Impôts et automobile
p. 347-358
Texte intégral
1Dans les premières années d’après-guerre, les professionnels de l’automobile s’en prennent violemment aux pouvoirs publics pour dénoncer une politique fiscale considérée comme autophobe. Ils publient plusieurs fascicules aussi virulents par leurs textes que leurs illustrations. Dans l’introduction de l’exemplaire de 19481, les auteurs reprennent une fable d’Esope sensée imager au mieux la situation présente de leur activité :
« Un homme, écrivent-ils, avait une poule qui chaque jour pondait un œuf d’or. Mais cet homme était avare et cupide. Il se dit : au lieu de dépenser mon argent pour la nourrir, je vais la tuer et je trouverai dans son ventre un trésor. Il la tua, la dépeça, mais ne trouva rien. Parce qu’il avait voulu tout gagner, sans rien dépenser, il perdit tout ce qu’il avait. Et bien, la France a elle aussi une poule aux œufs d’or, elle s’appelle l’automobile. Elle procure à la France des devises, des impôts, une économie de main-d’œuvre, une plus grande activité économique, en un mot la richesse. Mais les pouvoirs publics veulent tout gagner sans donner à l’automobile ce qui lui est nécessaire pour vivre : ils l’accablent d’impôts ; ils empêchent les Français d’avoir des autos et de s’en servir. Et ils tuent la poule aux œufs d’or » !
2Ce texte est loin d’être unique, même si la référence aux fabulistes cède le pas à des clichés plus simples. Les auteurs choisissent « l’auto en esclavage » ou mieux encore « l’automobile vache à lait », thème récurant qui a l’avantage d’être à la portée de tous, notamment d’une France rurale, client important de l’automobile : « quand une vache est tarie, il ne sert à rien de s’acharner à tirer sur ses pis : on ne peut que la rendre malade, l’empêcher dans l’avenir de donner du lait ou même la tuer Il faut la mettre au vert et chercher un équilibre entre ses possibilités et les exigences que l’on a à son égard2. » On l’aura compris en feuilletant ces Études automobiles, véritables cahiers de doléances de la profession, l’automobile-poule aux œufs d’or ou l’automobile-vache à lait est au cœur d’un enjeu fiscal de grande importance.
I. Quelle fiscalité ?
3La fronde fiscale de l’automobile naît après la guerre, au moment où le redémarrage de cette industrie prend un certain retard face à la concurrence étrangère notamment britannique, puis allemande. Les responsabilités de l’État sont nombreuses entre les allocations trop faibles de matières et d’énergie, l’instauration de licences d’achat pour toute commande de véhicules neufs et surtout la fiscalité qui devient le point de fixation du mécontentement. Les critiques sont très ciblées : la grogne face aux impôts directs s’efface très vite devant celle des impôts indirects. De la reconstruction aux Trente Glorieuses, les constructeurs s’en prennent peu à la fiscalité directe. Trois raisons l’expliquent. D’abord, les industriels laissent au CNPF le soin de mener une bataille qui n’est pas spécifique à l’automobile, et qui divise une profession scindée entre secteurs privé et public3. Ensuite, les constructeurs sont conscients qu’une lutte ouverte sur la politique fiscale des entreprises n’est pas une stratégie valorisante aux yeux de la clientèle4. Enfin, il est clair que l’impôt direct ne pénalise pas beaucoup l’activité automobile, pour la simple raison que cette profession dégage peu de profits. C’est le cas, chez les grands constructeurs, de Citroën et Renault. Le premier affiche des résultats assez modestes, conséquences d’une politique de gamme incohérente et inadaptée au marché. Mais plutôt que de mesurer ses erreurs, il préfère diluer ses difficultés de gestion dans les conséquences d’une politique fiscale destructrice : « Atteindre les bénéfices des sociétés, explique son président, Pierre Bercot5, chantre du libéralisme français, c’est atteindre leurs possibilités d’investissement et donc leur avenir car nos concurrents européens ont plus de moyens que nous ». Le cas de Renault est différent. Corsetée dans des statuts singuliers qui offrent à son actionnaire unique – l’État –, à son personnel et ses œuvres sociales, les bénéfices de fin d’année, la Régie a d’autant moins envie d’afficher des profits que l’État refuse toute dotation en capital jusqu’en 1963. Elle s’inscrit donc dans une logique de volume plutôt que de profits : « Notre vocation, précise Pierre Dreyfus, son président, est de faire beaucoup de voitures avec un petit bénéfice ou sans bénéfice du tout6. » À l’opposé de ces deux entreprises, Peugeot se présente comme le seul constructeur français à « faire des voitures pour gagner de l’argent7 ». Pendant des décennies, cette firme est la plus rentable de la profession, et du même coup l’un des meilleurs contribuables du pays. Sa riposte est aussi simple que discrète, bâtie autour d’une « habitude très ancrée de minorer les bénéfices déclarés8 ».
