Introduction du chapitre II
p. 137-138
Texte intégral
1La fonction judiciaire était une des institutions essentielles de la société abbasside : siégeant au cœur de la ville, le plus souvent dans un espace public chargé d’une dimension tant religieuse que politique – la mosquée –, le cadi incarnait l’islamité de la norme sociale et garantissait une résolution des conflits en conformité avec la Révélation. En vertu du lien de délégation qui l’unissait au califat, il symbolisait en outre l’adhésion du pouvoir à l’idéal d’une justice islamique. Ses tâches quotidiennes faisaient de lui le maillon d’une des chaînes administratives les plus courtes de l’État : un musulman appartenant aux couches les plus basses de la société venait trouver à l’audience un fonctionnaire nommé directement par le calife. Le cadi constituait ainsi la « vitrine » du califat : qu’un cadi fût mauvais et détesté, c’est tout le pouvoir qui en pâtissait. Qu’il fût au contraire juste et apprécié, et son prestige rejaillissait sur son délégant 1. Le cadi al-Tanūḫī ne dit pas autre chose lorsqu’il évoque avec ironie l’instrumentalisation politique de la judicature et prête ces mots au cadi baṣrien Abū l-Ḥusayn b. Naṣrawayh (m. ap. 360/970), victime du ʿāmil Abū Ṭāhir al-Ḥusayn b. al-Ḥasan :
« Sache que le bon chasseur n’égorge pas son appelant 2 ! J’étais pour toi comme l’appelant du chasseur auprès des marchands et des gens de cette ville. C’est seulement grâce à moi qu’ils croyaient que tu étais juste : tu prenais ce que tu voulais aux classes moyennes (al-awsāṭ) et au petit peuple (al-aṣāġir), sans que personne ne le découvre. En me traitant de la sorte, tu t’es comporté comme le chasseur qui égorge son appelant et qui dès lors ne peut plus chasser. Apprends que tu ne profiteras plus ni de tes biens ni de cette ville lorsque je ne serai plus là 3. »
2Tel l’appelant du chasseur, tout cadi devait être sélectionné avec un soin extrême. À leur arrivée au pouvoir, les Abbasside durent décider quelle position assigner au cadi au sein de la cité : devaient-ils l’imposer de force à la population qui n’aurait qu’à se soumettre à une justice définie par les plus hautes instances de l’État ? Ou la société participerait-elle au choix du cadi et à la définition de la justice ? La politique judiciaire des Abbassides permet d’entrevoir la réponse qu’ils apportèrent à cette question.
Notes de bas de page
1 « Dans l’État islamique traditionnel, l’une des revendications essentielles des sujets était, avec la sécurité, non la liberté, mais al-ʿadl, la justice. » Talbi, « Les structures et les caractéristiques », p. 236.
2 Oiseau domestique qui attire ses congénères sauvages dans les rets du chasseur.
3 Al-Tanūḫī, Nišwār al-muḥāḍara, III, p. 74-75.
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