Les économistes et l’impôt en France au xixe siècle
p. 235-248
Texte intégral
1Curieusement, les étapes de la pensée des économistes du xixe siècle sur le problème de l’impôt et l’évolution des débats ont été très peu étudiées. Pourtant les matériaux sont abondants et rendent possible et souhaitable une recherche plus vaste que cet article qui, par force, ne peut que signaler quelques jalons.
2On considère en général le xixe siècle français comme la période de l’impôt léger. En fait les Français sont partagés entre leur rejet d’une fiscalité lourde, assimilée à l’Ancien Régime et une lente prise de conscience de la légitimité de l’impôt.
3Nous étudierons d’abord l’impôt léger pour un État minimal jusqu’à la fin des années 1840, puis l’autonomisation d’une science des finances et, enfin, avec l’ouverture des débats dans les années 1870, l’analyse technique des types d’impôts, comme nécessité sociale et politique.
I. Un impôt léger pour un état minimal
4Deux auteurs dominent la pensée en matière d’impôts, Adam Smith et Jean-Baptiste Say.
5Même si Jean-Baptiste Say inaugure le siècle, en 1803, avec son Traité d’économie politique, les économistes du xixe siècle le perçoivent d’abord comme l’interprète et l’héritier d’Adam Smith. Or, dès 1774, ce dernier, dans la Richesse des Nations, avait souligné les principaux devoirs du souverain : assurer la sécurité, la justice et créer les biens d’intérêt général qu’un particulier ne peut assumer faute de pouvoir en retirer les profits suffisants (construction et entretien des moyens de communication et des établissements publics d’enseignement). Certes les dépenses correspondantes n’ont pas à être nécessairement assurées par l’État : les péages, les taxes sont des moyens équitables dans la mesure où ils font payer les constructions par leurs usagers et par conséquent contribuent à éliminer les réalisations inutiles à l’intérêt général. Mais pour l’armée, la justice, l’administration et tout ce qui soutient la dignité du souverain, là il faut trouver des ressources.
6Quel que soit le type d’impôt retenu quatre principes fondamentaux, quatre maximes (neuves quand Adam Smith les définit), constituent un préalable. Première règle : les sujets doivent contribuer aux dépenses de l’État autant que possible en proportion de leurs facultés respectives, des revenus dont ils jouissent sous la protection de l’État. La deuxième règle est celle de la certitude : L’impôt à payer doit être certain et non arbitraire ; l’époque, le mode, la quotité du paiement, tout doit être clair et net pour le contribuable faute de quoi on serait à la merci du collecteur d’impôt, avec les risques de violence, d’abus ou de corruption correspondants. Cette règle est si fondamentale que l’auteur insiste : une plus grande inégalité devant l’impôt serait moins grave « qu’un très petit degré d’incertitude ». La troisième maxime est la règle de commodité : tout impôt doit être levé au moment ou de la façon qui rende son paiement le plus commode au contribuable, quand celui-ci est le plus susceptible d’avoir de quoi le payer. Smith voit bien l’intérêt des impôts indirects : dans la mesure où le consommateur est libre d’acheter ou non les marchandises taxées. Ce sera sa faute si jamais de tels impôts lui causent « un très grand embarras ». La quatrième maxime enfin, la règle d’économie, se soucie du montant de l’impôt et des frais de perception : tout impôt devrait être établi de façon à prélever le moins possible sur le peuple et à le priver le moins possible au-delà de ce qu’il fait entrer dans le Trésor public de l’État. Ces maximes sont inlassablement répétées tout au long du xixe siècle, dans tous les traités. Elles ne sont remises à distance qu’au début du xxe, quand elles ne sont désormais plus jugées comme des conquêtes mais lorsqu’elles sont devenues des évidences sur lesquelles il est inutile de revenir : « On ne saurait, à cause de leur notoriété, passer sous silence les règles de Smith. Ce sont là principes de bon sens qui ne comportent pas tous les longs commentaires qu’on y ajoute parfois1 », explique le professeur d’économie politique, Allix, au début du xxe siècle.
