1Dans le deuxième tiers du iv^e/x^e siècle, les califes abbassides avaient dû céder une bonne partie de leurs prérogatives et de leur souveraineté aux émirs bouyides, et en particulier la direction des armées 1. Les Abbassides restèrent ainsi militairement dépendants des émirs daylamites durant plus d’un siècle. Le passage à la domination seldjoukide, au milieu du v^e/xi^e siècle, ne changea pas la donne, et le calife demeura privé d’armée pendant de longues décennies encore. La première moitié du vi^e/xii^e siècle vit la reconstitution progressive d’une armée entretenue et dirigée par le calife, après une période où l’Abbasside eut recours à l’aide de troupes alliées pour combattre ses adversaires. La renaissance d’une armée abbasside s’accompagna de l’émergence d’élites militaires au service du calife, et de la montée en puissance des émirs dans la vie politique bagdadienne.

Le califat désarmé : du protectorat seldjoukide à la reconstitution d’une armée abbasside

2Les sultans seldjoukides, tout comme leurs prédécesseurs bouyides, avaient surgi sur la scène bagdadienne en tant que conquérants, soutenus par d’importantes armées. Même si Ṭuġril Beg n’eut pas, à proprement parler, à prendre militairement Bagdad, car son entrée dans la capitale abbasside se fit après une série d’échanges diplomatiques 2, c’est en raison de leur pouvoir militaire autant, sinon plus, que par alliance formelle avec les califes que les Seldjoukides régnèrent près d’un siècle sur l’Irak. Pendant plusieurs décennies, les califes abbassides restèrent dépossédés de toute armée, et devaient s’en remettre aux sultans pour mener les expéditions militaires nécessaires pour faire face à un certain nombre de menaces extérieures, autant que pour maintenir l’ordre à l’intérieur de leur territoire 3.

Les menaces sur la sécurité bagdadienne

Un équilibre socio‑religieux fragile

3Au niveau interne, l’équilibre bagdadien était menacé par les tensions explosives entre populations sunnites et chiites, mais aussi par les clivages entre différents groupes sunnites. En témoignent les nombreuses émeutes (fitna, pl. fitan) qui émaillèrent l’histoire de la ville au v^e/xi^e comme au vi^e/xii^e siècle 4. Il faut ajouter à ces troubles les exactions des ʿayyār‑s, ces bandes organisées qui semaient périodiquement le désordre dans la ville, profitant des périodes de crise ou d’affrontement militaire pour piller et agir à leur guise 5. À ces déprédations s’ajoutait la menace que faisaient peser sur les élites des deux États, abbasside et seldjoukide, les ismaéliens (que les sources sunnites désignent sous le terme de « bāṭinites »), responsables de nombreux assassinats politiques à partir de la fin du v^e/xi^e siècle. Le passage des armées seldjoukides par Bagdad au cours de leurs campagnes militaires était, lui aussi, un facteur renouvelé de troubles, car la ville et ses habitants devaient supporter l’effort consistant à loger les armées des sultans. Les exactions des soldats, fussent‑ils sous l’autorité d’un théorique subordonné du calife, n’étaient pas rares, bien que les émirs et sultans seldjoukides se fussent efforcés de discipliner leurs troupes afin de limiter réquisitions de domiciles, pillages et violences, ce qui n’allait pas toujours sans peine 6. La situation de Bagdad, sous domination militaire étrangère, et la présence de troupes de soldats turcs, ne parlant pas la même langue que les Bagdadiens et souvent avides de pillages, faisaient peser un risque permanent sur la tranquillité de la ville, et il arrivait que les forces mêmes censées garantir l’ordre fussent à l’origine de troubles parfois meurtriers 7.

Les menaces sur Bagdad et sur le califat

4Outre les désordres internes, la population bagdadienne était soumise à des menaces extérieures qui, selon les périodes, provenaient d’horizons divers. Les voyageurs bagdadiens, en particulier ceux d’entre eux qui étaient désireux de se rendre au pèlerinage, redoutaient leurs turbulents voisins bédouins, les Banū Ḫafāǧa, qui faisaient des caravanes de pèlerins leurs proies favorites. Les Banū Ḫafāǧa étaient présents dans les territoires au sud et à l’ouest de Bagdad, en particulier dans la région de Kufa, et sont régulièrement évoqués par les chroniques pour leur indiscipline dans la première moitié du v^e/xi^e siècle 8. Pour la période seldjoukide, les exactions de ces Arabes bédouins, menés par leur chef, l’émir Raǧab b. Manīʿ, sont mentionnées dès l’année 455/1063. Les chroniques précisent qu’ils attaquaient les voyageurs jusqu’aux portes de Bagdad, forçant le calife à reconnaître par une investiture officielle et par l’octroi d’une robe d’honneur la souveraineté de Raǧab sur un territoire conséquent 9. En 485/1092, après la mort du sultan Malik Šāh, les Banū Ḫafāǧa attaquèrent de nouveau les pèlerins, et il fallut envoyer des troupes pour obtenir un retour au calme 10. Les exactions des Bédouins semblèrent diminuer par la suite, avant de reprendre au milieu du vi^e/xii^e siècle : en 544/1149, ils détroussèrent les pèlerins partis de Bagdad, et le chef de la caravane, le amīr al‑ḥāǧǧ, se montra impuissant à les combattre 11. De telles attaques eurent encore lieu régulièrement par la suite 12.

5Une autre source d’inquiétude permanente était entretenue par la présence toute proche, à Hilla (al‑Ḥilla), à une centaine de kilomètres au sud de Bagdad, d’une dynastie d’émirs arabes chiites, les Mazyadites (descendants de Dubays ibn Mazyad). Les Mazyadites s’alliaient parfois avec les califes abbassides, mais s’en montraient aussi, à d’autres occasions, les ennemis acharnés, au point de faire, par moments, peser une véritable menace militaire sur Bagdad et ses habitants 13. La tension entre Abbassides et Mazyadites culmina dans les premières décennies du vi^e/xii^e siècle. En 514/1120 puis 516/1122, profitant de la révolte du Seldjoukide Masʿūd contre son frère Maḥmūd, leur chef Sayf al‑dawla Dubays pilla les environs de Bagdad 14. Défait par le calife, il s’allia avec le Seldjoukide Ṭuġril b. Muḥammad b. Malik Šāh, et ils marchèrent conjointement sur Bagdad en 519/1125 15. Dubays menaça de nouveau la ville en 522‑523/1128‑1129, et le calife dut recourir à l’aide du sultan en titre pour le combattre 16. Enfin, en 529/1134, Dubays s’allia avec le sultan Masʿūd contre le calife abbasside. Au cours de l’affrontement qui s’ensuivit, le calife al‑Mustaršid fut fait prisonnier puis fut assassiné par un ismaélien 17.

6La principale menace extérieure pesant sur Bagdad était créée par l’instabilité du régime seldjoukide lui‑même, constamment traversé de contestations et de luttes intestines, tout descendant de Salǧūq pouvant prétendre au pouvoir et celui‑ci se conquérant avant tout par la force. Après la mort du troisième sultan seldjoukide, Malik Šāh, en 485/1092, les rivalités entre sultans auto‑proclamés, désireux de recevoir l’investiture légitimante du calife, se traduisirent à bien des reprises par des menaces militaires sur Bagdad. Dès 494/1101, le Seldjoukide Muḥammad b. Malik Šāh marchait sur Bagdad à la tête d’une troupe de 10 000 soldats, contestant le pouvoir de son frère, le sultan Barkyārūq 18. En 521/1127, le sultan Maḥmūd b. Muḥammad affronta le calife ; ses troupes pillèrent la ville à cette occasion 19. Quelques années plus tard, en 526/1131, Maḥmūd s’alliait à l’émir de Mossoul, Zankī b. Āqsunqur, afin de marcher une seconde fois sur Bagdad. Le calife sortit victorieux de l’affrontement, bien que ses troupes fussent moins nombreuses que celles de ses ennemis 20. En 530/1135, le calife al‑Rāšid, à peine nommé successeur de son père al‑Mustaršid, dut combattre le sultan Masʿūd, le frère de Maḥmūd. Masʿūd prit Bagdad, al‑Rāšid s’enfuit à Mossoul et fut destitué par son entourage qui nomma, ratifiant le choix de Masʿūd, son oncle al‑Muqtafī 21. En 551‑552/1156‑57, ce fut au tour du neveu de Masʿūd, Muḥammad Šāh b. Maḥmūd, d’assiéger Bagdad suite au refus califal de faire mentionner son nom dans la ḫuṭba 22. Par la suite, dans la seconde moitié du vi^e/xii^e siècle, les califes n’eurent plus affaire à des prétendants au sultanat, mais à des émirs, appartenant ou non à la famille seldjoukide, qui pillaient la région et menaçaient parfois Bagdad 23.