4Modérés sur la fiscalité directe, les constructeurs sont extrêmement véhéments sur les impôts indirects qui touchent les utilisateurs d’automobiles. Poussés par Citroën et Michelin, propriétaire de la marque aux chevrons depuis 1935, ils s’engagent dans une violente campagne antifiscale, se plaçant en défenseur du consommateur plutôt que du client, en allié d’une France laborieuse qui oppose une automobile outil de travail à un véhicule de luxe. Les constructeurs ne vont cesser de croiser le fer avec les pouvoirs publics pour alléger des impôts indirects qui, au fil des ans, s’accumulent, tant sur la possession que sur l’utilisation d’un véhicule. Aux lendemains de la guerre, les constructeurs veulent tirer les leçons de leur histoire, notamment sur cette incapacité de la profession à créer durant l’entre-deux-guerres un marché large, à passer de l’équipement automobile au renouvellement d’achat. Cet échec, considéré par les pouvoirs publics comme celui d’une profession peu concentrée et incapable de fournir les efforts nécessaires en matière de rationalisation industrielle, est vécu par les grandes marques comme celui d’un pays qui a pénalisé l’utilisation de l’automobile par une politique fiscale impitoyable. Si les torts sont en fait partagés, chacun se les rejette avec la plus grande facilité.
5La fiscalité automobile est née avec l’automobile, autour d’une taxe de luxe qui frappe un produit défini par les pouvoirs publics comme objet de loisirs, et une fiscalité qui déborde d’imagination. La loi du 25 juin 1920 marque le fondement de la politique fiscale avec la mise en place d’un impôt « sur l’usage d’une automobile [...] et d’une taxe sur l’essence9 ». La chambre syndicale de l’automobile (CSCA10) s’insurge, dressant une liste déjà longue de ce qu’elle appelle les impôts automobiles : « taxe de luxe de 10 %, cinq à sept fois l’impôt de 1,10 % sur le chiffre d’affaires compte tenu des achats multiples que le constructeur doit faire, nouvelle taxe sur l’automobile, taxe sur l’essence qui atteint 0,35 franc par litre en province, 0,55 franc à Paris où le litre coûte 3 francs11 ». La bataille qui s’engage entre industriels et pouvoirs publics est impossible à présenter tant les épisodes et rebondissements sont nombreux. Avec l’arrivée de la crise, les ministères tentent d’aller vers un assouplissement de la taxe à la production, celle-ci passant de 12 % sur une voiture neuve (1929) à 4,30 % (1934) avant de remonter à 8 % en juillet 1937 pour cause de mesures d’urgence en vue de réduction du déficit budgétaire ! Les réflexes sont tenaces. La politique fiscale sur l’essence est nettement moins claire : sous couvert d’une harmonisation des prix de détail sur l’ensemble du territoire, d’une volonté de « remplacer toutes les taxes sur la circulation par une seule taxe sur les carburants », les prix ont évidemment tendance à augmenter bien que le législateur affirme le contraire. Pourtant, ce prix de l’essence s’avère encore trop bas : les 10 francs perçus par hectolitre pour l’entretien des routes sont notoirement insuffisants pour les départements qui en récupèrent le fruit. Il faut passer à 50 francs par hectolitre. Mais à ce prix, les communes et départements ne peuvent encore toucher l’équivalent de ce que la taxe à la circulation calculée sur le nombre des automobiles utilisant de l’essence leur donnait jusqu’en 1933. Une nouvelle hausse s’impose. La chambre syndicale tempête, annonçant que « l’État offre d’une main ce