7Dans la lignée d’Adam Smith, les idéologues comme Jean-Baptiste Say reprennent en le modifiant l’héritage libéral. On sait à quel point l’œuvre de Jean-Baptiste Say (1767-1832) a été considérée, tout au long du xixe siècle comme fondatrice en matière d’économie politique. Or, proche des Girondins, il se situe dans la mouvance de la Révolution. Un État fort représenterait une séquelle de l’Ancien Régime, un retour du despotisme. Aussi dans son Traité d’économie politique de 1803, comme dans ses œuvres postérieures, Say présente les dépenses de l’État sous le signe du soupçon. « Je sais fort bien que le maintien de l’ordre social qui garantit la propriété passe avant la propriété même. Mais il ne faut pas que la conservation de l’ordre puisse servir de prétexte aux vexations du pouvoir. L’industrie [au sens d’activité économique] a besoin de garanties contre ces abus2. » En effet, pour Jean-Baptiste Say, les impôts levés ne restent des valeurs productives que si elles sont employées pour effectuer des travaux d’intérêt public. À cette condition seulement, ces valeurs ne sont pas détruites par leur usage et restent des valeurs reproductives. Mais lorsqu’elles sont consommées pour des utilités finales, elles sont détruites, comme toute consommation finale, par leur usage même. Dans ce cas, même quand la consommation finale est utile, la valeur payée par le contribuable est perdue pour lui, comme pour toute la société, car elle ne se reverse pas dans la société. Certes, « il faut regarder comme un retour l’avantage que le contribuable retire des services de l’homme public, ou de la consommation d’utilité générale ». Mais au travers de ces services la valeur est consommée et elle disparaît au lieu d’être utilisée de façon reproductive.
8On comprend alors que les impôts eux-mêmes soient l’objet de la plus grande réticence.
« Les contributions publiques, même lorsqu’elles sont consenties par la nation sont une violation des propriétés puisqu’on ne peut lever des valeurs qu’en les prenant sur celles qu’ont produites les terres, les capitaux et l’industrie des particuliers. Ainsi, toutes les fois qu’elles excèdent la somme indispensable pour la conservation de la société, il est permis de les considérer comme une spoliation3. »
Et, ajoute Say,
« Quel que soit le nom qu’on lui donne, contribution, taxe, don, subside ou don gratuit, c’est une charge imposée aux particuliers ou à des réunions de particuliers par le souverain peuple ou prince pour fournir aux consommations qu’il juge à propos de faire à leurs dépens4. »
9En conséquence, logiquement, pour cet État suspect, l’impôt doit être minimal.
10Mais un impôt proportionnel serait d’une injustice évidente : un dixième d’un revenu de 300 000 francs ne pèse pas de la même façon qu’un dixième de 300 francs. Pourtant, concède l’économiste, il n’est pas déraisonnable que le riche cotise en proportion un peu plus. Il envisage alors de régler la progression, « non sur le revenu global, mais sur son accroissement5 », soit un impôt de 1 % sur un revenu de 500 francs et sur un revenu de 1 000 francs, 1 % sur les premiers 500 francs et 2 % sur les 500 autres. Mais en continuant la progression, un revenu de 8 000 francs paierait 405 francs, et celui de 512 000 francs paierait 295 245 francs soit un taux de 57,66 %, progression jugée énorme pour l’époque et synonyme de confiscation de la fortune acquise.
11En somme, « si l’impôt n’est point un moyen de reproduction de la valeur, nous pouvons en conclure que les impôts les moins mauvais sont les plus modérés dans leur quotité », ceux qui entraînent le moins de charges, les plus équitables (ceux qui laissent au contribuable le minimum vital), ceux qui nuisent le moins à la reproduction (taxes sur les mutations, les successions, les procédures), ceux enfin qui sont conformes à la morale, c’est-à-dire aux habitudes utiles à la société. Il termine cependant sur une note plus positive en admettant les « effets paradoxaux » des impôts qui ont favorisé le développement des techniques nouvelles pour permettre à l’État de produire moins cher.
12Signalons que, en dépit du prestige de l’économiste en son temps, dans le domaine précis de l’impôt, l’analyse de Say est rapidement contestée, même par ses fidèles disciples. Telle quelle, elle survit mal dans la seconde moitié du siècle.
13En ce même début de siècle, un seul penseur pose en termes sociaux le problème de l’impôt. Il s’agit de Sismondi, penseur social plus critique qui, dès 1817, s’efforce de délimiter le rôle et l’assiette de l’impôt. Dans ses Nouveaux principes d’économie politique, il estime, lui, que la science économique devrait abandonner le seul souci de la richesse qui anime les économistes libéraux pour devenir une théorie de la bienfaisance. Cela sous-tend sa réflexion sur l’impôt. L’impôt doit porter sur le revenu et non sur le capital, sinon il détruirait ce qui fait vivre et les particuliers et l’État. En second lieu il ne faut imposer que le produit net, déduction faite des charges indispensables à la production du revenu. L’impôt ne doit jamais atteindre ni la partie du revenu nécessaire à la vie du contribuable ni celle qui est nécessaire pour que le revenu se conserve. Les préoccupations sociales de Sismondi l’amènent donc à réfléchir sur les conséquences sociales du choix et de l’assiette de l’impôt. Ce faisant, il ouvre la voie aux penseurs qui à la fois s’éloignent de Say et veulent délimiter de nouvelles frontières à l’action de l’État.
