1Dans la longue histoire du cadastre, deux grandes périodes émergent, fertiles en recherches, actes et publications. La première se déroule entre 1780 et 1811, durant la période révolutionnaire ; la seconde s’échelonne entre 1880 et 1905, autour de la Commission extra-parlementaire du cadastre. Il ne sera question ici que de la première qui s’articule autour de deux questions : pourquoi faire un cadastre et comment faire un cadastre ? Ce n’est pas en quelques mots que l’on peut relater la naissance du cadastre.

I. Pourquoi faire un cadastre ?

A. À la fin du XVIII^e siècle, l’idée de cadastre général

2Le projet est d’ailleurs fort ancien si l’on se rappelle le décret de 1763. Pour bien comprendre la situation, je rappelle en deux mots la situation de la France à la fin du XVIII^e siècle. La France est encore et avant tout un pays agricole, malgré l’évolution démographique que subit le monde urbain. La grande majorité des Français appartient au monde rural. Sur les 26 à 27 millions d’habitants que compte le royaume, 22 à 23 millions sont des ruraux, soit environ 85 % de la population totale. La paysannerie proprement dite représente au minimum 18 millions de personnes, soit les deux tiers de la population totale du pays. Les villes elles-mêmes possèdent des jardins et des paysans. Autant dire que la question de la propriété terrienne et son revenu tient une place centrale dans les débats sur les impôts, et principalement sur l’impôt foncier, dont on souhaite une plus juste répartition. C’est dans ce but que l’on désire l’établissement d’un cadastre général, comme on peut le constater dans les cahiers de doléances où 73 assemblées de la noblesse et 58 du tiers état le réclament1. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les rédacteurs de ces cahiers connaissent bien la question. À titre d’exemple, voici ce que dit François Midy (1752- 1807), procureur du roi, dans la rédaction des cahiers de la paroisse de Saint-Aignan. Il écrit que :

« il serait possible aux États d’Anjou de parvenir à une juste répartition de l’impôt qui serait assis sur les terres ; ce serait de former un cadastre qui fixerait les possessions des citoyens avec autant d’exactitude qu’il serait possible. On objectera peut-être, comme on le fit dans le conseil de Sa Majesté sous le ministère de M. Turgot, que depuis plus de 200 ans qu’on a eu le projet de travailler à un cadastre général du royaume, on en a toujours reconnu l’impossibilité ; que les plus habiles ministres de Louis XIII, de Louis XIV et de Louis XV y ont pensé, mais qu’ils ont été forcés de renoncer à ce projet parce qu’outre les sommes immenses qu’il coûterait à l’État, il le bouleverserait en même temps. Cette objection pouvait être fondée, d’après l’expérience qu’on avait que toutes les opérations sous les derniers règnes, de quelque nature qu’elles fussent, dégénéraient en affaire de finance ; mais aujourd’hui que la Nation recouvre ses droits, cette objection n’a aucune force. Elle a le plus grand intérêt que l’impôt soit également reparti et que les dépenses qu’elle ordonnera soient faites avec le plus d’économie possible. Le moyen le plus sûr de faire disparaître l’arbitraire et pour rendre l’impôt plus égal et plus juste serait donc la confection d’un cadastre général ; chaque district ou chaque paroisse peut, à peu de frais, former son propre cadastre sous les yeux d’un membre des États d’Anjou et un arpenteur, lesquels seraient assistés d’un certain nombre de commissaires choisis par la paroisse cadastrée, les terres arpentées seraient classées et estimées suivant leur nature et le genre de production dont elles sont susceptibles.2 »

3Dans ce cadre, la question du cadastre s’inscrit dans une logique de propriétaires et d’exploitants agricoles. Les propriétaires désirent un cadastre pour asseoir leur légitimité sur leurs biens et souhaitent pour cela un cadastre à valeur juridique. Les exploitants agricoles voient dans le cadastre la possibilité d’une meilleure répartition des impôts qui pèsent sur leur revenu. Ils sont pour un cadastre par masses de cultures. L’État, pour sa part, considère le cadastre comme le plus sûr moyen, certes pour répartir l’impôt, mais surtout pour obtenir un meilleur rendement de celui-ci. Il est favorable à un cadastre parcellaire.

