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Les élites bagdadiennes au temps des Seldjoukides

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Vanessa Van Renterghem

Volume 1 : texte

Conclusion

Texte intégral

Le spectacle des élites

  • 1 Ibn al‑Aṯīr, al‑Kāmil, t. 8, p. 323.

[Fin ramaḍān 447/décembre 1055] : Ṭuġril Beg demanda au calife la permission d’entrer à Bagdad, et il l’obtint. Arrivé à Nahrawān, le vizir [du calife] Raʾīs al‑ruʾasāʾ vint l’accueillir au milieu d’un grand cortège de cadis, naqīb‑s, šarīf‑s, šāhid‑s, ḫādim‑s et d’élites de l’État (aʿyānal‑dawla) ; il fut escorté par l’élite des émirs (aʿyān al‑umarāʾ) des soldats d’[al‑Malik] al‑Raḥīm [le souverain bouyide]. […] Ṭuġril Beg fit son entrée à Bagdad le dernier lundi du mois 1.

  • 2 Ibn al‑Ǧawzī, al‑Muntaẓam, t. 16, p. 117.

Le lundi 26 ǧumādā 2 [462/11 avril 1070] : L’émir Abū Naṣr le ʿamīd rassembla les notables (al‑wuǧūh) : Abū l‑Qāsim, fils du vizir Faḫr al‑dawla [ibn Ǧahīr], les deux naqīb‑s, les šarīf‑s, le qāḍī l‑quḍāt et les šāhid‑s, à la madrasa [Niẓāmiyya]. On lut [publiquement] son acte de waqf : des livres y avaient été placés en waqf, ainsi que des villages (diyāʿ), des biens (amlāk) et un souk qui avait été construit expressément [afin que ses revenus fussent affectés à l’établissement]. La madrasa était destinée aux descendants de Niẓām al‑mulk, selon un certain nombre de conditions 2.

  • 3 Ibn al‑Ǧawzī, al‑Muntaẓam, t. 17, p. 283.

[Année 528/1134] : Le calife récompensa tous les émirs puis passa les troupes en revue le jour de la fête célébrant la fin du mois du ramadan (ʿīd al‑fiṭr). Il fut proclamé qu’il était interdit aux ʿawāmm de se mélanger avec les soldats (al‑ʿasākir), et qu’il serait licite de verser le sang de quiconque chevaucherait une mule ou un âne, ces jours‑ci ; en conséquence, personne ne s’y risqua. Le vizir Šaraf al‑dīn, le ṣāḥib al‑maḫzan, le qāḍī l‑quḍāt, le naqīb al‑nuqabāʾ et les arbāb al‑dawla se présentèrent dans un équipage (zayy) inégalé : des chevaux innombrables, des soldats en armes et en bon nombre. Chaque émir se présentait entouré de ses hommes (aṣḥāb), vêtu de la robe d’honneur [octroyée par le] calife. Il y avait là 15 000 cavaliers, sans compter ceux qui étaient absents de la région. Ce fut le seul ʿīd pour lequel on vit ainsi sortir [parader] les hauts fonctionnaires (arbāb al‑manāṣib3.

  • 4 Ibn al‑Ǧawzī, al‑Muntaẓam, t. 18, p. 214.

Le jeudi 25 šaʿbān [570/20 mars 1175] : Je pris possession de la madrasa qui avait été installée dans [l’ancien] palais (dār) de Niẓām al‑dīn Abū Naṣr ibn Ǧahīr. Une concubine du calife, du nom de Banafšā (sic Banafša), l’avait acheté et l’avait transformé en une madrasa qu’elle confia tout d’abord [au faqīh chafiite] Abū Ǧaʿfar ibn al‑Ṣabbāġ. Ce dernier la conserva quelques jours, puis elle lui reprit les clés et me les remit, sans que j’en aie formulé la demande. Elle fit inscrire dans l’acte de waqf que cette madrasa était destinée aux hanbalites (aṣḥāb Aḥmad), et [m’]ordonna d’y tenir une leçon de droit (dars) le jeudi évoqué. Y assistèrent le qāḍī l‑quḍāt, le ḥāǧib al‑bāb et les faqīh‑s de Bagdad. Je reçus une robe d’honneur ; je fus précédé par des prédicateurs se répandant en prières ainsi que par des ḫādim‑s. Les Bagdadiens s’entassèrent de Bāb al‑Nūbī à la porte de la madrasa, comme si c’était le ʿīd, voire en plus grand nombre encore : il y en avait des milliers devant la madrasa 4.

1La réception en grande pompe d’un conquérant agréé par le calife, l’inauguration de la première madrasa bagdadienne, la revue des troupes abbassides à l’occasion du ʿīd et le cours inaugural d’Ibn al‑Ǧawzī dans la madrasa qui venait de lui être attribuée : ce sont là des circonstances de natures bien diverses, mais représentatives de moments forts de la vie bagdadienne dans le contexte mouvementé du règne des sultans seldjoukides, puis de leur effacement progressif. C’étaient aussi, quelle que fût la nature de chaque événement, autant d’occasions pour les élites bagdadiennes de se donner à voir en tant que groupe éminent, comme elles le faisaient aussi lorsqu’il s’agissait de prêter allégeance à un nouveau calife, d’accueillir des visiteurs prestigieux, d’honorer l’invitation d’un puissant ou d’assister à la cérémonie funéraire de l’un des leurs. La fréquentation des chroniques conduit le lecteur de cortèges en banquets, de noces impériales en fastueuses inaugurations, de réceptions choisies en séances d’exception. En tout lieu, palais, madrasas, mosquées et cimetières, il croise les mêmes acteurs : hauts dignitaires abbassides et seldjoukides, vizir et qāḍī l‑quḍāt, naqīb‑s et šarīf‑s, šāhid‑s, šayḫ al‑šuyūḫ, grands mudarris‑s et parfois lettrés – figures de l’éminence sociale dont l’énumération tient presque du topos, tant il s’agit, pour les chroniqueurs, de mettre en scène la « bonne société » bagdadienne et de signifier ainsi l’importance de l’occasion évoquée. Et combien contraste, avec le faste feutré de ces réunions élitaires, le fracas des émeutes, des guerres et des pillages, les cavalcades d’émirs toujours considérés comme étrangers à la ville, le tumulte du petit peuple qui ne croisait que rarement ses illustres contemporains et se massait aux portes des palais pour les apercevoir !

2Le plus frappant, au terme de cette longue analyse des élites bagdadiennes sur plus d’un siècle de leur histoire, est sans doute la permanence des groupes évoqués : malgré les bouleversements politiques qui frappèrent l’univers bagdadien, ce sont toujours les mêmes catégories de populations qui sont mises en scène par les chroniqueurs. Tout se passe comme s’il existait un ensemble de personnages éminents, titulaires de fonctions leur conférant un statut prestigieux, parmi lesquels les chroniqueurs pouvaient choisir de puiser quelques figures représentatives pour souligner la portée de l’événement décrit. Dans ces circonstances, šāhid‑s, šarīf‑s, cadis, faqīh‑s et hauts fonctionnaires paraissent presque interchangeables, puisqu’on les retrouve dans tous les types d’occasions. L’emploi de termes collectifs comme aʿyān, wuǧūh ou akābir pour désigner élites et notables renforce le sentiment que, moins que l’énumération de groupes ou d’individus précisément désignés, c’est l’évocation d’une catégorie socialement éminente qui importait aux auteurs ; c’est en ce sens que l’on peut parler, dans la Bagdad des vevie/xiexiie siècles, d’une « bonne société » reconnue par ses contemporains.

3Certes, des hiérarchies traversaient cet ensemble, que l’on ne peut considérer comme socialement homogène, et tous les individus cités n’étaient pas égaux en prestige. Des facteurs liés aux personnes entraient en jeu, et l’autorité sociale conférée par une fonction importante, comme celle de vizir ou de qāḍī l‑quḍāt, se trouvait dans bien des cas renforcée par l’appartenance à un lignage célèbre, par la possession d’une grande fortune ou par une position privilégiée auprès des souverains antérieure à l’arrivée en poste. Il n’en reste pas moins que c’est un ensemble collectif qui est mis en scène par les chroniques, un microcosme élitaire dont la présence représentait parfois symboliquement la totalité de la société bagdadienne, comme dans le cas de la bayʿa, ou exprimait l’importance d’un événement sur la scène locale. Certains des individus rencontrés au cours de cette étude étaient moins souvent que les autres évoqués dans le contexte de ces réunions élitaires : les grands commerçants (tāǧir‑s), les wāʿiẓ‑s les plus célèbres, les grands émirs, pourtant des personnages cruciaux de la période, s’ils pouvaient occasionnellement être cités parmi les personnalités assemblées, l’étaient beaucoup plus rarement que les élites judiciaires, politiques et, dans une moindre mesure, lettrées, qui formaient la véritable notabilité bagdadienne. Ils n’en constituaient pas moins, dans leurs domaines d’activité respectifs, des élites qui, bien que moins visibles sur la scène sociale que les catégories énumérées plus haut, jouaient un rôle déterminant dans la vie politique et urbaine de la Bagdad sous domination seldjoukide.

Les fondements de l’éminence sociale et la domination des grands lignages

4Au cours de cette longue fréquentation des élites bagdadiennes, j’ai cherché à mettre en lumière les mécanismes par lesquels les individus parvenaient à acquérir, à conserver et parfois à transmettre un statut socialement éminent, leur conférant prestige et autorité aux yeux de leurs contemporains. Il est apparu que la maîtrise de disciplines et de techniques, supposée au fondement de l’accès à certaines fonctions (judicature, enseignement dans les grandes madrasas) n’était qu’une condition au mieux nécessaire, mais en aucun cas suffisante, à l’ascension individuelle. Les chances de réussite des individus, qu’ils fussent ou non originaires de la ville, dans les domaines d’excellence de la vie bagdadienne, étaient inégalement distribuées et dépendaient de leur rattachement aux ensembles eux‑mêmes non homogènesconstitutifs de la société bagdadienne : appartenance confessionnelle – de façon générale, un chiite ou un chrétien disposait, dans la Bagdad seldjoukide, de chances de réussite nettement inférieures à celles de ses homologues sunnites –, rattachement à un maḏhab – les hanbalites, chafiites et hanafites étaient dotés de chances de réussite inégales, variant en fonction du domaine où ils comptaient faire carrière –, mais aussi et surtout insertion dans des réseaux sociaux, par le biais des alliances matrimoniales, des allégeances politiques, des relations de maître à disciple et de l’entregent personnel, et appartenance à un lignage prestigieux.

