1La politique urbaine à l’époque romaine s’est, d’une part, portée vers la création d’édifices d’un type nouveau dans la région, des édifices pour les spectacles, en particulier, ainsi que des thermes, et elle a eu pour but, d’autre part, de donner à la ville un caractère plus monumental en utilisant des formules d’architecture et d’urbanisme caractéristiques du Proche-Orient romain. Il est pour le moment difficile d’identifier les programmes architecturaux qui ont inauguré l’entrée de Bosra dans la Province romaine d’Arabie et sa promotion au rang de capitale provinciale. C’est peut-être à cette période de transition qu’il faut attribuer l’amorce d’une opération de régularisation du tracé urbain au centre même de la ville, à proximité du carrefour central. On a identifié en effet une orientation commune sur un certain nombre de constructions dont la plus importante est le groupe des salles les plus anciennes des thermes du Sud (n° 15), divergentes par rapport à la rue principale est-ouest. On peut y ajouter le nymphée (n° 18), un mur et une porte imposants pris dans l’ensemble de constructions qui constituait la « maison du Sheikh » à l’est du nymphée, divers murs et une rue dans le quartier dégagé à l’est des thermes du Sud (n° 14). Ces orientations sont parallèles ou perpendiculaires à la rue est-ouest, qui se trouve au nord (n° 32), et à la principale rue nord-sud (n° 20). Cette orientation, qui faisait nettement dévier la rue principale est-ouest (n° 17) vers le sud, alors que son tracé préexistait certainement à l’époque nabatéenne, a été abandonnée pour la rue principale, qui a retrouvé son orientation précédente.

Niche du théâtre.

2Les principales phases de construction urbaine commencent sans doute dès l’époque d’Hadrien et se développent sous les Antonins et les Sévères avec l’édification du camp de la légion (n° 42), du théâtre (n° 10), des deux grands ensembles de thermes (n° 15 et 21), de l’exèdre monumentale (n° 19) et, dans le quartier de l’Est, du temple ou sanctuaire de Rome et d’Auguste. On évalue mal la durée de réalisation de ces programmes. Il faut souligner que ces constructions s’inscrivent dans le développement d’un projet urbain global, qui cherche à créer le décor digne d’une cité et d’une capitale provinciale. La récente découverte d’un aqueduc (voir « Bosra hors les murs et ses environs ») qui conduit vers un nouveau centre de distribution au nord-est de la ville, d’où il peut desservir à la fois le camp de la légion et le reste de l’espace urbain le confirme. Cette nouvelle ressource a été acquise au prix d’un effort financier considérable et grâce aux acquis des sciences de l’ingénieur développées dans l’Empire romain. Contrairement aux canaux antérieurs branchés sur le réseau naturel des wadis qui pouvaient être réalisés par des équipes réduites sans grand risque, l’aqueduc imposait une forte marque au paysage dont il subissait directement ses contraintes. Il devait, d’autre part, servir moins à combler les besoins de base de la population qu’à offrir l’alimentation nécessaire aux grands thermes qui introduisaient à Bosra des modes de vie sociale à la romaine mais constituaient aussi, avec les nymphées monumentaux, un des éléments spectaculaires du nouveau cadre urbain.

Bloc d’architrave portant une dédicace à « Rome et Auguste »

3À Bosra, plus que dans des villes proches, comme Gerasa-Jerash, les temples ont été victimes des réactions contre le paganisme des phases chrétiennes, puis islamiques, et peut-être davantage encore de la récupération systématique des matériaux de construction dans une ville qui a continué à vivre, sinon à se développer, sans véritable interruption, jusqu’à l’époque moderne. Seules des inscriptions nous rappellent l’existence d’un temple à Rome et Auguste, à proximité du grand monument nabatéen situé sous l’église à plan centré de l’est (n° 2), ou celle d’un temple de Jupiter Ammon. Les équipements publics d’une cité et d’une capitale de Province, transformés sans doute eux aussi radicalement, n’ont pas été clairement identifiés. On localise avec une certaine vraisemblance une place publique inscrite dans l’îlot bordé au sud par le cryptoportique (n° 23), mais cet espace a été profondément remanié aux IV^e et V^e siècles.

