1L’œuvre monumentale de Philibert Vasserot1, conservée depuis 1900-1901 à Paris au Centre historique des Archives nationales2, constitue, pour ceux qui étudient l’histoire et les aspects du sol et du bâti parisiens au début du XIX^e siècle, une sorte d’« usuel » sur le Paris d’avant Haussmann, si familier qu’il ne vient pas d’emblée à l’idée de l’étudier pour elle-même, d’autant que son « fabuleux destin » en a fait une inépuisable source d’histoire et d’archéologie urbaine, et non le document fiscal de référence qu’elle aurait dû être au sein de la grande entreprise du cadastre naissant. De son étude découlent évidemment d’autres questions : qui était donc Ph. Vasserot, et comment en est-il venu à proposer sa contribution – indissociable d’une moitié de sa vie – à la réalisation du cadastre parcellaire de Paris ?

I. Jalons biographiques

2Philibert Vasserot (et non Philippe, comme on trouve dans la plupart des publications qui l’évoquent, parce qu’il signe toujours Ph. Vasserot) est né à Paris le 4 juillet 1773. Il est fils de François Vasserot, architecte, et de Marie-Madeleine Chevallier. Ses parents demeurent rue d’Enfer, paroisse Saint-Landry. Son parrain est Louis-Simon Bonnot, architecte et entrepreneur, demeurant à l’Hôtel-Dieu de Paris, paroisse Marie-Madeleine en la Cité, et sa marraine est Jeanne Catherine Deshayes, de la paroisse Saint-Jacques du Haut-Pas.

3Philibert Vasserot appartient, aussi bien par son père que par son parrain, au milieu social du nombreux personnel au service des Hospices de la ville de Paris. Entre 1809 et 1817, son père est cité plus de vingt fois comme expert en bâtiments dans les délibérations du conseil général des Hospices institué en 18013. Mais l’on ne sait rien, actuellement, sur les années de jeunesse, ni sur la formation de Philibert. Il se peut que, comme l’habitude en était fréquente jusqu’à la création des grandes écoles spécialisées, le jeune homme ait été au départ l’élève de son père. Il est également probable qu’il existe un dossier sur lui, constitué lors de son recrutement par l’administration des Finances comme expert du cadastre. La recherche reste ouverte.

4Philibert épouse Marie-Angélique Segoing (aussi appelée Angélique Françoise). Le couple donne naissance à trois fils : Charles, né le 23 nivôse an XII (14 janvier 1804), devenu architecte, et mort en 1867 ; Saint Ange, né le 2 avril 1811, futur ingénieur et fabricant de boulons ; et Philibert Louis, né le 21 mai 1814, plus tard licencié en droit, et décédé le 13 mai 1844.

5Les documents émanant de la direction des Contributions directes de la Seine permettent d’établir que Philibert Vasserot a travaillé pour le cadastre de Paris dès les années 1807-1809, mais de leur côté, les archives de l’Assistance publique témoignent qu’il n’a jamais cessé parallèlement d’appartenir aux Hospices civils de la ville, et de leur rendre, jusqu’à la fin de sa vie, des services répondant à son titre et à ses compétences d’architecte par ses expertises de bâtiments4.

6Étape importante dans sa vie, en 1817 est pris un arrêté5 nommant Philibert Vasserot inspecteur des bâtiments des Hospices civils, en remplacement de François Vasserot, son père. Ce document, riche en renseignements, mérite d’être cité :

« 2^e division. Séance du 24 décembre 1817.
Le Conseil général, sur le rapport de l’un de ses membres de la Commission administrative d’où il résulte :
1° que le sieur Vasserot François âgé de 74 ans ne peut que difficilement, à cause de son âge et de ses infirmités, remplir les fonctions d’inspecteur des bâtiments6 ; qu’il s’est fait aider depuis 15 mois par son fils architecte estimateur du cadastre employé successivement par M. le Préfet de la Seine pour la révision des estimations des maisons des Hospices vendues ou échangées, pour la fixation des maisons et terrains du canal de l’Ourcq, etc.
2° que les appointements du sieur Vasserot père ne sont que de 1200 F et qu’il convient d’accorder à son fils les appointements dont jouissent les autres inspecteurs,
3° qu’en raison des soins qu’il a donnés aux travaux exécutés en 1817, notamment à l’hôpital de la Charité, il convient aussi de lui accorder une indemnité,
arrête :
art. 1 Le sieur Vasserot (Philibert) est nommé inspecteur des bâtiments des Hospices en remplacement de son père.
art. 2 Les appointements du sieur Vasserot sont fixés comme ceux des autres inspecteurs à 1800 F à compter du 1^er janvier 1818.
art. 3 L’ordonnateur général est autorisé à délivrer au sieur Vasserot un mandat de 600 F à titre d’indemnité pour les soins qu’il a donnés aux travaux exécutés en 1817 dans plusieurs établissements ».