  • 5 Sur ce point, voir D. Ephrat, A Learned Society in a Period of Transition, p. 119.

5Ce dernier point est particulièrement important. L’étude des trajectoires individuelles et familiales a montré que l’un des traits marquants de la période était l’apparition et la consolidation à Bagdad de grands lignages dominant certains domaines d’activité, en particulier les hautes fonctions judiciaires et politiques ainsi que la direction des grands ribāṭ‑s, à l’exception notable de l’enseignement en madrasa où les liens personnels développés avec les fondateurs responsables des nominations jouaient un rôle primordial 5. Le domaine de la transmission du savoir religieux, fiqh et ḥadīṯ au premier titre, fut le moins touché par l’essor de tels lignages ; mais en dehors des postes de mudarris dans les plus importantes madrasas de la ville, ce domaine d’activité n’offrait que de faibles chances d’accéder à un statut véritablement éminent. Seules quelques grandes figures de muḥaddiṯ‑s se détachaient d’une masse composée de centaines d’obscurs transmetteurs ; et, en ce qui concerne les faqīh‑s, les possibilités de réussite matérielle se trouvaient du côté de l’exercice de la judicature bien plus que de la transmission du fiqh, fût‑ce en madrasa.

6Les élites étudiées ici occupaient des fonctions diverses, dont le seul exercice ne leur conférait pas systématiquement un statut éminent ; fonction et statut restent, on l’a vu, à distinguer. Il n’en demeure pas moins que certaines fonctions, dans les domaines politiques, judiciaires et militaires en particulier, conféraient à ceux qui les remplissaient un pouvoir suffisamment étendu pour qu’ils pussent d’office être considérés comme des élites : les positions de vizir, de grand émir, de qāḍī l‑quḍāt, de naqīb al‑nuqabāʾ ou de šayḫ al‑šuyūḫ étaient les plus importantes, ce qui explique la compétition féroce autour de leur obtention, la pratique constante du népotisme et la vénalité tout aussi répandue des offices politico‑administratifs les plus prestigieux.

  • 6 Voir les chapitres 10 et 11.
  • 7 Étudiée au chapitre 8.
  • 8 Leur cas a été traité au chapitre 12.

7Les collections de notables de la Bagdad seldjoukide formaient des ensembles mouvants, traversés de lignes de fracture et composés d’individus hétérogènes en termes de statut social, de richesse matérielle ou de prestige ; des enjeux hiérarchiques s’y exprimaient, se matérialisant par une gestuelle particulière et un code manifestant la révérence, plaçant en permanence les individus dans une relation inégale et sans cesse renégociée 6. Par ailleurs, les différents types d’élites bagdadiennes ne se trouvaient en contact que dans certains cadres – la cour abbasside 7, l’entourage seldjoukide, les grandes familles bagdadiennes – qui constituaient les milieux élitaires à proprement parler, ou lors de certaines occasions dont la plupart se déroulaient dans ces mêmes milieux : bayʿa, banquets et réjouissances diverses, cortèges, inaugurations d’établissements publics ou de résidences privées. Les familles constituaient sans doute le milieu le plus propice à la mixité entre différents types d’élites, encore que la plupart des lignages fussent investis dans un domaine de prédilection 8. L’affiliation à un maḏhab pouvait également permettre, par la fréquentation d’un maître, d’une madrasa, ou, dans le cas des hanbalites, par la sociabilité presque exclusive des membres de ce maḏhab, le côtoiement, si ce n’est le mélange, d’individus investis dans des sphères d’activités différentes ou de statut social hétérogène.

Contexte politique et reconfiguration des élites bagdadiennes

  • 9 D. Durand‑Guédy, Iranian Elites and Turkish Rulers – A history of Iṣfahān in the Saljūq period, 201 (...)
  • 10 D. Durand‑Guédy, Iranian Elites and Turkish Rulers, chapitres 9 à 11 ; idem, « An emblematic family (...)

8L’existence d’élites urbaines et de lignages monopolisant les postes les plus en vue de l’administration ou de la judicature n’est en rien particulière à la Bagdad de la période seldjoukide ; de semblables groupes de notables ont été observés et décrits dans la plupart des grandes villes du dār al‑islām médiéval. Cependant, la configuration de ces élites, elle, était le produit des conditions locales autant que des évolutions propres à la période. Si les mêmes catégories d’individus restèrent éminentes au cours de la période, la taille et la composition des ensembles, tout comme les rapports de pouvoir, les interactions et les rapports hiérarchiques entretenus entre eux, ont réagi par divers ajustements aux mutations du contexte politique. Dans d’autres cadres urbains, la conquête seldjoukide a pu s’accompagner de phénomènes de recomposition du même type, mais orientés par un contexte local différent. Le cas le mieux connu est celui d’Ispahan, finement étudié par David Durand‑Guédy, qui a mis en lumière les transformations de la société locale sous la domination seldjoukide puis après le déclin du pouvoir de la dynastie turkmène sur la ville 9. L’un des phénomènes marquants, dans le cas d’Ispahan, était l’installation d’individus venus du Khurasan dans la mouvance seldjoukide, et en particulier favorisés par Niẓām al‑mulk, qui s’implantèrent dans la ville devenue capitale du pouvoir seldjoukide et donnèrent naissance à de puissant lignages localement acclimatés. À partir du second tiers du vie/xiie siècle, le déclin du pouvoir seldjoukide sur l’ouest de l’Iran favorisa la reprise de pouvoir de grandes familles iraniennes originaires du Khurasan, qui s’étaient installées à Ispahan dans les premiers temps de la domination seldjoukide : les Ḫūǧandī, dominant les madrasas chafiites de la ville, et les Ṣāʿid, lignage de cadis hanafites 10. Par comparaison, le cas de Bagdad, siège d’un califat abbasside affaibli mais non anéanti, capitale déchue d’un empire décentré, demeure tout à fait exceptionnel, ne serait‑ce que par l’espace plus restreint qui y était offert aux notables locaux en matière de gouvernement urbain, en raison de la présence du calife, première instance de décision dans ce domaine après le déclinde l’autorité seldjoukide sur la ville.

Le renouvellement des élites politico‑administratives
et la montée en puissance des émirs bagdadiens

  • 11 Ces évolutions ont été traitées au chapitre 7.

9Du point de vue du califat et de ses prérogatives, si l’on met de côté la question de l’orientation religieuse du régime, non dépourvue de conséquences sociales dans une ville aussi multiconfessionnelle que Bagdad, le passage de la domination des émirs bouyides à la tutelle de sultans seldjoukides peu présents dans l’espace irakien a sans doute représenté une rupture moins importante qu’on ne le considère parfois. Dans un premier temps, l’administration sultanienne prit le relais de la gestion bouyide, laissant aux services de l’administration abbasside un espace aussi réduit qu’auparavant, mais qui allait être amené à se développer en même temps que la présence seldjoukide se faisait plus discrète en Irak 11.

  • 12 Ce phénomène est au cœur des chapitres 6 et 7.
  • 13 26 des 754 personnages faisant l’objet d’une notice biographique et décédés dans la seconde moitié (...)
  • 14 Sur les 88 personnages regroupés dans le tableau 7‑2, on recense 79 Bagdadiens de naissance et de r (...)
  • 15 Voir le tableau 7‑7 : « Principaux lignages officiant dans l’administration abbasside à l’époque se (...)
  • 16 Dans les chroniques, les mentions d’émirs sont deux fois plus nombreuses, à volume de texte égal, p (...)

10Les conséquences, à Bagdad, furent multiples. D’un côté, la conquête seldjoukide bouleversa moins le paysage social de la ville que l’on aurait pu le penser par l’apport de nouvelles élites militaires et dirigeantes. Certes, les élites militaires au service des souverains turkmènes remplacèrent les émirs daylamites qui assuraient la puissance bouyide, et des fonctionnaires sultaniens comme le šiḥna jouèrent un rôle central dans le contrôle urbain ; mais était‑ce là une véritable nouveauté par rapport à la situation que connaissait la ville depuis plus d’un siècle ? Fait important, les personnels au service des Seldjoukides, civils comme militaires, ne s’implantèrent pas durablement à Bagdad, et l’empreinte, tant administrative que sociale, de la domination sultanienne sur la ville est à rechercher dans d’autres domaines. En revanche, le redressement califal allait s’accompagner de la reconstitution d’une élite administrative, politique et militaire au service du calife 12. Non que ce type de personnels eût totalement disparu au cours de la période bouyide ; mais les dictionnaires biographiques reflètent très nettement l’augmentation de leurs effectifs au cours du vie/xiie siècle 13. Il s’agissait là d’une élite fixée à Bagdad 14, même si elle était en partie composée de descendants de familles qui n’étaient pas originaires de la ville. En effet, la renaissance d’une élite administrative et politique s’accompagna d’un renouvellement presque total de ce milieu, puisque parmi les grands lignages qui le dominèrent à l’époque seldjoukide, rares étaient ceux qui, comme les Banū l‑Muslima ou les Zaynabī, étaient déjà connus sous les Bouyides 15 ; encore, dans le cas des derniers, figuraient‑ils parmi les grandes familles du sunnisme bagdadien en tant que naqīb‑s des Abbassides, plus encore que comme hauts fonctionnaires des administrations califales ou émirales. En ce qui concerne les élites militaires, on a constaté l’émergence, dans l’ensemble mal documentée, de grands émirs au service du calife, et l’accroissement de leur poids au sein de la société bagdadienne 16. De simples militaires à la solde des Abbassides, les grands émirs et ḫādim‑s califaux, à l’instar des chefs militaires au service des Bouyides puis des Seldjoukides, devinrent des personnages éminents du paysage social bagdadien, s’intégrant aux élites de la ville et se faisant bâtir des palais comparables à ceux des hauts dignitaires politiques. L’importance prise par certaines figures de ḫādim‑s de l’entourage califal est évoquée par Ibn Ǧubayr, qui visita Bagdad dans les premières années du règne d’al‑Nāṣir :

  • 17 Ibn Ǧubayr, Riḥla, p. 227 ; trad. fr. P. Charles‑Dominique, Voyageurs arabes, p. 252‑253.