4Si les cahiers de doléances donnent le ton, il est certain que l’idée d’un cadastre général pour asseoir l’impôt n’est pas une nouveauté, et qu’elle est d’ailleurs fortement discutée dans les milieux physiocratiques qui sont bien représentés à l’Assemblée nationale. Je laisserai de côté toute la littérature du XVIII^e siècle sur le sujet, bien qu’elle soit présente dans la réflexion qui s’engage, surtout chez un auteur comme Babeuf qui y fait largement référence, ou, de façon plus explicite la « notice des mémoires et ouvrages à se procurer pour le travail de la confection du cadastre du royaume ; extrait du mémoire du sieur Villette, ancien nég[ocian]t de Marseille, concernant le cadastre du royaume et les notes sur différents ouvrages relatifs à cet objet3 », que l’on peut dater de 1792. Dans cette notice, il est question de la déclaration du roi du 21 novembre 1763, des mémoires de Moreau de Beaumont concernant les impositions et droits imprimés en 17874, de l’ouvrage du comte de Mairville de l’impôt territorial5, du plan d’administration des finances par Malpart6, de la référence aux cadastres du Dauphiné et de la Provence qui offrent des bases pour cet immense travail, « pour connoitre ce qu’on a écrit pour et contre le cadastre, on trouvera entr’autres choses dans le plan présenté en 1774, par Richard de Glanière7, à Turgot, l’inutilité du cadastre eu égard au tems et à la dépenses qu’il exige, et les moyens de l’auteur pour y suppléer. La discussion de l’ouvrage de Glanière faite en 1775 par Tissant de Lanoue8 ; celui-ci s’élève contre l’impôt sur les terres et propose d’autres mesures de l’impôt », de l’ouvrage de M. de Luberzac9, mais aussi « ce qu’à écrit l’abbé Raynal sur les révolutions arrivées dans les finances depuis les premiers temps de la monarchie10 », de la théorie de l’impôt qui parût en 174011 ; de quelques chapitres de L’Ami des hommes12, de L’Anti-financier13 qui paru en 1763, de La Richesse de l’état14 et de « plusieurs autres ouvrages de nos économistes. »

B. L’œuvre de la Constituante

5La question du cadastre est abordée dès l’année 1790 par l’Assemblée constituante. Dans la séance du 11 septembre 1790, La Rochefoucauld15 explique que le nouvel impôt foncier sera basé sur « la terre, source de toutes les richesses, elle fournit aussi toutes les contributions » et qu’il « faudra sans doute un cadastre pour rendre la répartition exacte16. » Dans la droite ligne des physiocrates, l’Assemblée constituante institue l’impôt foncier par la loi des 20, 22, 23 novembre et 1^er décembre 179017. À la suite de cette nouvelle contribution foncière unique sur toutes les propriétés foncières bâties et non bâties, en fonction de leur revenu net, la Constituante vote les lois du 20 août 179118 (approuvé le 28) et du 16 septembre 179119 (approuvé le 23), qui prescrivent le levé de plans de masses regroupant les terrains cultivés de la même manière et portant des récoltes identiques. Les plans du cadastre devaient avoir pour base les grands triangles de la carte de l’Académie des sciences établie par Cassini de Thury. C’est dans ce cadre qu’intervient Pierre-François d’Aubry du Bochet20, qui se fera appeler Aubry-Dubochet, commissaire à terriers, député du bailliage de Villers-Coterets, membre de la commission des finances, qui donne lecture dans la séance du 23 septembre 1790 de son « Cadastre général de la France », qu’il fait suivre d’un ouvrage sur son exécution inséré en annexe de la séance du 15 décembre 179021. Ils sont imprimés par ordre de l’Assemblée. L’influence d’Aubry sur l’établissement du cadastre est plus importance que celle du Cadastre perpétuel de Babeuf22. En ces années 1790-1791, on trouve d’autres projets assez proches les uns des autres, écrits par l’arpenteur F.-L. Aubry, les députés Antoine Constantin !23 et Jean Paul François Joseph, M^is de Montcalm-Gozon24, et les commissaires à terrier Antoine Lamy25 et R.-Ch. Chesneau26. Les discussions sur le problème du paiement de l’impôt en nature ou en argent sont aussi très nombreuses.