7Un autre arrêté du 17 avril 18397 entérine la démission de Méry Vincent, architecte de l’administration des Hospices et également expert du cadastre, dont le remplaçant proposé n’est autre que Charles Vasserot, fils aîné de Philibert.

8De même, le 19 février 1840, un arrêté8 nomme M. Steinacher, architecte de l’administration des Hospices comme remplaçant de Philibert Vasserot décédé en janvier. Philibert Vasserot est en effet mort le 14 janvier 1840, à l’âge de 67 ans et veuf, en son domicile 45 rue Chariot. Dans les minutes de son notaire, Constant Pierre Chariot, figure au 20 janvier 1840 une procuration9 par M. Saint Ange Vasserot, ingénieur, demeurant à Paris rue Château-Landon n° 19 et M. Louis Philibert Vasserot, licencié en droit, demeurant à Paris même rue et numéro, à M. Charles Vasserot, architecte, demeurant à Paris rue Saint-Pierre Popincourt n° 24.

« Philibert Vasserot leur père, en son vivant propriétaire, architecte des hospices, [est] décédé en sa demeure à Paris rue Charlot n° 45 le 14 janvier ainsi que constaté par un acte de notoriété supplétif d’inventaire dressé par ledit Me Charlot aujourd’hui [20 janvier] et qui sera soumis à l’enregistrement…[Ils] ont constitué M. Charles Vasserot architecte à Paris rue Saint-Pierre Popincourt n° 24 leur frère germain… pour régir, gérer, administrer… tous les biens… dudit Philibert Vasserot… c’est à dire une maison sise à Belleville rue de Paris n° 48 (louée)…[et] suivre les comptes… relatifs à des constructions qui auraient été entreprises ou dirigées par M. Vasserot père pour le compte de particuliers ou d’établissements publics… »

9L’acte de notoriété auquel il est fait allusion, daté du 20 janvier 1840, stipule :

« Ont comparu M. Antoine Pierre Rousseau, propriétaire demeurant à Paris rue Fontaine-au-Roi n° 47 et M. Marie Jules Théodore Fournier, artiste peintre demeurant à Paris, rue Saint-Louis au Marais n° 80, lesquels ont attesté… avoir parfaitement connu M. Philibert Vasserot propriétaire, architecte des Hospices, mort le 14 janvier (comme enregistré à l’état civil du 6^e arrondissement). 1° Après le décès dudit sieur Vasserot, il n’a pas été dressé d’inventaire. 2° ledit sieur Vasserot a laissé pour seuls habiles à se dire et porter ses héritiers pour chacun un tiers Charles Vasserot, architecte… Saint Ange Vasserot, ingénieur… et Louis Philibert Vasserot, licencié en droit, issus de son mariage avec Marie Angélique Segoing… »

10Charles Vasserot déclare encore, le 27 juillet 1840, qu’il revient aux héritiers pour 1005 F de meubles et objets mobiliers, et la moitié de la maison sise à Belleville, susceptible d’un revenu de 2 000 F. Ce ne sont pas là des éléments qui peuvent faire penser que Philibert Vasserot a fait fortune10. D’une aisance très moyenne, et surtout sans ostentation, Philibert Vasserot paraît avoir bien mérité le qualificatif de « désintéressé » qu’un préfet lui a attribué au cours de sa carrière au service du Cadastre.

II. Au service du cadastre

11La grande œuvre de la vie de Philibert Vasserot réside dans sa participation originale au cadastre parcellaire de Paris.