II. Vers une science des finances autonome (1850-1870)
14Des années 1820 à 1850, le contexte a changé. En dépit de crises sérieuses, la première révolution industrielle, sous des formes spécifiques à la France modifie en profondeur l’économie et la société : lente, diffuse au travers d’un tissu industriel dispersé, elle s’accompagne de réflexions nouvelles, de débats inédits. La pensée des saint-simoniens s’est dégagée de l’utopie et s’est transformée en un productivisme méthodique qui intéresse et influence les milieux d’affaires du Second Empire. En même temps, elle prône la nécessité d’un État plus fort, plus organisateur, à condition qu’il serve de stimulant à l’industrie (toujours au sens d’activité économique). Logiquement, dans ce cas, les dépenses publiques utiles augmentent. On remet en cause la thésaurisation stérile que représentent les terres vastes peu ou mal cultivées. On préconise au contraire l’organisation de la collecte des capitaux par un sérieux réseau de crédit, seul moyen de financer les grands travaux d’utilité publique indispensables au développement économique, en particulier les chemins de fer. Un État incitateur, organisateur, doit donner l’impulsion et pallier les limites de l’investissement individuel. Il faut donc ouvrir une réflexion nouvelle sur les moyens financiers de son action. Cette réflexion accompagne la réorganisation fiscale du Second Empire.
15Dans ce contexte, deux noms s’imposent, de valeur très inégale à nos yeux, mais reconnus comme représentatifs par leurs contemporains : celui du conseiller d’État bonapartiste, M.-L. Esquirou de Parieu, et celui du républicain libéral modéré, Joseph Garnier. Sans adhérer au saint-simonisme, ils tiennent compte du renouvellement du problème de l’impôt et proposent des réponses aux discussions ambiantes. Esquirou de Parieu, né en 1815, fait partie de ces notables ralliés au Second Empire. Il a fait de solides études de droit qui lui ont permis de bien connaître l’apport des universités de sciences camérales germaniques, ces lieux de formation aux sciences de gouvernement pour les hauts fonctionnaires de l’empire germanique. Membre du Conseil d’État, il publie en 1862 un Traité des impôts, considérés sous le rapport historique, économique et politique en France et à l’étranger. Ce traité en cinq volumes connaît un tel succès qu’il est réédité quatre ans plus tard en 1866.
16L’énumération des types d’impôts possibles se situe dans le cadre d’une étude plus globale sur les mécanismes de l’impôt et sur leurs effets sociaux, en tenant compte des institutions. Si cette démarche est conforme à l’esprit des sciences camérales, elle est très nouvelle en France. L’auteur s’étonne que ce domaine ait été si peu analysé. « Il serait difficile de trouver dans le domaine de l’économie politique un objet plus généralement méconnu, plus défiguré par des vues fausses, plus dégradé par une étude partiale... Si cette proposition est vraie dans un pays où le problème de l’enseignement administratif est depuis longtemps étudié, elle l’est peut-être encore davantage en France où la pratique administrative est plus séparée de la science... Il est temps d’examiner dans un esprit scientifique, autrement que pendant les périodes de crises, de « commotions politiques » les modalités et les effets de tous les types d’impôts possibles6 ». Jusqu’alors, en France, la science financière n’était qu’une subdivision de l’économie politique. En réalité « la richesse des gouvernements ne peut être profondément étudiée sans être mise en rapport avec celle des sociétés. Or à richesse sociale égale, peuvent correspondre des finances publiques d’une puissance très inégale. »
17Pour résoudre scientifiquement ce problème, il faut donc intégrer l’apport méthodologique des universités de Francfort-sur-Oder ou de Halle, beaucoup plus modernes que celles de France ou d’Angleterre. Mais le problème est de rapprocher dans cette étude les connaissances trop souvent séparées de l’économiste abstrait, qui néglige le côté administratif et budgétaire des taxes, et celles du financier pratique, étranger, lui, aux investigations de principes et aux considérations théoriques. L’auteur veut donc constituer une science financière en analysant les impôts comme une branche de la science du gouvernement. « C’est, suivant moi, l’une des principales conquêtes des gouvernements de discussion que le rapprochement de la philosophie et de la politique... Il s’agit donc de classer les impôts, de montrer leurs relations mutuelles et de mesurer leurs effets en matière de justice distributive. » Il s’agit donc d’inclure la fonction de répartition des impôts, dans le cadre politique nouveau d’un gouvernement dont les représentants ont à choisir et à consentir, en connaissance de cause, le montant et la nature des impôts. En diffusant cette vision claire et globale, l’auteur espère conquérir l’opinion et ses représentants, ce qui permettra de « lever le maximum de ressources avec le minimum de mécontentement ». Ses conclusions sont moins originales que sa méthode. Très hostile à l’impôt progressif, il prend partie pour un impôt proportionnel plafonné, qui évitera la « surcharge du peuple ».
