu où elle a été effectuée : d’une région à l’autre, d’un centre-ville à ses bidonvilles, d’un milieu agraire à un espace nomade, on conclura dans un sens ou un autre. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà »… Pire, ses résultats dépendront aussi de la date à laquelle elle a été effectuée : la même mesure accomplie au même endroit à deux années d’intervalle peut livrer des conclusions distinctes. Pire encore : les conclusions dépendront de la taille des échantillons sélectionnés. On ne trouvera donc pas dans ces protocoles le fondement d’une science universelle au sens qu’avec Bacon la modernité donne à ce terme, encore moins d’une science falsifiable au sens Poppérien2. Au mieux les expérimentations randomisées permettent-elles d’élaborer une scientia rerum singularum, un savoir du singulier tel que l’entendait Guillaume d’Ockham : telle année, tel protocole a donné à penser que les médicaments vermifuges ont contribué davantage que des manuels à l’amélioration du niveau scolaire des enfants sahéliens de ce village. Quid des autres enfants ? Qu’en sera-t-il demain ? On n’en sait rien. Généralisons la méthode à toute la population, et nous en aurons le cœur net ? Produisons des bataillons d’ingénieurs spécialisés dans l’administration de ce type de protocole pour couvrir chaque année l’entièreté du globe d’enquêteurs affairés à sélectionner des populations au hasard ! Las, Jatteau montre que même cet espoir est chimérique : la sélection aléatoire engendre son propre biais, lié au fait que nous autres, humains, sommes capables de modifier notre comportement lorsque nous savons participer à une enquête, fût-elle randomisée ou non. Pourquoi ? Parce que nous sommes des animaux politiques (ce que l’on sait depuis Aristote au moins !), des êtres doués de parole et de réflexivité.

7Le livre de Jatteau, toutefois, est tout sauf un procès à charge bâclé. L’auteur fait ce qui est en son pouvoir pour sauver la proposition des randomistas, écouter leurs arguments jusqu’au bout, tenter de tirer le bébé hors de l’eau sale que l’on serait tenté de jeter hâtivement. Rien n’y fait : la portée effective des expérimentations aléatoires est minime, leur méthode intrinsèquement contestable, leurs résultats à peu près inexploitables pour une politique publique digne de ce nom. L’honnêteté d’Arthur Jatteau l’honore car on ne peut pas dire que, sur le banc des accusés du procès qu’organise son ouvrage, les randomistas sachent toujours faire preuve de la même probité. Dans un article paru le 16 juillet 2018 dans The Guardian3, une quinzaine d’économistes et moi-même avions dénoncé les illusions qui entourent les Randomised Control Trials (RCT). Parmi les signataires figure James Heckman, dont les travaux en statistiques permettent justement de traiter les problèmes d’échantillons biaisés, Joseph Stiglitz, ancien économiste en chef de la Banque mondiale et Angus Deaton, spécialiste de l’étude empirique de la pauvreté. Tous trois récipiendaires du “Prix Nobel”. Aucune réponse, ni en public, ni en privé, n’a jamais été apportée à cet article par la communauté des défenseurs des essais randomisés contrôlés. Je me souviens aussi d’un symposium organisé à la Banque mondiale, à Washington DC, il y a quelques années, en présence de mon collègue de l’université de Georgetown, Martin Ravallion, et d’Esther Duflo. Le professeur Ravallion, spécialiste lui aussi de l’économie de la pauvreté, avait dressé un réquisitoire sévère — mais juste, comme le montrent les pages qui suivent — contre les expérimentations aléatoires. Lorsque son tour est venu de prendre la parole, Esther Duflo n’a pas jugé bon de répondre à une seule des critiques qui venaient de lui être adressées. Le mutisme — où l’on serait tenté de deviner du mépris —, ne peut pourtant pas tenir lieu d’argumentation rationnelle dans une enceinte scientifique.