12Les délibérations de la direction des Contributions directes et ses rapports rendus au préfet, et par son intermédiaire au conseil général de la Seine tenant les cordons de la bourse, conservés aux Archives de Paris, permettent de retracer la genèse du cadastre parisien, fondé sur les mêmes bases que le cadastre rural – égalité oblige – mais plus compliqué à mettre en œuvre en ce qui concernait les propriétés bâties, sur un sol soumis au développement urbain et aux spéculations foncières. À mots couverts, les mêmes sources facilitent l’approche des personnes qui se sont dévouées à une œuvre presque impossible, à propos de laquelle il fallait sans cesse plaider pour avoir des moyens, un pari perdu d’avance.

A. Un plan parcellaire pour Paris ?

13Réalisable dans les campagnes, par la conjonction d’un gouvernement autoritaire relayé par les préfets et sous-préfets, d’une administration dynamique, de géomètres disponibles, du système métrique unique pour toute la France, et de terroirs majoritairement agricoles, le cadastre représentait pour les villes, et plus encore les grandes villes, un travail gigantesque, à propos duquel de longs affrontements d’opinions et d’inévitables tergiversations sont sensibles, dès 1807, malgré une réelle motivation (ou un vieux rêve ?) de l’administration pour tenter de donner aux impositions des citoyens une assise générale plus juste.

14La réalisation du premier essai de cadastre, par masses de cultures, avait commencé en 1806 dans trois arrondissements11 (9^e, 4^e, 7^e), mais le ministère des Finances se préoccupait déjà du véritable défi né de la loi du 15 septembre 1807 instituant le cadastre parcellaire.

15Sur quel document de base établir le parcellaire de Paris ? Comment adosser l’expertise cadastrale à un document fiable et identique pour tous ? Comme le déclare le directeur des Contributions de la Seine :

« L’expertise parcellaire présentera de grandes difficultés et des résultats très lents et très douteux si l’arpentage également parcellaire n’est pas ordonné… Sans doute c’est une entreprise digne de l’Empire que de procurer à tous les Français une répartition égale et proportionnelle des impôts directs par le moyen d’un cadastre ; et cette entreprise, qui eût suffi pour immortaliser un règne, ne sera qu’une des époques de celui de Napoléon. Mais le cadastre, pour être avoué par lui, doit se présenter avec tous les moyens et toutes les garanties du succès12 ».

B. Sur quelle base ?

16De façon systématique, ou pédagogique, le rapport du préfet au conseil général de la Seine comporte à partir de 1807 un rapport sur le cadastre, et dans ce rapport, un chapitre consacré à la « réformation des plans de la ville de Paris ».

17« L’arpentage de toutes les communes rurales est ordonné et s’exécute dans tout l’Empire. Le gouvernement n’a point fait connaître ses intentions sur la levée du plan des grandes villes. À l’égard de la ville de Paris, Son Excellence le ministre des Finances a marqué à Monsieur le préfet qu’il existait des plans récents et qu’il était inutile que le géomètre en chef en fît un nouveau13 », allusion directe au choix possible du plan de l’abbé Delagrive, qui a 60 ans, et au plan d’Edme Verniquet, (1727-1804), commencé en 1785, terminé en 1791.

18Pour conclure, « il n’y a que le plan de M. Vemiquet qui puisse être utilement consulté lorsqu’on voudra étendre à la ville de Paris les opérations du cadastre », mais « ce plan est-il suffisant dans son état actuel » ?

19Les avantages et inconvénients du plan de Vemiquet sont alors minutieusement examinés : il est trop vaste, à une échelle d’une demi-ligne par toise (1/1728), comportant des îlots ou édifices fractionnés sur ses 72 feuilles de 0,66 x 0,44 m gravées, et évidemment obsolète par rapport aux multiples changements survenus depuis 1791, à commencer par la non-indication des numéros des maisons, établie par décret du 2 février 1805 sous le préfet Rambuteau. Mais il est fondé sur une triangulation satisfaisante, calculée mathématiquement, et permet de faire l’économie d’un nouveau plan. Donc il vaudra s’il est adapté.

