1Le système fiscal français, tel qu’il a été mis en place dans les années 1790, a fait l’objet de critiques sévères de la part de plusieurs spécialistes, parce qu’il est demeuré inchangé pendant un siècle, sans que le législateur ne tente de le moderniser afin de mieux couvrir les besoins financiers de l’État, et sans qu’une première réforme en 1914-1917 n’apporte une solution efficace au problème, puisque le chiffre des recettes est demeuré stable à 10-12 % du PIB, avant et après la guerre, en retrait sur les taux en usage à l’étranger. Cette immobilité a été attribuée, fort justement, au fait que les impôts directs qui auraient dû fournir l’essentiel des recettes étaient prélevés non pas sur les revenus reçus par les contribuables, mais sur ceux que les biens taxés (la terre, les maisons, les biens mobiliers et les entreprises, par le biais de la patente) étaient censés leur procurer. L’administration avait procédé, en effet, au début du siècle à des enquêtes sur les capitaux en place et sur les revenus qu’ils rapportaient en moyenne, et elle devait utiliser ces données, révisées par la suite à dates régulières, pour répartir les sommes figurant annuellement au budget. Or, le rendement de ces contributions ne devait pas répondre aux attentes, d’abord, parce que les recettes prévues avaient été surestimées – l’impôt foncier, par exemple, qui procurait 68 % des revenus de ce groupe d’impôts en 1838, et encore 56 % en 1868, n’a pas dépassé la moitié du chiffre prévu en 1790 –, et surtout, parce que la dépression agricole de la fin du siècle devait réduire d’un tiers la valeur des propriétés foncières et provoquer la baisse des contributions qui pesaient sur elles. De fait, le produit des impôts directs avait progressé jusque dans les années 1870, et il s’était stabilisé par la suite, en dépit des charges croissantes de l’État, ce qui avait réduit leur part, dans le total du budget, de 43,2 % en 1813, à 16,6 % en 1885 et 18,7 % à la fin du siècle, sans qu’une révision du système ne soit entreprise. En Angleterre, où le problème s’était posé dans des termes voisins, les signes extérieurs de richesse étant l’une des bases du système fiscal, la collecte des impôts directs devait augmenter – ils allaient atteindre un niveau égal à 44 % des recettes en 1913 , parce que l’income tax, rétabli en 1842, devait être perçu à partir des années 1860 sur la base des déclarations des contribuables, donc sur leurs revenus effectifs. L’absence d’information sur le niveau et la répartition des revenus, par souci à la longue d’éviter toute forme d’inquisition fiscale, était devenue, dans le cas de la France, un obstacle majeur à la modernisation du système.

2C’est sur ce point précis qu’ont porté les critiques, car les retards qui avaient fait ajourner l’établissement d’un impôt général sur le revenu ont eu trois effets négatifs sur le système. Tout d’abord celui de rendre plus difficile la couverture des dépenses ; l’insuffisance des recettes a fait que les budgets ont été soldés en déficit trois années sur quatre, au cours du xix^e siècle, ce qui a réduit les initiatives de l’État, notamment en matière de politique sociale. Ensuite, celui de faire porter une plus grande part des prélèvements fiscaux sur les impôts indirects, donc sur les dépenses des classes défavorisées, à l’inverse de ce qu’une juste répartition des charges aurait fait attendre. Enfin, celui d’avoir limité l’élasticité des recettes, ce qui a conduit à substituer l’emprunt à l’impôt en cas de crise ou de guerre afin de couvrir le déficit. En Angleterre, où l’emploi de l’income tax avait donné au système fiscal une réelle souplesse d’adaptation, le poids relatif de la dette avait diminué régulièrement ; elle ne comptait plus que pour 25 % du PIB en 1914, contre 2,5 fois ce produit en 1820, alors qu’en France l’évolution s’était faite à rebours, la dette ayant progressé en un siècle de 3,5 à 33 milliards, soit de 12 % à 85 % du produit national, après avoir atteint un niveau égal à 115 % de ce produit, au cours des années 1880.