4L’évolution majeure de la ville est celle qui a marqué le réseau des rues et leur équipement. L’étude du contact entre la rue principale et la façade des thermes du Sud (n° 15) a révélé les étapes successives – d’abord les portiques, puis les boutiques – du développement de la rue à colonnades, formule sans doute mise au point dans la Syrie romaine, née vers le tournant de l’ère chrétienne, et qui a rencontré un succès croissant avec la volonté de régulariser des tissus urbains non géométriques. Ces derniers ne sont pas le résultat d’une fondation avec des lotissements réguliers, mais semblent s’être développés selon un dynamisme propre à partir de noyaux séparés à l’origine, soumis davantage aux intérêts de groupes familiaux ou tribaux qu’à une autorité « politique » urbaine. Les portiques donnent à ces quartiers une façade et une unité. Complétés par des boutiques, ils fournissent aussi un cadre confortable et fonctionnel aux relations sociales et économiques entre les habitants. Les inscriptions officielles en place sous des consoles portant des statues dans le portique de la rue nord-sud (n° 20) leur confèrent des fonctions qui reviennent aux places publiques. Le témoignage de Libanios montre que les grandes colonnades jouent toujours ce rôle primordial dans l’Antioche des IV^e et V^e siècles. La ville semble ainsi avoir été assimilée progressivement à la cité gréco-romaine méditerranéenne dans son cadre esthétique comme dans sa structure politique : elle entre dans une compétition de cités qui cherchent à dépasser leurs voisines par l’éclat de leurs monuments publics. Ceux-ci ont des dimensions et des capacités considérables, qu’il s’agisse des thermes ou des édifices de spectacle, par rapport à la taille de la ville. Ils sont construits dans un bel appareil rectangulaire dont les parements sont assez soignés. Des équipes de sculpteurs, dont on reconnaît le travail dans d’autres cités de la région, comme Gerasa, Beth Shean-Scythopolis ou Amman-Philadelphia, ont été invitées à tailler des ordres de belle facture impériale, inspirés des styles en vogue sur les grands sites d’Asie Mineure, comme Pergame, Éphèse ou Aphrodisias.

Restitution d’une rue à colonnade.

5À Bosra, les rues principales, celles qui étaient des voies de communication plus anciennes ou celles dont les axes ont été tracés dans le courant du II^e siècle, n’ont été équipées de l’ensemble portiques et boutiques qu’à l’époque sévérienne (193-235). Cette datation, déjà suggérée par le style des chapiteaux ioniques des portiques, a été confirmée par des sondages et les inscriptions officielles gravées sur les consoles des colonnes qui marquent dans la rue nord-sud (n° 20) l’accès aux thermes du Centre (n° 21). Il faut souligner qu’à Bosra les colonnades ornent un nombre exceptionnel de rues, compte tenu des dimensions réduites de la ville. Elles atteignent près de trois kilomètres de longueur.

6En même temps que les portiques des rues ont été créés, de nouveaux édifices publics qui y sont directement rattachés, comme l’arc central (« Bâb al-Qandîl », n° 22) ; d’autres, plus nombreux, ont été terminés ou rénovés à l’époque sévérienne, dans la double perspective d’un agrandissement des installations et d’un enrichissement du décor monumental (Frons scaenae du théâtre, n° 10, thermes du Sud et du Centre, n° 15 et 21, nymphée, n° 18). L’intégration des programmes antérieurs dans la nouvelle ordonnance des rues à portiques est à l’origine de nombreux travaux. Par ailleurs, des inscriptions attestent au III^e s. le renforcement des remparts de la ville.

Chapiteau ionique de la rue principale est-ouest (III^e s. ap. J.-C.) et tambour de colonne portant la dédicace d’un centurion de la XII^e légion Fulminata, stationnée en Syrie au I^er s. ap. J.-C. (lecture M. Sartre).

