Conclusion

1Dans un pays toujours plus meurtri, dans une société libanaise épuisée de patience et de compromis, que peut-il donc advenir de cet espace social du Liban-Sud que nous avons essayé de mieux comprendre à travers l'un de ses villages ?

2Si la position géo-militaire stratégique de cette région explique largement un parcours spécifique à tous les niveaux dans la période récente pour Zrariyé, le passé de la région méridionale a lui aussi apposé ses marques profondes sur la société locale, tel que nous avons pu l'observer.

3Nous savons que l'organisation socio-économique duelle famille du Bayk/familles de fellâhîn puis -après la chute de J'empire ottoman et la création du Liban- familles de mallâkîn/familles de fellâhîn est à l'origine d'un mouvement d'émigration de travail continu, du village de Zrariyé vers l'Afrique occidentale principalement.

4Avec la concurrence que se livrent ses notables traditionnels et ses nouveaux enrichis, avec ses constructions réellement luxueuses côtoyant les logements modestes des villageois aux faibles revenus, avec ses commerces et services de plus en plus nombreux et de plus en plus spécialisés et ses relations fréquentes et nécessaires avec Saïda, Tyr, Beyrouth, ce village est-il donc en cours d'urbanisation définitive ?1.

5Posée dans la dernière partie de l'étude (chapitre IV), cette question est toujours d'actualité.

6Nous avons (re) connu lors de notre deuxième séjour à Zrariyé, en août/septembre 1989, un espace villageois littéralement en chantier et dont la fonction de centre régional ne fait que se renforcer, au bruit des bombardements de l'A.L.S. sur des villages proches et alors que Beyrouth, elle, ploie sous les obus depuis le mois de mars 19892.

7Plus de 250.000 Beyrouthins se sont réfugiés dans le Sud devenu plus sécurisant (ou moins dangereux !...) pour des familles entières déversées au bord des plages et des rivières, dans les écoles, les ruines de maisons abandonnées, aussi dans des logements ou parties de logements loués à des prix exorbitants, 25.000, 50.000, 100.000 Livres libanaises même (le salaire mensuel moyen en 1989 ne dépassant pas 30.000 L.L.).

8Ce n'est là qu'un exemple de l'état actuel des relations sociales dans le Sud et dans toutes les régions du Liban : une "dollarisation" extrême (K. HAMDAN, 1989).

9En effet, si la crise économique qui sévit fortement depuis le milieu des années quatre-vingt rend désespérée l'attente de la fin de la guerre pour la majorité de la population, une partie des Libanais profite d'un tel état de guerre (I. MAROUM, 1988). Une guerre établie en "système social", en "système de haine" aussi (A. BEYDOUN, 1988).

10Le Sud libanais a donc connu une période de demande fortement accrue en produits alimentaires et de première nécessité (pain, riz, essence...), la pénurie de pain a été particulièrement importante et les prix ont souvent été doublés, voire triplés par les commerçants ; la situation difficile, parfois dramatique des réfugiés beyrouthins et aussi des Méridionaux démunis s'est ainsi dégradée un peu plus... Guerre-système... !

11Comme tous les villages "libres" du Sud, Zrariyé a vu sa population résidente gonflée de plusieurs dizaines de familles de réfugiés fuyant Beyrouth de mars à septembre 1989 : le grand établissement scolaire public à lui seul a abrité au moins 50 familles (entre 300 et 500 personnes) et plus d'un foyer sur deux a accueilli une à deux familles beyrouthines (originaires ou non du village ou de la région)3.

12Ajoutons à ce flux inhabituel de population, les émigrés d'Afrique et des pays arabes du Golfe venus à la fois passer l'été en famille, surveiller la construction de leur maison ou de leur immeuble, vérifier la rentabilité de leur plantation d'agrumes ou de leur magasin de vêtements (tenu par une sœur, une cousine).

13Le passage des émigrés est très important, puisque ce sont eux qui déterminent l'évolution de nombreuses activités du village jusqu'à l'été suivant.

14Les tendances générales que nous avions tracées concernant la croissance de Zrariyé dans les domaines de l'habitat, des locaux commerciaux et des types d'activités commerciales, artisanales et de services ainsi que dans le domaine de l'activité agricole se sont trouvées vérifiées, elles sont même largement dépassées par une véritable frénésie de l'investissement local4.

