Conclusion de la troisième partie
p. 681-684
Texte intégral
1Le statut des cadis et leurs relations avec le pouvoir délégant évoluèrent de manière significative au cours de la période abbasside. Les réformes entreprises par al-Manṣūr et poursuivies par ses successeurs modifièrent considérablement, à terme, le rapport des cadis à l’autorité politico-religieuse. Sous les Umayyades et les premiers Abbassides, le cadi était un simple employé du gouverneur local et ne pouvait dans les faits s’opposer à l’ingérence de ce dernier dans sa juridiction. Avant même sa réalisation totale, la centralisation des nominations correspondit à une forme de libération : les cadis purent désormais invoquer un lien direct avec le califat pour résister aux pressions des gouverneurs et s’affirmèrent comme des délégués du calife au même titre que l’émir ou le ʿāmil.
2Néanmoins, cette libération ne fut que partielle car les cadis demeuraient dans une relation de dépendance : le calife – ou le pouvoir central – tenta à son tour de mettre les cadis au service de sa politique. Cette instrumentalisation se manifesta à deux niveaux principaux. Le rattachement des cadis au califat et leur intégration dans la vie de cour contribuèrent en tant que tels à légitimer la dynastie abbasside et à garantir sa pérennité. Le pouvoir délégant tendit en outre à considérer les cadis comme ses valets et à réclamer leur soutien, afin de légitimer des mesures suspectes ou de mener des procès politiques. Ces formes d’instrumentalisation furent souvent plus subtiles que les anciennes ingérences des gouverneurs. Les califes abbassides avaient en effet besoin de s’assurer la collaboration des cadis : heurter trop brutalement ces membres de l’élite savante risquait de dresser contre le pouvoir une importante partie de la population – comme cela finit par se produire lors de la miḥna. Tout en affirmant de facto son autorité sur les cadis, al-Manṣūr tint un discours lénifiant destiné à afficher son souci de justice. Mais lorsque l’occasion se présenta, ni lui ni ses successeurs jusqu’à al-Ma’mūn ne manquèrent de s’ériger en référents suprêmes de la justice et d’imposer leurs décisions contre celles des cadis.
3D’un autre côté, les cadis comme les juristes privés entendaient profiter des réformes abbassides pour acquérir une certaine autonomie, et revendiquèrent de plus en plus fort une capacité supérieure à définir la norme juridique. Dès les premières décennies de la période abbasside, un discours tenta subtilement de détacher la judicature du calife – dont le courant montant des ahl al-ḥadīṯ contestait la prétention à représenter Allāh –, pour la rattacher à Allāh Lui-même ou à la communauté des musulmans. Des cadis iraqiens comme ʿUbayd Allāh b. al-Ḥasan esquissèrent quelques limites au pouvoir califal dans le domaine de la Loi et de la justice. La diffusion de certains ḥadīṯ-s contribua pour sa part à imposer l’idée que le cadi n’était responsable de ses actes devant aucune créature humaine, mais seulement devant Allāh. Ce travail de fond aboutit, au ive/xe siècle, à l’énonciation par al-Ǧaṣṣāṣ d’une définition juridique du lien entre le cadi et le calife, dans laquelle le seul rôle désormais reconnu au calife était celui de désigner le cadi ; comme le wakīl du wakīl, ce dernier n’agissait pas pour son délégant direct mais pour le compte des musulmans.
4Au cours du iiie/ixe siècle, parallèlement à l’émergence de cette théorie, le califat reconnut de plus en plus aux cadis le droit de s’opposer au nom de la Loi aux pressions du pouvoir central. Même si des tentatives d’ingérence se produisaient toujours à la fin du siècle, les cadis qui résistaient parvenaient mieux à s’imposer que leurs prédécesseurs : après l’échec de la miḥna, le calife en vint à reconnaître sa propre soumission à l’application de la Loi. En fin de compte, l’autonomie acquise pied à pied par les cadis iraqiens sembla liée aux choix politiques des premiers Abbassides : tout en continuant comme leurs prédécesseurs umayyades à revendiquer l’autorité religieuse suprême ainsi que la possibilité d’orienter les décisions des cadis, les califes entreprirent de légitimer leur pouvoir en s’entourant de savants et en encourageant la réflexion juridique par un système de mécénat 443. Cette contradiction mina en réalité leur pouvoir. En appuyant le milieu des savants qui se structurait autour de plusieurs écoles juridiques – à l’intérieur desquelles s’élaboraient des manuels à l’usage des cadis qui acquirent une valeur normative –, les Abbassides condamnèrent eux-mêmes, à terme, leur capacité à interférer dans le domaine de la justice et du droit. Ils croyaient pouvoir apprivoiser les savants : ce furent ces derniers qui finirent par domestiquer le califat.
5Mais cette domestication fut à double sens : tandis que certains cadis parvenaient à imposer leur autorité, la judicature était toujours instrumentalisée par l’administration centrale à travers les procès politiques, les complots ou les rivalités qui marquèrent la fin du iiie/ixe et le début du ive/xe siècles. Le renforcement de la centralisation judiciaire ainsi que la professionnalisation des cadis contribuèrent à asservir de nombreux représentants de la judicature. Un cadi comme Abū ʿUmar fut avant tout un politicien qui se moquait probablement de contrevenir à la Loi pourvu que sa carrière en profite. Le refus d’assumer la judicature par de nombreux savants fut symptomatique de telles relations ambivalentes entre cadis et pouvoir central. Au iie/viiie siècle, le modèle du refus fut très probablement diffusé par les traditionalistes, souvent opposés au pouvoir abbasside, qui rechignaient pour des raisons idéologiques à entrer à son service. Affichée par des hommes pieux et rigoureux comme Sufyān al-Ṯawrī, cette attitude se mua en norme sociale à laquelle se conformèrent également des savants qui n’étaient pas vraiment réfractaires à la judicature : il devint une convenance nécessaire, permettant à la fois au cadi de préserver son capital de prestige auprès de la population et de prouver sa propre valeur morale au pouvoir délégant.
Notes de bas de page
443 Voir Tsafrir, The History, p. 30.
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