L’un d’entre eux qui a pour nom Khâlis est le chef de toute l’armée ; nous l’avons vu sortir un jour : devant et derrière lui marchaient les émirs des troupes turques, daylamites et autres ; il était entouré d’une cinquantaine d’hommes, sabres au clair. Nous constatâmes que la situation de cet eunuque était étonnamment florissante : il possède palais et belvédères sur le Tigre 17.

11Le type de résidence décrit, surplombant le Tigre, rappelle la description qu’Ibn ʿAqīl livrait, un siècle plus tôt, des quartiers aristocratiques du bord du fleuve. L’installation des élites militaires dans le voisinage des hauts fonctionnaires politiques, des kātib‑s les plus en vue et de certains riches commerçants, sanctionnait l’insertion des émirs dans la notabilité de la ville, au même titre que leur grande richesse ou que la déambulation ostentatoire de Ḫāliṣ, serviteur (ḫādim) du calife et émir des armées abbassides, offrant sa puissance en spectacle dans les rues dans la ville.

Le jeu des maḏhab‑s et leur évolution différenciée

  • 18 Les effets de ce favoritisme sur les sphères de la transmission du savoir traditionnel et de la jud (...)
  • 19 Voir les chapitres 2 et 14 à ce sujet.
  • 20 Le tableau 5‑7 : « Cadis des circonscriptions de Bagdad (vevie/xiexiie siècles) » recense dix han (...)

12Dans l’univers des élites savantes et judiciaires, une conséquence d’envergure de la conquête seldjoukide fut le favoritisme accordé aux maḏhab‑s hanafite et chafiite, et ce, bien que l’école hanbalite fût particulièrement bien représentée à Bagdad 18. Le hanafisme quasi‑officiel des sultans permit l’émergence de lignages hanafites comme celui des Dāmaġānī, nouveaux venus sur la scène bagdadienne, qui surent s’y implanter durablement et dominèrent bientôt la sphère judiciaire et particulièrement le poste de qāḍī l‑quḍāt. Disposant d’un réseau précoce de madrasas dont les premières avaient été fondées par les sultans et par leur entourage, le maḏhab hanafite connut une période faste pendant le siècle qui suivit la conquête seldjoukide. Bien que bénéficiant également d’un mécénat issu du plus haut niveau de l’État, la situation des chafiites était différente, en raison de la suprématie exercée par la madrasa Niẓāmiyya sur les autres établissements chafiites de la ville. Bagdad attirait nombre de chafiites étrangers, en particulier grâce au prestige de la Niẓāmiyya ; si le chafiisme local ne fut pas dominé par quelques lignages comme ce fut le cas pour le hanafisme et le hanbalisme bagdadiens, les chafiites locaux souffrirent plus que les autres maḏhab‑s de la concurrence de juristes étrangers à la ville. Pour les hanbalites locaux, la domination seldjoukide engendra l’affrontement avec les wāʿiẓ‑s ašʿarites mandatés par le pouvoir turkmène 19, sans provoquer, dans un premier temps, de bouleversement de la structure de leur maḏhab, de son fonctionnement interne ou des modalités de la transmission du fiqh hanbalite. Véritables activistes férus de polémique, prompts à soulever les ʿawāmm de leurs quartiers s’ils estimaient la morale islamique en danger, les hanbalites bagdadiens figuraient en bonne part parmi les personnalités importantes de la vie locale, même s’ils avaient un accès plus restreint aux fonctions politiques et judiciaires que leurs homologues hanafites ou chafiites 20.

  • 21 Ces phénomènes sont décrits dans les chapitres 3 et 12.

13D’autre part, le soutien des sultans au mouvement mystique joua un rôle remarquable dans l’essor du soufisme local, déjà bien développé avant cette période, favorisant l’implantation de lignages de soufis venus de diverses régions de l’Iran 21. Le développement de l’institution du ribāṭ, préexistante à l’époque seldjoukide, est également à compter parmi les conséquences de la domination seldjoukide sur la ville et du mécénat ciblé des sultans et de leur entourage. Le soufisme bagdadien parvint, à l’époque du déclin seldjoukide, à s’assurer le soutien des Abbassides, soutien destiné à s’accentuer sous le califat d’al‑Nāṣir, et les prémices d’un phénomène d’institutionnalisation de la mystique sont visibles à Bagdad dès la seconde moitié du ve/xie siècle, sous la forme d’une proximité croissante des soufis avec les milieux du pouvoir.

  • 22 Voir le chapitre 15, consacré aux politiques urbaines et au mécénat.

14Enfin, la domination politique des Seldjoukides sur le califat ne fut pas sans incidence sur la ville elle‑même 22 : dans la seconde moitié du ve/xie siècle, les sultans, leurs proches et leurs hauts fonctionnaires, plus encore que leurs émirs qui s’investissaient peu dans l’espace urbain, furent les plus importants bâtisseurs et mécènes à Bagdad, eux qui pour la plupart ne résidèrent qu’épisodiquement dans la ville. L’un des signes du redressement califal lisible dès le premier tiers du vie/xiie siècle – et, indubitablement, de l’amélioration de la santé financière d’un califat jusque‑là exsangue – fut la politique de grands travaux mise en place par al‑Mustaršid et l’effacement progressif de l’entourage seldjoukide parmi les plus importants mécènes et bâtisseurs à Bagdad. Il n’en reste pas moins que quelques décennies d’investissement de l’espace urbain avaient conduit à une évolution de celui‑ci, par la fondation de nombreux ribāṭ‑s et madrasas et par l’aménagement d’infrastructures essentielles au fonctionnement de leurs waqf‑s, mais aussi par la construction de résidences privées, et sans doute aussi par l’importation, peu étudiée car mal documentée, d’un nouveau type architectural d’édifices et de décors.

  • 23 Voir le chapitre 2.

15Ainsi, bien que les Seldjoukides ne fussent jamais à proprement parler une dynastie bagdadienne, au sens où il avait existé une branche bagdadienne de l’émirat bouyide, et bien que leur domination politique fût remise en cause quelques décennies seulement après l’arrivée de Ṭuġril Beg en Irak, les souverains turkmènes et les hauts fonctionnaires iraniens, turcs ou arabes qui officiaient à leur service marquèrent profondément l’univers bagdadien, espace urbain comme espace social. Même les sphères dont on aurait pu penser qu’elles se montreraient peu sensibles aux variations du contexte politique, comme celle de la transmission du savoir traditionnel, subirent, non un bouleversement absolu, mais des inflexions notables dues aux préférences religieuses et idéologiques des nouveaux souverains 23. L’effacement, à Bagdad, d’une école de pensée chiite très active sous les Bouyides ne constitue qu’un des aspects de ce phénomène, et les évolutions que connurent les composantes sunnites de la société sont tout aussi remarquables.

16De ce qui précède, faut‑il conclure à l’encadrement sunnite croissant de la société bagdadienne ? Le simple fait que seul un très faible nombre de sources non sunnites furent produites et conservées pour la période invite à trancher en ce sens. Le tableau des élites bagdadiennes et de leur évolution dressé dans les précédents chapitres renforce ce sentiment. Des groupes confessionnels minoritaires existaient à Bagdad, même s’il est difficile d’évaluer leur taille, et produisaient les élites qui leur étaient nécessaires, pour les besoins de la vie communautaire notamment ; mais, à quelques exceptions près, leur participation aux ensembles sociaux les plus éminents de leur temps et à la sociabilité élitaire restait plus que limitée.

Chrétiens et élites chrétiennes dans une société musulmane

  • 24 Les différents aspects de la présence des nestoriens à Bagdad et du rôle de leurs élites laïques et (...)
  • 25 Sur cette tradition, voir entre autres J.‑M. Fiey, Chrétiens syriaques sous les Abbassides ; M. All (...)

17Le cas des chrétiens nestoriens de Bagdad et de leurs élites illustre bien l’étanchéité de plus en plus marquée entre les groupes minoritaires et la société sunnite qui leur était contemporaine 24. La présence des nestoriens à Bagdad et leur insertion matérielle dans la ville est un fait attesté pour la période. Les sources nestoriennes décrivent une société vivante, en contact avec les grands centres chrétiens du reste de l’Irak et en particulier avec les monastères de Haute‑Mésopotamie où les autorités religieuses nestoriennes étaient formées ; elles évoquent quelques grandes figures de médecins et secrétaires officiant à la cour abbasside, héritiers d’une longue tradition de présence des chrétiens bagdadiens dans ces deux domaines 25. Ces mêmes chroniqueurs chrétiens ne rappellent du contexte islamique que le strict minimum événementiel nécessaire pour se repérer dans une trame chronologique rythmée par la succession de souverains musulmans, califes et sultans, et par leurs querelles. Inversement, chroniques et dictionnaires biographiques sunnites passent presque complètement sous silence l’existence de ces nestoriens, en dehors d’un nombre très restreint de personnalités marquantes, secrétaires ou médecins. Le succès à la cour abbasside de quelques individus illustres, voire d’une poignée de lignages comme les Banū l‑Mawṣalāyā dans l’univers des dīwān‑s ou les Banū l‑Tilmīḏ dans le monde de la médecine, ne doit pas masquer le fait que les modes de participation des chrétiens à la société bagdadienne tenaient plus de la coexistence que de l’interpénétration avec leurs contemporains musulmans.

  • 26 Li‑qurbi‑hi min al‑ḫidma al‑šarīfa al‑imāmiyya al‑Mustaẓhiriyya ; Mārī b. Sulaymān, Aḫbār faṭārikat (...)
  • 27 Si l’on excepte le cas tout à fait exceptionnel du médecin chrétien Ibn Ṣafiyya qui, allié au puiss (...)