6La question du cadastre est réglée avec le décret sur une nouvelle et complète organisation de la contribution foncière et du cadastre de l’Assemblée du 21 août 179227. Le titre IV, qui s’intitule « Du cadastre du royaume » comprend les articles 337 à 46128.

II. Comment faire un cadastre ?

7Une fois acquis le besoin d’un cadastre, la question de sa réalisation pratique se pose avec toute son acuité. Mais il faut impérativement faire rentrer l’argent dans les caisses de l’État. Le Comité des finances donne la priorité pour l’année 1791 à une première évaluation des biens basée sur les rôles confectionnés d’après les déclarations des propriétés, donc susceptibles d’erreurs et de tricheries29. Les défauts de cette évaluation renforcent le besoin pressant d’un cadastre général. Pour cela, il est indispensable de créer une administration apte à diriger les opérations. Louis-Hardouin Tarbé30, alors ministre des Contributions, lut à l’Assemblée un mémoire sur la création du cadastre – non retrouvé – avant d’établir le 5 octobre 1791 cette administration qui prend le nom de bureau du Cadastre. Pour le former et le diriger, on se tourne utilement vers les personnes les plus compétentes, les ingénieurs-géographes des Ponts et Chaussées, dont le corps remonte à l’époque de Jean-Daniel Trudaine (1703- 1769), intendant des Finances. On choisit comme directeur, le 15 octobre 1791, Gaspard de Prony qui venait d’être promu ingénieur en chef de ce corps le 21 août 1791.

A. Gaspard François Clair Marie Riche de Prony

8Le choix n’est pas celui du hasard. Gaspard François Clair Marie Riche de Prony est un ingénieur confirmé, élève du grand ingénieur et directeur des Ponts et Chaussées Jean-Rodolphe Perronet (1708-1794) que Prony seconde depuis quelques années. Fils de Gaspard Marie Riche, notaire royal et procureur fiscal, membre du parlement des Dombes, Prony est né à Chamelet (Rhône) le 22 juillet 1755. Après des études au collège royal de Thoissey, dans l’Ain, il entre à l’École des ponts et chaussées le 5 avril 1776, devient sous-ingénieur le 15 septembre 1780, et commence sa carrière dans les généralités de Bourg et d’Orléans, avant de revenir à Paris en 1783 « pour soulager MM. Perronet et Chézy31 dans leurs travaux ». Le 23 mai 1787, il obtient le brevet d’inspecteur des Ponts et Chaussées, et collabore aux travaux du pont Louis XVI, futur pont de la Concorde. Il devient inspecteur des études à l’École des ponts et chaussées le 22 juin 1790, puis le 21 août 1791, il est nommé ingénieur en chef du département des Pyrénées-Orientales, avant d’être nommé directeur du Cadastre le 15 octobre 1791, poste qu’il occupera jusqu’en 1801. Sa carrière aurait pu finir là, car il avait refusé de partir en Égypte avec Bonaparte, mais celui-ci ne lui en tint pas rigueur. Envoyé en 1805 en Italie, il fut prisonnier et dut sa libération à l’intervention de sa femme, Marie-Pierrette Lapoix de Fréminville, très en faveur auprès de Joséphine32. Prony, dont l’activité est intense, a de nombreuses relations en tant que membre de la Société philomathique33 (1793) et de la première classe de l’Institut, section « art mécanique » (1795). Il est élu à la Société philomathique en même temps que Berthollet, Fourcroy, Lavoisier, Lefebvre d’Hellancourt, Ventenat, Vicq d’Azyr, Lamarck, Monge, Darcet père et Laplace. Par là, Prony est un familier du milieu scientifique de la capitale, et s’inscrit dans la suite du mouvement physiocratique et franc-maçonnique.