Montant d’une porte monumentale (IIe s. ap. J.-C.) qui était remployé dans la grande église du quartier de l’Est.

7De nouveaux programmes de construction répondent sans doute à une décision officielle de l’autorité impériale, provinciale ou municipale, de promouvoir le développement urbain ou à la volonté d’un évergète local désireux d’imposer sa marque à la ville. S’il est impossible de rattacher directement un programme de constructions à la création de la Province romaine d’Arabie et à la naissance de la Nea Traianè Bostra, la promotion de la ville au rang de colonie romaine sous Sévère Alexandre a pu être l’occasion de restructurer l’aspect de la ville en lui donnant une unité monumentale grâce aux rues à colonnades. Le titre de Métropole accordé par Philippe l’Arabe a-t-il justifié de nouveaux travaux vers le milieu du III^e siècle ? Chacun de ces épisodes a sans doute été célébré par des cérémonies et des fêtes et a pu laisser la marque, plus durable, de constructions ou de réaménagements monumentaux. À Bosra, les concours des Actia Dousaria trouvent leur cadre dans un ensemble complet d’édifices de spectacle de grandes dimensions. Ils peuvent ainsi réunir un public qui dépasse largement la population de la ville. Ces jeux reprennent un rôle fédérateur qui revient aussi aux sanctuaires dans le contexte du Proche-Orient. Dans leur diversité, rues et monuments publics expriment la cohérence d’un programme politique impérial. Ce n’est pas un hasard si une même organisation architecturale et décorative marque la frons scaenae, les façades de fontaines monumentales, les façades d’arcs monumentaux ou certaines pièces des thermes. Elles ont en commun une riche composition architecturale, projetée devant le mur et soulignée dramatiquement par les effets d’éclairage, qui n’est pas simplement décorative, mais qui met en scène un ensemble de statues. La superposition d’ordres étagés, qui se développe jusque dans les dernières phases de l’urbanisme de Bosra, permet de multiplier et de hiérarchiser des niches qui leur sont destinées. La présence des divinités protectrices de Rome et des empereurs ou la personnification d’entités politiques, comme la déesse Rome ou la Tychè locale, ne laissent aucun doute sur la signification politique de ces programmes architecturaux. Dans des monuments impériaux qui n’entrent pas dans les catégories architecturales traditionnelles de la fin de l’époque hellénistique, le centre est la niche ou l’abside, qui n’occupait pas une place comparable dans l’architecture antérieure. Or, elle semble avoir été choisie plus particulièrement, à ses origines, comme dans les basiliques et les curies, pour le culte de divinités tutélaires du pouvoir impérial romain, puis pour le culte impérial lui-même. Dans l’abside du Kaisareion d’Antioche était placée une statue de la Tychè de Rome et la « kalybé » de Shahbâ est un exemple monumental de cette formule architecturale : on est tenté de placer dans la même catégorie l’exèdre monumentale de Bosra (n° 19). C’est également un monument d’une faible profondeur, largement ouvert à l’avant et laissant voir par le large entrecolonnement central la statue de culte, impérial ou divin, qui occupe l’abside. Peu importe, à la limite, que la niche ait été précédée ou non d’un bassin de fontaine : l’intention politique s’exprime de la même manière dans les deux cas. L’espace à exèdres situé à l’est des thermes du Centre (n° 21) est comparable aux pièces d’apparat des gymnases et thermes d’Asie Mineure et entre dans la catégorie du Kaisersaal. Ces lieux de culte directement ouverts sur la rue représentent une nouvelle catégorie de monuments, distincts des sanctuaires traditionnels du Proche-Orient, mais aussi des sanctuaires gréco-romains du domaine méditerranéen, qui sont constitués par un téménos fermé par un enclos entourant le temple et séparant l’espace cultuel de l’espace profane.

Plan de localisation des structures de l’époque romaine et des sondages dans lesquels a également été trouvé du matériel de la même époque.