8Comment, dans ces conditions, les essais aléatoires sont-ils parvenus à s’imposer dans le milieu académique comme la “règle d’or” de l’évaluation de politiques publiques ? Voilà une énigme qui intéressera peut-être les historiens des sciences dans quelques décennies et sur laquelle Jatteau apporte quelques éléments de réponse intéressants dans les cas américain et français. La violence des randomistas dans les comités de lecture des grandes revues d’économie, les pressions exercées sur les recrutements universitaires, la puissance financière d’une institution comme le MIT et, en France, du Fonds d’expérimentation pour la Jeunesse de Martin Hirsch n’y sont pas pour rien. Quoi qu’il en soit, comme le rappelle Jatteau, le “succès” de ces méthodes ne doit pas être exagéré : il dépasse à peine les enceintes universitaires. À ce jour, heureusement, fort peu de programmes de politique publique ont été réellement mis en œuvre sur la « foi » d’une expérimentation aléatoire. En France, après une vague d’engouement bien compréhensible, plusieurs entreprises du CAC40 ont renoncé à mener des enquêtes randomisées pour comprendre comment agir sur leur environnement dans les pays des Suds. Avec Cécile Renouard, j’ai travaillé à des enquêtes (qui n’étaient pas des RCTs) commanditées par Danone, Veolia et Total, une fois passée la déconvenue des expérimentations aléatoires “orthodoxes” que ces entreprises avaient tenté d’orchestrer. L’Agence française de Développement elle-même, dès 2014, a renoncé à financer ce type de protocoles pour élaborer sa propre stratégie d’aide au développement. Pareils revers ne s’expliquent pas seulement par le fait que lesdites expérimentations coûtent cher — un demi-million d’euros au minimum par enquête —, parfois plus cher que le projet qu’elles sont supposées évaluer. En vérité, ces méthodes ne peuvent tout simplement pas produire le type de savoir qu’elles promettent. C’est tout l’enjeu du livre de Jatteau d’en faire la démonstration tout en laissant jusqu’au bout la parole à la défense.

9Mais le chapitre 4 de l’ouvrage qu’on va lire ne s’en tient pas à peser le pour et le contre d’une méthode expérimentale défaillante. Il esquisse l’analyse des conséquences politiques de son usage. Peut-être à la lumière de ces pages le lecteur découvrira-t-il combien le succès apparent de ces méthodes est dangereux pour la démocratie. Dangereux ? Après tout l’élaboration de protocoles expérimentaux qui ne “marchent” pas fait partie du pain quotidien des chercheurs. En outre, les défenseurs des essais randomisés ne sont ni les premiers, ni les derniers à céder à une forme ou une autre de naïveté positiviste. C’est que l’enjeu est bien plus sérieux qu’un problème d’épistémologie byzantine. À l’issue d’une autre conférence qu’elle venait de donner à la Banque mondiale il y a quelques années, un cadre responsable de l’Afrique subsaharienne interrogea Esther Duflo : « supposez que je réfléchisse à l’opportunité de transformer une piste en route entre A et B ou entre C et D, sachant que je ne dispose pas du budget pour faire les deux. Je ne peux pas tirer au hasard les personnes qui habitent le long de chacune de ces deux pistes, ou obliger certaines d’entre elles à migrer d’une piste à l’autre. Comment faire ? » Réponse : « Une politique publique dont le programme n’est pas susceptible d’un traitement à l’aide d’expérimentations aléatoires n’est pas une politique pertinente ».

10Pareille répartie mérite d’être méditée.