18Que les chrétiens aient eu leurs propres élites, ecclésiastiques notamment, ne fait aucun doute ; que, dans certains domaines comme la médecine, ces élites aient pu côtoyer des musulmans tout en gardant leur spécificité confessionnelle, non plus. Mais le contexte semble leur avoir été, dans l’ensemble, peu favorable : l’univers des secrétaires paraît de moins en moins ouvert aux chrétiens sur la période, poursuivant ainsi une évolution antérieure, et même les puissants Banū l‑Mawṣalāyā trouvèrent préférable de se convertir suite aux mesures discriminatoires édictées par le calife en 484/1091. On note également deux conversions parmi les 22 médecins chrétiens connus pour l’époque. Certains de ces médecins jouissaient d’une grande influence à la cour abbasside, ce qui leur permettait occasionnellement de servir les intérêts de leur communauté : le médecin‑prêtre Ibn al‑Wāsiṭī passe ainsi, d’après Mārī b. Sulaymān, pour avoir été à l’origine de la suppression, en 498/1105, du signe distinctif imposé près de quinze ans plus tôt aux chrétiens, et ceci, en raison du fait qu’il était très proche du calife al‑Mustaẓhir 26. Mais il n’est absolument pas certain que ce pouvoir ait eu une influence dans d’autres domaines que dans celui de la vie communautaire 27. Les médecins nestoriens de la cour, malgré le prestige que leur accordent les sources chrétiennes, n’apparaissaient pas dans les occasions sociales auxquelles prenaient part leurs contemporains musulmans les plus éminents, et n’étaient pas non plus cités parmi l’assistance des banquets offerts par les califes. Ils ne participaient donc pas de la sociabilité élitaire qui rassemblait régulièrement leurs homologues sunnites. Leur situation était celle d’une élite technicienne, caractérisée par sa maîtrise de la science et de la pratique médicales, et s’appuyant sur une longue tradition de suprématie au sein du champ médical bagdadien.

  • 28 Le rôle financier des juifs laïcs a été évoqué au chapitre 7, tandis que le chapitre 9, consacré au (...)

19Pour conclure à l’absolue étanchéité des communautés confessionnelles les unes par rapport aux autres, il faudrait pouvoir évaluer la place des chrétiens et des juifs dans d’autres secteurs d’activité comme le commerce 28. Les sources sont malheureusement peu disertes à ce propos. En l’absence d’informations complémentaires, on doit conclure que les populations juives comme chrétiennes produisaient des élites religieuses détentrices d’un statut élevé auprès des membres de leur communauté, mais peu influentes en dehors des questions confessionnelles internes et soumises au contrôle des institutions musulmanes : même le catholicos nestorien, soit la plus haute autorité du christianisme irakien, devait obtenir l’agrément califal avant d’être investi. Quant aux élites laïques, elles étaient peu nombreuses, techniquement spécialisées (kātib‑s chrétiens et peut‑être juifs, médecins nestoriens) et ne participaient pas aux occasions de sociabilité de la « bonne société » bagdadienne. À fonction égale, les non‑musulmans jouissaient d’un statut moins éminent que leurs homologues sunnites, qui n’étaient pas tenus de leur manifester la même déférence que celle qu’ils devaient à leurs coreligionnaires.

L’effacement des élites chiites de la sphère publique bagdadienne

  • 29 Ibn al‑Ǧawzī, al‑Muntaẓam, t. 16, p. 44 ; voir aussi Sibṭ ibn al‑Ǧawzī, Mirʾāt al‑zamān, éd. Ankara (...)
  • 30 Ibn al‑Aṯīr, al‑Kāmil, t. 8, p. 342.

20En ṣafar 451/mars 1059, lorsqu’al‑Basāsīrī convoqua les notables bagdadiens pour prendre la bayʿa en faveur du calife fatimide al‑Mustanṣir bi‑Llāh, il ne semble pas avoir rencontré de résistance de la part des élites sunnites. Les chroniques signalent, parmi les notables qui prêtèrent serment au souverain égyptien, le qāḍī l‑quḍāt hanafite Abū ʿAbd Allāh al‑Dāmaġānī, le fervent hanbalite Abū Manṣūr ibn Yūsuf, le ḫaṭīb hachémite Abū l‑Ḥusayn ibn Ġarīq, de lignage abbasside, ainsi qu’un groupe de notables (wuǧūh) abbassides et alides 29. Bien entendu, ce geste n’exprimait en rien le ralliement de sunnites éminents au chiisme en tant que système doctrinal : il s’agissait tout au plus de signifier leur acceptation d’un cadre politique chiite. Le geste n’en était pas moins extrêmement symbolique, tout particulièrement de la part des personnalités abbassides, dont la bayʿa était d’autant plus essentielle. Outre la menace physique directe – al‑Basāsīrī avait exécuté de façon spectaculaire, quelque temps auparavant, le vizir du calife Raʾīs al‑ruʾasāʾ, réputé pour la virulence de son sentiment anti‑chiite –, pour que les sunnites mentionnés eussent accepté de se ranger sans protester sous l’obédience fatimide, il fallait que le rapport de force, dans la Bagdad de ce milieu du ve/xie siècle, penchât en faveur du chiisme politique. Ibn al‑Aṯīr souligne que la ʿāmma bagdadienne avait rapidement pris le parti d’al‑Basāsīrī lors de son arrivée à Bagdad : les chiites, expose‑t‑il, en raison de leur maḏhab, et les sunnites en raison des exactions commises par les troupes seldjoukides quelques mois auparavant 30.

  • 31 Voir les chapitres 2 et 4 à ce propos.

21Un an après sa prise de pouvoir à Bagdad, al‑Basāsīrī se heurta au soutien militaire que le Seldjoukide Ṭuġril Beg, après avoir réglé ses propres affaires familiales, apporta au calife al‑Qāʾim. Une fois l’épisode fatimide clos à Bagdad et la ḫuṭba abbasside rétablie, il est probable que les catégories de population qui avaient soutenu al‑Basāsīrī ne disparurent pas, mais furent socialement réduites au silence par la politique sunnite des souverains seldjoukides. La conséquence fut, non pas l’éradication, mais l’effacement progressif des élites chiites de la sphère publique : elles subsistaient très certainement, mais perdirent presque toute visibilité historique chez les chroniqueurs et biographes sunnites, et leur place en tant qu’autorités religieuses ou leur rôle comme transmetteurs de ḥadīṯ sont particulièrement délicats à évaluer 31. La pratique de la dissimulation religieuse (taqiyya) ajoute à la difficulté de retracer le destin des élites chiites bagdadiennes en ces temps de sunnisme dominant. L’étude des milieux administratifs, politiques et militaires a mis en lumière l’existence de quelques émirs et secrétaires chiites. La plus forte proportion de chiites se rencontrait chez les kātib‑s et les employés des dīwān‑s abbassides, avec une nette augmentation de leur nombre à la fin de la période, sous le règne du calife al‑Nāṣir. En l’absence de source chiite locale contemporaine, les milieux chiites bagdadiens de l’époque seldjoukide restent mal connus ; l’effacement des élites chiites au sein des catégories éminentes de la population bagdadienne n’en est pas moins une donnée très importante de l’histoire de la période.

Un sunnisme divisé

  • 32 Les émeutes et révoltes (fitna‑s) perturbant cycliquement la vie bagdadienne ont été évoquées au ch (...)

22De cette évocation d’une société majoritairement sunnite, il ne faudrait pas déduire une homogénéité ni une cohésion absolues du sunnisme bagdadien. Si les vevie/xiexiie siècles furent le théâtre de conflits endémiques entre les populations sunnites et chiites des différents quartiers de la ville, exacerbés (mais non initiés) par la disparition des Bouyides qui n’avaient pas fait du chiisme une religion dominante mais avaient encouragé l’expression publique et le développement intellectuel du chiisme à Bagdad, cette même période vit aussi de très violents affrontements déchirer les milieux sunnites, opposant les hanbalites aux ašʿarites, aux muʿtazilites et à des courant minoritaires du hanbalisme local 32.

  • 33 Ces différents aspects ont été traités aux chapitres 4, 9 et 12.

23À Bagdad, ces clivages contribuèrent à entretenir une séparation assez nette des hanbalites d’avec les autres tendances du sunnisme local. Les hanbalites bagdadiens avaient leurs quartiers de prédilection, leurs propres réseaux de transmission du fiqh et manifestaient une forte tendance à l’endogamie, renforçant les liens de maître à disciple par un jeu parfois complexe d’alliances matrimoniales 33. Peu investis dans le champ politique et la judicature, comme souligné plus haut, ils recouraient malgré tout à l’autorité des agents califaux lorsqu’ils cherchaient à faire valoir leurs droits s’ils les estimaient bafoués, usant pour cela de l’entregent de certains membres de leur maḏhab jouissant de bonnes relations avec les milieux abbassides. Il leur arrivait de suivre l’enseignement de ḥadīṯ d’un transmetteur non hanbalite réputé, ou de transmettre à des disciples qui n’appartenaient pas à leur maḏhab ; mais leurs formes de sociabilité restaient centrées sur leur groupe, à l’époque d’Ibn al‑Bannāʾ comme à celle d’Ibn al‑Ǧawzī.

  • 34 À laquelle G. Makdisi a consacré son ouvrage Ibn ʿAqīl et la résurgence de l’islam traditionaliste (...)
  • 35 Ibn al‑Ǧawzī, al‑Muntaẓam, t. 18, p. 214.