18Même si la IIIe République a fait payer à de Parieu sa situation de personnage officiel du Second Empire en l’écartant des biographies officielles, son traité reste une étape considérable dans la manière globale d’étudier l’impôt, et il est toujours cité et discuté dans tous les traités suivants. Non seulement il a réussi à créer une science financière comme objet scientifique autonome, mais il l’a imposée comme un aspect fondamental de la science politique.
19Devant ce succès qui démodait l’apport de Jean-Baptiste Say, Joseph Garnier, membre actif du lobby libéral, publie à son tour, en 1862 un Traité des finances7. Le lobby libéral, regroupé autour de la maison d’édition fondée par Guillaumin8, utilisait tous les médias du temps pour diffuser une vision du monde que refusaient les gouvernements protectionnistes, les revues comme le Journal des économistes, le Journal des Débats, la Revue des deux Mondes, l’édition des auteurs classiques et des contemporains du libéralisme, les rééditions actualisées du Dictionnaire de l’économie politique, etc. Dans ce groupe de pression, Garnier s’efforce de jouer le médiateur pour sauvegarder l’unité du groupe, en dépit des différents courants qui s’y affrontent.
20Outre la spécificité qui consiste à consacrer un ouvrage particulier aux finances, alors que son Traité d’économie politique, réédité pour la cinquième fois en 1863, leur consacrait une large part, Joseph Garnier, d’une part, répète la définition et les réticences de Say sur la définition de l’impôt et, d’autre part, réfléchit sur les types d’impôts dominants souhaitables.
21En matière de définition, l’impôt constitue la ressource par excellence pour faire face aux dépenses publiques imposées par le législateur aux divers citoyens, selon certaines conditions et principalement selon leur fortune. Il repose sur l’idée d’échange strict de service : puisqu’il est une fraction prélevée sur sa fortune, le citoyen attend en échange la sécurité, la protection ainsi que le paiement de quelques autres services généraux ou de travaux d’utilité publique. Il n’est vraiment légitime que toutes les fois où l’État procure aux contribuables, en échange de ce sacrifice un avantage équivalent. « En d’autres termes, l’impôt ne doit pas dépasser la prime d’assurance, c’est-à-dire la quote-part des frais nécessaires pour garantir la personne et la propriété des citoyens, plus le montant des autres services que les gouvernements jugent à propos de rendre en même temps que ce service fondamental et nécessaire qu’il est difficile de supposer livré à la libre concurrence. » Les réticences en matière d’impôt subsistent chez ce républicain modéré, héritier de Say.
22Son apport consiste plutôt à réfléchir sur l’incidence de l’impôt quand son montant ou son assiette risquent d’avoir de graves conséquences sur le progrès économique, les conditions de vie des populations et l’« hygiène du corps social ». Clairement, un impôt trop élevé ne peut que provoquer la misère. S’il est mal employé, il devient une fraction du travail productif injustement confisqué. S’il est trop lourd, se profile le risque politique d’un État trop impliqué dans la production, le risque du collectivisme.
23Comment établir une assiette juste de l’impôt alors que Jean-Baptiste Say, le maître fondateur de l’économie politique des libéraux a pris partie pour l’impôt progressif ? Garnier invente alors le terme d’impôt « progressionnel ». Il s’agit d’un impôt qui serait progressif sans être spoliateur, contrairement à ce que souhaitent les « niveleurs à la Babeuf ». En effet l’impôt est progressif « quand il s’accroît avec l’importance de la base imposable plus rapidement qu’en proportion, c’est-à-dire en proportion progressive ». Quand cette progression est illimitée, l’impôt mérite toutes les critiques qu’on lui a adressées : spoliateur, niveleur, il décourage l’activité économique. Il a été prôné dans ce but par les écoles socialistes. Ces critiques sont trop évidentes. En réalité,
« l’impôt progressif rationnel et sérieux est celui qui ne s’accroît pas d’une manière illimitée, celui qui s’arrête à une limite modérée – qui se perçoit en vertu d’un tarif de droits lentement progressifs – et sans pouvoir dépasser une partie restreinte du revenu. Ce serait, par exemple, l’impôt gradué qui demanderait zéro à un revenu de 500 francs ou de tout autre minimum ; un faible tantième à un revenu de 600 ; ce tantième et ce qu’on appelle la raison en arithmétique, à un revenu de 700 ; ce tantième plus deux fois la raison, à un revenu de 800, etc.9 »
24Le tout ne doit jamais dépasser cinq à dix pour cent du revenu. L’impôt progressionnel est donc très modéré et limité. Il compense le côté injuste des impôts indirects qui eux, le plus souvent, sont progressifs à rebours.