9Prony est l’adjoint du directeur de l’École des ponts et chaussées du 8 fructidor VI (25 août 1798) au 4 septembre 1798, avant de devenir à son tour directeur titulaire le 13 vendémiaire VII (4 octobre 1798), poste qu’il occupe jusqu’en 1839 (il décède le 29 juillet 1839), promu en 1798 inspecteur général des Ponts et Chaussées. Charles X lui accorde le titre de baron en 1828. Il est membre du bureau des Longitudes, professeur à l’École polytechnique, membre de l’Institut, de la Société royale de Londres, chevalier de la Légion d’honneur et de l’ordre de Saint-Michel.

10L’action de Prony comme directeur du Cadastre a tendance à être réduite aux fameuses tables trigonométriques, ouvrage certes d’une grande envergure et indispensable à l’époque, mais qui éclipse trop son action, d’autant qu’elles sont restées à l’état de manuscrit et en conséquence n’ont pas pu servir.

11En tant que directeur, Prony a deux types de tâches à accomplir. La première est sans nul doute d’établir les règles et les instructions pour la réalisation du cadastre. La deuxième est le recrutement et la formation du personnel.

B. Prony établit les règles pour la réalisation du cadastre

12Comme le soulignent Peuchet et Chanlaire, dans les premiers mois de la Révolution, il fallait « acquérir des connaissances locales, déterminer l’étendue, la circonscription des départements, connaître la population et la richesse relative de chacun d’eux pour fixer l’impôt territorial ; enfin de nombreuses recherches ont été faites sur l’état des villes pour déterminer le rang que l’on devait leur assigner dans la hiérarchie administrative.34 » C’est dans cet esprit que Prony participe aux débats sur le cadastre qui animent le Comité des finances de l’Assemblée. Il fournit deux importantes notes sur la question dont l’une est datée du 20 mars 1792 et s’intitule « Réflexions sur la carte et cadastre de la France, considérés dans leurs rapports avec diverses connoissances utiles35 », et l’autre, que nous pouvons dater d’octobre ou novembre 1792, qui a pour titre : « Propositions et mémoires pour établir le cadastre et une juste répartition des impôts fonciers36 ». Prony y expose ses vues avec un désir d’embrasser l’ensemble des problèmes tant sur la partie des impôts que sur la partie technique. Il y développe des idées sur l’économie agricole, rappelant d’ailleurs qu’avec Fourcroy, la Société d’agriculture l’avait chargé de « lui donner une suite d’analyse des terres », enquête fort utile pour déterminer le rendement des terrains en fonction de la nature des sols. Cette enquête n’ayant pas abouti, faute de temps, il en vient, dans le deuxième mémoire, après avoir fait une grande analyse des questions relatives au développement de la végétation, à proposer une vaste enquête37 où, en plus de la nature des terres, il demande aux départements de fournir des renseignements sur les lieux de commerce, sur les routes et les canaux. Dans son Mémoire sur le cadastre, il explique que les agents devront joindre aux cartes et plans des registres et tableaux qui offriront :

« 1°. tout ce qui est relatif à la connoissance géométrique du terrein, c’est-à-dire, à sa configuration, superficie et son nivellement ; 2°. les noms des propriétaires, et les espèces de cultures ; 3°. Le produit brut en quantité de denrées, pour chaque espèce, les valeurs monétaires de ces denrées, les frais de culture, le prix du fermage augmenté du bénéfice du fermier, le tout pour parvenir à l’évaluation du produit net imposable ; 4°. la richesse territoriale en bestiaux, bêtes de somme ; 5°. la population divisée en âges, en sexes et en profession ; 6°. les produits naturels minéralogiques de diverses espèces ; 7°. Les manufactures, et en général les ressources et richesses industrielles.38 »

13Il y a là une préfiguration des grandes enquêtes de la statistique de la France mises en place par Chaptal en 1801. Prony considère qu’« une partie des problèmes de la répartition de l’impôt territorial sera résolue par ce travail », si on ne néglige rien, et qu’« indépendamment de son avantage absolu pour l’agriculture, cette analyse est essentielle pour la distinction des terres et pour la répartition de l’impôt territorial.39 »

