1L’étude du système juridictionnel iraqien a mis en évidence la double structure autour de laquelle il s’articulait. Au niveau horizontal, il se composait d’une série de circonscriptions d’étendue limitée mais reliées entre elles par une procédure scripturaire commune. Au sein de chaque district, les cadis disposaient d’une large liberté dans l’élaboration des procédure, qui résultaient de leur réflexion personnelle ou de celle de juristes privés. Cette liberté découlait en partie de la décentralisation de l’administration judiciaire à l’époque umayyade, grâce à laquelle chaque juridiction s’était adaptée aux besoins de la société locale. La structure verticale de l’organisation judiciaire se caractérisait en revanche par une forte dépendance des cadis vis-à-vis de l’autorité délégante, source de leur capital matériel et symbolique, et maître absolu de leur maintien en poste ou de leur révocation. Ces deux dimensions de la judicature reposaient donc sur des bases opposées, voire contradictoires : les cadis appliquaient au quotidien une norme juridique élaborée pour l’essentiel hors de toute institution étatique, mais relevaient paradoxalement des plus hautes instances de l’État. Ce système à l’équilibre précaire risquait de gripper si le pouvoir délégant intervenait dans la pratique judiciaire locale ou tentait de faire pression sur un cadi. En vertu de son autorité, les intérêts du délégant avaient alors toutes les chances de prévaloir sur ceux de la société et sur le respect de la Loi.

2L’État musulman, qui avait notamment pour fonction d’« ordonner le bien et interdire le mal », était assez puissant pour être lui-même à l’origine des plus grandes injustices 1. Comme l’a montré M. Cook, l’opposition verbale aux exactions du pouvoir était généralement considérée comme louable par les musulmans au Moyen Âge. Adresser des remontrances à un gouvernant apparaissait comme un acte méritoire, sanctionné par la tradition prophétique – en particulier une série de ḥadīṯ-s mis en circulation dans les amṣār iraqiens à la période umayyade 2. Cette tâche revenait en particulier aux ʿulamā’, sorte de gardiens de la moralité islamique, qui devaient condamner le mal haut et fort tandis que le commun peuple se contentait de protester en son for intérieur 3. Mais les savants, surtout lorsqu’il s’agissait de notables, avaient précisément le plus à perdre dans une confrontation directe avec le pouvoir 4. Cette tâche était a fortiori plus périlleuse encore pour des cadis appartenant simultanément au monde des savants et à celui du pouvoir : grâce à leur place au sein de la société et de l’administration, ils auraient dû être les mieux placés pour interpeller les dirigeants, mais ils risquaient ce faisant de saper leur situation, de perdre leur poste et de devoir renoncer à la gestion des affaires de la communauté conformément à la Loi.

3De fait, la position spécifique des cadis ne leur permettait pas de défendre l’administration judiciaire contre les ingérences du pouvoir de manière aussi spectaculaire que certains pieux personnages prêts à se sacrifier pour accomplir ce qu’il jugeaient être leur devoir 5. M. Cook ne mentionne d’ailleurs aucun cadi qui aurait appliqué de manière exemplaire le principe d’interdire le mal face à son délégant. Les ingérences dans les affaires judiciaires, considérées comme injustes par les cadis, furent pourtant récurrentes à l’époque abbasside et provoquèrent des réponses variées de la part des cadis et des fuqahā’. W.B. Hallaq considère ces interventions comme insignifiantes dans l’histoire de l’Islam : si de tels cas sont évoqués, ils ne seraient pas révélateurs car de son point de vue, les sources enregistreraient seulement l’inhabituel. Ces mentions prouveraient donc, a contrario, que de telles interventions sont rares et Hallaq en déduit une relative indépendance ancienne de la judicature 6.

4Cette logique, qui balaie la question d’un revers de manche, contredit néanmoins une des principales caractéristiques de l’historiographie islamique : les sources ne consignent pas ce qui est anecdotique, mais ce qui est considéré soit comme significatif, soit comme exemplaire
– au sens large de modèle ou d’anti-modèle. L’écriture de l’histoire entre dans un processus de légitimation, rappelle Fred M. Donner, et l’on raconte ce qui fait sens à une époque donnée 7. Les historiens musulmans n’enregistrent que les événements identifiés collectivement comme signifiants : autrement, il n’y aurait nulle raison de perpétuer par écrit la mémoire individuelle d’un fait 8. L’histoire de la judicature relève
– notamment – d’une description historique des pratiques administratives clés : ce thème essentiel de l’historiographie musulmane ancienne entend démontrer la continuité du califat et de ses institutions, expression de l’existence pérenne de la Communauté 9. Comme nous allons le voir, les historiens de la fin du iii^e/ix^e et du iv^e/x^e siècles écrivent alors que le monde savant détache définitivement le domaine juridique du califat. Qu’ils tendent à minimiser les tensions institutionnelles et à mettre en exergue le courage de cadis se dressant contre le pouvoir n’a rien de surprenant : ils contribuent ainsi à exemplifier un comportement et légitiment par l’histoire la norme qu’ils défendent. D’un côté, ils laissent entendre que les cadis ont toujours joui d’une certaine indépendance ; de l’autre, ils montrent que, dans des cas contraires, les cadis ont su garder leur probité, voire imposer leurs vues. Plutôt que de les rappeler à leurs lecteurs/auditeurs, ces historiens ont intérêt à dissimuler au maximum les interventions califales dans le domaine judiciaire et à ne signaler que celles qui entrent dans leur propre vision de l’ordre politique. De tels récits ne doivent donc nullement être écartés : signifiants aux yeux de leurs auteurs, ils constitueraient plutôt la partie émergée de l’iceberg. Or, nous allons le voir, la dialectique d’interventions et de ripostes contribua elle-même à l’éclosion d’un nouveau type de cadi et participa plus largement d’une lente redéfinition des relations entre le pouvoir souverain et la société « civile ». L’évolution des rapports entre les cadis d’Iraq et leurs délégants au cours de la période abbasside renvoie donc, en arrière-plan, à l’une des problématiques essentielles des débuts de l’Islam : la constitution progressive d’un « ordre sunnite » entre le i^er/vii^e et le iv^e/x^e siècle.