25Dans cette seconde période, l’impôt mieux accepté doit donc être étudié dans ses modalités les plus justes pour remplir son rôle d’acteur social. Les traités de finances permettront, espèrent leurs auteurs, à tout membre des assemblées délibératives de voter ou non les impôts en toute connaissance de cause, de prendre des décisions bien informées sur leurs conséquences non seulement économiques, mais aussi politiques et sociales.
III. L’analyse technique des types d’impôts nécessaires (1870-1900)
26Cette fin du xixe siècle est caractérisée à la fois par la défaite de la France, en 1871, face à l’Allemagne naissante, par une longue dépression économique, qui alourdit le climat social des vingt-cinq dernières années du siècle, et, enfin, par l’installation et la consolidation, à partir de 1876, du régime de la IIIe République, régime associé au suffrage universel masculin. La dette de l’État s’est considérablement alourdie, à cause de la défaite, et à la suite de ce qu’il faut payer en France pour prix de la guerre et de la reconstruction, et à l’Allemagne pour prix de la défaite. Les députés, face à leurs électeurs, doivent justifier leurs choix en matière fiscale.
27On ne s’étonnera pas que les traités spécialisés se multiplient ainsi que la place consacrée à l’impôt dans les manuels. L’ouverture des débats caractérise la période en même temps que le souci de former à la réflexion sur l’impôt les jeunes générations appelées à remplacer les élites. Dans ce cadre, la traditionnelle autoformation des adultes par des manuels ou des dictionnaires spécialisés est désormais complétée par des cours dans les facultés de droit ou dans la toute nouvelle École libre des sciences politiques. Ces cours donnent lieu à la publication d’ouvrages régulièrement réédités. Plutôt que de se livrer à une fastidieuse énumération, nous préférons regrouper les caractères communs aux ouvrages les plus lus en leur temps, avant de souligner les nuances qui les opposent
28Les points communs aux différents auteurs démontrent d’abord l’influence de la pensée allemande et l’usage de la méthode historique. On veut emprunter à l’Allemagne ce qui a fait sa force et lui a permis la victoire. On examine alors les différentes théories de l’impôt dans leur succession historique, on décrit ensuite minutieusement les nombreux types d’impôts possibles avant de prendre partie pour l’une des positions et d’opter pour un ensemble composite d’impôts dont l’incidence sociale est toujours évoquée.
29En second lieu, les auteurs de cette période acceptent tous la nécessité de l’impôt à condition qu’il soit consenti par les députés. Même les plus libéraux prennent leur distance avec l’attitude de Say.
30Enfin de Parieu a gagné : la réflexion sur l’impôt est devenue un élément fondamental de la formation politique. Et cette formation ne s’adresse pas seulement aux futurs députés – le plus souvent formés à cette époque dans les facultés de droit – elle fait aussi partie intégrante de l’éducation des futurs hauts fonctionnaires dont l’École libre des sciences politiques conquiert peu à peu le monopole.
31Mais les différences idéologies n’ont pas disparu : elles se sont modifiées. Trois courants se dessinent, malgré des interférences. On distinguera d’abord l’évolution des libéraux « purs » comme Maurice Block, Stourm ou Alfred de Foville de la seconde synthèse tentée par Paul Leroy-Beaulieu qui s’efforce d’associer une partie de l’héritage saint-simonien avec le libéralisme, avant d’examiner, enfin, la position du professeur protectionniste Cauwès, proche de Méline et inspirateur des républicains opportunistes.