24Les détails disponibles sur les hanbalites bagdadiens montrent aussi que les différents groupes sunnites étaient eux‑mêmes traversés par des clivages et des jeux de hiérarchie. Certains de ces clivages étaient idéologiques, comme en témoigne l’affaire somme toute exceptionnelle d’Ibn ʿAqīl dans la seconde moitié du ve/xie siècle 34, mais d’autres avaient pour enjeu la domination symbolique du groupe ; c’est dans ce sens que l’on peut comprendre l’orgueil quelque peu irritant d’Ibn al‑Ǧawzī se félicitant de la jalousie de ses compagnons hanbalites lorsqu’il obtint la direction de la madrasa fondée par Banafšā 35. Malgré ces divisions, les différentes fractions d’un même maḏhab se regroupaient en cas d’affrontement avec un groupe extérieur. Il faut enfin noter qu’au sein de chacun des maḏhab‑s bagdadiens, les statuts sociaux comme les situations matérielles restaient plus qu’hétérogènes : il est absolument impossible de placer sur un même plan, pour rester dans l’univers hanbalite, les riches commerçants‑mécènes évoqués au chapitre 9 et les modestes ascètes ou transmetteurs dont les sources biographiques se plaisaient à souligner le dénuement, étudiés aux chapitres 3 et 4.

  • 36 Voir les chapitres 2 et 4.

25À tous points de vue, les composantes du sunnisme bagdadien étaient donc extrêmement variées, voire hétéroclites. La domination seldjoukide, le retour au sunnisme politiquement dominant – dont on ne peut cependant faire un facteur explicatif de l’ensemble des évolutions de la période – et, plus encore, l’encouragement marqué aux maḏhab‑s hanafite et chafiite, créèrent à Bagdad les conditions d’une recomposition des élites savantes et des autorités religieuses musulmanes, entre sunnites et chiites d’une part, et de façon interne au sunnisme local d’autre part 36. Cependant, s’il y eut renforcement de la dominante sunnite de la société, comme l’espace de plus en plus restreint dévolu aux élites chrétiennes ou juives en témoigne, cela ne se traduisit pas par l’homogénéisation interne d’un sunnisme qui demeura, tout au long de la période, traversé de lignes de fracture presque aussi radicales, dans leurs manifestations sociales et polémiques, que celle opposant sunnites et chiites.

Problématiques bagdadiennes

Une capitale culturelle en déclin ?

  • 37 Les études de référence sur ces trois personnages et sur l’activité intellectuelle de la période so (...)
  • 38 M. Arkoun, L’humanisme arabe au ive/xe siècle, p. iv. La même idée se retrouve chez J. L. Kraemer, (...)
  • 39 Cette relation est explicitement posée par J. L. Kraemer, déclarant : « The tolerant environment un (...)

26Le ive/xe siècle avait vu s’épanouir à Bagdad un courant intellectuel que plusieurs historiens ont qualifié d’ « humaniste », autour de grandes figures comme l’historien‑philosophe Miskawayh (m. 421/1030) ou les penseurs Abū Sulaymān al‑Siǧistānī (m. v. 374/985) et son disciple Abū Ḥayyān al‑Tawḥīdī (m. 414/1023) 37. Par contraste, le régime seldjoukide, au sunnisme politique affirmé et favorisant les sciences traditionnelles, passe parfois pour avoir mis fin à l’atmosphère d’effervescence culturelle qui régnait dans la capitale abbasside sous ses prédécesseurs bouyides. Mohammed Arkoun notait ainsi, dans l’introduction de son étude sur Miskawayh : « ces tendances humanistes [du ive/xe siècle], à peine affirmées, ont été combattues par des forces sociales intérieures et extérieures », et ajoutait : « c’est réduire considérablement les enjeux des luttes engagées dans l’aire arabo‑islamique à partir du ve s. [de l’hégire] que de parler simplement de “réaction sunnite” contre l’État bûyide qui favorisa un chîʿisme modéré et tolérant 38 ». Le chiisme discret des Bouyides était ainsi implicitement considéré comme plus favorable à l’épanouissement des sciences rationnelles et de la pensée humaniste que le sunnisme seldjoukide 39.

27Quoi que l’on puisse penser de cette approche dans laquelle le risque essentialiste est loin d’être absent, toute production intellectuelle ne cessa pas brusquement avec la chute des Bouyides et le rétablissement d’un sunnisme politique dominant. À Bagdad, l’époque seldjoukide fut marquée par le renouveau d’une production traditionaliste plutôt que par une soudaine et absolue sclérose de l’esprit. Pour moins innovatrice qu’elle semble à nos yeux d’historiens d’aujourd’hui, car moins tournée vers la recherche rationnelle et avant tout soucieuse de s’accorder avec les prescriptions de la révélation coranique, cette production n’en fut pas moins vivace et prolifique. Traités juridiques, opuscules littéraires, sermons et homélies, chroniques centrées sur la vie locale et dictionnaires biographiques dédiés à la ville, les œuvres composées par des Bagdadiens de l’époque seldjoukide correspondent au type de mécénat développé par les souverains turkmènes, imités par les califes et leur entourage, puis par les civils bagdadiens : si, au ive/xe siècle, certains vizirs bouyides finançaient les activités de cercles lettrés ou philosophiques, après la conquête seldjoukide, la madrasa fut placée au cœur des attentions des mécènes, et avec elle les sciences traditionnelles, surtout le fiqh et le waʿẓ, principales matières à y être transmises.

  • 40 Il ne s’agit pas là d’un recensement exhaustif de tous les ouvrages écrits à Bagdad au cours de la (...)

28Les auteurs des dictionnaires biographiques indiquent volontiers la nature et le titre des ouvrages écrits par les personnages auxquels ils consacrent une notice. Sur les 2 639 individus recensés pour cette étude, 357, soit 13 %, sont signalés pour avoir composé au moins un ouvrage ; certains, à l’image du prolifique Ibn al‑Ǧawzī, étaient l’auteur de dizaines, voire de centaines, de traités et opuscules de taille variable, de quelques feuillets à plusieurs centaines de fascicules. Les matières les plus fréquemment citées sont, sans surprise, les sciences traditionnelles 40. Le ḥadīṯ, essentiellement transmis sous forme orale, n’est cité que dans 28 cas ; en revanche, on dénombre 79 auteurs de traités concernant des matières juridiques (fiqh, uṣūl et furūʿ, ḫilāf) et 45 d’ouvrages de commentaire coranique (tafsīr). Les disciplines littéraires étaient, elles aussi, bien représentées, sous la forme de recueils de poésie (49 auteurs) et de traités touchant aux diverses branches de l’adab (grammaire et philologie, versification, maqāmāt, ḥikāyāt et autres formes d’expression littéraire, soit 72 mentions). Il faut noter la place importante dévolue aux ouvrages historiographiques de type chroniques (taʾrīḫ, 41 auteurs), dictionnaires biographiques (cinq auteurs) ou généalogiques (ansāb, trois auteurs), et un nombre non négligeable (25) d’auteurs d’opuscules consacrés au waʿẓ, recueils de sermons ou conseils aux wāʿiẓ‑s. En revanche, deux domaines étaient très mal représentés : celui des sciences rationnelles, puisqu’on note à peine neuf auteurs de traités de médecine (ṭibb), deux d’astronomie, et deux chrétiens ayant rédigé des traités philosophiques, et celui de la mystique, avec seulement huit auteurs d’ouvrages consacrés à l’ascétisme (zuhd) et au soufisme (taṣawwuf). Il y a certes là un effet de source, les dictionnaires biographiques utilisés ici ne s’intéressant pas, à de rares exceptions près, aux spécialistes du savoir rationnel. La faible production d’ouvrages de ḥadīṯ, de taṣawwuf ou de zuhd n’en est que plus remarquable face à la domination du fiqh et du tafsīr pour les sciences traditionnelles, et des matières littéraires en général.

  • 41 Un même auteur pouvait, bien entendu, s’être illustré conjointement dans les deux domaines.
  • 42 Aux dires de son fils Ibn Abī Yaʿlā, Ṭabaqāt al‑ḥanābila, t. 2, p. 166, cinquième ṭabaqa.
  • 43 400 si l’on en croit Ibn Raǧab (Ḏayl ʿalā ṭabaqāt al‑ḥanābila, t. 3, p. 118, notice n° 66), et plus (...)
  • 44 D’après Ibn al‑Ǧawzī, al‑Muntaẓam, t. 16, p. 200, notice n° 3485.
  • 45 Plus d’une centaine de titres. Voir M. Swartz, « Arabic rhetoric », p. 38, et ʿAbd al‑Ḥamīd al‑ʿAlū (...)

29Il faut donc relativiser la domination des disciplines traditionnelles sur la production écrite de l’époque : si l’on comptabilise d’une part tous les personnages ayant composé des ouvrages dans le domaine des disciplines religieuses (fiqh, ḥadīṯ, sciences coraniques, waʿẓ et mystique) et de l’autre tous ceux de traités portant sur des matières profanes (poésie, adab, historiographie, disciplines rationnelles), on obtient des chiffres extrêmement proches : respectivement 185 et 183 auteurs 41. Cette rapide enquête statistique permet de nuancer la théorie du déclin culturel et l’affirmation selon laquelle la pensée profane aurait disparu devant le triomphe des disciplines traditionnelles. Certes, un grand nombre de ces ouvrages ne sont pas parvenus jusqu’à nous, ce qui peut être considéré comme un indice de leur intérêt mineur aux yeux des générations suivantes ; certes, en dehors de l’œuvre d’Abū Isḥāq al‑Šīrāzī, d’Ibn ʿAqīl ou d’Ibn al‑Ǧawzī, les productions majeures de l’époque furent l’œuvre, non pas de Bagdadiens stricto sensu, mais de ces éminents visiteurs ou résidents temporaires qu’étaient Abū Ḥāmid al‑Ġazālī (m. 505/1111) et ʿImād al‑dīn al‑Iṣfahānī (m. 597/1201), tous deux Iraniens, Abū Muḥammad al‑Ḥarīrī (m. 516/1122), originaire de Bassora, qui vint à Bagdad pour présenter ses célèbres Maqāmāt à la cour, le Damascène Ibn ʿAsākir (m. 571/1176) qui résida cinq ans dans la capitale abbasside, ou encore le Khurasanien Abū Saʿd al‑Samʿānī (m. 562/1167), qui fit plusieurs passages dans la ville et rédigea, parmi la cinquantaine d’ouvrages qui lui sont attribués, une suite au Taʾrīḫ Baġdād d’al‑Ḫaṭīb al‑Baġdādī. Les Bagdadiens de naissance, eux, s’illustrèrent essentiellement dans les disciplines traditionnelles, domaine dans lequel ils se montraient fort productifs. Les hanbalites étaient particulièrement prolixes, si l’on en juge par les 54 traités qu’aurait écrits Ibn al‑Farrāʾ 42, par les centaines de volumes attribués au Kitāb al‑funūn d’Ibn ʿAqīl 43, par les 500 ouvrages revendiqués par Ibn al‑Bannāʾ 44, ou par le nombre impressionnant de textes d’Ibn al‑Ǧawzī qui sont parvenus jusqu’à nous 45 ; et ce ne serait pas rendre justice à la vigueur de la production de certains auteurs bagdadiens de l’époque que de conclure sans appel à la sclérose intellectuelle de la ville à partir de la seconde moitié du ve/xie siècle.