3Pour expliquer cette opposition des systèmes, et par conséquent les réticences françaises à l’égard de l’impôt, il faut se reporter à l’époque des guerres napoléoniennes, puisque c’est leur financement qui a décidé du choix des politiques fiscales dans les deux pays. En Angleterre, où le poids des guerres avait été très lourd, en dépit de l’emploi d’un impôt sur les revenus entre 1798 et 1815, la dette publique avait été portée à £848 millions (l’équivalent de 21,4 milliards de francs) en 1820, ce qui devait conduire les gouvernements à mener des politiques d’économies strictes et réduire le service de la dette au cinquième des dépenses. En France, la politique financière devait prendre une voie différente, parce que le pays n’avait pas été soumis aux mêmes contraintes ; les créances sur l’État avaient été converties, en effet, en rentes perpétuelles et amputées des deux tiers en 1793 et 1797, de sorte que l’équilibre du budget avait été rétabli en l’an X (1802) ; de plus, les campagnes militaires avaient été financées en très grande partie grâce aux contributions imposées aux pays vaincus ; la dette ne dépassait donc pas 1,75 milliard en 1813. Sans doute les défaites allaient – elles inverser les positions et imposer au pays le versement d’indemnités aux Alliés après la chute de l’Empire ; mais en raison du bas niveau initial de la dette, son montant allait simplement doubler en 1820, et demeurer stable à 4-5 milliards pendant trente ans. C’est donc avec retard que les problèmes financiers se sont posés au pays, et sans qu’une réforme de la fiscalité ne paraisse nécessaire. Ceci, parce que la série des guerres en Crimée, en Italie, au Mexique, à partir de 1854, la défaite de 1870, les travaux ferroviaires engagés en 1878, la construction d’écoles et d’hôpitaux ont été financés au milieu du siècle par émission d’emprunts. Près de vingt milliards d’obligations d’État ont été placés dans le public entre 1851 et 1887, leur diffusion étant facilitée grâce à la remontée du cours des rentes, après la crise de 1848, et à moyen terme, parce que la baisse des taux d’intérêt, pendant la dépression agricole des années 1880, devait faire progresser la valeur des titres à revenu fixe et permettre à la population rurale, qui avait participé aux souscriptions, d’amortir les effets de la baisse du prix de la terre et de celle du stock d’argent qui était détenu dans les campagnes. Plutôt que de lever des fonds par l’impôt, c ’est par la collecte de l’épargne que les gouvernements avaient résolu leurs problèmes : aux 7,5 millions de propriétaires fonciers, que comptait le pays à la fin de siècle, étaient venus s’ajouter les titulaires de comptes d’épargne et un nombre croissant de porteurs de rentes, 850 000-900 000 en 1848, deux millions en 1900, et peut-etre 4,5 millions à la veille de la guerre ; les deux postes, la rente et la terre, figuraient alors pour 30 et 60 milliards de francs dans la fortune française, estimée à quelque 250-275 milliards de francs.

4Mais cela ne signifie pas que la réforme de la fiscalité ait été négligée. D’abord, parce que le service de la dette, qui n’était que de 375 millions de francs, soit 19 % du budget, à la fin des années 1860, avait doublé en 1872, et devait être porté à près d’un milliard en 1888-1890, ce qui représentait 30 % des dépenses. Des mesures ponctuelles devaient donc être prises qui allaient faire porter le poids des prélèvements d’impôts sur des groupes particuliers : les porteurs de valeurs mobilières (en juin 1872, la taxe étant augmentée de 3 % à 4 % en septembre 1900), les entreprises à succursales multiples (au moyen d’une hausse de la patente), les propriétaires d’immeubles (par transformation en impôt de quotité de la taxe sur la propriété bâtie en 1890), les héritiers de biens familiaux (soumis à un impôt progressif en février 1901), etc. Il s’agissait de déplacer la charge qui pesait sur les agriculteurs et les propriétaires fonciers en difficultés, leur part étant réduite d’un tiers, de 29,7 % en 1868, à 20,6 % en 1880, et 18,0 % en 1900. De plus, la hausse des budgets militaires, qui allaient atteindre un chiffre de 1,8 milliard en 1913, soit 36 % du budget, allait remettre à l’ordre du jour le problème de la refonte des contributions directes. Un projet déjà ancien de Joseph Caillaux, envisageant de dédoubler l’impôt entre des taxes cédulaires et un sur – impôt à percevoir sur les hauts revenus, devait donc être soumis aux chambres en 1907, et recevoir leur sanction en 1909 et 1914. Sans doute le fait d’avoir été mis en service en janvier 1916, donc en période de guerre, ne permettait pas de juger du bien-fondé de la réforme. Néanmoins, la comparaison des recettes en 1913 et en 1927 montre que le système avait gagné en équité ; le poste des contributions directes, calculé en francs de 1913, avait doublé en effet de 770 à 1 675 millions, soit une progression de 18,7 % à 28,7 % du total des revenus, ceux-ci ayant augmenté de 40 % pendant la période. Que ce soit donc à l’occasion de la crise des années 1880 ou de celle due aux dépenses militaires avant la guerre, il ne fait pas de doute que le système était plus efficace, les politiques engagées ayant pour but d’augmenter les recettes fiscales et de rendre leur perception plus équitable.