32L’évolution des libéraux est en partie liée à leur proximité du nouveau pouvoir. Léon Say, petit-fils de Jean-Baptiste, forme avec les autres membres du lobby libéral, la gauche républicaine et accède au gouvernement. Dans son manuel en forme de bilan, paru chez Guillaumin en 1890, Les Progrès de la science économique depuis Adam Smith, le chapitre que Maurice Block consacre à l’impôt est placé dans l’étude de la répartition, et s’intitule « la part de l’État ». Or l’administrateur libéral, Maurice Block, se démarque de certaines positions de Jean-Baptiste Say en matière d’impôt : « Jean-Baptiste Say n’a pas montré beaucoup de pénétration relativement aux impôts, nous aurons plus d’une fois l’occasion de le contredire10 ». Il lui reproche d’avoir parlé en « journaliste d’opposition », plus qu’en scientifique : une contribution consentie par des représentants librement élus n’est jamais ni une spoliation ni une violation de la propriété. L’État a droit à ses ressources à cause de sa haute mission qui est d’assurer aux hommes du pays sécurité, justice et biens collectifs qu’on ne peut se procurer individuellement. Les représentants de la nation sont dotés, dans ce but, des pouvoirs nécessaires. Après la longue recension des positions historiques sur l’impôt, Block prône l’impôt progressif modéré sur le revenu, en complément des impôts indirects qui restent préférables. Pour les besoins d’une bonne administration il faut maintenir l’impôt multiple et, au niveau du prélèvement, éviter les contacts trop fréquents entre l’administration des finances et les administrés. Block illustre les progrès de l’acceptation de l’impôt.
33Les grands dictionnaires de la même époque, le Dictionnaire des finances et l’édition de 1899-1900 du Dictionnaire de l’économie politique adoptent des méthodes et des positions voisines. Dans ce dernier, le très libéral inspecteur des finances Stourm, enseignant à l’École libre des sciences politiques, souligne lui aussi la nécessité et le bien-fondé de l’impôt et, comme Block, expose qu’il ne s’agit ni d’une simple assurance ni d’un échange strictement équivalent de services entre l’État et le contribuable. L’impôt, insiste-t-il, nourrit aussi des transferts sociaux en direction des plus pauvres. Il est prudent de maintenir des impôts multiples, ce qui masque les inévitables imperfections de certains d’entre eux...
34Le statisticien libéral Alfred de Foville va plus loin dans un article de 1902 consacré à la « justice de l’impôt », paru dans la Revue politique et parlementaire11. Il dénonce le poids excessif des contributions publiques et le « vice caché qui rend les réformes si difficiles et si illusoires ». Il définit le revenu annuel en distinguant le revenu net du revenu brut (l’investissement nécessaire pour obtenir le premier). Mais, en plus, il faut déduire du revenu net le « coût du minimum d’existence » sans lequel la « machine humaine dépérirait » ainsi que le coût de formation éventuel à un travail qualifié. De Foville fait alors un tableau comparatif des résultats d’un prélèvement de 10 % sur ces types de revenus. Cette méthode lui permet de trouver une solution au débat impôt proportionnel contre impôt progressif : il est proportionnel si on prélève 10 % du revenu net, tout en étant progressif sur le revenu brut. Par ailleurs « le revenu net se déduisant du revenu brut, en diminuant celui-ci de 1 500 francs pour une famille de cinq personnes, ce revenu net, aux degrés inférieurs de l’échelle, devient négatif, et avec lui l’impôt. Un impôt négatif !... Au lieu de prendre, l’État va donner. » Grâce à cela le régime fiscal cesserait de « mettre à l’amende les familles nombreuses » et deviendrait un outil de lutte contre la dépopulation. Le libéralisme n’est décidément plus ce qu’il était au début du xixe siècle.
35Une seconde synthèse est tentée par l’économiste Paul Leroy-Beaulieu, entre le libéralisme et la pensée saint-simonienne. Ses différents traités d’économie politique mais surtout son Traité de la science des finances rédigé à partir de son enseignement au Collège de France et à l’École libre des sciences politiques (publié pour la première fois en 1877 et neuf fois réédité) illustrent les progrès de l’acceptation de l’impôt. Partisan d’un État moderne, aux fonctions rigoureusement délimitées, évitant soigneusement la multiplication excessive des fonctionnaires, il est souvent apparu comme le libéral type. Les fonctionnaires gèrent moins bien que le privé, les procédures restent lourdes, l’efficacité plus difficile à maîtriser. En 1888, dans sa quatrième édition il dénonce l’État qui, au nom d’un prétendu modernisme, « s’est fait professeur de gaspillage » alors qu’il aurait pu se libérer des charges issues de la guerre. Mais chaque édition se fait l’écho des nouveautés en matière fiscale et l’auteur fait une énumération précise de chaque impôt ou système d’impôts nouveaux, laissant apparaître une véritable fascination pour chaque détail de la technique des finances publiques. Il prend nettement partie pour les impôts indirects « les plus naturels à la liberté, parce qu’ils se rapportent d’une manière moins directe à la personne » et reste très hostile à la progressivité. Globalement, dans chaque édition modifiée, il répète que les impôts sont trop élevés.