14Bien qu’il soit toujours dans la même optique, l’autre mémoire touche surtout les problèmes géodésiques. Prony, après avoir indiqué les raisons du travail d’arpentage, donne son plan de travail :

« Cependant la prospérité de l’État est intimement liée à la juste répartition de l’impôt ; on ne peut parvenir à cette répartition que par une connoissance exacte du produit territorial, et cette connoissance tient a un si grand nombre de données géométriques et physiques que malgré toutes les lumières que nous avons acquises sur la France, depuis le commencement du siècle, nous pouvons à peine nous flatter d’un posséder une petite partie. Dans ces circonstances l’assemblée nationale a senti la nécessité de concevoir un projet dont la grandeur fut proportionnée et aux moyens d’exécution qu’une nation puissante et libre a toujours dans ses mains, et à l’importance des besoins auxquels elle voulait l’appliquer ; elle a ordonné par son décret du 16 septembre dernier, qu’il serait fait un cadastre général de la France. On sent aisément que la suite de cette opération présentera le double avantage et de rectifier ce qui peut être défectueux dans les cartes levées précédemment par les ingénieurs géographes et d’y ajouter la partie topographique. Ainsi tout ce qui a été fait jusqu’à présent n’est qu’un faible prélude des opérations qu’on prépare, et, dont l’exécution ne peut être que le fruit d’une constance longue et pénible.
Cette vaste entreprise fournit une occasion bien favorable de se procurer une foule de connoissances utiles, qui ont une connexion plus ou moins immédiate avec son objet, qu’on pourra acquérir sans augmenter sensiblement, les peines et les dépenses du travail principal, et qui présenteroient de grandes difficultés, si on vouloit les obtenir par des moyens directs et isolés. Telles sont toutes les recherches qui tiennent à la géographie phisique, tant de la surface que de l’intérieur du globe, celles qui sont relatives à l’agriculture et à l’industrie, au commerce et à la salubrité, à la population, aux moyens et en général à la connoissance des hommes à laquelle celle des pays qu’ils habitent est intimement liée.
Sur ces divers points de vue, nous proposeront huit grandes divisions pour l’ensemble du travail du cadastre, savoir 1^re la révision et l’examen des grands triangles de la carte de France 2° La trigonométrie partielle ou les triangles secondaire, qui doivent comprendre tous les clochers
3° Le nivellement ou la détermination des hauteurs, au dessus du niveau de la mer, de tous les points dont on aura la position dans les cartes
4° L’arpentage des terreins
5° Le tableau des différentes espèces de terreins, de leur culture, de leur produit & c, et en général de ce qui peut intéresser, soit l’agriculture, soit la répartition des impôts
6° La topographie soutéraine, principalement adaptée aux progrès et à l’enrichissement de la minéralogie, et des sciences qui en dépendent
7° La géographie hidraulique, qui indépendamment de la position locale des eaux, les considère sous divers aspects relatifs à la phisique, à la navigation, au commerce, & c.
8° La population, la proportion des morts aux naissances, l’industrie, les mœurs, la salubrité & c. et en général la connoissance immédiate des hommes.
Tel est le tableau sommaire de l’ordre auquel on pourrait assujetir la description de la France, ordonné par l’Assemblée nationale, afin d’embrasser ce travail sur les divers aspects qui s’y lient naturellement, et qui peuvent le rendre aussi utile et aussi complet qu’il est susceptible de l’être.40 »

15On comprend que ces huit points représentent un vaste chantier qui demandera du temps, des moyens et des instructions précises. Prony sait que des expériences ont eu lieu, mais avec de maigres résultats. « Combien les sciences et les arts n’auraient-ils pas gagné, si dans les grandes entreprises du gouvernement on eut unis à profit tous les moyens accessoires qu’elles offraient, d’augmenter la somme des lumières sans augmenter sensiblement les peines et les dépenses de la chose principale.41 »

