Chapitre VII. Les ruptures : politique, commerciale et démographique
p. 183-198
Texte intégral
1. LA MONTEE EN PUISSANCE DES ETATS AKAN DE L’INTERIEUR ET SES CONSEQUENCES POLITIQUES
1Les dernières décennies du XVII° siècle voient la montée en puissance des Etats forestiers de l’hinterland Akan. Alors que la carte politique est restée stable sur la côte tout au long de la période traitée ici, les Etats de l’intérieur connaissent au contraire de profondes mutations et il se crée, par regroupements, de puissants Etats aux sources de l’or Akan. Le Denkyira, qui a vaincu l’Adanse en 1659, s’affirme de plus en plus comme une grande puissance. Dans les dernières décennies du XVII° siècle, cet Etat est le plus puissant et le plus prospère de la zone forestière Akan. Il contrôle virtuellement tout l’or acheminé aux forts Européens compris entre Assini et Anomabu ; toutes les régions productrices d’or comme l’Aowin, Wassa, Assin et l’Adanse, qui formeront le noyau de l’empire Ashanti sont sous sa domination. A la fin du XVII° siècle, W. Bosman précise que pour cette raison, le Denkyira "est le premier pays d’où l’on apporte l’or sur la côte"1.
2La puissance du Denkyira va constituer une menace aux yeux des Fetu dès la fin des années 1680, d’autant plus que le Denkyira est de plus en plus impliqué dans les affaires côtières2. Se sentant directement menacés, les Fetu sollicitent un traité d’alliance défensive auprès des Hollandais. Un accord est conclu entre le roi Aduafo Ahinakwa et le directeur général Hollandais Nicolas Sweerts, le 21 juin 16883. Cet accord stipule que Fetu doit assister les Hollandais en cas de guerre ; en retour les Hollandais promettent l’accueil des femmes et des enfants de Fetu au fort d’Elmina et une aide de 320 livres en cas d’attaque. En outre, N. Sweerts paye 30 marcs d’or4 aux Denkyira afin qu’ils laissent en paix Fetu, en échange de quoi ceux-ci permettront aux Denkyira de traverser librement leur Etat5. Ce traité, le premier dont la teneur est plus politique que commerciale6, sauve les Fetu d’une invasion Denkyira mais renverse les dépendances : c’est désormais le roi de Fetu qui est l’obligé de la W.I.C. auprès de qui il demande aide et protection.
3L’occasion est rapidement donnée aux Hollandais de faire jouer cette alliance : dès 1688, la forteresse de Frederiksborg, abandonnée par les Danois en 16857, devient un enjeu entre les Anglais et les Hollandais. Les Anglais de Cape Coast décident de remettre en état la forteresse afin qu’elle ne tombe pas dans les mains d’une nation concurrente, en particulier des Français qui viennent de se faire chasser de Komendo8. Au même moment, le roi de Fetu Aduafo Ahinakwa, fidèle à la politique jouant sur la concurrence entre Européens, et décidé à respecter l’accord du 21 juin, décide de donner Frederiksborg en gage aux Hollandais afin d’éviter que les Anglais, déjà implantés à Cape Coast, ne prennent possession du deuxième fort de Fetu. Le dey, quant à lui, prend parti pour les Anglais. Aduafo Ahinakwa envoie ses armées assiéger le fort de Cape Coast et exige des Anglais une forte somme d’or pour la location du fort, sous l’œil bienveillant des Hollandais qui ne prêtent cependant aucun secours aux armées d’Aduafo Ahinakwa. Les Fetu se retirent sans avoir atteint leur objectif9. Cette grave crise sera l’occasion de la première ingérence ouverte des Européens dans les affaires de Fetu : les Hollandais emprisonnent le dey et nomment à sa place leur makelaer10, Jean De Swager (appelé également Ahin Dominé ou Alexander, il s’agit probablement d’un métis)11. A ce titre, cette affaire fait date dans l’histoire du royaume : c’est pour les Fetu le début de la perte de souveraineté. Les événements qui suivent montrent que, loin de s’apaiser, les conflits qui opposent les dey aux rois iront s’aggravant et qu’ils sont l’expression à la tête de l’Etat d’une fracture profonde au sein de la société, une partie des Fetu prenant partie pour les Hollandais, l’autre partie défendant les intérêts des Anglais.