11Elle n’est pas isolée ou exceptionnelle. Les RCTs ont acquis une telle emprise sur la façon de penser d’une génération entière d’économistes et d’ingénieurs du développement que beaucoup d’entre nous sont tentés, parfois en toute bonne foi, de penser qu’il n’y a de bonne politique que celle qui peut être évaluée à l’aune de leur méthode. Tout le reste appartient aux ténèbres propres à une économie politique pré-scientifique. Certes, lorsqu’ils sont poussés dans leur retranchement, beaucoup de randomistas choisissent en public de faire profil bas : à les entendre, leur visée serait beaucoup plus humble qu’on ne le croit. A coup sûr, certains d’entre eux en sont d’ailleurs intimement persuadés. Très vite, la métaphore (d’origine keynésienne) du modeste plombier ressurgit, parfois agrémentée d’une citation de Carlyle sur la dismale science. Cette rhétorique de la modestie ne doit pourtant pas faire illusion, elle non plus. Aucun plombier, à ma connaissance, ne décide de ce qu’est un bon problème de tuyauterie. Et Jatteau, fort heureusement, ne se contente nullement des artifices oratoires déployés par les randomistas pour dissimuler leur hybris méthodologique mais étudie les expériences randomisées telles qu’elles se font, ainsi que ce qu’elles font à la société.

12La prétention à installer la possibilité d’essais randomisés en critère ultime de sélection des bonnes questions de politique publique a pour conséquence que l’anthropologie inhérente à la méthode déteint sur les questions qu’elle permet de tester. Vous voulez savoir si les plans d’ajustement structurel qui ont dévasté plusieurs pays d’Afrique subsaharienne piégés par le surendettement public dans les années 1980 et 1990 sont bel et bien responsables du recul économique de ces pays et du ralentissement de leur transition démographique ? Cette question n’est pas pertinente… Que sommes-nous encore en droit d’interroger ? Une kyrielle de petits projets micro-économiques qu’il est impossible de généraliser et tous construits sur la vieille idée cartésienne que l’humain est un animal-machine : appliquez-lui les bons stimuli et il réagira de la manière qui convient. Reste à identifier les bons stimuli. Médicaments ? Manuels scolaires ?

  • 4  Trad. fr. Mimi et Isabelle Perrin, Paris, Seuil, 2005.

13On s’en doute, cette anthropologie soulève des problèmes éthiques redoutables, en tout point analogues à ceux que rencontrent les médecins qui tentent d’administrer des thérapies de manière aléatoire. De quel droit allons-nous condamner un échantillon témoin d’enfants sous-scolarisés et malades à ne recevoir ni livre, ni médicament ? Inversement, un sujet qui refuserait de participer à une expérience aléatoire ferait s’effondrer l’absence de biais présumée qu’un tel protocole est supposé garantir. Pourrait-on contraindre une population, au nom de la science, à se plier à de tels protocoles ? De quel droit ? Nous ne serions plus très éloignés, alors, des situations dénoncées notamment par le célèbre roman de John Le Carré, La Constance du jardinier4.

  • 5  James Heckman, « Sample Selection Bias as a Specification Error », Econometrica, vol. 47, n° 1, ja (...)

14Le lecteur s’interroge sûrement : si ces méthodes ne fournissent pas la « preuve » qu’elles sont censées produire, si, de plus, elles confrontent les expérimentateurs à des dilemmes éthiques dont ils seraient avisés de se tenir éloignés, comment évaluer nos politiques publiques ? Car, et le lecteur aura raison s’il insiste sur ce point, nos politiques ont un urgent besoin d’être évaluées sérieusement. Pour ma part, je répondrais qu’il existe une alternative trop peu explorée : les enquêtes de terrain menées minutieusement, depuis des décennies, notamment par la Banque mondiale. Ces enquêtes-ménages sont sous-utilisées alors que l’intelligence artificielle et, en particulier, le machine learning permettent aujourd’hui d’en tirer une masse d’informations aussi abondante que précieuse. Bien sûr, les échantillons concernés par ces enquêtes n’ont pas été sélectionnés par un tirage au sort ; ils présentent donc des biais (distincts de ceux qui affectent les échantillons tirés au hasard). Certes, les cohortes interrogées d’une enquête à l’autre ne sont pas nécessairement constituées des mêmes sujets dont on suivrait la trajectoire au long d’une vie. Mais sous certaines conditions, ces biais peuvent être en partie corrigés comme l’a montré Heckman5. Bien entendu, cette approche alternative est fondamentalement macro-économique, tout entière fondée sur l’hypothèse implicite qu’il existe de l’émergence dans nos sociétés humaines : le tout est généralement autre que la somme de ses parties. À l’inverse, les essais randomisés sont construits sur le pari qu’il n’y a jamais d’émergence : étudier chacune des parties suffit pour connaître le tout. (Cherchez donc à identifier un éléphant à partir de la connaissance disjointe de sa trompe, de ses pattes, de sa queue…) Enfin, l’approche en termes de statistiques des enquêtes-ménages ne permet jamais d’appréhender autre chose que le passé : comme la chouette hégélienne, elle se lève au crépuscule. Ce faisant, elle consent à sa propre historicité plutôt que de se rêver capable de révéler l’essence an-historique des pauvres.