7Dans ce contexte troublé, où il s’écoulait rarement une décennie sans que Bagdad soit en butte à des troubles graves, il était particulièrement crucial que l’autorité légitime puisse disposer de forces armées susceptibles de réprimer les émeutes et de défendre la ville contre ses assaillants. Or, la particularité des débuts de l’époque seldjoukide réside dans le fait que cette même autorité légitime, à savoir le calife, était presque entièrement dépourvue de toute force militaire, et dépendait donc de l’appui que lui apportaient le sultan et ses troupes. Cette situation s’inscrivait dans la continuité du système politico‑militaire en place avant l’arrivée des Seldjoukides, où le calife avait dû accepter que les émirs bouyides exercent un contrôle absolu sur l’armée 24. Au cours du vi^e/xii^e siècle, cependant, on assista au recouvrement progressif des droits militaires du calife, suivi de l’organisation d’une armée placée sous ses ordres.

Sultan, calife et forces armées : une relation contractuelle

8La relation unissant le calife abbasside et le sultan seldjoukide était, depuis la nomination de Ṭuġril Beg comme sultan, de nature contractuelle : le calife remettait au Seldjoukide un pacte ou contrat (ʿahd 25) lui reconnaissant le titre de sultan. Ce ʿahd, issu de la chancellerie califale, lui était octroyé en grande pompe lors d’une cérémonie d’investiture (tawliya, taqlīd), en même temps qu’une robe d’honneur parfois accompagnée de présents précieux et d’insignes de souveraineté (ornements, épées, étendards) 26. Le sultan se voyait aussi assuré que son nom serait mentionné dans la ḫuṭba, à la suite de celui du calife, reconnaissance ostensible et réitérée de son pouvoir.

9Le texte des contrats (ʿahd) ainsi dressés ne nous est malheureusement pas parvenu, mais il est clair qu’en échange de sa légitimation par l’autorité abbasside, un des rôles essentiels du sultan seldjoukide était de protéger militairement celui‑ci. Il s’agissait d’ailleurs d’une tutelle bien plus que d’une simple protection, et les textes laissent entendre que le contrat stipulait que le calife n’avait pas le droit de lever ses propres troupes. En cas de besoin, il devait faire appel aux armées sultaniennes qui, en retour, se devaient de répondre à ses sollicitations. Les chroniques rappellent à plusieurs reprises cet aspect essentiel de leur relation : le manquement du sultan à ses obligations militaires pouvait être interprété comme une rupture unilatérale du contrat. Ainsi, lorsqu’en 522/1128 les armées du Mazyadite Dubays menacèrent Bagdad, le calife al‑Mustaršid écrivit au sultan Maḥmūd pour lui demander de l’aide. Le texte de la missive précisait que si Maḥmūd ne protégeait pas le calife et Bagdad contre Dubays et ses troupes, tout accord (ʿahd) entre eux serait rompu 27. Peu de temps après, en 525/1131, al‑Mustaršid rassurait le sultan Maḥmūd, contesté par son neveu Masʿūd, en lui précisant qu’il n’avait pas rompu le pacte solennel (ʿahd, accompagné d’un serment, yamīn) qui les unissait et n’avait, en conséquence, pas enrôlé de troupes, ce qui lui aurait permis d’appuyer les prétentions de Masʿūd 28. En 543/1148, le calife al‑Muqtafī rappelait à Masʿūd, devenu sultan, qu’en raison du pacte conclu entre eux, il ne pouvait réunir de troupes. Pressé par la menace directe que faisait peser sur Bagdad un groupe d’émirs dissidents, il obtint du sultan la dérogation lui permettant de lever malgré tout une armée 29.

10Toutes ces mentions concernent le vi^e/xii^e siècle et ne permettent pas de juger de la situation dans la seconde moitié du v^e/xi^e siècle. Il est cependant clair que le rôle du sultan était déjà de protéger militairement Bagdad et le califat, et que le calife lui‑même ne pouvait lever ou diriger des armées. La protection militaire accordée au calife par les sultans justifiait les fréquentes et exorbitantes demandes financières des Seldjoukides, en grande partie destinées à rémunérer leurs troupes. Ces demandes apparaissent de façon régulière, dès les premières décennies de la domination seldjoukide. D’après Rašīd al‑dīn, Ṭuġril Beg avait pour dessein de réclamer une aide financière au calife al‑Qāʾim qu’il venait de débarrasser d’al‑Basāsīrī, afin d’entretenir ses armées lors de son séjour à Bagdad. La clairvoyance de son vizir l’aurait dissuadé d’en faire la réclamation directe, et le calife aurait, de lui‑même, proposé que le Seldjoukide lui versât une pension sur les revenus fiscaux de la région, ce qui impliquait que ces revenus seraient désormais perçus par l’administration sultanienne 30.

La main‑mise seldjoukide sur les iqṭāʿ‑s de l’Irak

11L’une des expressions les plus directes du rapport de forces entre le calife et le sultan, à la défaveur du premier, fut la main‑mise seldjoukide sur les revenus de l’Irak, dans la lignée des pratiques de la période bouyide. La manifestation la plus flagrante en fut que les iqṭāʿ‑s irakiens furent distribués à des émirs et autres dignitaires sultaniens, en rémunération de leurs services. Le système de l’iqṭāʿ, qui s’était développé à l’époque bouyide, consistait à octroyer, en rémunération du service d’un émir ou d’un fonctionnaire, les revenus fiscaux d’un territoire précis, en lieu et place d’une solde ou d’un salaire. Le personnage à qui était concédé l’iqṭāʿ était dénommé muqṭaʿ. Par extension, le terme iqṭāʿ en vint à désigner le territoire sur lequel étaient levées les taxes qui en constituaient le revenu, voire ce revenu lui‑même 31. Au début de l’époque seldjoukide, l’obtention d’un iqṭāʿ n’était pas héréditaire, bien qu’une tendance de ce type se fisse jour progressivement 32. Elle ne s’assortissait pas non plus systématiquement du pouvoir de gouverner la région concédée, comme en témoigne l’octroi de revenus d’iqṭāʿ‑s à des femmes : après avoir épousé une princesse seldjoukide en 448/1056, le calife al‑Qāʾim réserva à son épouse « 12 000 dinars sur [le revenu] des iqṭāʿ‑s du Tigre 33 ». De la même façon, lorsque l’union de la fille du calife al‑Qāʾim et du sultan Ṭuġril Beg fut conclue en 454/1062, malgré la forte réticence de l’Abbasside, le sultan octroya à la jeune mariée tous les revenus des iqṭāʿ‑s qui appartenaient à sa précédente épouse 34. Les dévolutions d’iqṭāʿ‑s n’étaient pas réservées aux émirs, et les grands fonctionnaires califaux, comme le vizir, étaient également rémunérés de cette façon 35.

12En dehors peut‑être des iqṭāʿ‑s directement liés à Bagdad, dont les revenus restaient théoriquement affectés au calife 36, le choix des muqṭaʿ‑s revenait désormais au sultan, même s’il était sans doute officiellement ratifié par le calife 37. Ibn al‑Aṯīr précise que dès sa première venue à Bagdad en 447/1055, Ṭuġril Beg saisit tous les iqṭāʿ‑s qui étaient aux mains des militaires au service du dernier émir bouyide, al‑Malik al‑Raḥīm, et les redistribua lui‑même 38. Les confiscations d’iqṭāʿ‑s abbassides qui survinrent dsns les années 450/1060 montrent que le véritable pouvoir de décision concernant la destination des revenus fiscaux des provinces se trouvait entre les mains des Seldjoukides. En 457/1065, c’est directement du sultan Alp Arslān que le chef militaire irakien Muslim b. Qurayš obtint plusieurs iqṭāʿ‑s en Irak, dont les régions de Hit et Anbār 39, et d’autres exemples montrent que les sultans seldjoukides distribuaient les iqṭāʿ‑s de l’Irak soit à leurs émirs, soit à des chefs militaires locaux qu’ils faisaient ainsi entrer dans leur allégeance. Les sultans apparaissent comme octroyant des iqṭāʿ‑s jusque dans les années 540/1145, mais vers 546/1151, le calife al‑Muqtafī avait recouvré suffisamment de puissance pour pouvoir à son tour confisquer les iqṭāʿ‑s du personnel sultanien 40.

13L’octroi des revenus d’un iqṭāʿ n’impliquait pas que le muqṭaʿ se fixât dans ce territoire, et les titulaires d’un iqṭāʿ irakien se contentaient en général d’en toucher les revenus auprès de l’administration califale. En effet, les iqṭāʿ‑s d’Irak restaient gérés par l’administration abbasside, par l’intermédiaire de substituts (nāʾib‑s) présents sur les territoires concernés, à charge pour le Trésor califal d’en distribuer les revenus aux muqṭaʿ‑s (émirs ou autres dignitaires) à qui ils revenaient, par l’intermédiaire de fondés de pouvoir (wakīl‑s). Les chroniques signalent plusieurs conflits dus à la gestion des iqṭāʿ‑s par des nāʾib‑s califaux. À titre d’exemple, en 468/1075, le gouverneur civil seldjoukide (ʿamīd) Abū Naṣr vint à Bagdad réclamer au calife, de la part du sultan Malik Šāh, 100 000 dinars représentant le paiement du revenu de ses iqṭāʿ‑s et de ceux de ses dépendants (ḥawāšī). Il arguait du fait que les troupes étaient nombreuses et que le sultan n’avait plus d’argent. Devant le refus du calife d’accéder à sa demande, le ʿamīd dédaigna le nāʾib chargé de ses iqṭāʿ‑s, s’empara de ceux‑ci (à savoir de leur revenu) et nomma pour administrer les régions concernées des Turcs (aʿāǧim) parmi ses agents 41 ; un premier pas vers le gouvernement du territoire des iqṭāʿ‑s par leur muqṭaʿ était ainsi franchi. L’année suivante, une polémique éclata entre le calife al‑Muqtadī, qui venait d’ordonner la fermeture des cabarets et débits de boissons de Bagdad, et le šiḥna du sultan, qui en touchait les revenus sous forme d’iqṭāʿ. Le calife lui proposa mille dinars en dédommagement, mais le šiḥna se plaignit auprès de Niẓām al‑mulk qui lui offrit une compensation de sa poche 42. En 476/1083, une nouvelle protestation du sultan, demandant que l’on ne s’opposât pas (au paiement) des iqṭāʿ‑s dus à ses ḥawāšī, parvint au calife par l’intermédiaire d’un ḫādim 43.