5La logique de l’évolution allait toutefois être remise en cause du fait des guerres et de la crise des années 30, car le problème n’allait plus être celui de la structure des prélèvements, mais celui du déficit public et de son impact sur la valeur de la monnaie. Les recettes, en effet, n’allaient plus être à la mesure des dépenses ; l’impôt n’a financé que 20,9 % des budgets de 1914-1918, et les émissions d’emprunts ont donc provoqué une vague d’inflation qui a détruit une partie de l’épargne accumulée ; on a calculé que la fortune du pays avait été réduite d’un tiers, et la perte allait sans doute être aussi forte dans les années 1939-1947, les recettes n’ayant couvert que 65 % des dépenses sur une plus longue période de temps, et les prix ayant été multipliés par vingt, contre sept fois dans les années 1920. Des ponctions fiscales accrues devaient dont contribuer à réduire le déficit et à maîtriser l’inflation. En 1920-1926, grâce à des hausses majeures des barèmes fiscaux, allant jusqu’à la perception de 90 % des revenus sur les tranches les plus élevées. Et à partir de 1948, une fois les pénuries surmontées, grâce à la création de la direction générale des Impōts, à la refonte de la fiscalité directe (par séparation des personnes physiques et des sociétés devant l’impôt), à la création de la TVA en 1954, et à une gestion plus rigoureuse des finances publiques ; les recettes fiscales ont progressé en dix ans, à partir de 1949, de 15,6 % à plus de vingt pour cent du PIB, et les prix se sont stabilisés ainsi que le cours du change.

6Au total l’expérience des deux après-guerres montre qu’une réforme de la fiscalité exige une longue période d’adaptation et qu’elle ne peut être détachée de son contexte économique, la reprise de la croissance, dans les deux cas, ayant précédé la réforme des finances publiques. Et c’est, en définitive, la leçon que l’on peut tirer de l’expérience du xix^e siècle. L’inventaire des capitaux, et plus particulièrement le cadastre qui avait été mis en chantier en 1807, avait été conçu dans le but de mettre à la disposition de l’administration une mesure objective de la capacité contributive du pays et de se donner ainsi la possibilité d’accroître la charge fiscale en cas de crise, sans avoir à s’inquiéter de la conjoncture et de l’état des revenus. Or, le projet était irréaliste, parce que c’était faire peser l’impôt sur le secteur agricole où se trouvait 55-60 % des patrimoines, et parce que la hausse de la dette publique allait coïncider avec la dépression agricole de la fin du siècle et bloquer pour un temps toute possibilité de révision du système. Quand on se limite à l’examen des statistiques, on peut avoir l’impression que le maintien de l’ancien système était dû à des intérêts de classes, au refus de l’impôt parmi les détenteurs de capitaux, donc à la volonté de favoriser la fortune acquise. Alors que le souci de ménager les populations rurales encore majoritaires et en difficulté était en grande partie responsable de l’ajournement des réformes. Ce qui invite à faire preuve de prudence quand on veut porter un jugement sur les institutions et conduit à les replacer dans leur cadre historique.