4Dès 1688 Les Hollandais incitent les Fetu à attaquer les Sabu, devenus les ennemis irréductibles des Hollandais et les alliés des Anglais. A cette fin, ils mettent à leur disposition 40 pièces d’artillerie de campagne et 80 Blancs12. Les Anglais réagissent bien sûr en aidant les Sabu. Pour 80 bendas13 ils obtiennent une alliance militaire des Fantin, donnent aux Sabu 24 bendas d’armement et rallient également les Akani14. Les Fetu, déjà endettés, demandent aux Hollandais une aide supplémentaire de 120 à 130 bendas afin de se rallier les Akani et les Twifo15 pour faire face à la coalition Sabu, ce qu’ils obtiennent16, les Hollandais redoutant qu’une défaite Fetu ne fasse chuter le commerce. Dès lors le conflit se prépare, chacun s’efforçant de consolider sa coalition avec l’aide des Anglais pour Sabu, des Hollandais pour Fetu. La tension monte d’autant plus que Fetu, en vertu de l’accord de 1688, coupe régulièrement les routes aux commerçants de l’intérieur qui ne traitent pas avec les Hollandais17.
5En 1693, les Anglais réussissent à rallier aux Sabu un des plus grands commerçants d’Akani, Nympha, et incitent la coalition à donner l’assaut. En février 1694, les Fetu sont vaincus par une force de 20 000 hommes comprenant des Cape Coast. Le roi de Fetu, Arhin Panyin Essilfie, sous la pression du dey favorable aux Anglais, et des akanistes, doit se réfugier à Elmina. Il est déposé en faveur de son frère Arhin Kuma, également favorable aux Anglais, qui vient "prendre le fétiche" à Cape Coast et jure de rester "l’ennemi de son frère, d’être toujours fidèle aux intérêts anglais, et de ne pas molester les akanistes dans leur commerce, ce qui était la raison de la guerre avec son frère"18. On note qu’en venant prêter serment à Cape Coast, Arhin Kuma transgresse l’interdit selon lequel le roi ne peut se rendre sur la côte.
6Cette guerre est la première où Anglais et Hollandais s’affrontent par coalitions africaines interposées. C’est également la première où les divisions internes à Fetu aboutissent à la guerre civile, des Fetu (les Cape Coast) ayant pris les armes contre la monarchie Fetu.
7L’attitude des Cape Coast doit être mise en parallèle avec le processus qui a conduit, un siècle auparavant, les Elmina à se détacher des tutelles de Fetu et Eguafo. Comme Elmina, Cape Coast est devenue une des places commerciales majeures de la Côte de l’Or ; comme Elmina, Cape Coast a vu croître sa population, dont une part importante, directement ou indirectement, est liée au commerce atlantique. Cette évolution s’accompagne de liens de plus en plus étroits tissés entre cette population et le fort européen et avec la nation européenne qui l’occupe : les Anglais. J. Barbot précise ainsi : "les Anglais [de Cape Coast] s’appliquent a avoir une bonne correspondance avec les chefs des natifs, et leur font de considérables présents pour les garder proches de leurs intérêts"19. Au coeur de ce réseau d’alliances et de dépendances se trouve, à Cape Coast, un puissant métis, installé près du fort anglais, nommé Edward Barter20. Plus grave encore, l’opposition des Cape Coast à la monarchie s’exprime au sommet de l’Etat au travers des dey qui, liés aux mêmes intérêts que les Cape Coast, déstabilisent la monarchie en s’opposant à l’alliance que celle-ci tente de renforcer avec les Hollandais.
8Edward Barter a reçu une éducation européenne à Londres "sponsorisé par la R.A.C.21" entre 1691 et 1693, année au cours de laquelle il revient à Fetu, employé par les Anglais qui lui versent un salaire annuel de 30 livres. Le rôle d’Edward Barter était de réfréner le commerce privé qui nuisait aux intérêts anglais. Il réalise bien vite cependant quels profits il pourrait lui-même tirer d’une activité commerciale menée à titre privé22, et dès 1700, il est un puissant commerçant dont la richesse et l’influence auprès des Caboceers de la région en font un intermédiaire obligé entre Africains et Anglais, tant sur le plan commercial que politique. Edward Barter se fait bâtir un fort miniature prés de Cape Coast, fort armé d’un canon et sur lequel flotte son drapeau, et dispose d’une armée de libres et de captifs qu’il met parfois à la disposition des Anglais. Selon W. Bosman : "ce mulat... a un grand nombre de Nègres armés, en partie de ses propres esclaves, en partie de Nègres libres, qui sont de son parti, ce qui le rend si redoutable que tous les Grands le servent et le respectent"23. A la fin du siècle, pratiquement tout le commerce de Cape Coast passe par lui, ce qui signifie que les Anglais ont réussi à annexer le flux commercial qui passe par Cape Coast, une des places commerciales les plus importantes de la Côte de l’Or, ce qui est un succès commercial considérable et la base des succès politiques à venir. Barter reste en effet fidèle aux Anglais et son influence auprès des caboceers permet aux Anglais de se maintenir à Fetu jusqu’aux premières années du XVIII° siècle. On retrouve ici le rôle de ces puissants commerçants dont les liens avec les Européens et l’influence auprès des caboceers de la région constituent une force politique considérable. En 1699 par exemple, c’est grâce à l’activité de ses hommes que le fort d’Anomabou fut enlevé aux Fantin24.