  • 46 « Bagdad au temps de ses derniers califes », p. 299.
  • 47 Pour une étude du versant historiographique de cette production, voir J. Scott Meisami, Persian His (...)

30Comme le soulignait Claude Cahen évoquant la Bagdad du vie/xiie siècle, la ville avait cessé d’être « la principale métropole de l’esprit 46 » du dār al‑islām, s’effaçant devant ces capitales florissantes qu’étaient Le Caire ou Damas, auxquelles il faut ajouter les régions orientales de l’empire seldjoukide, où la production littéraire s’effectuait en persan 47. Bagdad n’en demeurait pas moins une ville où la pensée, fût‑elle traditionaliste, avait droit de cité, et où la production la plus originale était celle de l’école hanbalite et de ses élites lettrées. Évolution marquante de l’époque seldjoukide plus encore que de l’époque bouyide peut‑être, l’intégration de Bagdad dans un ensemble oriental de tradition turco‑iranienne consolida les liens de la ville et de la société locale avec une sphère culturelle non arabophone porteuse d’héritages propres et de penchants idéologiques se distinguant, par certains aspects, de ceux prévalant dans les régions centrales de l’ancien empire abbasside. L’établissement de ces liens, tout comme les conséquences sur la société locale d’une immigration en grande part venue des provinces orientales de l’Iran, doivent être considérés comme des évolutions cruciales de la période, et pris en compte pour évaluer les potentielles continuités avec la domination mongole qui se mit en place un siècle après la disparition du pouvoir seldjoukide en Irak.

Une ville moins attractive ?

  • 48 Une cinquième catégorie rassemble ceux dont la mobilité géographique n’est pas connue.

31On a vu que la thématique souvent invoquée du déclin urbain, comme celle de la décadence intellectuelle, est pour le moins discutable : Bagdad, au cours de la période étudiée, était une ville en évolution permanente, en raison des travaux de construction menés sans discontinuité par les élites, sultaniennes, puis califales et enfin locales, édifiant palais et résidences, madrasas et ribāṭ‑s, mosquées, oratoires et monuments funéraires sur les deux rives de la ville, avec une prédilection marquée pour les quartiers orientaux, aux alentours des palais abbassides. Reste à mesurer le pouvoir d’attraction de la ville sur les élites étrangères. Les personnages recensés dans la base de données peuvent être répartis en quatre catégories en fonction de leur mobilité géographique. Les « Bagdadiens » sont ceux qui, nés à Bagdad, y résidèrent tout au long de leur existence, y décédèrent et y furent enterrés, ce qui n’exclut pas qu’ils eussent voyagé ; ils constituent, par définition, le groupe le plus important de l’étude (1 503 des 2 639 personnages recensés, soit 57 %). Ceux que j’ai désignés, dans les analyses qui précèdent, comme « visiteurs » ou « simples visiteurs », ne firent que résider de façon temporaire dans la ville, parfois lors de très courts séjours, parfois pour de plus longues durées, et finirent par la quitter ; on en dénombre 786, soit 30 %. Sont dits « immigrants » les personnages originaires d’autres villes que Bagdad qui se fixèrent définitivement dans la capitale abbasside, au nombre de 213 (8 %). Enfin, les « émigrés » sont les Bagdadiens de naissance qui quittèrent définitivement la ville, soit 98 personnes seulement (moins de 4 % du total) 48.

  • 49 Pour chaque période étudiée, le solde migratoire de la ville est obtenu en soustrayant le nombre d’ (...)
  • 50 Voir le graphique 16‑1 : « Mobilité et origine géographiques des personnages recensés dans la base (...)

32On remarque immédiatement que, pour l’ensemble de la période, le solde migratoire bagdadien est largement positif, les immigrants étant deux fois plus nombreux que les émigrés 49. Une périodisation plus fine par demi‑siècle fait néanmoins apparaître quelques variations 50. La fixation à Bagdad d’élites étrangères à la ville demeura un phénomène continu : les immigrants représentaient plus de 8 % des personnages mentionnés par les dictionnaires biographiques au cours de chacune des périodes distinguées, soit un apport de 67, puis 68 et enfin 75 individus. La proportion de visiteurs, légèrement plus fluctuante, fut maximum dans la première moitié du vie/xiie siècle (34 % contre 25 % dans les autres périodes). Mais le plus notable est le mouvement d’émigration, d’abord faible puis en augmentation constante, qui touchait proportionnellement deux fois plus de Bagdadiens décédés dans la seconde moitié du vie/xiie siècle qu’un siècle auparavant (54 émigrants sur 864 personnages mentionnés dans la dernière période, soit 6,3 %, contre 21 sur 766 dans la première, soit 2,7 %). La situation de Bagdad au milieu du vie/xiie siècle – pour respecter le décalage de quelques décennies dû au fait que l’on raisonne ici sur des périodes de décès correspondant à des périodes d’activité quelque peu antérieures – était donc la suivante : une capitale toujours capable d’attirer un certain nombre d’élites, avec un solde migratoire globalement positif, mais ralenti (+ 2,4 % contre + 6 % un siècle plus tôt), et faisant face à un phénomène croissant d’émigration d’une partie de ses élites.

  • 51 Voir le graphique 16‑1, diagrammes (d) à (f).

33L’analyse des régions d’origine et de destination des migrants permet de replacer Bagdad dans le contexte plus large du dār al‑islām des vevie/xiexiie siècles 51. Les immigrants provenaient de deux régions principalement : d’une part, des villes irakiennes de moindre importance telles que Bassora, Kufa ou Wasit, dont les élites continuèrent, tout au cours de la période, à venir se former et s’établir à Bagdad ; d’autre part, des contrées plus éloignées, et au premier titre l’Iran qui demeura, tout au cours de la période, donc même après la fin de la domination seldjoukide sur l’Irak, la principale région d’origine des Bagdadiens d’adoption. Il est possible de diviser l’ensemble des territoires orientaux dont provenaient ces immigrants en trois ensembles : l’Iran oriental et les provinces voisines (comprenant entre autres la Transoxiane, le Khurasan, le Kharezm et le Siǧistān), l’Iran central (Fars et Kerman), et l’Iran occidental et les régions proches (Khuzistan, Ǧibāl, Ṭabaristān, Gilan, Azerbaïdjan et Arménie). Cette distinction permet de mettre en lumière le fait que la part des Iraniens venus des provinces orientales chuta au cours de la période : ils représentaient 57 % des immigrants venus d’Iran dans la première période, mais seulement 44 % dans la dernière (soit respectivement 25 % et 14 % du total des immigrants à Bagdad). La part des Iraniens des régions centrales, inversement, se renforça, passant de 16 % à 25 % des immigrants venus d’Iran.

  • 52 J. Ahola, The Community of Scholars, chapitre 2 ; voir en particulier les graphes de la figure 2.2, (...)
  • 53 Ce phénomène est étudié aux chapitres 3, 4, 5, 7 et 12.

34Le phénomène du recrutement iranien était antérieur à l’irruption des Seldjoukides, puisque la première période (décès au cours de la seconde moitié du ve/xie siècle) correspond à une période d’activité, et donc d’immigration, plus précoce, remontant à la première moitié ou au second tiers de ce siècle, sous les derniers Bouyides. Plus ancien que l’établissement du sultanat turkmène, ce phénomène d’immigration des Iraniens vers Bagdad survécut à la disparition du pouvoir seldjoukide en Irak, sans que l’on puisse penser qu’il en demeurât complètement indépendant, car il connut un léger essoufflement au vie/xiie siècle : la part totale des Iraniens parmi les personnages qui se fixèrent définitivement à Bagdad passa de 43 % dans la première période et même 51 % dans la deuxième à 31 % dans la troisième. Les régions iraniennes, et en particulier les provinces orientales, n’en restèrent pas moins, pour l’ensemble de la période, le principal réservoir de candidats à l’installation à Bagdad. Le lien avec la dynastie seldjoukide et ses affiliés est ici évident. Non que la période seldjoukide eût été la première à être témoin d’une importante immigration iranienne vers Bagdad : Judith Ahola a établi un lien ancien entre la population bagdadienne et ces régions, en particulier celles de l’Iran oriental. Son analyse statistique du Taʾrīḫ Baġdād montre cependant que cette vague d’immigration iranienne à Bagdad, après avoir culminé au milieu du ive/xe siècle, avait connu un net ralentissement à l’époque bouyide 52. La période seldjoukide peut donc être considérée comme ayant connu une seconde vague d’immigration iranienne à Bagdad, favorisée par les liens des sultans, de leur entourage et de leurs hauts fonctionnaires avec les territoires orientaux, au premier titre desquels le Khurasan. Ce phénomène, comme signalé dans les chapitres précédents, fut particulièrement marqué dans l’univers du soufisme, du fiqh chafiite et, dans une moindre mesure, hanafite, ainsi que parmi les élites politico‑judiciaires 53.

  • 54 Les régions iraniennes avait accueilli plus d’un candidat bagdadien à l’émigration sur deux au cour (...)
  • 55 Le taux de Bagdadiens qui émigrèrent définitivement est cependant plus faible que celui constaté pa (...)

