Conclusion
p. 574-576
Texte intégral
1Malgré leur affranchissement vis-à-vis des gouverneurs locaux, malgré la puissance que leur conférait leur statut d’hommes de pouvoir, les cadis iraqiens conservaient largement, à l’époque abbasside, une place de subordonnés au sein de la hiérarchie étatique. Leur statut de ʿulamā’ et le rapport étroit qu’ils entretenaient avec la Loi les faisaient apparaître, au niveau local, comme les garants de la norme islamique. Cette image elle-même suscita probablement leur instrumentalisation par les Abbassides : resserrer les liens entre le califat et la judicature revenait à renforcer la légitimité des gouvernants et permit ensuite de justifier des actions politiquement nécessaires, mais légalement discutables.
2Les différents exemples de « procès » dont les cadis furent les instruments montrent à quel point l’institution judiciaire était liée au pouvoir politique 229. Parler d’indépendance du pouvoir judiciaire était impossible dans les faits : après avoir été l’émanation du gouverneur, le cadi était désormais celle du pouvoir central – principalement le calife, mais aussi certains vizirs, au début du ive/xe siècle. Les cadis iraqiens furent régulièrement utilisés pour mettre en œuvre la politique du gouvernement, que ce soit en raison de leur autorité au sein de la société – afin de récuser les témoignages, lors de la miḥna –, ou de la valeur juridique de leur parole. Même lorsqu’on ne demandait pas d’eux un jugement, mais une simple fatwā, leur parole était empreinte d’une autorité supérieure à celle de simples muftī-s et ils offraient ainsi une façade légale à des actions obéissant pour l’essentiel à des stratégies de pouvoir. Les procès n’étaient d’ailleurs pas le seul domaine d’intervention des cadis : ils étaient également sollicités lorsque le califat procédait à des assassinats politiques. À la fin de l’époque umayyade, un cadi assista déjà à la toilette mortuaire de l’Imam Ibrāhīm, empoisonné dans sa cellule sur ordre de Marwān II 230. Selon al-Masʿūdī, le calife al-Manṣūr, soucieux de liquider son oncle rebelle ʿAbd Allāh b. ʿAlī 231, aurait fait mettre en scène son assassinat de manière à ce que sa mort paraisse accidentelle ; un cadi de Bagdad – al-Masʿūdī parle d’Ibn ʿUlāṯa, mais ce dernier ne semblait pas encore cadi à cette époque-là – aurait ensuite été chargé de constater que l’homme n’avait pas été assassiné 232. Cette procédure réapparut régulièrement dans les sources, comme lorsqu’al-Mutawakkil fit assassiner son ḥāǧib Ītāḫ en 235/849-50, ou quand le calife al-Muʿtazz fit empoisonner l’héritier présomptif al-Mu’ayyad en 252/866 : ils firent tous deux témoigner des cadis que leur mort était naturelle 233. En ḏū l-ḥiǧǧa 323/nov. 935, le calife al-Rāḍī convoqua le grand cadi Abū l-Ḥusayn ʿUmar b. Muḥammad afin de lui montrer le cadavre du ḥāǧib Muḥammad b. Yāqūt, arrêté quelque temps plus tôt et mort en prison. En compagnie d’un autre homme, le cadi constata que le prisonnier ne portait nulle trace de coups et témoigna qu’il était décédé naturellement 234. Que ce constat ait correspondu ou non à la réalité, la participation du grand cadi à cette expertise médico-légale superficielle était nécessaire pour préserver au moins la fiction d’un califat respectueux de la légalité.
3Il est manifeste que le pouvoir s’appuyait sur des cadis plus facilement manipulables que d’autres. Le procès d’al-Ḥallāǧ est à cet égard révélateur : le vizir se tourna vers Abū ʿUmar après s’être heurté à une fin de non-recevoir de la part d’Abū Ǧaʿfar al-Tanūḫī. Il faut donc se garder de faire des cadis les instruments aveugles du pouvoir central : ce dernier ne les forçait pas à travailler pour lui, mais manipulait habilement les opinions ou le carriérisme de certains. Les cadis disposaient, en réalité, d’une marge de manœuvre sur laquelle il nous faut revenir.
Notes de bas de page
229 Cf. Rebstock, « A Qāḍī’s Errors », p. 14.
230 Anonyme, Aḫbār al-dawla l-ʿabbāsiyya, p. 396.
231 Voir Zetterstéen et Moscati, « ʿAbd Allāh b. ʿAlī », EI2, I, p. 43.
232 Al-Masʿūdī, Murūǧ al-ḏahab, III, p. 305.
233 Sur l’assassinat d’Ītāḫ, voir al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, V, p. 303; Ibn al-Ǧawzī, al-Muntaẓam, VI, p. 435. Sur celui d’al-Mu’ayyad, voir al-Masʿūdī, Murūǧ al-ḏahab, IV, p. 90 (cf. Bosworth, « al-Muʿtazz bi-llāh », EI2, VII, p. 793).
234 Al-Ṣūlī, Aḫbār al-Rāḍī wa-l-Muttaqī, p. 70; Miskawayh, Taǧārib al-umam, I, p. 330. Sur l’émir Muḥammad b. Yāqūt, voir al-Ṣafadī, al-Wāfī bi-l-wafayāt, V, p. 182.
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