8Plusieurs des programmes architecturaux décrits à Bosra trouvent des parallèles particulièrement proches dans la zone de la Décapole. Le tétrapyle au centre d’une place circulaire (n° 24) a un parallèle exact à Gerasa-Jerash. La disposition à 45°, à l’angle de deux axes majeurs de la ville, de l’exèdre monumentale de Bosra (n° 19) se retrouve à Beth Shean-Scythopolis. Le bâtiment lui-même, interprété comme un temple, présente les mêmes proportions élargies et une abside. Le même type de macellum (n° 23) que celui de Gerasa-Jerash a été retrouvé à Bosra par T. Fournet dans le bâti traditionnel du quartier situé à l’ouest des thermes du Centre (n° 21). Ils ont en commun, avec un modèle largement répandu dans le monde romain et représenté aussi à Apamée ou à Tyr, un plan quadrangulaire autour d’un édicule central et une distribution de pièces qui entourent l’espace central. Leur originalité tient dans une géométrie plus rigoureuse, inscrite dans un carré dont les angles sont occupés par des absides. Cette formule que l’on retrouve aussi dans la transformation de la salle L des thermes du Sud (n° 15), au III^e siècle, et la salle octogonale A à l’ouest, créée au V^e siècle, a pu servir de modèle au développement d’églises à plan centré, dont nous avons précisément deux exemples avec l’église des Saints Serge, Bacchus et Léonce (n° 4) et la grande église centrée (n° 2) à l’est de l’arc nabatéen.

Frons scaenae du théâtre.

Les thermes du Centre : palestre est.

9Les premiers commentateurs ont cherché consciemment ou non à retrouver dans les villes du Proche-Orient la réalisation de modèles urbains romains. L’analyse de l’organisation de l’espace à Bosra a conduit à une conclusion différente. Le plan de Bosra garde la mémoire non d’un ordre préétabli, mais d’une série d’opérations organisant des parties limitées de la ville comme le quartier de l’Est ou le centre. Globalement, c’est cependant un modèle cohérent de ville organisée qui a orienté son évolution entre l’époque nabatéenne et l’époque byzantine. Des obstacles matériels hérités des phases précédentes ont empêché à chaque fois de réaliser le modèle jusqu’au bout.

Photographie au cerf-volant du centre-ville en 1997.

10Ces vingt années de recherches sur Bosra ont permis de mieux estimer le rythme et la durée de ce développement. Il faut noter d’abord qu’il s’est étendu sur une période plus longue que la phase romaine et qu’il s’est réalisé d’une façon progressive. Le réseau des rues de Gerasa-Jerash s’est aussi étendu progressivement, comme le montre le tronçon ouest de la rue qui croise l’axe principal à la hauteur du tétrapyle Sud et qui passe sur des maisons du II^e siècle. Celle-ci n’était donc pas prévue dans un quadrillage originel. À Bosra, nous ne pouvons dater les différents tronçons de rues, mais ce qui est certain, c’est qu’il faut attendre l’époque des Sévères pour voir équiper de portiques et de boutiques les rues du centre de la ville dont certaines remontent sans doute à ses origines. Nous voyons aussi des reconstructions parfois maladroites de ces installations au moins jusqu’au V^e-VI^e siècle. On s’est donc efforcé de garder Bosra conforme à l’image classique de la ville avec ses éléments de décor urbain toujours jugé indispensable. Une telle survivance de l’idéal de la ville classique est bien attestée dans l’Antiochikos de Libanios qui explique, en particulier, la valeur économique et sociale des portiques et boutiques. Sont attestés non seulement des travaux utilitaires, comme l’entretien des canalisations, mais encore la remise en place des façades et des colonnades après des tremblements de terre et même des transformations accentuant le caractère monumental de certains monuments, même si la réalisation est hâtive et maladroite faute de moyens financiers et techniques. Tout se passe donc comme si le modèle de la ville classique, absent à l’origine de ces agglomérations, avait été imposé progressivement, dès l’époque nabatéenne, et n’avait cessé de marquer les activités de reconstruction jusqu’à l’avènement de l’Islam.

Vue perspective restituée du centre-ville dans son état romano-byzantin.