16Prony a la charge de rédiger les instructions. Il considère que l’arpentage nécessite deux sortes d’instruction, « l’une pour ceux qu’on employera à faire l’arpentage, et l’autre pour le bureau de vérification.42 » La première que le ministre des Contributions publiques, Clavière43, présente à l’Assemblée lors de la séance du 21 mai 1792 est relative au lever des plans44, en vertu de la loi du 23 septembre 1791. Afin de vérifier les données scientifiques de l’instruction, celle-ci est envoyée le 21 mai 1792 à l’Académie des sciences. Les examinateurs, « MM. Borda, La Place, La Grange & Delambre », concluent ainsi leur rapport : « cette instruction nous a paru claire, précise et complète ; et qu’en la suivant dans tous les points, on aura de fort bons plans partiels, construits de manière à former, par leur réunion, le cadastre général exact de toute la France.45 » Les académiciens, tout comme Prony, ont pleinement conscience que le véritable problème, pour que cette instruction fût efficace, est la généralisation de l’emploi du système métrique. Bien qu’il soit institué par la loi du 18 germinal an III (7 avril 1795), son utilisation est rendue obligatoire à partir de 1801 par le décret du 19 pluviôse an IX (8 février 1801). Les conditions pour la réalisation du cadastre se trouvent enfin réunies.

17L’une des premières réalisations du bureau du Cadastre sont les Tables renfermant les multiples des sinus et cosinus, imprimées à 2 000 exemplaires46. Prony a aussi conscience que les instruments nécessaires à la réalisation du parcellaire ne seront pas prêts et en nombre suffisant avant quelques années. Il ajoute donc un article additif « relatifs à quelques opérations urgentes à faire en 1792, avant qu’on soit pourvu des instruments énoncés dans cette instruction.47 »

18À propos de ces instructions, il est intéressant de revoir le texte du décret du 21 août 179248 sur la contribution foncière, dont le titre IV forme la partie « du Cadastre du Royaume ». On est frappé par la précision des détails et des problèmes soulevés. La question des instruments nécessaires à la réalisation de l’arpentage est un point significatif. Elle est abordée dès le paragraphe 2 du chapitre I^er. Le directeur du Cadastre doit en dresser la liste avec une estimation de leur prix, laquelle sera soumise à l’Académie des sciences et à l’Assemblée nationale, à la suite de quoi un concours sera ouvert, à quinze artistes, où les étrangers peuvent se présenter s’ils acceptent « d’établir leurs ateliers en France, et d’y fabriquer leurs instruments » (art. 345). Le décret règle aussi le format des registres et bien sûr tout ce qui concerne le format du papier (art. 286-287)49, les échelles de chaque plan (art. 389-394 : plan trigonométrique au 1/2000050, plan de masses 1/5000, échelle dans la proportion au 1/2500, plan de détail ou parcellaire 1/2000 et plan de ville au 1/100051), des mesures (entre autres la concordance entre les mesures locales, la toise de Paris et le mètre), de la mise au net des plans, de leur expédition, etc.

C. Recrutement et formation de géographes du cadastre

19À côté de la rédaction des instructions, Prony doit encore recruter et former les nouveaux géographes du cadastre. Le bureau du Cadastre est composé de cinq personnes en plus du directeur, dont l’une tient lieu de sous-directeur, emploi qui est tenu d’abord par Jean-Henry Hassenfratz (1755-1827), futur directeur de l’École des mines, puis par François Frérot d’Abancourt (1758-1801), tous deux anciens ingénieurs-géographes du cadastre de la Corse. Prony redonne vie à l’ancienne École des géographes pour former son personnel, afin de seconder l’École des ponts et chaussées. Cette école est créée par le décret du 30 vendémiaire an IV (22 octobre 1795). Conscient des effectifs nécessaires à la réalisation du cadastre, le nombre d’élèves qui normalement doit être de vingt est porté provisoirement à cinquante. Plusieurs arrêtés sont pris en 1794 et 1795 pour organiser des concours, dont celui qui doit permettre de choisir les vingt-cinq futurs élèves géographes qui seront employés à l’établissement de la carte trigonométrique de Paris52. Comme les géographes sont recrutés sur l’ensemble du territoire, on prévoit des frais de déplacement. Il est accordé « pour toute indemnité, à chacun des géographes la somme de vingt-cinq sols par lieu pour frais de route jusqu’à Paris.53 » Les géographes de troisième classe débutent au salaire de 2000 livres par an. En l’an VII, Jean-Denis Barbié, géographe du cadastre, reçoit 3000 livres par an54. Dans le même temps, les calculateurs des tables trigonométriques gagnent 3 000 livres par an, ce dont se plaint Louis Saget, lui-même calculateur, qui ne reçoit que 2600 livres55.