20Le préfet peut écrire :

« Le ministre a approuvé ce travail et pour me conformer à ses intentions et pour parvenir successivement à la réformation du plan général de Paris à l’échelle cadastrale de 1 à 5000, je ferai former pour chacune des 48 divisions un plan où seront indiqués tous les changements survenus depuis 1791 et résultant, soit de la nouvelle nomenclature des rues, quais et places, soit des démolitions, soit des nouvelles constructions. Le tracé de toutes les démolitions sera marqué sur le plan par des lignes ponctuées et les superficies seront lavées en jaune14 ».

21Sont pris en compte les nouveaux alignements, et les propriétés non bâties.

22« La réunion des plans des 48 sections rendra très facile la confection du plan général qui, réduit sur l’échelle cadastrale de 1 à 5000, aura une largeur de 5 pieds 6 pouces sur une longueur de 4 pieds 4 pouces ». L’arpentage pourra suivre.

23On réduit donc au 1/2000 le plan de Vemiquet, et les 48 quartiers de Paris (c’est-à-dire les sections délimitées en 1790, comme l’indique clairement leur appellation marquée par le style révolutionnaire) sont divisés en îlots numérotés par quartiers, et délimités par les rues, boulevards, et chemins. On amorce simplement les limites des maisons sur la voie publique.

24Le rapport de 1808 donne un premier état de l’avancement des travaux : « La réformation du plan général et la confection des plans des 48 divisions exigeront 4 années, d’après le nombre d’agents et la quotité des fonds destinés à ce travail, et la formation des tableaux suivra immédiatement la remise des plans », permettant enfin la disparition des inégalités…

« Déjà les plans des divisions de l’Arsenal, de la Cité, de la Fraternité, de la Fidélité, de la Réunion, des Arcis, de l’Homme armé, des droits de l’Homme, de la Halle aux blés, des Gardes françaises, des Marchés, du Muséum, des Champs-Élysées, du Roule, des Tuileries, et de la place Vendôme sont levés et présentent tous les changements qui ont eu lieu depuis 179015 ».

25Discrètement, Ph. Vasserot est déjà pour beaucoup dans la réalisation de ces plans, entoilés, reliés en deux lourds volumes, riches de multiples renseignements sur l’évolution de Paris au sortir de la Révolution. Confectionnés en fait entre 1807 et 1821, ils portent donc les parcelles non bâties détaillées, et les limites des parcelles bâties, sur le fond de plan de Vemiquet.

C. 1809-1810 : le tournant

26Dans son rapport du 12 janvier 1809, le préfet de la Seine Frochot se réjouit qu’en « assimilant par sa lettre du 24 décembre 1808, les douze justices de paix dont Paris se compose aux justices de paix rurales, le ministre des Finances indique la voie qui doit conduire à cet heureux résultat » : une juste répartition de l’impôt.

27La capitale n’est plus traitée à part. « La figure et la superficie de Paris (3439 ha) seront d’après une nouvelle disposition, également déterminées pour toutes les propriétés bâties. L’architecte chargé de l’expertise fournit ce plan sur une échelle de 5 mm par mètre. Un expert a proposé de réunir tous les plans des maisons qui composent un îlot et d’en faire un tableau où ces plans seraient reproduits sous des teintes diverses et distinctes16 ». Peu à peu, l’organisation du travail des agents du cadastre prend tournure.

28Un arrêté du préfet du 25 avril 1809 définit désormais plus clairement tout ce que doit prendre en considération le cadastre urbain « pour faire jouir les contribuables de la ville de Paris des avantages d’une répartition plus exacte » : 24 experts s’attellent à l’estimation des valeurs locatives des maisons ; 17 contrôleurs accompagnent les experts et rédigent le procès-verbal d’expertise, qui se fait par îlots. Trois experts au moins travaillent sur chaque îlot.

« L’expert et le contrôleur, avant de commencer le travail et dans les 15 jours qui précèdent l’ordre de le commencer, doivent prendre sur la faveur, le discrédit, les convenances, et les désagréments du quartier, tous les renseignements et particularités qui peuvent avoir quelque influence sur les estimations. »

29Ils doivent avoir communication des baux, de l’évaluation de la matrice foncière, vérifier le nombre d’étages et de locations. Puis ils visitent les lieux. Leur description porte sur la superficie, l’emprise sur la voie publique, l’époque, la nature de la construction, l’avantage de sa position, les servitudes, la destination, la distribution, le nombre de bâtiments et de corps de bâtiments, les commodités, les escaliers, les particularités, la valeur vénale, le nombre des locations et le nombre des pièces à feu de chaque location.