L’extorsion financière et sa justification militaire

14Les revenus procurés par les iqṭāʿ‑s irakiens n’étaient pas négligeables, mais ils étaient destinés aux émirs seldjoukides et, bien qu’ils aient ainsi partiellement soulagé les souverains seldjoukides de l’entretien de leurs troupes, ils ne suffisaient pas à satisfaire les exigences financières des sultans, que ces derniers continuaient à justifier par le coût de leur armée. Le sultan seldjoukide assurait au calife le service de ses troupes nombreuses et organisées, soumises au commandement d’émirs entraînés, ce qui lui fournissait en retour une possibilité sans cesse renouvelée de chantage financier. En 493/1099, le vizir du sultan Barkyārūq convoqua ainsi quelques éminents Bagdadiens devant qui il réclama de l’argent au vizir du calife, afin de payer les troupes 44. Al‑Mustaẓhir commença par refuser, puis ils se mirent d’accord sur la somme de 160 000 dinars. L’année suivante, Barkyārūq réclama à nouveau de l’argent et le calife dut accepter de lui remettre 50 000 dinars, ce qui n’empêcha pas le sultan de soutirer également de l’argent à la population bagdadienne 45. En 515/1121, le calife al‑Mustaršid, menacé par Dubays ibn Mazyad, demanda au sultan Maḥmūd de prolonger son séjour à Bagdad afin de continuer à protéger la ville. Maḥmūd argua du fait qu’il avait de coûteuses troupes à entretenir pour soutirer de l’argent au calife, ce qui engendra en quelques mois l’épuisement du Trésor abbasside. Le calife dut recourir à des taxations non canoniques puis à des emprunts auprès des riches bagdadiens 46. Le coût de l’entretien des armées seldjoukides retombait ainsi en grande partie sur les populations irakiennes, rurales comme urbaines.

La renaissance de l’armée califale au vi^e/xii^e siècle

15Outre les aspects financiers, le monopole sultanien sur l’armée garantissait aux Seldjoukides l’obéissance forcée d’un calife dépourvu de troupes et donc incapable de s’opposer militairement à eux. Cette situation se maintint pendant plus d’un demi‑siècle, avant que le calife al‑Mustaršid ne se décidât à prendre lui‑même le commandement de troupes ; la reconstitution d’une armée califale à proprement parler fut encore plus tardive.

Al‑Mustaršid (512‑529/1118‑1135) : un calife redevenu chef de guerre

16Avant les premières décennies du vi^e/xii^e siècle, les seules forces militaires dont disposait le calife se réduisaient à une troupe destinée à assurer sa sécurité et celle de ses proches : il s’agissait de sa garde personnelle, désignée sous le terme de ḫāṣṣa, et non d’une véritable armée. Pour la période seldjoukide, les premières expéditions militaires auxquelles prit part un calife abbasside furent la conséquence de l’opposition croissante entre le califat et l’émir de Hilla Dubays ibn Mazyad, dans la seconde décennie du vi^e/xii^e siècle. Le calife al‑Mustaršid fut ainsi le premier souverain abbasside à mener une campagne militaire depuis les débuts de l’émirat bouyide.

17En ḏū l‑ḥiǧǧa 516/février 1123, alors que Dubays, depuis plus de deux ans, menaçait la région de Bagdad de ses attaques renouvelées, al‑Mustaršid installa sa tente d’apparat (surādiq) sur la rive occidentale de Bagdad, et proclama la mobilisation des troupes 47. C’est très solennellement qu’il partit à leur tête, portant sceptre, turban et burda du Prophète, pour aller affronter l’armée de Dubays. Les troupes qu’il avait ainsi rassemblées, et sur la composition desquelles on ne sait rien, étaient largement insuffisantes pour combattre le Mazyadite, qui disposait de 10 000 cavaliers et 12 000 fantassins. De plus, les Abbassides ayant été privés d’armée depuis près de deux siècles, le calife ne disposait pas d’émirs qui fussent directement à son service. Al‑Mustaršid eut donc recours à l’appui de l’émir Āqsunqur al‑Bursuqī, qui, à la tête de ses propres armées, mena le combat au nom du calife. Si elles restaient numériquement inférieures aux troupes de Dubays, les forces ainsi rassemblées, composées de 8 000 cavaliers et 5 000 fantassins, pouvaient malgré tout s’y comparer. D’autres chefs militaires d’obédience abbasside apportèrent leur renfort aux troupes califales, tels que Sulaymān b. Mahāriš, souverain (ṣāḥib) d’al‑Ḥadīṯa, sur l’Euphrate 48. Les troupes pro‑abbassides, menées par l’émir Āqsunqur, sortirent victorieuses de l’affrontement et regagnèrent Bagdad au début de l’année 517/1123.

18Les mêmes scènes se reproduisirent en 519/1125, lors de nouveaux affrontements opposant al‑Mustaršid à Dubays et son allié, le seldjoukide Ṭuġril b. Muḥammad 49. En 521/1127, le sultan Maḥmūd entra dans Bagdad avec ses troupes et pilla la ville. Al‑Mustaršid parvint alors à lever 30 000 hommes, en provenance de Bagdad et de ses environs (Sawād), mais se vit contraint de conclure une trêve avec le sultan dont les troupes avaient pris le dessus 50. Al‑Mustaršid n’hésita pas à lever de nouveau des armées pour défendre Bagdad, en 526/1131 contre le seldjoukide Maḥmūd allié à Zankī b. Āqsunqur 51, et en 529/1134, contre une coalition rassemblant le sultan Masʿūd et Dubays 52. Il entreprit également quelques offensives extra‑bagdadiennes, assiégeant successivement Mossoul en 527/1132 53 puis Takrit en 528/1133 54. Pour la première fois depuis la conquête seldjoukide, le calife se trouvait en mesure de mener une politique indépendante vis‑à‑vis des sultans et de conduire à sa guise des activités militaires et diplomatiques, fussent‑elles dirigées contre des membres de la famille seldjoukide.

Du soutien d’émirs alliés à la reconstitution d’une armée abbasside

19Le retour à un rôle militaire des califes abbassides peut donc être daté très précisément du règne d’al‑Mustaršid, dans la seconde décennie du vi^e/xii^e siècle. Il fallut cependant attendre quelques décennies encore pour voir renaître une armée abbasside permanente, soumise à un commandement militaire compétent en la personne d’émirs dévoués au calife. En 547/1152, lorsque le calife al‑Muqtafī éprouva le besoin de rassembler des troupes afin de marcher contre l’ancien šiḥna seldjoukide de Bagdad, Masʿūd al‑Bilālī, qui menaçait de se révolter contre les Abbassides après avoir été chassé de Bagdad, il rassembla des troupes nombreuses et marcha lui‑même à leur tête 55. Masʿūd al‑Bilālī avait vainement cherché à dresser le nouveau sultan seldjoukide, Muḥammad b. Maḥmūd, contre le calife, assurant le sultan qu’il serait facile de prendre Bagdad avec une petite troupe de mille cavaliers, car les Bagdadiens, disait‑il, « ne connaissent rien à la guerre 56 ». L’armée rassemblée par le calife al‑Muqtafī, forte de 3 000 cavaliers commandés par des émirs de confiance, lui infligea un démenti en parvenant deux ans plus tard à prendre Takrit, où l’ancien šiḥna s’était réfugié. À cette date, on peut considérer qu’une véritable armée professionnelle, sans doute permanente, avait été reconstituée au service des Abbassides.

20On dispose de renseignements contradictoires sur le nombre de soldats enrôlés dans les troupes commandées par les califes au vi^e/xii^e siècle. Si al‑Mustaršid avait pu mobiliser, par l’intermédiaire de ses alliés, 30 000 hommes contre Dubays en 521/1127, il ne disposait plus que de 2 000 cavaliers cinq ans plus tard 57, ce qui montre bien que le recrutement des troupes n’était que temporaire, en fonction des campagnes à mener 58. Les chroniques évoquent à nouveau 30 000 soldats à ses côtés lors du siège de Mossoul en 527/1132 59, puis 15 000 cavaliers lorsqu’il passa ses troupes en revue en 528/1133 60. En 529/1134, son avant‑garde se composait de 2 500 cavaliers, et lui‑même était à la tête de 7 000 cavaliers supplémentaires pour aller affronter Dubays et Masʿūd 61.