9L’influence et la fidélité aux Anglais de Barter permettent de comprendre la persistance des divisions qui déchirent Fetu : par un clientélisme mis en place et soigneusement entretenu par les Anglais, via Edward Barter25, ceux-ci se lient une population qui prospère, directement ou indirectement, sur le commerce atlantique et qui bientôt a plus intérêt à défendre les intérêts anglais que ceux de la monarchie de Fetu. Cette dernière au contraire se lie aux Hollandais qui ne sont pas implantés à Fetu et sont donc neutralisés sur le plan politique. Il est clair que le choix Hollandais est un choix politique, le choix Anglais un choix mercantile. Dès lors l’opposition entre les Fetu qui tirent profit du commerce atlantique et ceux qui défendent la souveraineté du royaume avant les profits commerciaux s’exprime par un affrontement entre pro-Anglais et pro-Hollandais.
10Une telle opposition entre la population qui tire profit du commerce atlantique et les détenteurs du pouvoir, plus attachés à défendre les intérêts du pays, a été relevée à Axim à la fin du XVII° siècle par W. Bosman qui signale : "Aussi magnifiques que sont les jeunes gens ou Manceos, aussi modestes sont les Caboceros ou vieillards ; car ils aiment mieux passer pour pauvres que pour riches"26. Plus loin, Bosman poursuit : "ceux qui sont les plus riches sont ceux à qui l’on fait le plus d’honneur, sans qu’on fasse la moindre attention à la noblesse"27 en outre, "les caboceeros ou chefs... sont uniquement occupez... à apaiser les troubles et les disputes qui s’élèvent entre eux"28. Enfin, "un homme qui est véritablement noble, sera toujours prêt à servir son Roi & sa patrie, au lieu que ceux-ci [les bénéficiaires des fêtes de richesse] se mettent fort peu en peine de leur Roi, & ne pensent qu’à leur négoce"29.
11Ces différences de comportement expriment une fracture sociale qui a pris à Fetu la forme d’une opposition des dey aux rois, puis d’un affrontement entre pro-Anglais et pro-Hollandais, enfin de la guerre civile et de la sécession des Cape Coast.
12Après la sécession des Cape coast, il n’est plus question pour les Fetu de s’ériger en arbitre entre compagnies européennes, puisque la concurrence entre la R.A.C. et la W.I.C. s’exerce au sein même de la population du royaume. La monarchie perd donc toute prise sur le jeu commercial, et, plus grave, sur une partie de la population qui va jusqu’à prendre les armes contre elle. C’est bel et bien la fin du consensus qui, dans l’idéologie Akan, légitime le pouvoir du roi.
13La défaite du roi de Fetu en 1694 voit les Anglais, et les Fetu dont les intérêts sont liés à ceux-ci, triompher à Fetu. Les Anglais vont désormais exercer un contrôle de plus en plus poussé sur les affaires du royaume. Quelques mois avant les guerres Komenda qui vont embraser toute la région, Fetu a perdu brutalement l’essentiel de sa souveraineté.
14Ce petit royaume avait bâti sa prospérité et sa puissance sur la concurrence que se livraient les compagnies européennes sur la Côte de l’Or ; sa chute n’a pas eu d’autre cause. Dès lors que l’évolution du contexte régional africain a fragilisé la position de Fetu vis-à-vis des puissances de l’intérieur de plus en plus impliquées dans les affaires côtières, la monarchie a dû rechercher des alliances du côté des Européens. Fetu n’est dès lors plus l’arbitre mais l’obligé des Européens : la monarchie des Hollandais, auprès de qui elle requiert aide et protection, une partie de la population auprès des Anglais qui représentent à Fetu le pactole du commerce atlantique.
2. LES GUERRES KOMENDA
15Les Hollandais et les Anglais n’en ont cependant pas fini de s’affronter par pays interposés. Dès 1694, la lutte se poursuit avec cette fois pour acteur central le royaume de Komendo30, voisin occidental de Fetu. Comme lors de la guerre qui oppose Fetu et Sabu, se mettent en place de vastes coalitions impliquant les royaumes côtiers et les royaumes de l’hinterland, sur fond, cette fois, de luttes dynastiques.