30Dans les deux jours qui suivent, il y a discussion entre les experts concernant l’évaluation, selon la nature et la solidité de la construction, sa position, et sa destination. Puis il y a fixation d’un revenu moyen de l’immeuble, avec pondération en cas de location vide, ou de travaux prévus.

31Les experts ne doivent pas « affaiblir les produits »– les sous-évaluer – mais ils doivent aussi « ménager leurs concitoyens ».

32Le but de ces opérations complexes reste clairement l’égalité proportionnelle entre arrondissements de Paris, donc entre contribuables. Pour veiller à la bonne marche de cette forme de justice distributive, le préfet réunit une commission de révision qui range les évaluations par classes pour regrouper les éléments comparables, et ainsi prévient les conflits éventuels. Son avis sera transmis aux propriétaires, qui ont un mois pour réclamer, et aux mairies. À l’issue de ce délai, il est rédigé deux matrices, celle des propriétés bâties et celle des non bâties, qui permettront au ministère des Finances de fixer l’impôt de chacun.

III. L’entrée en scène officielle de Philibert Vasserot (1810)

33Les premiers plans par îlots ne rendant pas les services escomptés, chaque immeuble fait dorénavant l’objet d’un plan au sol au 1/200, comportant les divisions des rez-de-chaussée, escaliers, cours, jardins, puits, et fours ; chaque feuille porte le nom du quartier, de la rue, du propriétaire, le numéro de l’immeuble, la surface bâtie et non bâtie, le nom du géomètre qui a levé le plan et celui du contrôleur des Contributions qui a procédé à l’évaluation ; certaines feuilles indiquent le revenu et la valeur vénale de l’immeuble17.

34Le rapport particulier du préfet au conseil général de la Seine du 15 février 181018 fait le point sur la nouvelle phase et l’avancement des travaux dans Paris.

« Quant à l’enceinte de la ville de Paris, le travail n’y est en activité que depuis le mois de mai (1809). Les détails en sont si compliqués… que les premiers essais ne pouvaient être… que des tâtonnements : saisir le vrai produit brut d’une maison à travers les subterfuges de mille espèces employés pour le dissimuler, en déterminer le produit net, seul produit imposable, seul élément légal du contingent, seule règle juste de la répartition, ramener la diversité des opinions des experts à une sorte de mesure commune, apprécier les différences de localités pour en tenir compte, séparer ce qui tient au fond d’avec ce qui tient à l’industrie de celui qui l’exploite, distinguer les valeurs réelles d’avec les valeurs de convenance ou de convention, rappeler tous les propriétaires sous le niveau de l’égalité proportionnelle, telles sont les conditions de ce grand et difficile problème…
Je vous ai dit, Messieurs, que chaque procès-verbal d’expertise était accompagné d’un plan très réduit de la maison expertisée. Si tous les plans d’un même îlot, raccordés les uns avec les autres, étaient rassemblés sur une même feuille, et que l’îlot fût ainsi recomposé dans ses parties élémentaires, on aurait sur une feuille un tableau général de cet îlot avec toutes ses maisons. Ce raccordement continué pour tous les îlots d’une division, pour toutes les divisions d’un arrondissement, pour tous les arrondissements de Paris, donnerait en définitif dans un atlas de 60 à 80 feuilles par chaque arrondissement, une exacte représentation de toutes les maisons de la capitale, placées dans leurs rapports de juxta-position.
Une légende explicative, mais laconique, contiendrait en substance, si l’on peut dire ainsi, l’histoire de chaque édifice figuré.
Ce travail vraiment neuf, que la seule idée de la dépense détournerait d’entreprendre dans les temps ordinaires, parce qu’on n’en pourrait rassembler les éléments qu’à grands frais, peut dans les circonstances actuelles, être exécuté facilement et moyennant une somme très modique, eu égard à l’immensité des détails.
L’un des experts attachés au cadastre, M. Vasserot, jeune architecte aussi distingué par son désintéressement que par son talent et son zèle, offre de le faire à raison de 4000 F par arrondissement municipal, et de ne le faire qu’à mesure qu’on avancera dans l’expertise.
En sorte que les 48 000 F que coûteraient les 12 arrondissements répartis sur les 8 années que doit durer le cadastre de Paris, n’occasionneraient réellement qu’une dépense de 6000 F par an.
Les résultats de cette entreprise, en permettant à l’œil de saisir l’ensemble de chaque îlot, faciliteraient beaucoup les estimations comparatives et les assureraient encore plus. Sous ce rapport, l’exécution en serait avantageuse au Cadastre. Sous ce rapport aussi, j’en puis faire part à Son Excellence le ministre des Finances, toujours disposé à accueillir les vues utiles, et à les favoriser.
Mais si le ministre ne voyait dans la recomposition des îlots qu’une superfluité curieuse, qu’un luxe de renseignements stériles pour le Cadastre, ou bien si des considérations d’économie déterminaient Son Excellence à rejeter un projet qu’elle pourrait d’ailleurs juger utile à l’expertise, alors Messieurs, qu’il me soit permis d’en recommander l’idée au Conseil général…
Il ne faut pas, à ce qu’il me semble, laisser échapper l’occasion de créer à peu de frais et par une augmentation presque insensible de dépense, un tel monument…
Cette collection proposée des îlots, réunie à celle des plans parcellaires de chaque division municipale, ce dépôt où l’authentique délimitation des propriétés privées serait, en quelque sorte, placée sous la sauvegarde de l’autorité publique, ces archives graphiques, conservées par l’administration et ouvertes à tous les administrés, formeraient un monument unique dans son genre, et vraiment digne de la ville de Paris ».