36À cette attitude libérale classique, l’auteur apporte cependant deux correctifs majeurs : d’une part l’État doit adopter une politique active de colonisation avec les charges militaires qui s’y rapportent. En effet, cette expansion permet l’exportation des techniques modernes de production, elle aide aussi la France à rester une grande puissance économique, en favorisant ses échanges dans le nouveau contexte protectionniste, en développant son influence sur des zones nouvelles, à condition toutefois de traiter correctement les peuples dominés en les faisant participer à la prospérité. D’autre part, pour faire face à la dépopulation, il faut à la fois favoriser l’immigration et l’intégration des émigrés, et aider matériellement les familles de plus de trois enfants. À ces allocations, s’ajouteront des priorités d’embauche dans le secteur public pour les pères de famille. Ces deux types de charges ne sont pas sans alourdir et étendre les fonctions de l’État et, par voie de conséquences, les ressources qui lui sont nécessaires.
37Par leur mélange de technicité et d’idéologie, les traités successifs de science des finances s’adressent à la fois aux étudiants appelés à devenir hauts fonctionnaires et au public des investisseurs en rente d’État. Ils réussissent ce paradoxe de devenir, pour le genre, des sortes de best-sellers.
38Le dernier type d’attitude devant l’impôt est celle du professeur de droit Paul Cauwès, proche des républicains opportunistes, ami de Méline et partisan, dans le cadre de l’économie nationale, d’un État régulateur. Au départ, il remplace le professeur libéral Batbie, élu député en 1871, mais jusqu’alors détenteur depuis 1863 du premier cours d’économie politique à la faculté de droit de Paris. Le cours du remplaçant Cauwès, lors de sa première publication en deux tomes en 1879 fait un tel scandale auprès des libéraux que l’auteur obtient... une chaire de droit romain. Il ne retrouve un cours spécifique d’économie politique qu’en doctorat où le nombre d’étudiants est très réduit. Il n’en est pas moins réédité en 1881-1882, en 1893 et à la fin du siècle dans l’édition de 1893 avec des mises à jour. Son public captif est celui des étudiants de licence jusqu’en 1882, ceux du doctorat et de l’agrégation d’économie à la fin du siècle. Son public extrascolaire est celui de tous les protectionnistes qui, à partir de 1882, redeviennent majoritaires en France et trouvent dans la majorité des parlementaires opportunistes leurs représentants.
39La théorie des impôts et l’analyse des modes de financements de l’action publique occupent près du quart du manuel, en deux tomes de plus de 650 pages chacun. Pour Cauwès, influencé par la deuxième école historique allemande, interventionniste, celle qui accompagne la politique sociale de Bismarck, le progrès démocratique a transformé l’impôt en une « contribution librement consentie et qui n’implique aucune infériorité sociale12 ». Il est défini comme non seulement la « quote-part exigée de chacun pour la défense des services publics », mais encore comme le « prix que la souveraineté exige de l’individu en vertu du principe de solidarité nationale, pour la rémunération des services d’intérêt général et le paiement d’autres charges résultant des dettes de l’État ». C’est une « nécessité sociale ». Il n’est donc pas question de simple échange entre l’État et le contribuable ni d’équivalence rigoureuse entre l’impôt versé et le service rendu : le contribuable prend sa part.
« 1° des services d’intérêt général dont il peut ne pas tirer un avantage personnel quelconque ;
« 2° du service de la dette, bien que les engagements de l’État aient été solidarité nationale [...]
« Or le legs des dettes publiques, par les générations qui se succèdent, accroît partout, de façon fort sensible, la charge de l’impôt13. »
40Mais dans le débat entre impôt proportionnel et impôt progressif, Cauwès, comme ses amis politiques, manifeste moins de modernité. Il opte très fermement pour l’impôt proportionnel. Il est raisonnable que :
« Chacun paye une même quote-part de ses revenus : s’il en est ainsi personne ne pourra dire qu’il paie trop ou trop peu. L’État agit en vertu d’une présomption, à savoir que les facultés du contribuable donnent la mesure approximative des avantages qu’il retire de l’ordre social et de ses obligations envers la communauté... En dehors de l’ordre social, aucune accumulation de biens ne serait possible ni aucune force productive ne pourrait se développer14. »
41L’impôt progressif, lui, serait une « violation de la propriété » et une « spoliation ». La propriété privée ne dérive en rien de la toute puissance de l’Etat. Notre auteur démontre que même à taux faible, l’impôt « progressionnel » de Garnier atteint très vite un niveau de confiscation intolérable. Mais dans un système complexe de plusieurs impôts, l’impôt progressif léger – sur la contribution mobilière par exemple – peut éventuellement compenser les impôts progressionnels à rebours que sont les impôts sur la consommation. On en revient alors au principe de justice distributive, mais ce n’est alors qu’un « expédient de compensation ». Or cet auteur prône, à l’intérieur des frontières nationales, une intervention de l’État, sur le modèle germanique, en faveur des plus pauvres. L’impôt indirect devient alors la solution inévitable.