21L’entretien de troupes aussi nombreuses, ou même leur recrutement pour des périodes ponctuelles, devait grever profondément le budget de l’État abbasside tout en privant les prétentions financières des sultans de toute légitimité. Les sources sont cependant peu disertes sur ces thèmes. Que la levée d’armées fût onéreuse, et qu’elle eût entraîné un besoin immédiat de numéraire, est une évidence : ainsi, lorsque le fils du calife al‑Mustaẓhir, sans l’accord de son père, enrôla des troupes en 513/1119, il perçut par la même occasion l’impôt foncier (ḫarāǧ), sans nul doute afin de rémunérer ses soldats, mais le montant réuni n’est pas précisé 62 ; il fut, suite à cela, fortement réprimandé par son père. En 523/1129, Dubays, qui rassemblait des troupes, parvint à enrôler 10 000 cavaliers après avoir réuni 500 000 dinars 63. Il serait hasardeux d’en déduire que la solde d’un cavalier aurait été de 50 dinars, car il faut aussi prendre en compte les frais nécessaires à l’armement et au ravitaillement des troupes, ainsi que la rémunération des émirs les commandant, moins nombreux mais certainement mieux rémunérés 64. La somme globale évoquée est cependant comparable aux 300 000 dinars dépensés par le calife al‑Muqtafī, en 549/1154, pour enrôler 6 000 cavaliers dans le but d’assiéger la citadelle de Takrit 65. En regard, la somme de 3 000 dinars, remise par al‑Rāšid au šiḥna de Bagdad, en 529/1134, afin qu’il enrôle des troupes pour défendre Bagdad contre la menace extérieure, paraît étrangement dérisoire 66. Elle traduit sans doute les difficultés matérielles du califat après la disparition tragique d’al‑Mustaršid. Il est d’ailleurs probable que les soldats d’al‑Mustaršid eux‑mêmes se considéraient comme insuffisamment rémunérés, car sur les 7 000 hommes qui accompagnaient le calife lors de son expédition hors de Bagdad, 2 000 s’enfuirent, proportion non négligeable 67.

22La composition des armées califales n’est pas non plus connue en détail. Les sources livrent des bribes d’information qui indiquent que les troupes enrôlées au service du calife – soit directement, soit par l’intermédiaire de chefs militaires de la région, comme ce fut le cas avec Āqsunqur al‑Bursuqī lors de la campagne contre Dubays en 517/1123 – étaient composées de soldats arabes, mais aussi kurdes 68 et peut‑être turkmènes. Quant aux émirs mentionnés au service du calife, ils étaient en général d’origine servile et de provenances ethniques et géographiques variées.

Les armées califales dans la seconde moitié du vi^e/xii^e siècle

23Après l’épisode malheureux du bref califat d’al‑Rāšid (529‑530/1135‑1136), l’existence d’une armée enrôlée, dirigée et rémunérée par le calife ou par ses représentants est épisodiquement attestée. Al‑Muqtafī dirigea à plusieurs occasions des troupes et se concevait comme chef de guerre autant que comme administrateur de ses domaines. Les chroniques le représentent ainsi dans sa tente d’apparat (surādiq), enjoignant à son vizir de passer les armées en revue en 549/1154 puis 551/1156 69. Vu l’insuffisance de ses troupes, lors de l’arrivée militaire de Muḥammad Šāh accompagné de l’émir ʿAlī Kūǧuk (ʿAlī Küčük, soit « le petit » ou « le jeune ») à Bagdad en 552/1157, il ordonna aux Bagdadiens de prendre les armes, ce que firent, si l’en en croit Ibn al‑Ǧawzī, des catégories de population aussi diverses que les ṣibyān (« jeunes gens », à rapprocher sans doute des ʿayyār‑s), commerçants (tāǧir‑s), gens du peuple (ʿawāmm) et dignitaires (raʾīs‑s) 70. Lorsque les troupes de Muḥammad Šāh assiégèrent le Dār al‑Sulṭān, le calife ordonna au maḫzan de financer 25 000 flèches à distribuer aux archers turcs, et son verrier privé (zaǧǧāǧ al‑ḫāṣṣ) produisit 18 000 flacons de naphte incendiaire 71. Les chroniques ne précisent pas quel budget fut nécessaire pour produire ces armes, ni de quelle façon la somme fut réunie.

24Le calife al‑Mustanǧid (555‑566/1160‑1170) mena également des armées, essentiellement contre les Banū Ḫafāǧa qui refusaient de s’acquitter des impôts auprès des autorités déléguées par le calife 72 et détroussaient les pèlerins en route pour La Mecque 73. Son fils al‑Mustaḍīʾ (566‑575/1170‑1180), quant à lui, fit preuve dès les débuts de son règne d’une volonté de réorganisation des armées qui allait de pair avec des remaniements dans le domaine administratif 74. Les effectifs de l’armée califale étaient parfois menacés en raison de difficultés financières, mais le principe de l’existence d’une armée abbasside, le droit même du calife de lever des troupes et de nommer à leur tête ses propres commandants militaires, ne devait plus être remis en question après le milieu du vi^e/xii^e siècle. En 572/1176, deux ans après avoir subi les exactions d’émirs rebelles, les soldats du calife al‑Mustaḍīʾ combattirent une ultime fois des troupes seldjoukides avides de pillage 75. Vaincues, celles‑ci se replièrent vers le Khurasan, marquant la fin des manifestations seldjoukides en Irak.

Les émirs et Bagdad au cours de la période seldjoukide

25La reconstitution d’une armée permanente au service des califes de Bagdad, telle que retracée ci‑dessus, implique l’existence de chefs militaires professionnels ou émirs (amīr, pl. umarāʾ) dévoués aux Abbassides. Sur l’ensemble de la période, de nombreux émirs sont évoqués par les chroniques. Jusqu’au milieu du vi^e/xii^e siècle, deux types d’émirs apparaissent dans ces textes. Les premiers étaient des chefs militaires indépendants, régnant aux marges des zones d’influence abbassides, désignés sous le terme d’ « émirs (ou princes) des confins » (umarāʾal‑aṭrāf, mulūk al‑aṭrāf) et régulièrement mentionnés comme des acteurs de l’histoire régionale tout au long de la période. Le recouvrement de l’autorité califale sur l’Irak se traduisit, selon les cas, soit par la reconnaissance de fait du pouvoir de ces chefs de guerre par l’État abbasside, soit par la nomination d’émirs au service du calife dans les régions autrefois contrôlées par eux. Ces « émirs des confins » n’intervenaient que rarement dans la vie bagdadienne, sauf dans les cas où leur puissance militaire, mise au service tantôt du calife et tantôt de ses adversaires, représentait une menace ou un appui à la population de la ville.

26Les autres chefs militaires évoqués par les chroniques étaient des émirs au service des Seldjoukides, d’origine ethnique variée, dont certains jouèrent un rôle non négligeable à Bagdad, en raison de leur fortune comme de leur influence au sein de l’État seldjoukide.

27Les dictionnaires biographiques s’intéressaient peu aux émirs, en raison de leur investissement généralement nul dans la sphère du savoir traditionnel : seuls 23 chefs militaires font l’objet d’une notice dans les sources dépouillées. Les chroniques permettent d’identifier environ 40 émirs supplémentaires. En tout, pour la période, sont mentionnés comme acteurs de l’histoire bagdadienne 26 émirs ayant servi les sultans, 12 émirs ayant servi les califes 76 et environ 25 émirs indépendants des deux pouvoirs et susceptibles de s’allier tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre. Ce n’est que dans le second quart du vi^e/xii^e siècle qu’apparaissent des émirs au service du calife, dont certains sont explicitement désignés comme des « émirs bagdadiens » : la plupart étaient d’origine servile, d’anciens mamelouks des califes abbassides, élevés et entraînés par eux dans les palais bagdadiens.

28Les renseignements glanés sur la plupart de ces personnages restent fort maigres, se réduisant souvent à un ou deux éléments onomastiques associés à la mention de quelques hauts faits. Il est rare que les chroniques précisent l’année de décès des émirs, plus rare encore qu’elles offrent des détails sur leur carrière. Contrairement à des périodes plus tardives, il est donc malaisé de retracer les itinéraires personnels, les réseaux d’entraide, les solidarités, les inimitiés et les trahisons des émirs de la période seldjoukide, et seules quelques grandes figures se détachent plus nettement que les autres.

Les émirs du pèlerinage

29À Bagdad, dans la période où le calife était dépourvu d’une armée et devait s’en remettre au sultan pour les opérations militaires, c’est‑à‑dire jusqu’au règne d’al‑Mustaršid, en dehors des chefs militaires au service des Seldjoukides, les seuls émirs évoqués par les sources étaient d’anciens émirs ayant officié sous les Bouyides, ainsi que des chefs du pèlerinage (amīr al‑ḥāǧǧ). Certains des premiers se reconvertirent, après la chute de leurs maîtres, au service des Seldjoukides 77, ou, plus rarement, du calife. Le cas de l’émir turc chiite al‑Basāsīrī (m. 451/1060), mawlā de l’émir Bahāʾ al‑dawla, qui servit les Bouyides puis fut nommé chef des troupes turques par le calife al‑Qāʾim avant de se révolter contre celui‑ci et de faire allégeance aux Fatimides, est plus qu’exceptionnel 78. Al‑Basāsīrī reste le seul personnage à porter le titre d’émir qui ait joué un rôle militaire réel dans l’entourage califal en ce milieu du v^e/xi^e siècle. Dans les décennies suivantes, les seuls autres « émirs » signalés à Bagdad étaient les « chefs du pèlerinage » (amīr al‑ḥāǧǧ), chargés de conduire la caravane des pèlerins irakiens jusqu’aux villes sainte de l’Arabie, et régulièrement évoqués par les chroniques 79.