qu’il reprend de l’autre, [que] l’automobiliste paye mais dispose d’un réseau routier de moins en moins bien entretenu12 ». En 1934, les pouvoirs publics trouvent la parade : faire payer les camions ! Ces véhicules ne sont-ils pas les vrais coupables ? Non seulement ils utilisent le plus le réseau, le fragilisent, mais ils livrent aux chemins de fer une concurrence déloyale. Si la loi de la coordination rail-route ne parvient pas à enrayer le déficit des compagnies de trains, elle entraîne l’agonie du transport routier qui, en réduisant la consommation d’essence, oblige les ministères à une énième hausse des carburants. Les professionnels de l’automobile sont dépités, lançant aux ministères une formule riche d’avenir : « trop d’impôt tue l’impôt13 ! »
II. Litanie fiscale
6Après-guerre, les constructeurs automobiles sont bien décidés à ne pas renouveler les erreurs du passé. Les pouvoirs publics aussi, ressortant pour l’occasion les travaux du Conseil national économique qui, dès 1936, estimait qu’une baisse des taxes de 10 % sur les carburants entraînerait une augmentation de 25 % de la circulation routière et de 12,5 % des recettes fiscales. Pourtant, les contraintes économiques, et notamment la gestion de la pénurie en produits pétroliers, poussent ces pouvoirs publics à augmenter – encore – le prix des carburants afin d’en freiner la consommation. Point d’orgue de cette situation, la création en 1949 d’un double prix de l’essence, pour professionnel et quidam. Le système est dit « double secteur » pour les uns, « taxés et surtaxés » pour les autres. Il tourne à la catastrophe puisque permettant l’enrichissement des revendeurs du marché noir et l’effondrement des rentrées fiscales. Le retour au prix unique de l’essence est l’occasion d’une nouvelle hausse, avec des taxes qui dépassent le seuil des 60 %. Le seuil est définitivement franchi : en 1954, le taux est à 68,7 %, en 1963 à 73,6 %. La France est alors le pays où l’essence est la plus taxée, l’Italie se contentant de 55,2 %14, la RFA de 42,7 % et le Royaume-Uni de 41,8 %. Plus grave, les vieilles habitudes persistent : les hausses du prix des carburants – dites indolores – restent pluriannuelles, et ce pour des motifs des plus variés : subvention pour les bouilleurs de cru (1949), loi d’armement (1951), création du fonds routier (1951), revalorisation des retraites des marins pêcheurs (1953), sans compter les sempiternels compléments aux lois de finances, ou quelques mesures d’autorité comme celle qui voit Antoine Pinay imposer aux raffineurs de pétrole de baisser enfin leurs prix (1952) mais augmenter aussitôt la taxe sur l’essence de 0,61 franc par litre pour drainer 3 milliards de francs. La litanie des malheurs fiscaux pour automobiliste est véritablement sans fin !
7Les rentrées fiscales provenant de l’automobile atteignent des chiffres conséquents : en 1955, la CSCA, toujours à l’avant-poste, annonce que l’automobile procure 490 milliards de francs sur les 2 775 encaissés par l’État. L’automobile draine donc « 17 % des impôts perçus dans l’année, ce qui est considérable pour une profession qui occupe 6 % de la population active15 ». La fiscalité du producteur et du consommateur a donc tendance à se confondre. Pourtant, la chambre syndicale marque bien la différence entre les 200 milliards « d’impôts généraux payés au même titre que toutes les autres activités16 » et les 290 milliards de taxes spéciales, principalement sur les carburants et les cartes grises.