16A la suite de l’attaque de mineurs Hollandais partis prospecter dans le royaume de Komendo, les Hollandais pendent le roi de Komendo et une partie des Grands du royaume, puis attaquent Komendo que les Anglais s’empressent de soutenir. Ces derniers entraînent les Fantin et les Sabu à entrer dans la lutte aux côtés de Komendo, tandis que les Hollandais entraînent dans leur camp Tekki Ankan, frère du roi de Komendo qui brigue le trône, les Twifo, les Cabesterra, les Adom et quelques Fetu. Les Hollandais subissent deux cuisantes défaites en 1695 et signent un accord avec les Komendo en 1696. Ils tentent cependant de reconstituer une coalition et à cet effet, dépensent environ 40 marcs (320 onces d’or) afin de rallier les Pantin, Denkyira, Adom, Akani, Cabesterra. Les Anglais offrent autant d’or aux Fanti et Sabu pour qu’ils restent neutres, et les Adom, Cabesterra et Denkyira ne bougent pas, anéantissant ainsi les efforts des Hollandais. Dès lors les deux coalitions campent sur leurs positions, en attendant l’affrontement, tandis que le trafic commercial est pratiquement paralysé31. Cette situation bascule brusquement à la suite du meurtre du roi de Komendo par les Anglais qui crurent soudain à une trahison de sa part. Immédiatement les coalitions se renversent : les Komendo deviennent les ennemis jurés des Anglais tandis que Tekki Ankan passe dans leur camp. Les Anglais reconstituent avec leur nouvel allié une coalition composée des Asebu, Akani et Cabesterra. Cette coalition est cependant vaincue par les Komendo qui tentent ensuite logiquement de se rapprocher des Hollandais. En 1700, le directeur général d’Elmina, Van Sevenhuysen, mal conseillé par son conseiller africain Akim, fait attaquer des marchands Fetu venus vendre leurs marchandises au marché d’Elmina. Certains sont tués et 80 sont dépouillés et capturés, ce qui soulève une grande vague d’indignation32 et rejette Komendo et Fetu dans le camp des Anglais.
17Jusqu’ici en effet, selon W. Bosman, "la guerre de Commany a partagé ceux de Fetu en deux, dont la moitié est dans notre parti, et l’autre moitié a embrassé les intérêts de ceux de Commany ; et comme il en était tué toujours quelques uns, ils diminuaient doublement"33. Les guerres Komenda sont donc relancées par cette maladresse, le commerce des armes monte en flèche tandis que le commerce de l’or est à nouveau virtuellement arrêté. Le 9 mai 1700, une nouvelle bataille a lieu, bataille décisive au cours de laquelle Tekyi Amo, roi de Komendo trouve la mort. La coalition Fetu-Komendo est donc vaincue, Tekyi Ankan, frère du roi précédent, devient roi, rétablissant la légitimité à Komendo et mettant ainsi un terme aux guerres Komenda34.
12. Canots Nègres de Manfro qui conduisent des esclaves a nord (en arriere-plan : le littoral de Fetu)

18La situation de Fetu à l’issue de ces guerres est résumée par W. Bosman : "Ce pays a été ci-devant si peuplé et si puissant, qu’il était la terreur de tous ses voisins, et particulièrement de ceux de Commany, qui dépendaient en quelque sorte de lui. Mais les guerres continuelles ont tellement changé les affaires, qu’ils sont présentement aussi faibles qu’ils étaient puissants, et sont presque obligés de reconnaître ceux de Commany pour leurs maîtres, car ni le roi de Fetu, ni les Grands de son royaume n’oseraient rien faire de considérable sans le consentement de ceux de Commany"35.
3. LES RUPTURES COMMERCIALE ET DEMOGRAPHIQUE
Esclaves contre mousquets : la disparition des akanistes
Le développement de la traite négrière
19Les Portugais avaient, au XVI° siècle, décidé de ne pas faire la traite des Noirs sur la Côte de l’Or afin de favoriser un état de paix dans la région. Cette politique fut reprise par les Hollandais. Le commerce des esclaves se développe cependant sur la Côte de l’Or à partir de la fin du XVII° siècle. M. Hemmersam est un des premiers auteurs à signaler l’exportation d’esclaves de la Côte de l’Or dans les années 164036. Il ne s’agit toutefois encore que de la vente aux Européens d’esclaves jugés désobéissants par leur propriétaire, ce qui signifie qu’il s’agit d’un commerce marginal. De même en 1669, un capitaine interlope nommé Geraldo Kruyff, fait une déposition devant notaire et déclare : "en Guinée, sur la Côte de l’Or, c’est-à-dire à Mina, Mourea, Cabo Corso, Cormentyn, Bimba, Annemabo et dans d’autres endroits., [on ne vend pas de] Nègres ou de Noirs, si ce n’est un, deux ou trois au plus"37. La Côte de l’Or n’est donc toujours pas à cette date exportatrice d’esclaves.