42En somme, au début du xixe siècle, seuls les économistes et quelques penseurs sociaux abordent le problème de l’impôt à la fin de leurs traités, après avoir défini les fonctions d’un État minimal : l’impôt n’est alors qu’un moyen regrettable de couvrir les dépenses correspondantes. Dans un second temps, au milieu du siècle, quand la première révolution industrielle manifeste ses effets en France, le domaine de la fiscalité s’autonomise. Des traités spécialement consacrés aux finances apparaissent. Ils sont dus soit à des juristes, comme le conseiller d’État, Esquirou de Parieu, soit à des économistes soucieux d’actualiser l’héritage de Jean-Baptiste Say, comme Joseph Garnier. On admet mieux désormais le rôle de l’État, et l’on prend conscience que l’impôt peut avoir d’autres résultats que d’en couvrir les dépenses. Enfin, après 1870-1871, le rôle de l’État et la légitimité de ses dépenses, même sociales, ne peuvent plus être niés, même chez les libéraux. De gros traités maintes fois réédités et des dictionnaires énumèrent les moyens possibles de faire face aux dépenses inévitables. La réflexion devenue plus technique porte sur le rôle relatif des impôts directs et indirects, la progressivité ; en fait sur les conséquences sociales de l’impôt. Mais, en pleine dépression, à l’aube de la seconde révolution industrielle, l’impôt direct sur le revenu reste entaché soit d’inquisition fiscale, soit d’impossibilité, soit d’injustice. Dans le système complexe d’impôts maintenant accepté, les impôts indirects gardent une place majeure, quelle que soit leur insuffisance reconnue en matière de justice distributive.
Notes de bas de page
1 Edgar Allix, Traité élémentaire de science financière et de législation française des finances, Paris, 1re éd., 1907, 6e éd, 1931.
2 Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, Calmann-Lévy, Paris, 1972, p. 133.
3 Ibid., p. 134.
4 Ibid., p. 513.
5 Jean-Baptiste Say, Cours complet d’économie politique, t. II, Guillaumin, Paris, 1840, p. 399.
6 Marie-Louise Esquirou de Parieu, Traité des impôts considérés sous le rapport historique, économique et politique, Guillaumin, éd., 1866, intro. p. VI.
7 Joseph Garnier, Traité de finances, Paris, Guillaumin, 1863.
8 Lucette Le Van-Lemesle, « Guillaumin, éditeur d’économie politique », Revue d’économie politique, n° 2, 1985, p. 134-149.
9 Joseph Garnier, op. cit., p. 67-68.
10 Maurice Block, Les Progrès de la science économique depuis Adam Smith, Guillaumin, 1890, 2 tomes, t. II, p. 397.
11 Alfred de Foville, « La justice de l’impôt », Revue politique et parlementaire, avril 1902, p. 1-12, BN, 8e R, pièce 1391.
12 Paul Cauwès, Cours d’économie politique, quatre volumes, Larose, 1893, vol. 4, p. 260.
13 Ibid., p. 267-268.
14 Ibid., p. 273.
Auteur
-
Lucette Le Van-Lemesle
Est agrégée d’histoire. Elle a été successivement maître de conférence à l’Université de Paris I, puis professeur des Universités, en histoire économique, à Metz et à Marne-La-Vallée. Elle a été chargée de cours à l’ENSAE, en histoire de la pensée économique, et à l’Institut d’études politiques, en méthodologie. Elle est actuellement professeur émérite. L’essentiel de sa recherche porte sur l’enseignement de l’économie politique, et sur les rapports entre pensée économique et réel historique. Elle a publié Industrialisation et sociétés (1880-1970), La France, Ellipses, 1998 ; Le Juste ou le Riche. L’enseignement de l’économie politique en France, 1815-1950, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2004. Elle a participé à de nombreux ouvrages collectifs dont : Les nationalisations de la Libération, de l’utopie au compromis (avec C. Andrieu et A. Prost), Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1987 ; André Philip, socialiste, patriote, chrétien, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2005.
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