35L’essor de la Ǧazīra parmi les régions d’origine des immigrants décédés dans la seconde moitié du vie/xiie siècle est également frappant, passant de 5 % dans les deux premières périodes à 10 % dans la seconde. Ce fait peut être interprété dans le sens d’un repli sur des régions proches, surtout si on le met en rapport avec l’augmentation de la part des Irakiens non originaires de Bagdad parmi les immigrants dans la capitale abbasside, passée de 18 % dans la première période à 31 % dans la dernière. Le fait que le Bilād al‑Šām, qui apparaît parmi les régions les mieux représentées dans la période médiane, disparaisse presque par la suite, s’explique sans doute par les conditions nouvelles offrant aux élites locales de tous types des possibilités d’ascension dans leur propre région. L’attrait des régions du domaine ayyoubide, en cette fin de vie/xiie siècle, apparaît nettement si l’on considère les destinations des Bagdadiens qui quittèrent définitivement leur ville : la Syrie, la Ǧazīra et l’Égypte remplacèrent rapidement l’Iran comme région d’accueil des émigrés bagdadiens 54. De fait, ce sont les grandes villes sous domination ayyoubide qui attirèrent, au cours de cette période, la plupart des candidats au départ, en nombre plus important qu’au cours des décennies précédentes 55. Ce phénomène manifeste le dynamisme des grandes métropoles qu’étaient à l’époque Damas, Alep et Le Caire ; cette dernière, déjà attractive à l’époque fatimide, se trouva, après la chute de cette dynastie, susceptible de se poser en rivale sunnite de Bagdad. Quant à la capitale abbasside, sans être en déclin, puisque la période fut au contraire témoin de la renaissance du pouvoir califal, elle connaissait un essoufflement certain de son pouvoir d’attraction, en partie dû aux vicissitudes sécuritaires de la première moitié du vie/xiie siècle, au cours de laquelle la ville fut à plus d’une reprise assiégée par des armées ennemies ou ravagée par les ʿayyār‑s.

36Que l’attractivité de Bagdad auprès d’immigrants désireux de s’y fixer définitivement se fût un peu ralentie sur la fin de la période est un fait ; que la ville continuât de recevoir la visite temporaire de voyageurs venus de l’ensemble du dār al‑islām en est un autre, tout aussi indéniable. Plusieurs dizaines de visiteurs éminents (ou de simples transmetteurs voyageant afin de recueillir le ḥadīṯ auprès d’un grand nombre de maîtres) sont signalés pour chacune des décennies de la période ; le cosmopolitisme bagdadien, loué par les historiens qui en ont fait l’un des traits distinctifs de la ville au cours des premiers siècles abbassides, demeura l’une des données de l’histoire bagdadienne plus tardive, malgré les risques de repli ou de rétrécissement de l’univers en contact avec la ville en raison des sièges, des troubles militaires et des difficultés de circulation dans la région.

37Bagdad apparaît donc, vers le milieu du vie/xiie siècle, comme une ville un peu moins attractive qu’au cours du siècle précédent, mais non répulsive ou en déclin ; une ville souffrant moins peut‑être d’une décadence interne que de la concurrence accrue de ses voisines syriennes et égyptiennes, alors en pleine expansion, qui offraient des possibilités de carrière sans doute plus attrayantes que celles proposées par le milieu califal, où les postes réellement prestigieux se trouvaient en nombre restreint et étaient dominés par de grands lignages jaloux de leurs prérogatives. Vu de Bagdad, le déclin du pouvoir seldjoukide et l’émergence des régions sous domination ayyoubide allaient conduire à l’essor de relations soutenues avec ces espaces qui lui étaient occidentaux, après deux siècles pendant lesquels la ville s’était trouvée englobée dans des ensembles politiques dont le centre de gravité se trouvait en Orient. Ce fait n’engendra pas une fermeture aux régions orientales, mais témoigne de la position nouvelle acquise par l’Irak et par Bagdad dans le contexte d’un équilibre régional modifié.

Une grande ville arabo‑musulmane parmi tant d’autres ?

  • 56 Patricians of Nishapur.
  • 57 Les structures politiques et administratives de l’État andalou à l’époque umayyade (milieu iie/viii(...)
  • 58 Les civils et l’administration dans l’État militaire mamlūk, p. 12.
  • 59 Liens personnels, clientélisme et réseaux de pouvoir dans le sultanat mamelouk (milieu xiiie‑fin xi (...)
  • 60 Iranian Elites and Turkish Rulers ; les arbres généalogiques des principaux lignages évoqués sont f (...)
  • 61 Chapitres 13 et 15.

38Une fois rappelé le dynamisme des élites urbaines, civiles comme militaires, dans d’autres grandes villes du dār al‑islām, peut‑on cerner des caractéristiques locales des élites bagdadiennes en regard de leurs homologues cairotes, damascènes ou iraniennes ? Le rôle de grands lignages est attesté dans nombre de capitales du monde musulman médiéval ; il n’est qu’à évoquer les « patriciens » étudiés par Richard Bulliet pour la ville de Nishapur 56, les familles de fonctionnaires andalous de l’époque omeyyade qui, d’après Mohamed Meouak, formèrent « les principales bases du personnel politique de l’époque émirale jusqu’à la fin du califat 57 », ou encore les « véritables dynasties de famille secrétariales » décrites par Bernadette Martel‑Thoumian pour Le Caire mamelouk 58. Mathieu Eychenne a mis en évidence, à travers l’exemple du premier siècle de l’État mamelouk, la constitution de réseaux familiaux visant à « organiser la reproduction sociale au bénéfice des grandes familles d’administrateurs civils » et représentant une alternative aux pratiques clientélistes en même temps qu’une façon de renforcer celles‑ci 59. Pour revenir à l’époque seldjoukide, la domination de quelques lignages sur la ville d’Ispahan, analysée par David Durand‑Guédy 60, a été évoquée plus haut ; ces exemples pourraient être multipliés à loisir. L’originalité bagdadienne est à rechercher ailleurs : en premier lieu dans la spécificité même de la ville, fondée pour être la capitale du califat abbasside, accueillant ses services centraux, administratifs, politiques et militaires, ainsi que les élites s’y rapportant. Le développement urbain de Bagdad, dans les premiers siècles de son histoire, fut tout entier déterminé par la présence dans la ville de ces services et de leurs employés. On a vu que ces mêmes élites politico‑administratives et militaires jouèrent encore, aux veviie/xiexiie siècles, un rôle crucial dans l’expansion des quartiers de la rive orientale, au point qu’une grande partie des fondations nouvelles (madrasas et, dans une moindre mesure, ribāṭ‑s) y furent installées 61. La reconstitution d’une administration et d’une armée califales au vie/xiie siècle, et l’essor de nouvelles élites localement implantées, où dominaient de puissants lignages, demeurent parmi les traits marquants de la période.

39La forte représentation du maḏhab hanbalite à Bagdad, l’activisme de ses membres et le caractère exclusif de la société qu’ils formaient constituent aussi des données incontournables et spécifiques au contexte bagdadien. Moins au contact des milieux politiques que ne l’étaient leurs homologues chafiites ou hanafites, dans l’ensemble moins enclins aux déplacements, également, que les ulémas des autres maḏhab‑s – Ibn al‑Bannāʾ et Ibn ʿAqīl ne semblent pas avoir voyagé hors de Bagdad, et Ibn al‑Ǧawzī comme Abū Yaʿlā ibn al‑Farrāʾ ne quittèrent la ville qu’une seule fois dans leur vie, pour effectuer le pèlerinage –, les hanbalites bagdadiens offrent l’exemple d’un microcosme original, doté de ses propres élites, autorités religieuses, transmetteurs du savoir traditionnel et grands commerçants‑mécènes, parcouru de clivages parfois violents et de hiérarchies insoupçonnées, traversant les soubresauts d’un grand siècle dont le groupe des hanbalites bagdadiens fut l’un des acteurs, sinon les plus influents, du moins les plus originaux.

Notes

1 Ibn al‑Aṯīr, al‑Kāmil, t. 8, p. 323.

2 Ibn al‑Ǧawzī, al‑Muntaẓam, t. 16, p. 117.

3 Ibn al‑Ǧawzī, al‑Muntaẓam, t. 17, p. 283.

4 Ibn al‑Ǧawzī, al‑Muntaẓam, t. 18, p. 214.

5 Sur ce point, voir D. Ephrat, A Learned Society in a Period of Transition, p. 119.

6 Voir les chapitres 10 et 11.

7 Étudiée au chapitre 8.

8 Leur cas a été traité au chapitre 12.

9 D. Durand‑Guédy, Iranian Elites and Turkish Rulers – A history of Iṣfahān in the Saljūq period, 2010, d’après la recherche doctorale de l’auteur, « Ispahan, de la conquête saldjuqide à la conquête mongole. Les élites et le pouvoir dans la province iranienne du Djibal (milieu du xie‑début du xiiie siècle) », thèse de doctorat de l’Université d’Aix‑Marseille, sous la direction de J.‑Cl. Garcin, octobre 2004.

10 D. Durand‑Guédy, Iranian Elites and Turkish Rulers, chapitres 9 à 11 ; idem, « An emblematic family of Seljuq Iran: the Khujandīs of Isfahan », dans Ch. Lange et S. Mecit (dir.), The Seljuqs – Politics, Society and Culture, 2011, p. 182‑202.

11 Ces évolutions ont été traitées au chapitre 7.

12 Ce phénomène est au cœur des chapitres 6 et 7.

13 26 des 754 personnages faisant l’objet d’une notice biographique et décédés dans la seconde moitié du ve/xie siècle avaient exercé des fonctions administratives au service du calife (soit 3,4 %), contre 31 des 771 dont les dates de décès sont comprises entre 501/1107 et 550/1155 (soit 4 %), et 60 des 834 qui moururent dans la seconde moitié du vie/xiie siècle (7 %, soit une proportion deux fois plus importante que pour la première période). Voir aussi le tableau 7‑2 : « Principaux employés des dīwān‑s et fonctionnaires abbassides (hors vizirs et nāʾib‑s) », qui recense respectivement 15, 24 et 48 personnages pour chacune de ces trois périodes.

14 Sur les 88 personnages regroupés dans le tableau 7‑2, on recense 79 Bagdadiens de naissance et de résidence, contre seulement deux visiteurs, deux immigrants et cinq émigrés.