Les émirs du pèlerinage : période sultanienne (deuxième moitié du v^e/xi^e siècle)

30Les deux premiers personnages que les dictionnaires biographiques signalent comme amīr al‑ḥāǧǧ pour cette période n’étaient en rien des militaires. Il s’agissait de lettrés issus de lignages alides, ayant tous deux exercé la fonction de naqīb des Ṭālibides en même temps que celle de chef du pèlerinage, et ce, en continuité avec les pratiques de la période bouyide 80. Le premier, ʿAdnān al‑Mūsawī 81, était le neveu du célèbre naqīb chiite al‑Murtaḍā, à qui il succéda en tant que naqīb et amīr al‑ḥāǧǧ lorsque ce dernier mourut en 436/1044. Il resta officiellement en fonctions jusqu’à son propre décès, en 449/1058, mais en pratique le pèlerinage n’eut pas lieu pendant les années troublées qui suivirent la chute du régime bouyide. Ce n’est qu’en 457/1064 que les pèlerins purent à nouveau quitter Bagdad pour les lieux saints de l’islam, conduits par le nouvel amīr al‑ḥāǧǧ, Abū l‑Ġanāʾim al‑Muʿammar al‑Ḥusaynī 82, naqīb des Ṭālibides, qui avait été nommé l’année précédente et présidait également à la juridiction des maẓālim. Il resta en poste tant qu’al‑Qāʾim fut calife 83.

31Le titre d’émir de ces deux premiers personnages leur venait uniquement de la direction du pèlerinage. Cette fonction, certes, impliquait la défense physique des pèlerins contre d’éventuelles attaques bédouines, mais rien n’indique que ʿAdnān al‑Mūsawī et Abū l‑Ġanāʾim al‑Ḥusaynī aient reçu une formation militaire les rendant aptes à assumer ce rôle de défenseurs armés des voyageurs. La fonction d’amīr al‑ḥāǧǧ était porteuse d’un grand prestige symbolique, ce qui explique qu’elle ait longtemps été confiée à ces notables bagdadiens qu’étaient les naqīb‑s. L’accaparement progressif de cette fonction par des grands émirs, sultaniens puis califaux, témoigne de la progressive montée en puissance des élites militaires dans la configuration sociale et politique bagdadienne.

32Les exactions récurrentes des tribus bédouines du Sawād irakien, en particulier les Banū Ḫafāǧa, ainsi que le pouvoir croissant des sultans seldjoukides, expliquent l’évolution que l’on constate dans le choix des émirs du pèlerinage au cours de la seconde moitié du v^e/xi^e siècle. L’usage s’imposa de confier la direction du pèlerinage à des émirs turcs, serviteurs des sultans seldjoukides. À la mort d’al‑Qāʾim, son successeur al‑Muqtadī envoya tout d’abord à la tête de la caravane des pèlerins le naqīb Abū Ṭālib al‑Zaynabī, qui avait également pour mission de prendre la bayʿa au nom du nouveau calife à La Mecque et Médine 84. Mais en 469/1076, la direction du pèlerinage fut pour la première fois confiée à un Turc de l’entourage sultanien : l’émir Ḫutluġ (Qutluġ), qui détenait l’iqṭāʿ de Kufa 85. Les sources signalent qu’il officia comme amīr al‑ḥāǧǧ pendant une dizaine d’années 86, et les informations le concernant sont quelque peu contradictoires, puisqu’Ibn al‑Ǧawzī vante sa piété et son bon comportement 87, tandis qu’Ibn Kaṯīr mentionne qu’il fut démis pour cause de mauvaise conduite, les pèlerins s’étant plaints qu’il leur imposait le paiement de taxes non canoniques (mukūs) 88. Il fut alors remplacé par Ḫumārtakīn (Ḫumārtegin) al‑Ḥasbānī 89. Ce dernier, sans doute un autre membre de l’entourage seldjoukide, n’est pas évoqué par les sources biographiques 90. Il conserva sa fonction d’amīr al‑ḥāǧǧ sous le règne du successeur d’al‑Muqtadī, le calife al‑Mustaẓhir, en alternance avec d’autres émirs turcs de l’entourage seldjoukide. Dans les trois dernières décennies du v^e/xi^e siècle, il est donc évident que le directeur du pèlerinage était choisi, sinon directement investi, par le sultan seldjoukide, et ce, parmi les proches serviteurs de sa personne ou de son État. Dans les dernières années du v^e/xi^e siècle, des proches de l’émir mazyadite Ṣadaqa b. Manṣūr furent épisodiquement investis de la direction du pèlerinage, en alternance avec Ḫumārtakīn, sans que soient exposées les raisons de ce choix 91.

Les émirs du pèlerinage : période califale (vi^e/xii^e siècle)

33Les sources ne disent rien des modalités de la nomination de l’amīr al‑ḥāǧǧ, mais l’on peut suivre l’émergence progressive de l’influence abbasside au cours de la première décennie du vi^e/xii^e siècle, où des proches serviteurs du calife (ḫādim, pl. ḫuddām) se virent confier la direction du pèlerinage. Le plus éminent de ces ḫādim‑s officia sous al‑Mustaẓhir puis al‑Mustaršid et al‑Muqtafī, soit pendant près de 35 ans : il s’agissait du mamelouk Naẓar b. ʿAbd Allāh 92. Certains dictionnaires biographiques consacrent une notice à ce personnage qui occupa un rôle important auprès de ces trois califes abbassides, en tant qu’émir du pèlerinage, fonction qui lui valut le laqab d’Amīr al‑Ḥaramayn (« Émir des deux villes saintes »), mais également comme émissaire des califes auprès des sultans seldjoukides. Les fonctions militaires de ce ḫādim lui avaient valu la nisba d’al‑Ǧuyūšī (« [qui commande] aux armées »). Lorsque le calife al‑Mustaršid marcha contre Dubays ibn Mazyad 517/1123, c’est à Naẓar qu’il confia le commandement des troupes en tant que ṣāḥib al‑ʿaskar ou « maître des armées » 93. À cette période, il était devenu un rouage suffisamment important de l’État abbasside pour que des ismaéliens cherchent à le supprimer l’année suivante, en même temps que le vizir Ibn Ṣadaqa 94. Leur complot échoua, et Naẓar put continuer à servir les califes et à diriger le pèlerinage jusqu’à ce qu’il fût emporté par la maladie, en 544/1150. Il fut enterré au cimetière abbasside d’al‑Ruṣāfa, signe de sa grande proximité avec le milieu califal.

34D’autres ḫādim‑s califaux exercèrent, au cours du vi^e/xii^e siècle, la fonction d’amīr al‑ḥāǧǧ, assortie d’un rôle proprement militaire au sein de la nouvelle armée abbasside. Après la mort de Naẓar, al‑Mustaẓhir choisit pour lui succéder à la direction du pèlerinage l’émir Yumn, mawlā du calife au service personnel duquel il était attaché (ḫādim ḫāṣṣ) 95. Si l’on en juge par sa double nisba d’al‑Ḥabašī (« l’Éthiopien, le noir ») al‑Mustaẓhirī et par son nasab, Abū l‑Ḫayr Yumn b. ʿAbd Allāh était un mamelouk noir d’al‑Mustaẓhir. Il avait épousé la fille de Šams al‑nahār (« Soleil du jour »), la gouvernante (qahramāna) du calife al‑Muqtadī 96, et portait comme laqab Kamāl al‑dawla. Il joua à plusieurs reprises un rôle de maintien de l’ordre au cours d’émeutes, aux côtés du ṣāḥib al‑šurṭāa 97. Ibn al‑Ǧawzī signale qu’on lui confia des missions très importantes, la direction du pèlerinage étant perçue comme l’apogée de sa carrière 98. Cette fonction ne lui fut cependant dévolue que pour un bref laps de temps, car Yumn décéda en 511/1117, alors qu’il avait été envoyé en mission à Ispahan par le calife.

35Sous le califat d’al‑Mustaršid, ce furent à nouveau des ḫādim‑s califaux qui dirigèrent le pèlerinage, essentiellement Naẓar, mais également Iqbāl, un ḫādim proche de ce dernier 99. Naẓar continua de conduire la caravane des pèlerins pendant les dix premières années du règne d’al‑Muqtafī, mais en 539/1144, des troubles eurent lieu lors du pèlerinage, opposant Naẓar au souverain (ṣāḥib) de La Mecque 100. L’année suivante, la direction du ḥaǧǧ fut confiée au mamelouk Qaymāz al‑Arǧawānī 101, que sa nisba désigne comme un mamelouk au service d’Arǧawān, elle‑même mawlāt arménienne du calife al‑Qāʾim et mère du calife al‑Muqtadī 102. Qaymāz resta près de 15 ans en poste. Lorsqu’il mourut en 555/1160, ce fut le nouvel émir de Kufa 103, portant le nom turc d’Arġaš, qui le remplaça à la direction du pèlerinage 104. Arġaš était un ancien mamelouk du calife, si l’on en croit la nisba al‑Mustaršidī que lui décerne Ibn al‑Aṯīr 105. Il dirigea le pèlerinage pendant au moins cinq ans et servit aussi militairement les califes dans d’autres circonstances. En 562/1166, il partit combattre le Turkmène Šumla, maître du Khuzistan, qui menaçait d’assiéger Bagdad, et mourut d’une chute de de cheval au cours de cette expédition 106.