20La W.I.C. se lance toutefois dans ce commerce vers 1635 afin d’alimenter sa colonie du Brésil en esclaves38. Les Anglais s’engagent quant à eux sans ambiguïté dans ce commerce et surpassent rapidement dans la traite négrière la W.I.C. Créée en 1660 pour se procurer de l’or, la R.A.C. renouvelle sa charte en 1663 et il y est précisé que la traite des esclaves est un de ses buts principaux. Le négrier français J. Barbot, lors de son premier voyage sur la Côte de l’Or en 1679, a vu au fort de Cape Coast "4 à 500 esclaves dans la plasse d’arme" ainsi que "quatre grandes quailes pour les esclaves"39. En 1680, le château de Cape Coast avait sous la cour d’immenses prisons pouvant recevoir plus de 1 000 esclaves. Il ressort du témoignage de J. Barbot que, dès 1679, Cape Coast, Anomabu et les forts d’Accra sont les trois principaux points de traite négrière sur la Côte de l’Or40. En 1687, Anomabou est le principal centre de tri des esclaves des Anglais sur la Côte de l’Or41. Cette évolution est accélérée par les guerres Komenda qui arrêtent presque totalement l’afflux d’or et accroissent l’offre d’esclaves. Le rôle des guerres dans cette évolution est souligné dès 1679 par Heerman Abramsz qui écrit à l’assemblée des dix de la W.I.C. : "le résultat des guerres des Noirs, qui si souvent débutent pour d’insignifiantes raisons, ce commerce [de l’or] s’est soudainement arrêté... les passages sont fermés... et particulièrement depuis que les mousquets et la poudre ont été introduits, les choses ont empiré, les natifs étant devenus de plus en plus belliqueux... En conséquence, toute la côte est entrée dans une sorte d’état de guerre. Cela a commencé en l’an 1658, et graduellement cela a augmenté de telle façon que plus aucune route ne peut être utilisée, et aucun commerçant ne peut passer. Cela a causé un dommage considérable à la compagnie... et l’aurait anéantie avant peu si le commerce des esclaves ne l’avait sauvée. Les esclaves étaient faciles à trouver en raison des guerres"42. Comme le remarque Heerman Abramsz, il y a un lien étroit entre la diffusion des armes à feu sur la Côte de l’Or et dans l’hinterland, et le développement de la traite négrière. Selon une spirale bien connue, l’état de guerre permanent dans lequel se trouvent plongés les Etats de la Côte de l’Or les pousse à acheter une quantité croissante d’armes à feu et bloque les routes commerciales. Le flux d’or se tarit et les compagnies commerciales se tournent vers la traite des esclaves que les guerres procurent désormais en nombre suffisant. Dès lors, la traite des esclaves prend une part croissante dans le commerce atlantique sur la Côte de l’Or.
21Cette évolution s’accompagne de comportements nouveaux, en particulier du développement de la pratique du rapt. Les minutes d’une réunion de conseil ayant eu lieu à Elmina le 4 avril 1710 précisent, en parlant des rapts commis par les Fanti : "Ils faisaient cela avant que les Saboese et Fetuse aient été défaits par eux, mais ces pratiques se sont développées depuis, en même temps que leur présomption"43. Sur la Côte de l’Or, Les Fanti et les Akwamu (ou Aquambou) développent en effet la pratique du rapt, à la grande satisfaction des négriers qui, comme L.F. Römer, y trouvent l’occasion de se déculpabiliser44. Le rapt est un facteur d’insécurité considérable, et a sans doute eu des répercussions sur le commerce de l’or.
22A la fin du siècle, les Anglais sont, avec les Français, les plus gros exportateurs d’esclaves de la Côte de l’Or. Déjà pour Barbot, les guerres ne sont plus cette catastrophe qu’il faut circonscrire par une activité diplomatique fébrile, elles sont une aubaine qui alimente la traite négrière. Ainsi la guerre qui oppose en 1679 les Fetu aux Fanti, représente pour J. Barbot une éventuelle occasion d’acheter des esclaves en grand nombre, et non une catastrophe qui bloque les routes commerciales45.
23Il importe toutefois de préciser qu’en valeur comparée, le commerce de l’or reste supérieur au commerce des esclaves. Il n’y a donc pas substitution du commerce de l’or par la traite négrière, mais chute des arrivées d’or et développement de la traite négrière, le commerce de l’or restant, jusque vers 1735, supérieur à la traite négrière46.
