1Pour dresser un tableau le plus nuancé possible des élites bagdadienne, j’ai jusqu’ici prêté attention aux différentes catégories de la population de la ville, aux fonctions exercées et au statut personnel, et à l’interaction d’ensembles définis par leur éminence sociale, entre eux et avec le reste de la population, dans le contexte politique de la domination seldjoukide puis du redressement califal. Un acteur crucial reste absent de ces analyses : la ville elle‑même, espace matériel dans lequel les élites inscrivaient leurs activités quotidiennes, mais aussi produit de ces mêmes élites – ville en évolution constante, gigantesque chantier sur lequel les élites imprimaient leur marque par le choix de quartiers résidentiels ou de fondations de prestige.

2La ville de Bagdad, entité urbaine complexe, fractionnée mais une, représente plus que le simple cadre dans lequel se mouvaient ses habitants, peuple comme élites. La topographie originale de Bagdad et les contraintes de l’environnement, en particulier la division de la ville par un fleuve large et peu docile, doivent être prises en considération pour comprendre comment les élites s’inscrivaient dans le tissu urbain. La présente partie s’ouvre donc sur une présentation des grands traits du cadre topographique bagdadien et sur une évocation de ses principaux quartiers.

3Choix d’un lieu de résidence et d’ensevelissement, localisation des fondations commanditées par les élites (madrasas, ribāṭ‑s, oratoires et palais), modes d’appropriation de l’espace urbain : les préférences manifestées par les notables bagdadiens dans leur usage quotidien de l’espace avaient pour conséquence un développement inégal des différents quartiers de Bagdad. Malgré l’originalité des choix sultaniens en matière de développement de certaines zones de la ville, les évolutions propres à l’époque seldjoukide s’inscrivent dans la continuité des périodes précédentes : le développement spectaculaire des quartiers de la rive orientale, autour du complexe palatial abbasside, avait été amorcé à la période bouyide et même plus tôt. De plus, les phénomènes d’inscription contrastée des élites et des catégories moins favorisées de la population dans l’espace urbain contribuèrent grandement à la formation ou au renforcement de l’identité de chacun des quartiers de la ville. Ces points font l’objet du chapitre 13, qui examine les choix élitaires en matière de résidence, de sépulture et d’appropriation de l’espace urbain.

4Bien qu’elle soit focalisée sur les élites, la présente étude ne souhaite pas ignorer la présence constante du peuple bagdadien, que les sources mentionnent essentiellement lorsqu’il se faisait trop turbulent, et dont le gouvernement demeura, tout au long de la période, un enjeu majeur. Le contrôle urbain était partagé entre plusieurs instances, certaines dépendant de l’autorité du sultan, d’autres du calife, d’autres encore issues de fractions précises de la population. Le chapitre 14 en examine les modalités, reflet du rapport des forces en présence, après avoir présenté les différentes situations de troubles auxquelles la ville était périodiquement confrontée : cataclysmes naturels, émeutes, exactions de catégories turbulentes de la population, sièges et menaces militaires extérieures, qui engendraient une désorganisation profonde du fonctionnement des institutions.

5De par leur pouvoir économique et leurs choix symboliques, les élites bagdadiennes étaient les principaux acteurs du développement de leur ville. L’époque seldjoukide vit s’épanouir un mouvement de fondations urbaines, des constructions privées (palais, résidences, jardins) aux institutions dédiées au savoir mystique et traditionnel (madrasas, mosquées, ribāṭ‑s) et aux travaux d’intérêt public (fortifications, entretien du système de canaux, édification de ponts, réparation des routes et des infrastructures commerciales). Ce mouvement, tout d’abord dû aux Seldjoukides et à leurs agents, fut poursuivi par les califes abbassides et par leur entourage, ainsi que par des civils bagdadiens sans rapport avec la cour. Ces évergètes et acteurs du développement urbain sont évoqués au chapitre 15, ainsi que leurs principales réalisations. Par l’étude de l’implantation, du contrôle, des fondations et des usages de l’espace urbain par les catégories éminentes de la population bagdadienne, je souhaite ici explorer le rapport des élites à leur ville afin de les envisager comme un véritable produit de l’urbain autant que comme l’une des principales forces modelant la ville.