Conclusion
p. 361-363
Texte intégral
1L’éclatement des circonscriptions iraqiennes ne permettait pas une couverture complète de la province par la justice étatique des cadis. À une ou deux exceptions près, seules les grandes villes – qu’al-Ḫaṣṣāf désigne par le mot « miṣr » et qu’al-Muqaddasī appelle plutôt « qaṣabāt 383 » – semblaient disposer d’un cadi au début de la période abbasside. La plupart des petites ou moyennes localités ne sont pas citées à cette époque comme siège d’une juridiction. Ceci peut n’être qu’un oubli des historiens, pourrait-on nous objecter, et l’absence de traces textuelles n’équivaut pas nécessairement à une absence de cadis sur le terrain. Cette objection serait recevable si d’autres phénomènes ne convergeaient pas dans la même direction. On sait ainsi que le nombre de grandes mosquées où la ḫuṭba pouvait être prononcée fut très limité dans le dār al-islām jusqu’au ive/xe siècle, car les Abbassides ne reconnaissaient pas la validité du culte commun en l’absence du calife ou de son représentant, et les autorisations sollicitées pour construire de tels édifices étaient rarement accordées 384. Ce problème ne se serait sans doute pas posé si les centres qui présentaient de telles demandes avaient déjà été le siège d’un cadi nommé par le pouvoir central. Il existait probablement un lien entre la présence d’une grande mosquée dans une localité et celle d’un cadi désigné par le calife. Le nombre de circonscriptions judiciaires en Iraq augmenta d’ailleurs parallèlement à la multiplication des grandes mosquées au ive/xe siècle 385. Il est probable que seules les villes accueillant une administration minimale et disposant d’une grande mosquée étaient également le centre d’une juridiction. Les autres localités (villages ou petites villes) ne semblaient pas disposer de cadi officiellement nommé par le pouvoir central ou provincial.
2Dans ces localités et dans les campagnes environnantes, d’autres modes d’administration de la justice existaient peut-être, en marge du système juridique islamique ; ceux-ci ne sont connus que par les remarques épisodiques de juristes contraints de définir leur place au sein du système judiciaire dans son ensemble. Les acteurs méconnus de ces modes « secondaires » de résolution des conflits se situaient probablement à mi-chemin entre la judicature étatique et le système arbitral, sans qu’il soit possible pour l’instant d’être plus précis. En tout état de cause, la permanence avérée du système arbitral à l’intérieur même de la réflexion juridique montre que le cadi ne peut être considéré comme le successeur du ḥakam antéislamique 386. Le principal héritier de ce dernier n’était autre que le ḥakam islamique ou muḥakkam dont le rôle, bien que difficile à évaluer, était sans doute loin d’être négligeable tant dans les campagnes qu’à l’intérieur des villes.
3Au sein même du système juridictionnel étatique, toutes les circonscriptions n’avaient pas une valeur identique. Les premiers cadis de l’époque abbasside, recrutés le plus souvent localement parmi des savants âgés, habitués à vivre d’une autre profession, n’avaient probablement pas de « plan de carrière » bien défini. Très rapidement, pourtant, les plus renommés furent affectés à Bagdad, et la centralisation contribua à l’instauration d’une hiérarchie entre les districts, sensible non seulement dans l’opposition capitale/province, mais également entre villes provinciales. Des cadis se distinguèrent peu à peu par une « carrière » plus remarquable que les autres. La professionnalisation de la judicature, qui devint apparente dans la seconde moitié du iiie/ixe siècle, semblait avant tout liée au perfectionnement des techniques juridiques ; mais elle ne fut possible qu’au sein d’un système judiciaire en pleine croissance, où l’appareil étatique offrait des perspectives d’emplois et de carrières suffisantes.
4De fait, les changements qui affectèrent l’organisation des juridictions iraqiennes dans la seconde moitié du iiie/ixe siècle ne furent pas moins décisifs pour l’institution que les réformes d’al-Manṣūr un siècle plus tôt. Plusieurs phénomènes concomitants contribuèrent à modifier largement le visage de la judicature : l’accroissement du nombre de districts, leur cumul aux mains de mêmes individus et la professionnalisation des cadis se produisirent tous à peu près en même temps. Tandis que le territoire couvert par le système judiciaire étatique s’élargissait, le rôle de villes comme Baṣra ou Kūfa dans la vie politique, religieuse ou intellectuelle tendit à diminuer, en partie à cause des révoltes des Zanǧ puis des Qarmates 387. L’équilibre qui subsistait jusque-là entre les anciens amṣār du Sud iraqien et Bagdad se rompit au profit de cette dernière qui devint définitivement le centre de gravité du système judiciaire. La centralisation administrative croissante qui en résulta se traduisit par la réunion des circonscriptions iraqiennes ou extérieures aux mains d’une poignée de cadis professionnels. D’autres raisons contribuèrent à l’intérieur même de la capitale à amplifier ce phénomène et à faire peu à peu de Bagdad le nœud de l’ensemble du système judiciaire abbasside : nous y reviendrons. Mais il convient avant cela d’examiner les moyens permettant aux cadis, malgré la dispersion de leurs districts, d’assurer une continuité judiciaire.
Notes de bas de page
383 Wheatley, The Places, p. 77 ; voir également sa carte schématique de la répartition des villes iraqiennes, p. 99.
384 Lapidus, « Muslim Cities », p. 71.
385 Lapidus, « Muslim Cities », p. 71-72.
386 Cela confirme peut-être de manière indirecte l’influence des institutions étrangères – en particulier byzantines – sur l’élaboration de l’institution judiciaire islamique.
387 Pellat, « al-Baṣra », EI2, I, p. 1085 ; Djaït, « al-Kūfa », EI2, V, p. 348.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Armées et combats en Syrie de 491/1098 à 569/1174
Analyse comparée des chroniques médiévales latines et arabes
Abbès Zouache
2008
Fondations pieuses en mouvement
De la transformation du statut de propriété des biens waqfs à Jérusalem (1858-1917)
Musa Sroor
2010
La grande peste en Espagne musulmane au XIVe siècle
Le récit d’un contemporain de la pandémie du XIVe siècle
Aḥmad bin ‘Alī bin Muḥammad Ibn Ḫātima[Abū Ǧa‘far Ibn Ḫātima al-Anṣārī] Suzanne Gigandet (éd.)
2010
Les stratégies narratives dans la recension damascène de Sīrat al-Malik al-Ẓāhir Baybarṣ
Francis Guinle
2011
La gent d’État dans la société ottomane damascène
Les ‘askar à la fin du xviie siècle
Colette Establet et Jean-Paul Pascual
2011
Abd el-Kader, un spirituel dans la modernité
Ahmed Bouyerdene, Éric Geoffroy et Setty G. Simon-Khedis (dir.)
2012
Le soufisme en Égypte et en Syrie
Sous les derniers mamelouks et les premiers ottomans. Orientations spirituelles et enjeux culturels
Éric Geoffroy
1996
Les maîtres soufis et leurs disciples des IIIe-Ve siècles de l'hégire (IXe-XIe)
Enseignement, formation et transmission
Geneviève Gobillot et Jean-Jacques Thibon (dir.)
2012
France, Syrie et Liban 1918-1946
Les ambiguïtés et les dynamiques de la relation mandataire
Nadine Méouchy (dir.)
2002
Études sur les villes du Proche-Orient XVIe-XIXe siècles
Hommage à André Raymond
Brigitte Marino (dir.)
2001