8L’instauration de la TVA sur l’automobile à la fin des années cinquante est évidemment ressentie par la clientèle comme une nouvelle taxe. Mais si les revendeurs – garagistes et concessionnaires – en font leur cheval de bataille auprès d’une clientèle de proximité qu’ils entendent défendre dans un élan aux accents poujadistes, les industriels sont loin d’avoir la même attitude. Ils ne s’élèvent pas contre une TVA dont ils perçoivent les avantages comme son remboursement pour les investissements et plus encore les exportations. Vue comme un moyen de défiscaliser l’investissement, de faciliter l’exportation et surtout d’alléger les trésoreries, la TVA est bien accueillie par les constructeurs. C’est davantage son taux qui est l’objet de très vives critiques : passé de 20 % à 25 %, il devient insupportable en 1969 lorsque l’automobile est assujettie à celui des objets de luxe, 33,3 %. On retombe dans la vieille querelle, automobile outil de travail ou objet de luxe ? « C’est tout de même incroyable de mettre l’automobile dans le même sac que les bijoux et les fourrures, lâche Pierre Dreyfus17. Cela va porter un coup considérable à notre profession ». Ce propos alarmiste devient le refrain d’une profession qui voit chaque nouvelle augmentation fiscale comme la chronique d’une mort annoncée : avec des augmentations perpétuelles du prix de l’essence, une hausse répétée des taxes sur la carte grise, la création de la vignette en 1956, l’instauration de l’assurance obligatoire en 1957 – elle-même source de recettes fiscales – puis la hausse record de la TVA en 1969, beaucoup se demandent comment l’automobile survit.
9Les pouvoirs publics ne se posent pas cette question. Ils ont la certitude que l’automobile est une activité d’une grande solidité, capable de se relever des coups les plus sévères : la vignette en est le meilleur exemple. En janvier 1956, le ministère Ramadier présente un très ancien projet, maintes fois suspendu, celui d’un impôt sur la possession automobile, avec pour assiette la puissance fiscale d’où son nom de taxe à la puissance. Mesurant aisément la grogne à venir, le ministère présente le projet, non comme une taxe sur l’automobile, mais comme un impôt de solidarité pour personnes âgées... financé par l’automobile. Le président de la CSCA s’emporte : « Créer un fonds de vieillesse, mais c’est aux enfants de subvenir aux besoins des parents, pas aux automobilistes18 ! » Pourtant, ni l’instauration de la vignette ni le relèvement du taux de TVA à 33,3 %, pas plus que les multiples hausses sur les carburants – plus indolores il est vrai – n’ont de répercussions brutales et durables sur la progression du marché automobile au cours des Trente Glorieuses. Ce paradoxe s’explique de différentes façons : il y a d’abord un engouement pour une automobile devenue phénomène de société. La voiture est à la fois un outil de travail, un objet d’évasion et de liberté individuelle dans la société des loisirs qui se construit, un moyen de transport essentiel dans une recomposition des espaces de vie, notamment en périphérie des villes, et toujours un moyen de représentation ou de réussite sociale. Cette situation explique le succès profond d’une industrie devenue première activité nationale, et qui, aux dires des ministères, est en train de devenir dominatrice19. Les constructeurs s’inquiètent d’une telle vision de leur profession qui expliquerait l’attitude négative des pouvoirs publics : « on rejette sur l’automobile toutes les fautes possibles, constate Pierre Dreyfus20. Elle aurait pompé les matières premières et la main-d’œuvre des autres industries, elle aurait démoli le niveau des salaires... Tout cela est absurde. L’automobile n’a pas empêché les autres industriels de tourner, notamment la sidérurgie. Or on tire des conclusions qui ne servent qu’à taxer l’automobile. » C’est là que les cartes se brouillent : l’automobile, dont la croissance inquiète, reste au cœur d’un outil fiscal de très grande envergure. Aussi, les pouvoirs publics naviguent-ils entre une régulation de l’activité automobile et des recettes fiscales qui lui sont liées et une volonté de profiter au maximum de la manne automobile tout en limitant une société jugée tout automobile qu’ils favorisent par besoin mais regrettent par raison. C’est « la controverse de l’automobile française21 », symbolisée par les propos acides de Pierre Bercot tenus lors de l’inauguration de l’usine de Rennes en 1961. Lorsque celui-ci fait visiter ses installations, payées à 30 % sur fonds publics22, il ne manque pas de préciser à ses interlocuteurs que « ce que vous nous avez donné là, c’est ce que la fiscalité nous a pris23 ! »