15 Voir le tableau 7‑7 : « Principaux lignages officiant dans l’administration abbasside à l’époque seldjoukide ».

16 Dans les chroniques, les mentions d’émirs sont deux fois plus nombreuses, à volume de texte égal, pour la seconde moitié du vie/xiie siècle que pour la fin du siècle précédent. Voir le chapitre 6 pour une description de l’émergence des ces grands émirs bagdadiens et de leur rôle politique croissant.

17 Ibn Ǧubayr, Riḥla, p. 227 ; trad. fr. P. Charles‑Dominique, Voyageurs arabes, p. 252‑253.

18 Les effets de ce favoritisme sur les sphères de la transmission du savoir traditionnel et de la judicature font l’objet des chapitres 4 et 5, et la constitution de grandes familles de cadis hanafites est traitée au chapitre 12.

19 Voir les chapitres 2 et 14 à ce sujet.

20 Le tableau 5‑7 : « Cadis des circonscriptions de Bagdad (vevie/xiexiie siècles) » recense dix hanbalites seulement parmi les 88 cadis des circonscriptions bagdadiennes à la période seldjoukide, et le tableau 7‑2 : « Principaux employés des dīwān‑s et fonctionnaires abbassides (hors vizirs et nāʾib‑s) » en compte seulement cinq sur les 20 personnages pour lesquels un maḏhab ou une appartenance confessionnelle sont précisés.

21 Ces phénomènes sont décrits dans les chapitres 3 et 12.

22 Voir le chapitre 15, consacré aux politiques urbaines et au mécénat.

23 Voir le chapitre 2.

24 Les différents aspects de la présence des nestoriens à Bagdad et du rôle de leurs élites laïques et religieuses ont été abordés au cours des chapitres 2, 7, 8 et 12.

25 Sur cette tradition, voir entre autres J.‑M. Fiey, Chrétiens syriaques sous les Abbassides ; M. Allard, « Les chrétiens à Baġdād » ; C. Cabrol, Les secrétaires nestoriens à Bagdad (762‑1258 AD), 2012.

26 Li‑qurbi‑hi min al‑ḫidma al‑šarīfa al‑imāmiyya al‑Mustaẓhiriyya ; Mārī b. Sulaymān, Aḫbār faṭārikat kursī l‑mašraq, p. 144.

27 Si l’on excepte le cas tout à fait exceptionnel du médecin chrétien Ibn Ṣafiyya qui, allié au puissant émir Qaymāz, fut l’un des instigateurs de la mort du calife al‑Mustanǧid en 566/1170.

28 Le rôle financier des juifs laïcs a été évoqué au chapitre 7, tandis que le chapitre 9, consacré aux grands commerçants bagdadiens, rappelle que seuls des commerçants musulmans sont évoqués par les sources.

29 Ibn al‑Ǧawzī, al‑Muntaẓam, t. 16, p. 44 ; voir aussi Sibṭ ibn al‑Ǧawzī, Mirʾāt al‑zamān, éd. Ankara, p. 66 ; Ibn Kaṯīr, al‑Bidāya wa‑l‑nihāya, éd. al‑Turkī, t. 15, p. 765.

30 Ibn al‑Aṯīr, al‑Kāmil, t. 8, p. 342.

31 Voir les chapitres 2 et 4 à ce propos.

32 Les émeutes et révoltes (fitna‑s) perturbant cycliquement la vie bagdadienne ont été évoquées au chapitre 14.

33 Ces différents aspects ont été traités aux chapitres 4, 9 et 12.

34 À laquelle G. Makdisi a consacré son ouvrage Ibn ʿAqīl et la résurgence de l’islam traditionaliste au xie siècle (ve siècle de l’Hégire) ; voir en particulier le chapitre 5. Pour un résumé des démêlés du penseur hanbalite avec ses contemporains, voir « Ibn ʿAḳīl, Abū ’l‑Wafāʾ », EI2, t. III, p. 699‑700 (G. Makdisi). Ibn ʿAqīl (m. 513/1119), accusé par ses compagnons de maḏhab hanbalites de s’intéresser au kalām et d’avoir développé des tendances muʿtazilites, fut mis au ban de leur groupe avant de se livrer à une rétractation publique en 465/1072.

35 Ibn al‑Ǧawzī, al‑Muntaẓam, t. 18, p. 214.

36 Voir les chapitres 2 et 4.

37 Les études de référence sur ces trois personnages et sur l’activité intellectuelle de la période sont, par ordre chronologique de parution : M. Arkoun, L’humanisme arabe au ive/xe siècle – Miskawayh, philosophe et historien, 1972 ; M. Bergé, Pour un humanisme vécu : Abū Ḥayyān al‑Tawḥīdī, 1979 ; et J. L. Kraemer, Philosophy in the Renaissance of Islam – Abū Sulaymān al‑Sijistānī and his circle, 1986. Kraemer est également l’auteur d’une étude intitulée Humanism in the Renaissance of Islam – The Cultural Revival during the Buyid Age, 1986, qui propose une vision d’ensemble de la production culturelle à Bagdad à l’époque bouyide, en insistant sur la transmission de l’héritage philosophique grec et en mettant en valeur le mécénat des hauts fonctionnaires bouyides dans le domaine des sciences rationnelles.

38 M. Arkoun, L’humanisme arabe au ive/xe siècle, p. iv. La même idée se retrouve chez J. L. Kraemer, Humanism in the Renaissance of Islam, p. viii.

39 Cette relation est explicitement posée par J. L. Kraemer, déclarant : « The tolerant environment under Buyid rule may be ascribed to the Shīʿī orientation of the dynasty, of the ruling class, and of leading intellectuals » et présumant au chiisme médiéval une ouverture culturelle plus grande que celle du sunnisme (Humanism in the Renaissance of Islam, p. 29).

40 Il ne s’agit pas là d’un recensement exhaustif de tous les ouvrages écrits à Bagdad au cours de la période, mais du simple décompte des personnages signalés dans les dictionnaires biographiques pour avoir écrit au moins un ouvrage dans la discipline considérée. Les chiffres proposés ici se contentent donc d’indiquer un ordre de grandeur. Par exemple, les huit auteurs ayant rédigé des traités de médecine avaient écrit, à eux tous, plus d’une trentaine d’ouvrages sur le sujet.

41 Un même auteur pouvait, bien entendu, s’être illustré conjointement dans les deux domaines.

42 Aux dires de son fils Ibn Abī Yaʿlā, Ṭabaqāt al‑ḥanābila, t. 2, p. 166, cinquième ṭabaqa.

43 400 si l’on en croit Ibn Raǧab (Ḏayl ʿalā ṭabaqāt al‑ḥanābila, t. 3, p. 118, notice n° 66), et plus de 300 selon Ibn al‑Dimyāṭī (al‑Mustafād, t. 21, p. 145, notice n° 147).

44 D’après Ibn al‑Ǧawzī, al‑Muntaẓam, t. 16, p. 200, notice n° 3485.

45 Plus d’une centaine de titres. Voir M. Swartz, « Arabic rhetoric », p. 38, et ʿAbd al‑Ḥamīd al‑ʿAlūǧī, Muʾallafāt Ibn al‑Ǧawzī.

46 « Bagdad au temps de ses derniers califes », p. 299.

47 Pour une étude du versant historiographique de cette production, voir J. Scott Meisami, Persian Historiography to the end of the Twelfth Century, 1999, et Ch. Melville (dir.), Persian Historiography, 2012.

48 Une cinquième catégorie rassemble ceux dont la mobilité géographique n’est pas connue.

49 Pour chaque période étudiée, le solde migratoire de la ville est obtenu en soustrayant le nombre d’émigrés du nombre d’immigrants. Un solde positif signifie que la ville attirait plus de nouveaux habitants, dans les catégories étudiées, qu’elle n’en perdait au profit d’autres régions. Il va de soi qu’il s’agit du solde migratoire des seules élites recensées par les dictionnaires biographiques et non de l’ensemble de la population.

50 Voir le graphique 16‑1 : « Mobilité et origine géographiques des personnages recensés dans la base de données », diagrammes (a) à (c).

51 Voir le graphique 16‑1, diagrammes (d) à (f).

52 J. Ahola, The Community of Scholars, chapitre 2 ; voir en particulier les graphes de la figure 2.2, p. 76.

53 Ce phénomène est étudié aux chapitres 3, 4, 5, 7 et 12.

54 Les régions iraniennes avait accueilli plus d’un candidat bagdadien à l’émigration sur deux au cours de la deuxième des trois périodes considérées ici, contre un sur dix dans la troisième ; la part de la Ǧazīra, en revanche, passa de 8 % à 15 % entre la première période et la troisième, et celle du Bilād al‑Šām de 19 % à 36 %. Les effectifs considérés sont assez restreints : une vingtaine d’émigrés pour chacune des deux premières périodes, une cinquantaine pour la dernière.

55 Le taux de Bagdadiens qui émigrèrent définitivement est cependant plus faible que celui constaté par J. Ahola pour la période précédente : à partir des données fournies par le Taʾrīḫ Baġdād, elle obtient une proportion tournant autour de 10 % des notices, tandis que le taux moyen fourni par l’analyse de ma propre base de données est inférieur à 4 %, passant de moins de 3 % pour la première période à un peu plus de 6 % pour la dernière ; voir le graphique 16‑1, diagrammes (a) à (c).

56 Patricians of Nishapur.

57 Les structures politiques et administratives de l’État andalou à l’époque umayyade (milieu iie/viiie siècle‑fin ive/xe siècle) : étude prosopographique et essai de synthèse sur les principales charges gouvernementales, Thèse de Doctorat de l’Université de Lyon 2, 1989 (inédite), p. 516.

58 Les civils et l’administration dans l’État militaire mamlūk, p. 12.

59 Liens personnels, clientélisme et réseaux de pouvoir dans le sultanat mamelouk (milieu xiiie‑fin xive siècle), p. 247 ; voir le chapitre v pour une analyse de l’itinéraire de lignages d’administrateurs.

60 Iranian Elites and Turkish Rulers ; les arbres généalogiques des principaux lignages évoqués sont fournis p. 313‑316.

61 Chapitres 13 et 15.

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