La disparition des akanistes
24Les akanistes cessent peu à peu, à partir du début du XVIII° siècle, d’animer les réseaux commerciaux de la Côte de l’Or. Cette révolution commerciale a sans doute eu plusieurs raisons. En particulier, l’Akani, comme Fetu, est affectée par la montée en puissance des géants de l’intérieur. Bosman mentionne notamment la défaite de l’Akani face au Denkyira à la fin du siècle. Cet auteur précise : "il y a trois ans qu’ils n’ont presque plus eu de négoce ; parce que s’étant brouillé avec ceux de Dinkira, ..., ils en ont été bien battus, en sorte que tous les grands de leur pays et un très grand nombre de ceux du commun ont été tués ou faits prisonniers ; et ils ont été obligés, pour se racheter de l’esclavage, de donner tout ce qu’ils avaient ce qui les a réduit dans la dernière misère"47. Van Sevenhuysen annonce à l’assemblée des dix en novembre 1701 : "nous sommes pleins d’espoir, car les Accanistes, qui furent défaits il y a trois ans par le Denkyira, ont été vengés [par la victoire de l’Ashanti sur le Denkyira]48". Pour Van Sevenhuysen, comme pour Bosman, une des raisons de la chute du commerce de l’or est donc la défaite de l’Akani face au Denkyira en 1698.
25La victoire de l’Ashanti sur le Denkyira ne permettra pas cependant, aux akanistes de retrouver leur place dans les réseaux commerciaux de la Côte de l’Or. L’état de guerre permanent qui résulte de la situation politique de la Côte de l’Or au début du XVIII° siècle et qui bloque les routes, le bras de fer qui s’engage entre les Fanti et l’Ashanti autour des routes menant à Elmina, le changement de la nature du commerce qui s’oriente vers la traite négrière au détriment du commerce de l’or, vont peu à peu entraîner la disparition des akanistes en tant qu’animateurs exclusifs des réseaux commerciaux. Spécialistes du commerce de l’or, les akanistes disparaissent en même temps que la traite négrière tend à remplacer le commerce de l’or49.
La rupture démographique
26La situation démographique de Fetu à la fin du XVII° siècle semble en rupture avec la situation du milieu du siècle. Des épidémies de variole ont fait des ravages sur cette partie de la côte avant les guerres Komenda. W. Bosman signale une épidémie de "petite vérole" à Elmina vers 1690 et précise que cette maladie à emporté des milliers de personnes sur cette côte à la même époque50. De même Bowdich signale en 1819 : "il y a plus d’un siècle, la petite vérole dépeupla presque entièrement Affettou qui était la ville la plus grande et la capitale de tout le pays"51.
27Les guerres ont sans doute eu leur rôle dans la chute démographique, bien que cela soit difficile à évaluer52. Selon W. Bosman, la forte dépopulation dont fut victime Fetu explique que l’agriculture de ce pays ne fut plus que l’ombre de ce qu’elle était, le terroir de Fetu étant très fertile et fort bien mis en valeur avant les guerres53. De plus, selon Bosman, lorsque des vaisseaux non privilégiés anglais accostent à Cape Coast, ils embarquent à leur bord des Cape Coast "pour leur servir de rameurs dans le négoce d’esclaves qu’ils vont faire à Fida, et ces gens se trouvant bien là, s’y établissent et ne reviennent plus, de sorte que ce village est semi-désert et fort délabré"54. En outre, suite aux guerres Komenda, il se produit vers 1700 une migration d’Elmina et de Fetu à Anecho, sur la Côte des Esclaves55. Les épidémies et l’émigration sont donc probablement les deux principales causes de la dépopulation à Fetu.
Notes de bas de page
1 Bosman. W., 1705, p. 82
2 Le Denkyira soutient notamment Agonna qui est engagé dans une guerre contre l’Akwamu. Voir Daaku, K.Y., 1970, p. 158.
3 W.I.C. 122, traité du 21 juin 1688. A. Van Dantzig et K.Y. Daaku font des résumés complémentaires de ce traité. Voir Van Dantzig, A., 1980, p. 104 et Daaku, K.Y., 1970, p. 81.
4 Soit 240 onces d’or, somme considérable.
5 Les Denkyira voulaient user de ce droit de passage pour assister les Agonna contre les Akwamu. Voir Daaku, K.Y., 1970, p. 158.
6 C’est l’analyse qu’en fait Daaku. Voir Daaku, K.Y., 1970, p. 81. Selon A. Van Dantzig, c’est aussi le premier exemple d’intervention directe des Hollandais dans les affaires politiques des Etats de l’intérieur. Voir Van Dantzig, A., 1980, p. 105. L’article 2 de ce traité est toutefois une clause commerciale : le roi Aduafo Ahinakwa, le dey et tiamin doivent s’engager à détruire deux postes de relève de taxes "Jankre et Krinkresan’’, en échange de quoi Sweerts s’engage à payer 4 bendas en or et marchandises. Sweerts veut ainsi attirer les akanistes à Elmina en allégeant les taxes prélevées sur les marchandises par le roi de Fetu.