35Le travail proposé par Philibert Vasserot était donc lancé, avec l’aval enthousiaste du préfet, et il fut exécuté avec une persévérance qui ne se démentit pas, malgré les soubresauts politiques de la fin du Premier Empire, et malgré des aléas financiers répétitifs19.

A. Les 24 « Atlas Vasserot »

« Son Excellence le ministre des Finances a approuvé le projet20… de raccorder tous les plans d’un même îlot, de les rassembler les uns avec les autres sur une même feuille, et par ce raccordement… de donner dans un atlas de 60 à 80 feuilles par arrondissement une représentation exacte de toutes les maisons de la capitale. Ce travail vraiment neuf, digne de la capitale et honorable pour l’administration qui l’a ordonné, est commencé. M. Vasserot, jeune architecte aussi distingué par son désintéressement que par son talent, en est chargé ».

36Le jeune architecte a plus de 30 ans et est déjà père de famille, mais personne d’autre n’a eu son idée et ne se propose de lui donner une réalité. Le cadre dans lequel il va travailler, seul, pour l’administration est cependant précis, et n’est pas du ressort de sa fantaisie.

37Rien n’est laissé au hasard dans la présentation des plans. Les feuilles sont de format « grand aigle ». Si l’îlot est trop grand, l’échelle est changée. Chaque cadre de plan, réduit ou non, porte son échelle. Chaque plan est orienté dans son cadre. Les alignements sont marqués par une raie rouge. La largeur des rues est indiquée.

« Chaque plan sera lavé, chaque propriété distinguée par une teinte particulière, les murs de face, les murs mitoyens et ceux de distribution pochés en noir ; une teinte de la même couleur que celle de la propriété mais d’un ton plus clair marquera les cours, un léger dessin de couleur verte marquera les jardins et les terrains en culture ; les autres espaces non bâtis tels que terrains vagues, chantiers, magasins découverts, dépôts de matériaux, etc… pourront être lavés à l’instar des cours mais ils seront désignés par le mot propre à caractériser l’état où ils se trouvent au moment de l’opération. Il en sera de même à l’égard des établissements publics et particuliers autres que les maisons d’habitation tels qu’hospices, lycées, collèges, musées, bains, fontaines, machines, etc.
Le cours de la Seine sera lavé en vert d’eau. Les limites distinctives de chaque propriété seront variées et nuancées de manière que l’œil puisse facilement distinguer ces limites…[mais aussi] que l’effet général qui résultera de leur ensemble soit doux et harmonieux. Les noms seront inscrits en caractères moulés. Tout ce travail étant essentiellement authentique, portera… le visa de M. le Préfet. Chaque plan sera accompagné d’une légende, utile au Cadastre. M. le Préfet a fait également lever le plan de tous les édifices publics qui se trouvent dans chaque arrondissement tels que la Salpêtrière, le Val de Grâce, la manufacture des Gobelins, les lycées impériaux21 etc. »