III. Les compromis
10La politique fiscale de l’État a de lourdes conséquences sur la santé du secteur automobile. D’abord, le marché français reste dominé par des petites voitures. L’engouement pour les Renault 4 CV ou Dauphine, pour les Citroën 2 et 3 CV est tout simplement celui pour les petites cylindrées, peu gourmandes en essence et classées dans les plus basses catégories fiscales de la vignette. Lorsque les Français passent à des modèles supérieurs, rançon d’un pouvoir d’achat qui s’étoffe, ils se contentent de véhicules de 6 ou 7 CV, car la taxation fiscale devient lourde à partir des 8 CV. C’est ainsi que les Peugeot 204, Renault 12 et Citroën GS deviennent, seulement à la fin des années soixante, les meilleures ventes en France. Mais il reste que ces voitures sont bien plus petites que celles vendues en Allemagne et en Grande-Bretagne, et surtout d’un moins bon rapport financier. Autrement dit, en limitant le marché aux petites voitures, les pouvoirs publics ont maintenu les constructeurs sur des produits moins rentables que ceux produits par leurs concurrents immédiats. Ils ont ainsi bridé les capacités financières de la profession. Symbole de ce choix difficile, Peugeot abandonne en 1962 l’étude d’un gros moteur V8 pour se consacrer à la 6 CV 204. C’est là que le constructeur renonce à devenir le Mercedes Benz français, alors que sa spécialisation mais aussi son image auraient pu le conduire sur le même chemin que son concurrent24. Ce confinement aux petites voitures a d’autres conséquences pour la profession. Les Français manquent d’expérience pour les modèles supérieurs et peinent ainsi à proposer à l’exportation des produits bien adaptés à des besoins spécifiques.
11Les constructeurs français n’ont de cesse de chercher une paix fiscale avec les pouvoirs publics. Leur volonté est de tout mettre en œuvre pour pérenniser le marché intérieur, seul marché rentable jusqu’à la dévaluation de 1969 qui marque la fin d’une exportation sempiternellement déficitaire. En 1957, au plus fort de la crise qui amplifie les mesures fiscales qui frappent l’automobile (vignette, assurance, puis rationnement de l’essence avec les événements de Suez), le ministère des Finances n’imagine qu’une nouvelle pression fiscale pour tenter une fois de plus d’assainir les comptes de la nation. C’est donc naturellement que Paul Ramadier annonce une énième hausse du prix de l’essence et de la TVA. Dans le contexte de 1957, les constructeurs sentent immédiatement l’asphyxie du marché intérieur et donc les pires difficultés. Renault passe alors à la contre-attaque. Ses diplomates expliquent au ministère que « depuis un an, alors que le parc automobile a augmenté de 10 %, la consommation d’essence a baissé de 7 % du fait des hausses de prix. Cela prouve qu’une hausse des prix destinée à accroître les rentrées fiscales est un mauvais calcul25 ». Renault fait une proposition : plutôt que d’alourdir encore la fiscalité, l’automobile pourrait s’engager à exporter pour augmenter les rentrées de devises et aider au rééquilibrage de la balance des paiements. La proposition séduit le ministère au point que Ramadier charge la Régie d’aller convaincre les autres marques. Alors que Renault évoque une « paix fiscale signée avec les ministères26 », Peugeot ne voit pas du tout l’événement du même œil, parlant même d’un ultimatum27. Son directeur général rapporte ainsi l’événement : « Un beau jour, on a dit aux constructeurs, vous avez quarante-huit heures pour répondre : vous vous engagez à augmenter les exportations d’une quantité égale aux deux tiers de votre augmentation de production ou bien nous faisons toute réserve en ce qui concerne le taux de TVA, les prix de la vignette, de la carte grise, de l’essence28. » Les constructeurs français exporteront, jouant sans partage la paix fiscale, même au prix d’une aventure commerciale nord-américaine qui marquera durablement la crédibilité de toute l’automobile française29.