36Au début du règne d’al‑Mustaḍīʾ, en 566/1170, Ibn al‑Aṯīr signale que la direction du pèlerinage fut confiée à l’émir Ṭāštakīn al‑Mustanǧidī 107, que sa nisba désigne comme un ḫādim du précédent calife. À la fin de sa carrière, Ṭāštakīn, qui était de tendances chiites, fut nommé gouverneur de la province du Khuzistan par le calife al‑Nāṣir, et mourut à Tustar en 602/1206 108. Il avait occupé la fonction de directeur du pèlerinage pendant de nombreuses années. Les chroniques se font l’écho de difficultés survenues avec le gouverneur (amīr) de La Mecque en 571/1176, que le calife fit régler par Ṭāštakīn, qui assurait la direction du pèlerinage 109. Outre la sécurité des pèlerins, l’amīr al‑ḥāǧǧ assurait en effet un rôle politico‑diplomatique et militaire à La Mecque et Médine, en tant que représentant de l’autorité abbasside dont les souverains locaux tenaient, en principe, leur légitimité.

37Ainsi, dès la fin du règne d’al‑Mustaẓhir, la direction du pèlerinage fut, de façon quasiment systématique, confiée à des serviteurs du calife : d’anciens mamelouks des Abbassides, dans la plupart des cas des émirs ayant eu un rôle militaire en sus de leur fonction de direction du pèlerinage. L’influence sultanienne, sans disparaître absolument de l’univers bagdadien, s’atténua donc rapidement, dans ce domaine plus encore que dans d’autres. La réapparition d’élites militaires abbassides, conséquence directe de la reconstitution d’une armée califale et condition nécessaire de la professionnalisation et de la pérennisation de cette armée, traduit le même phénomène de redressement califal.

Les émirs sultaniens et leur présence dans la ville

38Qu’ils fussent au service des sultans ou des califes, la présence à Bagdad, tout au long de la période, d’émirs riches et puissants est un fait attesté, et le rôle social de ces élites militaires ne doit pas être négligé. Dans la seconde moitié du v^e/xi^e siècle, les émirs sultaniens sont régulièrement mentionnés par les chroniques parmi les personnages éminents représentant le pouvoir seldjoukide dans la ville. Ces émirs étaient présents lors des grandes occasions que représentaient les mariages entre Seldjoukides et Abbassides, les festivités à l’occasion de la naissance ou de la circoncision d’un fils du calife, ou certaines cérémonies de condoléances. Les grands émirs au service de Ṭuġril Beg accompagnèrent ainsi ce dernier à Bagdad en 455/1063 lorsqu’il vint célébrer son mariage avec la fille du calife al‑Qāʾim, et reçurent des robes d’honneur après la cérémonie 110. Les émirs sultaniens assistèrent également au mariage du calife et de la fille du sultan Malik Šāh en 480/1087, et les femmes des plus importants d’entre eux reçurent des robes d’honneur de la part de la princesse seldjoukide 111. Les émirs sultaniens présents à Bagdad participèrent à la cérémonie d’allégeance (bayʿa) en l’honneur d’al‑Mustaẓhir en 487/1094 112, symbolisant la reconnaissance du nouveau calife par le sultan en l’absence de ce dernier. Lors des cérémonies d’investiture au cours desquelles le calife reconnaissait le pouvoir des Seldjoukides, ces derniers prirent l’habitude de faire défiler devant le souverain abbasside les principaux émirs de leurs armées, précisant pour chacun son nom, le nombre d’hommes qu’il dirigeait et les iqṭāʿ‑s dont il était le détenteur 113.

39Bien que la plupart n’aient pas résidé à Bagdad, certains émirs au service des Seldjoukides s’étaient fait construire, dans les quartiers sultaniens, autour de Ǧāmiʿ al‑Sulṭān, de belles résidences 114 qui témoignaient de leur aisance matérielle autant que de leur volonté de laisser leur empreinte dans la capitale abbasside, bien que leur vie fût essentiellement itinérante, liée aux campagnes militaires auxquelles ils prenaient part. Certains d’entre eux fondèrent à Bagdad des institutions telles que masǧid‑s, ribāṭ‑s ou madrasas, à l’instar de l’émir du pèlerinage Ḫutluġ al‑Turkī, qui fit construire un masǧid sur la rive occidentale de Bagdad, à Mašraʿat al‑Karḫ 115, ou de Ḫumārtakīn al‑Tutušī, fondateur d’une madrasa hanafite à Bāb al‑Azaǧ 116. Nulle surprise, donc, qu’on rencontrât les émirs parmi les notables offrant leurs aumônes aux pauvres à la madrasa Niẓāmiyya en 484/1091, afin de fêter le rétablissement de Niẓām al‑mulk 117.

40La participation des grands émirs sultaniens à la vie bagdadienne est épisodiquement attestée jusqu’à la fin du v^e/xi^e siècle. Dans la période suivante, le calife recouvrant peu à peu pouvoir et autorité sur Bagdad et sur l’Irak, leur sécurité fut à la merci de la détérioration des relations entre calife et sultan. Lorsque la situation dégénéra entre le sultan Maḥmūd et le calife al‑Mustaršid, en 521/1127, les palais bagdadiens des dignitaires seldjoukides furent pillés, et les troupes abbassides tuèrent et emprisonnèrent un certain nombre d’émirs et de soldats au service du sultan 118. À compter de cette date, la présence d’émirs sultaniens à Bagdad semble avoir connu une fin – ou, du moins, s’être faite très discrète –, et ce sont des émirs au service des califes qui sont désormais mentionnés.

Les élites militaires abbassides au vi^e/xii^e siècle

41La réapparition, dans les sources, du titre d’émir décerné à des personnages de l’entourage califal date de la dernière décennie du v^e/xi^e siècle. Sa première occurrence se rapporte au ḫādim Yumn, qui, dès 493/1099, soit près de quinze ans avant de diriger le pèlerinage pour la première fois, était déjà désigné sous ce titre par les chroniques 119. Yumn fut, cette année‑là, envoyé par le calife al‑Mustaẓhir afin de réprimer les exactions des ʿayyār‑s. Même si l’on ne connaît pas les fonctions exactes auxquelles référait ce titre à cette date, les actions attribuées à Yumn relevant du maintien de l’ordre urbain et non de la direction d’une armée 120, il est néanmoins notable qu’un ḫādimḫāṣṣ du calife l’ait porté en cette fin du v^e/xi^e siècle. La seconde mention du titre dévolu à Yumn date de l’année 512/1119, lorsque la direction du pèlerinage fut confiée à Naẓar, « ḫādim de l’émir des armées Yumn 121 ». Aucune précision n’est par ailleurs donnée sur le rôle militaire qu’aurait rempli Yumn, en dehors de sa fonction d’émir du pèlerinage.

La direction des armées califales : des émirs nommés par les califes

42Ce n’est que quelques années plus tard, sous le règne d’al‑Mustaršid, que les chroniqueurs identifient deux personnages comme investis de rôles précis dans la direction de l’armée abbasside. Lorsque le calife partit combattre Dubays b. Ṣadaqa, en 517/1123, il était secondé par deux de ses ḫādim‑s, qui l’un comme l’autre furent investis, à des époques différentes, de la direction du pèlerinage : Iqbāl, qui portait le titre d’amīr ḥāǧib, et Naẓar, désigné comme ṣāḥib al‑ʿaskar 122. Dans la hiérarchie seldjoukide, l’amīr ḥāǧib était le militaire turc dirigeant les soldats esclaves. La fonction fut instaurée sous le règne de Malik Šāh et l’amīrḥāǧib devint bientôt le plus important officiel de la cour sultanienne 123. Il faut donc sans doute voir dans cette titulature une imitation de l’organisation de l’armée seldjoukide 124.

43Par la suite, les chroniques mentionnent à plusieurs reprises la nomination d’émirs par le calife abbasside. Il s’agissait, pour le souverain, de choisir, parmi les mamelouks de son entourage, ceux dont il souhaitait faire des chefs militaires. Ibn al‑Ǧawzī mentionne ainsi qu’en 529/1135, 22 émirs « des forces armées » (min al‑silāḥiyya) furent récompensés 125. Il n’est pas précisé de quelle autorité provenait cette récompense, mais il s’agissait très probablement du calife, car l’on retrouve ces mêmes émirs silāḥī la même année, envoyés contre le seldjoukide Masʿūd à la tête de 2 500 cavaliers 126. C’est aussi de la fin du règne d’al‑Mustaršid que date l’habitude prise par le calife de passer ses troupes en revue le jour du ʿīd, revue qui s’accompagnait parfois de la remise de robes d’honneur aux principaux émirs 127.