7 En fait les Danois ont hypothéqué la forteresse auprès des Anglais en avril 1685, mais pour le roi de Fetu il n’est pas question que le fort passe d’une nation à l’autre sans qu’il soit consulté : vingt cinq ans plus tôt, les Hollandais en ont fait la cruelle expérience à Cape Coast. Voir à ce sujet Nörregard, Georg, 1966, p. 33.
8 Les Français ont tenté de s’implanter à Komendo en 1687. Cette affaire fut à l’origine d’une guerre civile dans d’Etat d’Eguafo et se soldera par un échec pour les Français. Voir à ce sujet Van Dantzig, A., 1980, pp. 103, 105.
9 Cet épisode est résumé par Daaku, K.Y., 1970, pp. 90-91.
10 Les makelaers sont des courtiers (africains ou métis) de la WIC et également des interprètes et des agents de renseignement. Voir Van Dantzig, A., 1980, pp. 35-36.
11 Sur cet épisode, voir Van Dantzig, A., 1980, p. 105.
12 Voir Van Dantzig, A., 1980, p. 105. La source primaire est : Archives royales du Danemark, Copenhague, Vestindisk-Guineisk Kompagni, A II, journal de N. Frensman, vice-gouverneur de Christianbourg, rapportant ce qu’Aynsworth lui a raconté, 14 octobre 1688.
13 1 bendas vaut deux onces d’or.
14 Van Dantzig, A., 1980, p. 105.
15 Le Twifo est l’Etat appelé Aquemboe sur la carte de 1629 et Aquambo sur la carte de 1729. Selon A. Van Dantzig, le Twifo est un Etat Etsi. Voir Van Dantzig, A., 1980, p. 188.
16 Minutes secrètes des réunions de l’assemblée des dix. 18 juin 1689. Van Dantzig, A., 1978, pp. 49-50. Voir annexe II.
17 Daaku, K.Y., 1970, p. 91.
18 Relation du capitaine Thomas Phillips in Astley, Thomas : A new collection of voyages and travels (first ed. 1745-1747) ; p. 401 dans la réédition de 1968.
19 Barbot, J., in Churchill, J., 1732, p. 171.
20 Thomas Edward Barter, ou Tom Ewusi dont la mère était native d’Anomabu.
21 Daaku, K.Y., 1970, p. 98. Edward Barter ne sera pas le seul métis utilisé à Cape Coast par les Anglais : dans les années 1720, le métis Thomas Osiat, qui fut éduqué en Irlande, aura à peu près le même rôle. Voir à ce sujet Smith, W., 1751, p. 249.
22 Barter avait pour plus de 90 000 dambas de marchandises mises en gage auprès des Anglais, soit environ 1 000 livres. Voir Kea, R., 1982, p. 316.
23 Voir Bosman, W., 1705, p. 58.
24 Daaku, K.Y., 1970, p. 98.
25 J. Barbot et Du Casse ont tous deux noté les liens étroits qui existaient entre les Cape Coast et les Anglais. J. Barbot note en 1679 : "[les Cape Coast] sont tellement esclaves des gouverneurs, que les principaux d’entr’eux ont toujours quelq’uns de leurs enfants auprès d’eux pour ostage". En 1732 cet auteur note que le Hollandais de Ruyter a renoncé en 1664 à tenter de reprendre Cape Coast aux Anglais car les Fetu déclarèrent qu’ils soutiendraient les Anglais. Par ailleurs Du Casse a noté en 1688 que les Fetu de Cape Coast "vivent en bonne intelligence avec la garnison" et prévoyait que les Fetu défendraient la forteresse en cas d’attaque française. Voir Barbot, J., in B.I.F.A.N., 1978, p. 304 ; Barbot, J., in Churchill, J., 1732, p. 169 ; Du Casse in Roussier, P. 1935, p. 43. En outre, en 1700, les Anglais donnent par exemple 29 gallons de Brandy à Barter "pour être distribués parmi les caboceers afin de les maintenir dans les intérêts anglais" Voir Daaku, K.Y., 1970, p. 99.
26 Bosman, W., 1705, p. 127.
27 Ibid., p. 137.
28 Ibid., p. 138.
29 Ibid., p. 142. Selon A. Van Dantzig, on peut discerner une opposition semblable entre traditionalistes conservateurs et marchands libéraux à Accra dès les années 1640 (l’assassinat du roi Ouchy en 1643 serait dû à la lutte entre ces deux tendances au sein de la population Ga), et en Akwamu. Voir Van Dantzig, A., 1980, pp. 190, 192.
30 Le royaume de Komendo s’est créé en fait en 1688 par scission du royaume d’Eguafo, à la suite d’une guerre civile résultant des tentatives d’implantation des Français et des intrigues des Hollandais.