15Car c’est bien une ontologie des pauvres que prétendent ultimement exhumer les expérimentations aléatoires. « Comment pensent les pauvres ? » s’interrogeait Esther Duflo dans un entretien publié par Télérama, n° 3131. Se pourrait-il qu’« ils » ne pensent pas comme nous ? Peut-être, au fond, sont-« ils » plus proches des bonobos ? Vouloir répondre à une telle question autrement qu’en apprenant à leur parler et à vivre avec eux signifie que l’on a naturalisé les « pauvres » — condition sine qua non, du reste, pour pouvoir imaginer un jour leur appliquer les méthodes employées jadis sur des hamsters. Au lieu de vivre avec eux pour construire avec eux un projet politique commun et, le cas échéant, recevoir d’eux une leçon d’humanité, la visée politique sous-jacente aux expérimentations randomisées consiste à les tenir à distance et à tester in vivo divers protocoles que l’on sélectionnera en fonction des réactions que l’on aura suscitées chez ces hommes-machines. Tandis que Philippe Descola dénonce depuis tant d’années l’ontologie naturaliste qui, au tournant du Grand Siècle, a profondément transformé le rapport des Occidentaux à la “nature” et qui est largement responsable des dévastations écologiques contemporaines, les randomistas proposent, eux, d’étendre le périmètre de la “nature” pour y inclure les pauvres. Alors que d’aucuns s’interrogent — faut-il, par une médiation ou une autre, faire siéger les animaux, voire les écosystèmes, dans nos Parlements ? —, les randomistas, eux, proposent d’en exclure les pauvres : pour ces derniers, quelques mesures bien ciblées et un protocole aléatoire tiendront lieu de politique.

16Que l’on me pardonne encore un autre souvenir personnel. Il y a vingt ans, j’ai fondé et construit un centre d’accueil pour des enfants de la rue à Balimba, à l’orée de la bourgade de Sarh, au sud du Tchad, à cent kilomètres au nord de la Centrafrique. Fallait-il créer un centre entièrement fermé où les enfants eussent été emprisonnés, un centre ouvert où ils n’eussent été accueillis que de jour, un centre semi-fermé ? Conserver un espace de petite taille ou, au contraire, l’agrandir pour bénéficier de financements internationaux ? Je l’avoue : nous n’avons procédé à aucun test aléatoire et je ne me suis jamais demandé : “comment pensent-ils ?”. Nous avons construit ce centre ensemble, les enfants, des amis tchadiens, français et moi, détruit une termitière pour en déloger un gros serpent, labouré avec un zébu, creusé un puits, cuit les briques des cases aux toits de paille… Le centre de Balimba existe toujours aujourd’hui : une quarantaine d’enfants y sont accueillis, logés, nourris, alphabétisés. Beaucoup de ceux dont je m’étais occupé sont réinsérés dans le tissu social tchadien. Pas tous, certes. Le secret, néanmoins, de cette longévité ? Toutes celles et ceux qui ont pris la direction de ce centre après moi ont consenti à vivre avec les enfants, à partager leurs joies et leurs peines, à devenir l’un des leurs.

  • 6  Florence Jany-Catrice et Stephan Kampelmann, « L’indicateur de bien-être économique : une applicat (...)
  • 7Les Impacts du changement climatique en Aquitaine, Hervé Le Treut (dir.), Bordeaux, Presses univer (...)