44Combien d’émirs le calife abbasside nommait‑il pour entraîner et diriger son armée ? Le chiffre cité ci‑dessus est proche de la trentaine d’émirs mentionnés à la tête des 12 000 cavaliers qui formaient l’armée d’al‑Mustaršid lors de son expédition contre Mossoul en 527/1132 128. Tous les chefs militaires participant à cette campagne n’étaient cependant pas au service du calife de façon permanente 129, car à cette date, le calife devait encore chercher l’appui, tantôt d’émirs sultaniens et tantôt de chefs militaires indépendants, recrutés parmi les « émirs des confins », pour mener ses opérations 130.

45Ce ne fut plus le cas à partir de la seconde partie du règne d’al‑Muqtafī (530‑555/1136‑1160), que le sultan avait autorisé à lever une armée pour se défendre contre les exactions des soldats de son rival Masʿūd, prêts à piller Bagdad, en 543/1148 131. À partir de cette date, les califes abbassides semblent avoir régulièrement nommé leurs propres émirs. ʿAlī b. Nāṣir al‑Ḥusaynī indique qu’à la mort du sultan Masʿūd, en 547/1152, le calife al‑Muqtafī choisit parmi ses mamelouks grecs (rūm) et arméniens des émirs à qui il confia, sous forme d’iqṭāʿ, les différentes régions de l’Irak 132. En 548/1153, lors de l’expédition menée par le calife contre la ville de Takrit où s’était réfugié le šiḥna seldjoukide déchu, Masʿūd al‑Bilālī, le calife apparaît entouré de « grands émirs » dont certains étaient des « mamelouks de l’État » (abbasside) 133, anciennement au service du calife al‑Mustaršid (min al‑Mustaršidiyya). Al‑Bundārī nomme deux de ces émirs, porteurs de noms turcs : Nāṣir al‑dīn Mankūbars, muqṭaʿ de Bassora – qui, précise al‑Ḥusaynī, était expert en organisation des rangs militaires 134 –, et Muẓaffar al‑dīn Qutluġbars, émir de Wasit 135. Rien ne prouve que tous ces émirs aient été d’origine servile, et il est possible que se soient également rencontrés parmi eux des hommes libres, d’origine turque ou turkmène si l’on en juge par leurs noms.

46Les nominations d’émirs se poursuivirent régulièrement, les émirs faisant partie des fonctionnaires abbassides nommés (ou confirmés en poste) lors de l’intronisation d’un nouveau calife. En 566/1170, le calife al‑Mustaḍīʾ, qui venait de succéder à son père, nomma ainsi 17 émirs, choisis parmi les mamelouks du palais 136. Ces chefs militaires avaient acquis un statut social comparable à celui des émirs des Seldjoukides, et on les rencontre, comme leurs prédécesseurs, lors de certaines occasions sociales bagdadiennes. En 553/1158, une fête fut ainsi donnée en l’honneur de la circoncision du fils du calife al‑Muqtafī et des fils de certains chefs militaires. Un banquet (simāṭ) fut servi en l’honneur des émirs et des Turcs, rappelant les banquets offerts, un siècle plus tôt, aux élites militaires seldjoukides 137, et tous les grands dignitaires abbassides (arbāb al‑dawla) participèrent en leur offrant des cadeaux. Les émirs reçurent, à cette occasion, des robes d’honneur 138.

La montée en puissance des « grands émirs de Bagdad »

47Dans la seconde moitié du vi^e/xii^e siècle, la reconstitution d’une armée califale, accompagnée du recrutement d’émirs spécifiquement au service du calife, se traduisit par l’apparition de personnages qualifiés d’ « émirs bagdadiens » ou « émir(s) de Bagdad », tous issus du milieu des mamelouks des califes abbassides 139. L’un d’entre eux était un serviteur privé (ḫādimḫāṣṣ) du calife, dénommé Turšuk al‑Muqtafawī, épisodiquement mentionné par les sources 140. Comme les autres ḫawāṣṣ, Turšuk avait été élevé au palais califal, et al‑Muqtafī se montra fortement contrarié lorsque, pour des raisons qui ne sont pas précisées par les sources, il fut capturé par le sultan Masʿūd en 537/1142. Lorsque ce dernier apprit quel était le statut de Turšuk, il le relâcha immédiatement par égard pour al‑Muqtafī 141. En 548/1153, Turšuk menait les armées califales assiéger la citadelle de Takrit. À la suite d’un différend l’opposant au fils du vizir Ibn Hubayra, il s’allia à Masʿūd Bilāl, šiḥna de Hilla, et captura le fils du vizir. Le calife dut partir les combattre, mais échoua à prendre Hilla 142. Turšuk et Masʿūd Bilāl furent finalement défaits l’année suivante. En 554/1159, Turšuk revint à Bagdad, implora et obtint le pardon du calife 143. Il mourut en 556/1161 alors qu’il se trouvait sur son iqṭāʿ d’al‑Liḥf et que le calife lui avait demandé de prendre la tête de troupes pour combattre des rebelles turkmènes à Bandanīǧīn 144.

48Parmi les émirs qui servirent les Abbassides au vi^e/xii^e siècle, les serviteurs (ḫādim‑s) des califes 145, mamelouks attachés à leur service, se distinguaient nettement des émirs indépendants qui avaient occasionnellement apporté leur aide militaire aux califes dans la première moitié de ce siècle. Ils n’étaient pas, pour autant, exempts de volonté propre, et les défections ou trahisons n’étaient pas rares, comme l’illustre le cas de Turšuk. Le parcours de ce dernier montre également l’influence progressivement acquise auprès du calife par les émirs, qui n’hésitaient pas à s’opposer ouvertement aux plus importants dignitaires de l’État abbasside, en l’occurrence au vizir et à son fils. Il ne s’agit pas là d’un cas isolé, et la seconde moitié du vi^e/xii^e siècle vit des conflits parfois violents opposer émirs et élites civiles, parfois au détriment de ces dernières.

49À dater du milieu du vi^e/xii^e siècle, les émirs du calife prirent une importance croissante dans l’appareil politique abbasside, au point de peser sur la nomination d’un nouveau calife. Ainsi, à la mort d’al‑Muqtafī en 555/1160, la mère de l’un des princes abbassides promit‑elle à certains émirs l’octroi d’iqṭāʿ‑s si son fils était intronisé 146. Cette cabale échoua, et valut l’arrestation de ces émirs : il s’agissait de mamelouks d’al‑Muqtafī sans doute versés dans les arts équestres, car ils étaient désignés par le terme collectif al‑Ḫayliyya (« les spécialistes de chevaux ») 147. Suite à ces événements, al‑Mustanǧid, fraîchement intronisé, nomma de nouveaux émirs, et l’ensemble des chefs militaires de son État lui firent la bayʿa 148. Il arrivait aussi que l’on écarte de la bayʿa certains émirs, sans doute suspectés d’opposition politique potentielle, comme ce fut le cas en 566/1170, lors de l’intronisation d’al‑Mustaḍīʾ 149.

Un lignage d’émirs turcs chiites au service du calife

50Des liens familiaux unissaient certains des plus importants émirs, par filiation ou par alliance, mais un seul lignage d’émirs est connu : celui des descendants de l’émir Qimāǧ 150. Ibn al‑Aṯīr est le seul à évoquer, fort brièvement par ailleurs, l’existence de l’émir turc Qimāǧ al‑Mustaršidī, « un des grands émirs de Bagdad 151 », qui décéda en 562/1166, et l’on ne possède aucun renseignement sur sa carrière ou ses éventuels hauts faits militaires. Tout au plus sa double nisba, al‑Turkī al‑Mustaršidī, situe‑t‑elle Qimāǧ comme un mamelouk turc du calife al‑Mustaršid.

51Deux de ses fils sont connus, qui tous deux s’illustrèrent dans la carrière militaire 152. Le premier, Yazdan al‑Turkī 153, fut émir de Bagdad et Wasit. À Bagdad, il possédait une résidence (dār) à Bāb al‑ʿĀmma, à l’entrée des palais califaux 154. Le calife al‑Mustanǧid l’envoya, à la tête des armées abbassides, combattre les Mazyadites de Hilla en 558/1162. Il mourut dix ans plus tard, en 568/1172, et fut enterré dans le cimetière de la famille califale, à Maqābir Qurayš. Les sources sunnites le critiquent pour son chiisme affirmé et le présentent comme un « rāfiḍite extrémiste » et prosélyte. Ibn Kaṯīr ajoute que les sunnites se réjouirent lors de sa mort, ce qui déclencha une fitna avec les populations chiites à Wasit 155.

52Le second fils de Qimāǧ, l’émir Tanāmuš 156, était également chiite. Il succéda à son frère comme muqṭaʿ de Wasit à la mort de ce dernier. Il se fit remarquer dans les années 570/1174 par son association avec son gendre, le puissant émir Quṭb al‑dīn Qaymāz ; suite aux plaintes de la population bagdadienne qui subissait leurs exactions, les deux émirs durent quitter la ville 157. Tanāmuš revint, trois années plus tard, implorer le pardon du calife, qu’il obtint. Il fut ensuite accusé de sympathies pro‑ismaéliennes, incarcéré, puis relâché. Il mourut en 584/1188 158. L’absolution califale accordée à des émirs ou souverains dissidents, pratique que l’on rencontre à maintes reprises au cours de la période, témoignent moins de la mansuétude des souverains abbassides que du besoin qu’ils avaient de conserver à leur service, ou de faire rentrer dans leur obédience, les chefs militaires les plus habiles ou les plus redoutés.