38Vasserot rencontre quelques surprises, dont les rapports réguliers du préfet se font l’écho. Ainsi en 181322 :

« Le raccordement de tous les plans des maisons d’un même îlot et leur rassemblement les uns avec les autres sur une même feuille sont terminés pour les quatre divisions du 4^e arrondissement. Ce travail a présenté à l’architecte qui en a été chargé des difficultés qu’il ne rencontrera pas pour les autres arrondissements. Un très grand nombre des premiers plans n’offrait pas l’exactitude que l’on a exigé depuis, et il a fallu qu’il relevât tous les plans défectueux ».

39Mais en 1814, le préfet constate avec satisfaction que « le travail du raccordement des maisons d’un même îlot terminé l’année dernière pour le 4^e arrondissement se suit, et s’avance pour le 12^e et le 3^e arrondissement »23. En revanche, en 1815, la levée extraordinaire de 100 millions sur tous les départements décidée par l’ordonnance du 16 août 1815 « rendue dans les circonstances les plus impérieuses »– jolie périphrase pour évoquer la chute du Premier Empire et l’occupation subséquente (dont 13340000 F pour la Seine, comprenant Paris et les arrondissements ruraux de Sceaux et de Saint-Denis)

– occupe les Contributions directes, qui se servent d’ailleurs des bases cadastrales existantes pour répartir le plus justement possible ces lourdes ponctions obligatoires24.

B. Les militaires en 1818

40Il y a lieu de mentionner ici une tentative peu connue de mise à jour du plan de Vemiquet par les autorités militaires, pour dresser la carte d’état-major de Paris intra-muros. Cette initiative qui leur est propre commence en 1818, et n’a pas l’interférence qu’elle aurait pu avoir avec celle du Cadastre, puisqu’elle poursuivait un but proche, connaître dans le détail la topographie urbaine. Elle donne naissance à un travail de fourmi, vérifié sur les lieux par un officier dans l’espoir d’obtenir « un plan de Paris qui fera connaître cette capitale dans les plus petits détails ». Menée activement jusqu’en 1823, jusqu’à l’ajournement du projet de sa gravure, l’opération est cependant poursuivie par deux officiers jusqu’en 1843, en particulier par les soins du capitaine Castellino25, mais n’a pas de suites. Le résultat, constitué de dizaines de paperolles volantes faute d’avoir été reportées à la place qu’elles devraient occuper sur le plan, est difficile à utiliser.

C. La persévérance de Vasserot

41La continuité administrative civile n’est pas bouleversée très longtemps, malgré les changements politiques. Pour la session du conseil général de la Seine, un rapport du directeur des Contributions directes au préfet, du 1^er août 1821, se charge d’établir le rappel historique toujours nécessaire pour convaincre les autorités de soutenir financièrement le cadastre en cours26. L’importance du travail de Philibert Vasserot y est explicitement soulignée :