15Résultat : la colonisation est un terme approprié pour souligner la vitesse à laquelle les constructions individuelles aux architectures hardies (choisies dans le but d'être distinguées) se multiplient et surtout la façon dont elles rongent les derniers hectares d'oliviers (à l'extrême Ouest du village, au Nord/Nord-Ouest et dans toute la partie orientale), cependant que l'espace anciennement construit est concerné par des modernisations, des réparations et de nouveaux équipements (appareils électro-ménagers, mobilier...), même si l'électricité est régulièrement coupée !

16Les immeubles de trois à quatre étages avec balcon sont un style de construction et d'habitat de plus en plus prisé, style urbain bien développé dans 'Abbassiyé (proche de Tyr) et dans Deir Zahrani (voisin de Nabatiyé) par exemple.

17Les commerces et services se sont accrus d'un tiers environ ; essentiellement situés le long de la grande route, ce sont un nouveau local de photo et de location de vidéo-cassettes, quatre ou cinq nouveaux magasins de vêtements et de gadjets, une agence de voyage et de téléphone (à qui ne manquent que le micro-ordinateur et, surtout, l'électricité en permanence !). Citons encore les quelques nouvelles activités artisanales liées à la construction, vitreries, briqueteries, deux garages de réparation de véhicules, trois magasins de produits et d'outils pour l'agriculture (témoin de l'importance acquise par la plantation dans la vie économique).

18Nous avons reconnu, au bout du compte, un espace social caractérisé essentiellement par ses contradictions ; très relié à son histoire locale et très ouvert à l'extérieur, guidé dans le même temps par ses habitants en émigration et par ceux qui, sur place, refusent cette extraversion-dépendance : tellement "moderne" dans sa face urbanisée (services, immeubles, loisirs) et tellement traditionnel dans sa face restée rurale (logements étroits, polyculture vivrière pauvre et dominée...).

19Un espace, deux rythmes et deux modes de vie (urbain/rural et dans une moindre mesure occidental/oriental) superposés, qui recoupent à l'évidence et de façon primordiale deux niveaux de vie (élevé/modeste) souvent au sein d'une même (grande) famille ; cela aboutit souvent à des chocs.

20C'est le prix de la modernisation ensemencée lors de la période coloniale dans toute partie de l'actuel "tiers" monde, bien sûr compliqué au Liban par la variable locale, que nous résumerons par l'expression de "système de haine" empruntée à Ahmad BEYDOUN.

21Dans la présentation de Zrariyé, village du Liban-Sud en mutation depuis le début du xx° siècle, il nous reste à préciser que l'objectivité "scientifique" n'a été notre prétention à aucun moment. A Zrariyé comme dans tout autre village méridional l'objectivité s'apparenterait à un comptage de faits et de chiffres qui négligerait l'essentiel du travail de terrain.

22L'essentiel de la réalité des Méridionaux est la proximité d'Israël ainsi que l'occupation d'une partie de leur territoire (sur le plan régional) et l'exploitation de type capitaliste de l'espace et de la société par une minorité des habitants (sur le plan local).

23Du Bayk As'ad aux mallâkîn-zou'amâ' et aux nouveaux riches de l'actuelle émigration, l'organisation de l'espace et de la société de Zrariyé a plusieurs fois changé, de façon brutale et dans le sens d'une extraversion toujours plus poussée, plus déséquilibrante.

24Et même si le village méridional s'urbanise effectivement, que signifie une telle urbanisation "tronquée de sa dimenion productive" (E. LONGUENESSE et M. NANCY, 1986, p. 191) puisque 80 % de l'épargne investie provient de l'émigration, de l'extérieur ?5.

25Une impression de dérisoire nous envahit, quant à l'utilité immédiate de travaux écrits sur un pays en conflit, à l'heure de "boucler" notre travail : l'urgent aujourd'hui pour les Libanais du Sud et de toutes les régions du pays est de manger chaque jour, de survivre parfois. Le propre de la guerre comme "système social", de la crise telle qu'elle est maintenue au Liban est de détourner les esprits du futur, c'est-à-dire de la volonté du changement6.

26Nous nous permettons enfin de dédier ce travail, dans ses buts et malgré toutes ses imperfections, aux habitants de Zrariyé et d'un Liban-Sud attachant.

27Que les Méridionaux croient en un Dieu unique ou en l'homme, ils ont pour seul tort d'avoir leurs champs et leurs habitations situés à proximité de l'"espace vital" sioniste.