31 Situation qui irritait d’autant plus l’assemblée des dix de la W.I.C. que, comme le fait remarquer A. Van Dantzig, les Anglais et les Hollandais, en Europe, vivaient en parfaite harmonie sous un seul et même souveram, Guillaume III. Voir Van Dantzig, A., 1980, p. 110.
32 Cet acte est d’autant plus choquant que se rendre sur un marché en armes est un interdit. Voir de Marees, Pieter, in Jones, A. et Van Dantzig, A., 1987, p. 59.
33 Rosman. W.. 1705. n. 54.
34 Il s’agit ici d’un très bref résumé des guerres Komenda. Pour plus de détails voir Bosman, W., 1705, pp. 30-46 et les minutes de l’assemblée des dix de la W.I.C. traduites en anglais par Van Dantzig, A., 1978, pp. 60-61. Pour des résumés plus détaillés, voir Van Dantzig, A., 1980, pp. 106-114 ; Daaku, K.Y., 1970, pp. 83-91.
35 Bosman, W., 1705, pp. 53-54 (traduction corrigée par Van Dantzig, A., in History in Africa n° 2, 1975, p. 206.)
36 Hemmersam, M., in Jones, A., 1983, p. 113.
37 Van Dantzig, A., 1980, p. 114.
38 Voir à ce sujet Van Dantzig, A., 1980, p. 78.
39 Barbot, J., in B.I.F.A.N., 1978, pp. 292 et 302.
40 Voir notamment Barbot, J., in B.I.F.A.N., 1978, p. 279.
41 Van Dantzig, A., 1980, p. 116.
42 Heerman Abramsz à l’assemblée des dix, 23 novembre 1679. Une traduction en anglais de ce texte se trouve dans Van Dantzig, A., 1978, pp. 13-20.
43 W.I.C. 124 : Minutes of the Council Meetings, Elmina. 177, 4 avril 1710. Voir Van Dantzig, A., 1978, pp. 154-155. La pratique du rapt par les Fanti était encouragée par les "Ten Percenters", marchands privés anglais qui versaient 10 % de leurs bénéfices à la R.A.C. Les difficultés des compagnies commerciales sur la Côte de l’Or à cette époque les contraignent en effet à tolérer les marchands privés en échange de droits de reconnaissance. Voir Van Dantzig, A., 1980, pp. 160, 181.
44 Sur les rapts pratiqués par les Akwamu et les Accra, voir le récit de Römer, L.F., 1989, pp. 101-103, 108, 141.
45 Voir Barbot, J., in B.I.F.A.N., 1978, pp. 300, 301.
46 Voir à ce sujet le graphique en valeurs comparées du commerce des esclaves et du commerce de l’or réalisé par A. Van Dantzig. Van Dantzig, A., 1980, p. 166.
47 Bosman, W., 1705, p. 87.
48 Van Sevenhuysen à l’assemblée des dix, Elmina, le 16 novembre 1701 in Van Dantzig, A., 1978, p. 74.
49 Selon A. Van Dantzig, la disparition des akanistes serait due également à l’organisation des villes d’Akani en Cités-Etats indépendantes et dépourvues d’administration centralisée. L’incapacité des unités politiques d’Akani à consolider leur pouvoir face à l’Akwamu, Denkyira et Ashanti, qui disposent d’une organisation étatique centralisée, d’une organisation militaire permanente et bien pourvue d’armes à feu, expliquerait la disparition des Akanis sous la forme de ‘ligues Hanséatiques’. Voir Van Dantzig, A., 1990, pp. 205, 214.
50 Bosman, W., 1705, pp. 49, 116. Les journaux de Saint Georges de La Mine font également état d’une épidémie dans les années 1640. Le 10.12.1645 il est signalé : "Ici à Futuy comme ailleurs, beaucoup de noirs meurent du mal de gorge". Voir Ratelband, K., 1953, p. 93. De même, J. Barbot note que les épidémies emportent "un grand nombre de Noirs, de chaque sexe et de tous âges". Barbot, J., in Churchill, J., 1732, p. 279.
51 Bowdich, T.E., 1819, p. 353.
52 Les indications de W. Bosman sont à cet égard très contradictoires. Cet auteur précise d’abord que la dernière bataille, qui vit enfin les Fetu combattre unis dans le même camp, aurait emporté à elle seule la moitié des combattants Fetu, puis affirme que cette bataille n’aurait fait qu’une centaine de tués. Voir Bosman, W., 1705, pp. 49, 186-187.
53 Tout le discours de Bosman en ce qui concerne Fetu est bâti sur une opposition entre la puissance, la richesse et la prospérité de Fetu avant les guerres Komenda et sa faiblesse après ces guerres. Voir Bosman, W., 1705, p. 49.
54 Bosman, W., 1705, p. 57.
55 Voir Van Dantzig, A., 1980, pp. 212-213.
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