17Construire une science participative, qui se nourrisse de l’expérience vécue par les acteurs sociaux eux-mêmes est possible. Les travaux menés par Florence Jany-Catrice, Jean Gadrey, Lars Osberg et Andrew Sharpe6 autour de l’élaboration participative d’indicateurs agrégés en témoignent, tout comme l’enquête holistique encadrée par Hervé Le Treut autour de l’impact du dérèglement écologique sur la région Aquitaine7. Et la Convention citoyenne sur le changement climatique démontre que des citoyens tirés au hasard sont parfaitement capables de formuler eux-mêmes des recommandations de politique publique qui, pour la plupart, sont bien plus sages que celles qui sont élaborées par nos hauts fonctionnaires. On ose à peine imaginer ce que ces mêmes citoyens eussent produit s’ils avaient été tirés au sort pour participer à des expériences aléatoires sur la taxe carbone…

  • 8  Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, Cours au Collège de France (2012-2014), Paris, Fayar (...)

18Le lecteur devine peut-être, néanmoins, pourquoi ces méthodes d’expérimentation randomisée rencontrent aujourd’hui un tel succès apparent alors que, comme le montre Arthur Jatteau, elles n’ont rien de nouveau. Déjà, dans les années 1960, la tentative avait été menée, en vain, d’imposer ce type de protocole comme méthode d’évaluation des politiques publiques. Entre temps, nos sociétés occidentales se sont profondément transformées dans le sens qu’a décrit Alain Supiot8 : l’imaginaire cybernétique a colonisé une part croissante de nos esprits, qui rêvent désormais de pouvoir diriger une société comme on pilote un avion. Le tableau de bord serait constitué de la myriade de programmes micro-économiques qu’il est possible d’imaginer : médicaments vermifuges, dons de livres… et chaque expérimentation aléatoire correspondrait à un palpeur censé renseigner de manière quasiment instantanée (à l’échelle du temps social) un capitaine occupé à résoudre des problèmes de contrôle optimal : la température sociale, la pression atmosphérique, la force des frottements… Le type de gouvernement qu’un tel imaginaire permet d’élaborer ne peut qu’être celui d’une gouvernance par les nombres.

  • 9  Que l’on finisse par transposer sur des Européens des méthodes initialement conçues pour comprendr (...)

19Or la conjonction de la naturalisation de certains humains et de la gouvernance par les nombres est capable de produire le pire. Un exemple permettra peut-être au lecteur de le pressentir : il y a quelques années, à l’époque que Jatteau qualifie d’« âge d’or » des essais randomisés en France, autour de 2012, l’idée a été agitée en France de tester sur des petits échantillons de classes d’élèves la monétisation de leurs résultats scolaires9. De meilleures notes signifieraient davantage d’argent de poche. Bientôt, on voulut mettre en œuvre une méthode de tirage aléatoire pour vérifier l’efficacité de ladite mesure. Tout cela fut abandonné en partie sous la pression de parents d’élèves qui refusèrent, à fort juste titre, que leurs enfants servent de cobayes à la marchandisation de la culture et de l’éducation. Supposons un instant, toutefois, qu’une telle folie ait été mise en application et qu’à Grenoble, par exemple, on ait constaté que les résultats scolaires des petits Isérois se fussent améliorés. Peut-être aurait-on alors passé une loi exigeant d’étendre l’intéressement de nos chères têtes blondes par l’argent à l’ensemble des établissements scolaires français. Une loi fondée sur la science. Indiscutable non parce que la volonté générale du peuple en aurait décidé ainsi par la médiation d’un débat démocratique mais parce que la science aurait révélé la « nature » humaine : un enfant apprend mieux quand les adultes le paient pour apprendre. Supposons, enfin, que dans la Creuse, par exemple, telle classe où l’on aurait appliqué la loi avec scrupule voie néanmoins ses résultats scolaires empirer (pour un tas de raisons qu’il est facile d’imaginer : fin de l’esprit de solidarité et de camaraderie entre élèves, compétition délétère, atmosphère de défiance généralisée…). Qu’eût-on vraisemblablement dit aux jeunes Creusois ? Qu’ils ne sont pas normaux puisqu’ils ne se comportent pas conformément à l’essence humaine mise en lumière par une expérience scientifique.