Quṭb al‑dīn Qaymāz : l’influence politique d’un riche émir califal

53Le gendre de Tanāmuš, Quṭb al‑dīn Qaymāz 159, ancien mamelouk du calife al‑Mustanǧid, devint le plus puissant émir de Bagdad dans les années 560/1165. Il était déjà fort influent sous le règne de son maître, qui le nomma émir dès qu’il accéda au califat, en 555/1160 160. Qaymāz fut bientôt à la tête d’une fortune colossale, qui lui valut d’être taxé de 30 000 dinars en 564/1168, lors d’une courte disgrâce auprès d’al‑Mustanǧid 161. Il s’était enrichi en détournant à son profit une partie des revenus de l’iqṭāʿ de Hilla, dont il était le détenteur (ṣāḥib) 162 : accusé, en 561/1165, d’avoir dérobé de grosses sommes provenant de cette région, il s’était vu contraint de rembourser 20 000 dinars 163. En 566/1170, après la mort d’al‑Mustanǧid, Qaymāz fit la bayʿa en faveur de son fils al‑Mustaḍīʾ à la condition d’être nommé émir des armées. Si Ibn al‑Ǧawzī se fait assez discret sur les circonstances de la succession califale, sans doute pour ne pas écorner l’image des califes abbassides qu’il avait directement connus et qui lui assuraient une place privilégiée parmi les ulémas bagdadiens, tous les autres chroniqueurs exposent, avec force détails, le rôle de Qaymāz, allié à l’ustāḏ al‑dār d’al‑Mustanǧid, ʿAḍud al‑dīn ibn Raʾīs al‑ruʾasāʾ (m. 573/1178) 164, dans la mort de son ancien maître. Al‑Mustanǧid était malade depuis quelques temps, et Qaymāz et l’ustāḏ al‑dār craignaient le pouvoir de son vizir Ibn al‑Baladī 165, leur ennemi à tous deux, dont l’influence ne cessait d’augmenter 166. Ils décidèrent donc de hâter la mort du calife ; à l’instigation du médecin d’al‑Mustanǧid, allié aux deux comploteurs, ils l’enfermèrent dans son hammam où il mourut rapidement. Le nouveau calife al‑Mustaḍīʾ, qui leur devait sa nomination, se débarrassa immédiatement d’Ibn al‑Baladī. Il fit d’Ibn Raʾīs al‑ruʾasāʾ son vizir, et de Qaymāz le chef de ses armées 167.

54Dans les premières années du règne d’al‑Mustaḍīʾ, Qaymāz devint extrêmement puissant, au point de diriger l’ensemble des armées califales 168. Il resta attaché au service de ce calife et se distinguait par l’accès privilégié qu’il avait à sa personne 169. Sa fortune n’avait pas disparu avec la confiscation qui l’avait frappé quelques années plus tôt ; il put ainsi acheter à bas prix des maisons qu’il fit détruire pour se faire édifier un luxueux palais au Dār al‑Ḫilāfa en 566/1170, n’hésitant pas à faire expulser les habitants des biens qu’il avait acquis 170. L’année suivante, il fit percer, dans le mur d’enceinte du Dār al‑Ḫilāfa, une porte lui permettant d’accéder directement au marché (sūq) extra‑muros, mais le ṣāḥib al‑maḫzan s’y opposa et la fit murer, sur autorisation califale 171. Ibn al‑Aṯīr décrit le raffinement (tanaʿʿum) et le confort qui régnaient dans cette demeure 172.

55Plusieurs faits indiquent que Qaymāz avait développé de profondes inimités dans le milieu des hauts fonctionnaires abbassides, et, dans les chroniques, son rôle militaire est moins détaillé que l’ascendant politique qu’il avait pris sur le calife. En 567/1171, il obligea al‑Mustaḍīʾ à destituer son ancien allié devenu vizir, Ibn Raʾīs al‑ruʾasāʾ 173. Plus encore, alors que le calife manifestait son souhait de rendre celui‑ci au vizirat, l’émir s’y opposa violemment et exigea que le vizir déchu soit exilé 174. La disgrâce de Qaymāz survint finalement en raison de deux causes majeures. D’une part, il s’était associé avec son beau‑père Tanāmuš et les exactions qui en découlèrent lui valurent la colère des Bagdadiens. Dans un premier temps, il fut protégé par le calife contre les plaintes des Irakiens fatigués de leurs abus 175. Puis il s’en prit à l’un des ḫādim‑s privés du calife, Ibn al‑ʿAṭṭār, qui était devenu le trésorier (ṣāḥib al‑maḫzan) de l’État abbasside, et fit incendier son palais 176. Apprenant qu’Ibn al‑ʿAṭṭār s’était réfugié au Dār al‑Ḫilāfa, il voulut s’y rendre, mais fut contré par le revirement du calife al‑Mustaḍīʾ qui proclama à qui voulait l’entendre qu’il autorisait le peuple de Bagdad à piller le palais de Qaymāz, dont la grande richesse était connue. Les Bagdadiens ne se firent pas prier, et Qaymāz dut s’enfuir par une porte dérobée 177. Les demeures de Tanāmuš et des autres émirs partisans de Qaymāz furent également pillées et, pour la plupart, incendiées. Ibn Raʾīs al‑ruʾasāʾ, redevenu vizir après la fuite de Qaymāz, réunit des faqīh‑s afin de leur faire prendre une fatwa condamnant l’émir, décrété renégat (māriq) et donc susceptible d’être mis à mort 178. L’émir échappa à ce sort, mais mourut à la fin de l’année 570/1175, alors qu’il essayait de se réfugier à Mossoul 179. Il avait, de son vivant, allié la puissance militaire et l’influence politique à la réussite matérielle la plus flagrante.

56Des autres grands émirs bagdadiens de la période, nous ne savons que peu de choses. Ibn al‑Aṯīr signale, en 584/1188, le décès d’un dénommé Ḫāliṣ, ḫādim du calife et important émir de Bagdad 180. Il était surnommé Muǧāhid al‑dīn et sa nisba al‑Ḥabašī, livrée par al‑Ḏahabī, indique son origine africaine 181. On ne sait rien d’autre sur ce personnage, en dehors du fait qu’il avait accès à la personne du calife.

57Les sources sont donc inégalement disertes au sujet des émirs bagdadiens qui, au cours du vi^e/xii^e siècle, officièrent au service des califes abbassides. Il est cependant clair que presque tous étaient issus de la garde domestique proche des califes, composée de serviteurs privés (ḫāṣṣ, pl. ḫawāṣṣ) d’origine mamelouke. Investis d’importantes fonctions militaires, les émirs abbassides jouissaient d’un statut élevé et parvenaient à amasser des fortunes imposantes, sans doute grâce aux revenus des iqṭāʿ‑s qui leur étaient octroyés. Leur caractère d’anciens mamelouks du calife ne garantissait pas à leurs anciens maîtres une fidélité sans faille, comme en témoignent plusieurs exemple d’émirs qui se retournèrent contre eux ou menacèrent de piller Bagdad ou ses environs. À l’instar du personnel politique et des hauts dignitaires de l’administration abbasside, ils restaient à la merci des disgrâces et nouaient volontiers alliances et complots. Une inimitié très forte, dont on ne connaît pas les causes, opposait ainsi un puissant émir comme Qaymāz aux plus importants dignitaires de l’État abbasside, vizir et ṣāḥib al‑maḫzan, chacun rivalisant d’influence auprès du calife afin d’obtenir la disgrâce de ses adversaires.

58De l’instruction de ces émirs, nous ne connaissons rien. Il est probable que, à dater au plus tard de la reconstitution d’une armée abbasside sous le règne d’al‑Muqtafī, les mamelouks du palais aient reçu un entraînement militaire les rendant aptes à combattre et à diriger les armées. Le seul élément dont nous disposions pour confirmer cette hypothèse est ténu : il s’agit de l’indication, par Ibn al‑Aṯīr, que le ḫādimḫāṣṣ Turšuk avait été élevé au palais du calife 182, ce qui suppose l’arrivée précoce du jeune mamelouk et le fait qu’il ait reçu une éducation particulière, sans doute tournée à la fois vers le service du calife (ḫidma) et l’exercice militaire. Turšuk, devenu émir, n’hésita pas à trahir son maître al‑Muqtafī pour sacrifier à ses inimitiés personnelles. Et c’est bien là l’une des particularités des élites militaires, qu’elles fussent au service des sultans seldjoukides ou des califes abbassides : leur versatilité potentielle permanente, assortie de la recherche d’alliances, qu’elles soient ou non conformes aux allégeances dues à leurs maîtres 183. Plus le pouvoir était fragmenté, et plus les possibilités d’alliances (et donc de trahison des alliances précédentes) étaient importantes. Le pouvoir acquis par un émir tel que Qaymāz, dans la seconde moitié du vi^e/xii^e siècle, se trouvait ainsi à même de concurrencer l’influence des plus hauts dignitaires de l’administration abbasside, qui connut elle aussi un développement drastique au cours de ce siècle.