« Arpentage : plusieurs plans de la ville de Paris existaient, celui de Vemiquet, achevé en 178927, offrait le plus de détails et de régularité. Mais ses dimensions, sa non division en quartiers, le défaut absolu de détails parcellaires, son échelle (1/2 ligne pour toise), enfin les changements notables survenus depuis sa confection, ne pouvaient le faire servir aux opérations cadastrales qu’avec les rectifications et les développements qui ont été ordonnés.
Les rectifications et la recomposition des plans sur l’échelle d’1 pour 2000 sont terminés pour les 48 quartiers qui composent les 12 arrondissements municipaux.
48 plans présentent par îlots la superficie, les numéros, la situation respective de toutes les propriétés bâties de la capitale, les avancements ou reculements ordonnés ; ils offrent en même temps la contenance, la nature de culture, et les diverses destinations des terrains non cultivés, ainsi que le nom des propriétaires de chacune des parcelles non bâties.
Tous les changements survenus depuis 1790 et ceux ordonnés et non encore exécutés sont indiqués sur les plans avec des couleurs distinctives ; ainsi Paris, sur les plans de ses 48 quartiers, se présente tel qu’il était en 1790, tel qu’il est actuellement, et tel qu’il doit être d’après les changements et alignements opérés ou communiqués.
Les plans séparés des maisons et des terrains cultivés sont levés dans les 1^er, 2^e, 3^e, 4^e, 7^e et 12^e arrondissements et dans le quartier des Invalides et de Saint-Thomas d’Aquin dépendant du 10^e arrondissement. On a également dans ces 6 arrondissements les plans de tous les édifices qui y sont situés.
Un travail vraiment neuf, digne de la capitale et honorable pour l’Administration qui l’a fait, en 1809, approuver par le ministre des Finances, est le raccordement et l’assemblage sur une même feuille pour chaque îlot, de tous les plans des propriétés bâties et non bâties.
Ce travail a été commencé en 1810, suivi pendant 5 années, languissant pendant les années suivantes et enfin interrompu à cause de l’insuffisance des fonds accordés au Cadastre. Il est terminé pour le 4^e, le 3^e et le 12^e arrondissement.
Ce raccordement des plans particuliers, dans l’ordre et la dimension que les maisons occupent sur la superficie d’un polygone déjà mesuré, a pour premier avantage de donner la preuve de l’exactitude ou de nécessiter la rectification des mesures superficielles de chaque maison, puisque l’encadrement des plans ne peut s’opérer dans la figure déterminée s’il y a erreur soit dans une des configurations partielles, soit dans une des mesures superficielles.
Considéré sous un autre aspect, ce travail doit plaire à l’administrateur qui, dans un atlas composé de 60 à 80 tableaux par arrondissement municipal, retrouve réunies, placées, figurées, toutes les maisons de la capitale, telles qu’elles le sont sur le terrain qu’elles occupent.
M. Vasserot, architecte de la Ville et des Hospices a donné l’idée de la réunion des plans partiels et a été chargé de l’exécution. L’examen des tableaux présentés lui a mérité les témoignages de la satisfaction des autorités supérieures et l’éloge de plusieurs membres du Conseil général.
L’indemnité dont il se contente (1000 F par quartier quel que soit le nombre des îlots et des maisons)28 prouve son désintéressement.
Le succès de l’entreprise et l’honneur d’y attacher son nom ont été son espoir et son calcul ».

42L’œuvre de Philibert Vasserot et de tous les experts du cadastre de Paris (plus qu’ailleurs), dans l’impossibilité d’intégrer la conservation du cadastre, était un peu un pari perdu d’avance : la physionomie de la capitale, bien avant les grands travaux du Second Empire, ne cessait de se modifier sous les poussées conjuguées des promoteurs immobiliers, des afflux de population, des évolutions de l’économie et des patrimoines… mais pouvait-on en avoir une conscience claire dans la première décennie du XIX^e siècle ?

43En 1835, un rapport sur le cadastre29 constatait le phénomène : « Depuis plusieurs années, l’administration des Contributions directes s’occupe des mesures à prendre pour établir une conservation des plans du cadastre… D’après l’avis d’une commission, l’Administration a pensé qu’il fallait renoncer à suivre journellement, sur les atlas, le mouvement de la propriété foncière, et qu’il suffirait à des époques indéterminées, de réviser les plans parcellaires… lorsqu’ils n’offriraient plus une image assez fidèle du terrain, pour servir à constater l’identité des parcelles vendues ou partagées… » Un essai de mise à jour partielle sera d’ailleurs tenté sur Courbevoie.

44Philibert Vasserot, avec toutes les équipes au travail sur le terrain, a réalisé des relevés et des atlas cadastraux pour aider ses collègues et l’Administration à mieux gérer une entreprise de très grande envergure. Mais le souci de réalisme de son entreprise se heurta à la réalité qu’il voulait fixer et qui bougeait plus vite qu’il ne la dessinait.

45Cette œuvre immédiatement obsolète constitua cependant l’assise fournie à Napoléon III pour imaginer de nouvelles figures, en esquissant les voies qu’ouvrira « la lourde main » d’Haussmann.

46Elle reste pour les historiens de la cartographie parisienne une source pertinente et de première importance.

Quartier de l’Arsenal

Cadastre de Paris, relevé de maison

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