  • 10  A. Supiot, Homo juridicus - essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, 2009.
  • 11  Johann Chapoutot, Libres d’obéir - le management du nazisme à aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2020.

20Alain Supiot a montré comment la gouvernance par les nombres s’enracine notamment dans l’une des deux expériences totalitaires les plus monstrueuses du xxe siècle : le soviétisme russe10. De son côté, Johann Chapoutot a élucidé en partie la généalogie de certaines formes de management favorisées par le post-libéralisme contemporain : la continuité intellectuelle d’un penseur politique nazi d’avant 1945, Reinhard Höhn, avec le promoteur du management qu’il devint dans l’Allemagne ordolibérale d’après 1945 laisse entrevoir l’autre racine, nazie cette fois, de l’imaginaire qui nous habite11. Le soviétisme comme le nazisme n’ont-ils pas prétendu tous deux mettre en œuvre une politique dictée par la science ? Une politique scientifique ? N’ont-ils pas tous deux naturalisé leurs ennemis avant de les liquider ? C’est très exactement, à mon avis, le risque mortel qui guettent nos démocraties si les expérimentations randomisées devaient y devenir la règle normative d’évaluation de nos politiques publiques.

21Souhaitons que le livre d’Arthur Jatteau contribue à déciller les yeux de nos décideurs publics, des économistes et des citoyen.nes à l’égard de ce que signifie le mandat qu’Esther Duflo s’est attribué, celui de lutter par la « science » contre les trois « I » : l’idéologie, l’ignorance, l’inertie. Afin que les uns comme les autres consentent à nouveau à la dure mais belle condition de toute société humaine : toute décision politique doit y être prise pour partie dans la nuit d’un non-savoir qui autorise la liberté et, pour être légitime, doit éclairer cette nuit par le débat démocratique.

22C’est là, au fond, la pesanteur et la grâce de la finitude humaine.

 

Gaël Giraud
Ancien économiste en chef de l’Agence française de Développement
Professeur à l’université de Georgetown
Directeur du Georgetown Environmental Justice Program
Directeur de recherche au CNRS.

Notes

1  Parfois baptisés ainsi par allusion aux fashionistas ou aux terroristes, on ne sait...

2  Karl Popper prend évidemment soin d’exiger que les expériences destinées a falsifier une assertion soient duplicables, et ce n’est pas la moindre difficulté rencontrée en physique des hautes énergies par exemple.

3  “Buzzwords and tortuous impact studies won’t fix a broken aid system” https://bit.ly/3gucxXD

4  Trad. fr. Mimi et Isabelle Perrin, Paris, Seuil, 2005.

5  James Heckman, « Sample Selection Bias as a Specification Error », Econometrica, vol. 47, n° 1, janvier 1979, pp. 153-161.

6  Florence Jany-Catrice et Stephan Kampelmann, « L’indicateur de bien-être économique : une application à la France », Revue française d’économie, juillet 2007, pp. 107-148. Repris dans Problèmes économiques, n° 2938, 2 janvier 2008, pp. 16-23.

7Les Impacts du changement climatique en Aquitaine, Hervé Le Treut (dir.), Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2013.

8  Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, Cours au Collège de France (2012-2014), Paris, Fayard, 2015.

9  Que l’on finisse par transposer sur des Européens des méthodes initialement conçues pour comprendre comment « pensent les pauvres » du Sud globalisé ne doit pas surprendre. Il s’agit d’un exemple de tropicalisation du monde, Xavier Ricard Lanata, La Tropicalisation du monde, Paris, Presse universitaires de France, 2019.

10  A. Supiot, Homo juridicus - essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, 2009.

11  Johann Chapoutot, Libres d’obéir - le management du nazisme à aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2020.

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