20En mai 1797, il semble que Prony ait eu besoin de justifier l’action du bureau du Cadastre. Il fournit dans un Mémoire sur le cadastre présenté par le président du Conseil des anciens, André Daniel Laffon-Ladébat (1746-1829), qui est publié à la suite de son rapport sur la contribution foncière56. Jusqu’à la suppression du bureau du Cadastre qui intervient en 1802, Prony ne cesse de recevoir des mémoires sur la confection d’un cadastre57. Il rédige au cours du mois d’avril 1801 une nouvelle Instruction pour la levée du plan et confection du cadastre du Département de la Seine, en huit pages58.

21L’aventure du cadastre prend de nouvelles dimensions en 1802, mais Prony n’en fera plus partie. Du ministère de l’Intérieur, le cadastre passe au ministère des Finances.

Annexe

22Mémoires sur la confection de cadastre reçu par Prony (ENPC, MS 2147) de :

23Maréchal, militaire retiré à Fleury, près Compiègne – Oise de 1801, « sur la nécessité de faire le plan géomêtral avec le terrier de chaque terroir des communes qui composent la République française… tant pour l’assurance des quantités de terres à imposer aux contributions que pour le bien général de tous le peuple. ». – En juillet 1801, c’est Jean Gilles de la Ruë, membre du conseil général du département de L’Orne, arrondissement de Domfront, qui donne un mémoire où il chiffre la réalisation du cadastre à 5 067 600 F. – Nicolas Leroy, cultivateur de la commune des Clément près Mortain [Saint-Clément, dans le Département de la Manche] donne un projet de cadastre économique (non daté). – René François Jolly, écuyer et avocat au parlement de Nançy, envoie le 9 prairial an IX [29 mai 1801] par l’intermédiaire du maire de Paris du X^e arrondissement, Duquesne, un « Projet d’un cadastre général… » (4 p.) rédigé en 1795. – Boulez, « Proposition d’un cadastre général, moyen unique pour en opérer un plus uniforme et plus juste : adressé au Directoire exécutif par Lazare Boulez, l’un des commissaires agent particulier des contributions près le canton de Mesvres, au Département de Saône et Loire… » (Lucenay, le 12 messidor an VI [30 juin 1798]). – Mémoire de Louis Rose Gillot, arpenteur géographe à Lille, rue du Gland (non daté). – Mémoire de « Lamore, conducteur des travaux public, qui désire qu’on fasse une reconnaissance exacte du territoire entier de la République, de sa fertilité et de ses productions et pense que d’après ce travail on pourrait surement asseoir les impositions. » (Montech, 12 frimaire an IX [3 décembre 1800]). – L. Guissant, « Vues générales sur les moyens d’exécuter avec précision et célérité le cadastre de la République française proposé par le Comité des travaux publics de la Convention nationale ; et choix et instruction des sujets qui devront être employés à ce travail au quartier g^aI de l’armée des Pyrénées occidentales le 5 vendémiaire l’an 3^e [26 septembre 1794] de la République franç^se une et indivisible. »– Lettre et mémoire (8 p. dont 7 écrites), 28 germinal an X [18 avril 1802] concernant un projet de cadastre général par le C^en Gombeau, de la Commune de Gignac, au département de l’Hérault (Messidor an X) – Lettre du citoyen Pierre Viarça, résident à Pigeon, département de la Drôme, arrondissement de Nyons au citoyen Bonaparte, premier Consul… (18p. dont 15 écrites dont 1 de tableau indicatif des propriétés.)