12L’automobile serait-elle donc au-dessus des crises ? Les ministères, on l’a vu, croient le secteur inébranlable. Les constructeurs en sont moins sûrs. Pierre Dreyfus se veut optimiste, résumant en 1973, au moment du premier choc pétrolier, l’état d’esprit d’une profession qui doute : « Si l’industrie automobile se trouvait un jour en crise, elle ne serait pas seule. Il faut se rappeler que depuis un très grand nombre d’années, les pouvoirs publics ont tiré de l’automobile tout ce qui pouvait être tiré d’elle, notamment en matière fiscale. Or cela n’a pas gêné la progression de cette industrie. Si demain il y avait une crise, il y aurait des quantités de mesures à prendre, à commencer par revenir sur toutes ces mesures fiscales30. »
13Les ministères n’y reviendront pas. En 1974, les constructeurs demandent dans l’urgence le retour de la TVA au régime normal et une baisse des taxes sur l’essence. La réponse est déconcertante : limitation de la vitesse et maintien d’une TVA forte, au nom des équilibres budgétaires31. Quant au prix de l’essence, les taxes ne sont pas réduites mais au contraire augmentées afin de réduire la consommation de pétrole, faisant que la hausse du prix du super carburant devient supérieure à celle de l’OPEP, ce que la CSCA considère comme l’équivalent d’une taxe supplémentaire32. Seule concession, le prix du gazole dont le pourcentage de taxation devient nettement moins fort que l’essence. Cette mesure, prise par l’État pour ménager l’imprévisible milieu des transports routiers, est une brèche dans laquelle les automobilistes vont s’engouffrer pour tenter de rouler à moindre frais. Le second choc pétrolier est bien plus grave puisqu’il met l’industrie automobile française face à une crise structurelle d’une immense ampleur. En quelques années, le secteur automobile connaît les pires difficultés, ses deux groupes, PSA Peugeot Citroën et Renault enregistrant des résultats catastrophiques. Le salut de l’automobile viendra des constructeurs eux-mêmes, comme Georges Besse l’explique dès son arrivée chez Renault en 1985 : « Si l’entreprise ne se sauve pas elle-même, elle ne se sauvera pas33 ». Dans le triptyque fiscal essence-vignette-TVA, les pouvoirs publics décident d’engager une baisse progressive du taux de TVA, celui-ci passant de 33,3 % à 28 % (1987), puis 25 % (1989), 22 % (1990) et enfin 18,6 % (1992)34. C’est un vrai cadeau fiscal pour l’automobile puisque les industriels choisissent de ne pas le répercuter en totalité sur les prix de ventes, arguant de la nécessité de financer le surcoût de quelques progrès techniques comme les pots catalytiques. C’est une belle opportunité pour reconstituer des marges bénéficiaires au moment où les résultats financiers des entreprises restent fragiles avec les politiques de restructuration.
IV. Un tournant ?
14L’année 2000 marquerait-elle un tournant dans la politique fiscale automobile française ? Les trois décisions prises par Laurent Fabius de baisser la TVA d’un point (19,6 % contre 20,6 %), de réduire la taxe sur l’essence afin de compenser les envolées du dollar face à une monnaie européenne fragile35, enfin de supprimer la vignette, l’impôt automobile le plus impopulaire à défaut d’être le plus lourd, constituent des mesures historiques. Pour la première fois, la baisse de la fiscalité automobile atteint 2,9 % ! Le ministre aurait-il eu vent des prophéties de Pierre Boulanger, patron de Citroën, qui en 1947 annonçait qu’un « jour viendrait où l’automobiliste, las d’être considéré comme taillable et corvéable à merci, se rendrait compte qu’il est aussi électeur36 ». Pourtant, l’arbre ne doit pas cacher la forêt : en 2000, le carburant reste encore taxé à 81 % pour le sans plomb et 72 % pour le gazole ; le budget annuel moyen d’un véhicule de 4 CV compte plus de 11 000 francs de taxes37 ; enfin l’automobile rapporte toujours plus d’argent à l’État que le seul impôt sur le revenu.
Notes de bas de page
1 « L’automobile ou la poule aux œufs d’or ». Études automobiles, 1948, 12 pages. Archives du Comité des constructeurs français d’automobiles.
2 « L’automobile, vache à lait », Études automobiles, 1950, 12 pages. Archives du Comité des constructeurs français d’automobiles.
3 Réunions du conseil d’administration de la CSCA, Chambre syndicale des constructeurs d’automobiles.
4 Ibid.
5 Pierre Bercot, assemblée générale de la SA André Citroën, 3 juillet 1958.
6 Pierre Dreyfus, cité par Jean-Louis Loubet, Citroën, Peugeot, Renault et les autres. Le Monde Éditions, 1995, p. 86 et 87.
7 Maurice Jordan, vice-président de la SA des automobiles Peugeot, comité d’entreprise, 28 mai 1957.
8 Archives du Crédit lyonnais : DEEF 78942, étude n° 11251/7, 8 décembre 1971 et Jean-Louis Loubet, Les Automobiles Peugeot, histoire d’une entreprise, 1945-1973, thèse de doctorat d’État, 1988, université Paris-X, Nanterre.
9 Loi fiscale du 25 juin 1920. Archives CSCA.
10 Chambre syndicale des constructeurs d’automobiles.
11 Pétition de la CSCA adressée au ministère des Finances, 8 décembre 1920.
12 Conseil d’administration de la CSCA, 15 février 1934.
13 « La fiscalité automobile », note de la CSCA, novembre 1935. Archives Renault.
14 L’Italie pratique depuis 1960 une baisse de la taxation de l’essence, laissant ainsi la palme de l’essence la plus chère à la France.
15 Chiffres CSCA.
16 Conseil d’administration de la CSCA, octobre 1955. En 1956, l’automobile procure 550 milliards dont 350 milliards d’impôts spéciaux. Ceux-ci se composent de 10 milliards d’impôts à l’achat (carte grise), 50 milliards d’impôts à la possession (vignette, taxe sur les camions) et 290 milliards sur les carburants et lubrifiants.
17 Conseil d’administration de la RNUR, 17 décembre 1968.
18 Conseil d’administration de la CSCA, 21 mars 1956, notes manuscrites.
19 Conseil d’administration de Renault, 18 septembre 1956.
20 Ibid.
21 « La controverse de l’automobile française », Groupement syndical des constructeurs français d’automobile, novembre 1956.
22 Les seules subventions pour chaque emploi créé ont été de 23 000 francs, soit plus de 170 000 francs 2000.
23 Cité par Jean-Louis Loubet, Histoire de l’automobile française, L’univers historique, Seuil, 2001.
24 Jean-Louis Loubet, Automobiles Peugeot, 1945-1973, Économica, 1988.
25 Direction des relations extérieures de Renault, 16 février 1957.
26 Pierre Dreyfus, conseil d’administration de Renault, 16 avril 1957.
27 Maurice Jordan, comité d’entreprise de Peugeot, 28 février 1958.
28 Ibid.
29 Jean-Louis Loubet, Renault. Histoire d’une entreprise, ETAI, 2000, p. 188 à 206.
30 Pierre Dreyfus, conseil d’administration de Renault, 27 novembre 1973, et « Aide de l’Etat », note de Pierre Dreyfus à Bernard Vemier-Palliez, 20 novembre 1973.
31 Conseil d’administration de la CSCA, 20 décembre 1973.
32 Ibid.
33 Georges Besse, conseil d’administration de Renault, 22 janvier 1985.
34 La TVA remonte à 20,6 % en 1996, pour redescendre à 19,6 % en 2000.
35 Nouveau calcul de la TIPP, taxe intérieure des produits pétroliers.
36 Pierre Boulanger, assemblé générale ordinaire de la SA André Citroën, 23 juin 1949.
37 Budget annuel du possesseur d’une Clio 1,2 litre RTE de 4CV achetée neuve à crédit à raison de 80 % sur quatre ans : 39 551 francs dont 11 742 francs de taxes.
Auteur
Est professeur d’histoire contemporaine à l’Université d’Evry-Val d’Essonne dont il dirige le département d’histoire. Il est chercheur à l’IDHE. Spécialiste de l’industrie automobile, il est l’auteur de nombreux ouvrages sur les différents acteurs de la profession. Parmi ses dernières publications, on peut citer Citroën, Peugeot, Renault et les autres, Histoire de stratégies d’entreprises, 2e édition, ETAI, 2000 ; Histoire de l’automobile française, Le Seuil, 2001 et L’automobile en Normandie, Éditions de la Falaise, 2004. Jean-Louis Loubet a également coécrit ou dirigé plusieurs ouvrages dont : Les 7 vies de Poissy, ETAI, 2001 ; Renault, un siècle de création automobile, ET AI, 2003 (2e édition 2004) ; L’île Seguin, des Renault et des hommes, préface de Louis Schweitzer, ETAI, 2004 (2e édition 2005).
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