1. ARTISANS ET COMMERÇANTS DU TEXTILE DOMINENT LA CITÉ

1André Raymond, dans Artisans et commerçants au Caire, distinguait, tout en en soulignant la difficulté, les activités artisanales des activités commerciales ; il notait que « le travail du textile et la fabrication des tissus étaient au Caire l’activité artisanale la plus importante, tant par le nombre des individus intéressés que par la valeur de la production » ; il citait Evliya Çelebi estimant la part des artisans du textile au cinquième du nombre total des artisans et à plus du quart des artisans travaillant en boutique. « Les dépouillements effectués dans le maḥkama, poursuivait André Raymond, confirment cette place prépondérante des artisans du textile [...] qui représentent à peu près un tiers des artisans mentionnés dans les documents1. » Quant au commerce des tissus, écrivait-il, il « venait en importance aussitôt après celui des épices et occupait probablement plus d’individus qu’aucun autre type de commerce au Caire sauf celui de l’alimentation2 ».

2Au début du xix^e siècle, ces activités, selon J.-P. Pascual, demeuraient, à Damas, essentielles : « Deux types d’activités se démarquent très nettement des autres : elles regroupent à elles deux 70 % des boutiques dénombrées. Un peu plus d’un tiers (37 %) des "dukkān" abritent des commerces liés au secteur de l’alimentation ; et presque un tiers (32 %) hébergent des activités de production et de commerce de textiles3. »

3Les inventaires après décès damascènes confirment, au moins dans ces parties arabes de l’Empire ottoman, l’importance des activités textiles dans l’économie du xviii^e siècle de la ville.

1.1. NOMBRE DES DÉFUNTS OCCUPÉS DANS LEURS ACTIVITÉS TEXTILES

4Les occupations artisanales ou/et commerciales touchant le textile concernent 78 personnes sur 213, plus du tiers des métiers damascènes en ce début du xviii^e siècle : les activités textiles dominent la ville, et les « professionnels » du textile, par leur nombre, occupent la première place dans la cité. Les « épiciers » en tout genre, les sammān et les ‘aṭṭār, assurant pourtant l’entretien quotidien alimentaire de la ville, n’arrivent qu’en deuxième position, ne groupant que 23 défunts.

1.2. LES PATRIMOINES SONT DANS L’ENSEMBLE IMPORTANTS

5Dominant la cité par le nombre des emplois qu’ils occupent, ces « textiliers » qui représentent, en nombre, un peu plus du tiers des « actifs » de Damas(36 %)possèdent,àeuxseuls,plusde66 %del’ensembledespatrimoines des hommes auxquels il a été possible d’attribuer un « métier ».

6Ils sont les plus riches des civils damascènes engagés dans le travail commercial ou artisanal, détenant un patrimoine moyen plus de cinq fois supérieur à celui des autres corps de métier.

1.3. LE CAPITAL PRODUCTIF EST RELATIVEMENT SUBSTANTIEL

7De plus, alors que la distribution du patrimoine en ses diverses composantes ne varie guère entre les différents types d’artisans et de commerçants, la proportion de fonds seulement engagés dans les activités artisanales et commerçantes liées au textile, est nettement plus importante chez les « travailleurs » du textile (28 % contre 21 %).

1.4. ARTISANS ET COMMERÇANTS CONSTITUENT UN MILIEU SOCIAL HÉTÉROGÈNE

8L’étude des contenus des boutiques a permis de distinguer parmi eux 48 commerçants en textile et une trentaine d’artisans : des passementiers (‘aqqād), des fourreurs (farrā’), des teinturiers (ṣabbāġ), des vendeurs de tapis (ṭanāfisī) ou de ‘abā (‘abawī), des tailleurs (ḫayyāṭ).

9Si les Damascènes engagés dans les activités textiles, quelles qu’elles soient, sont les plus riches des civils damascènes engagés dans le travail commercial ou artisanal, les artisans et les commerçants occupent des positions économiques et sociales très différentes.

10Comme l’indique le tableau suivant, les 48 commerçants en textile de l’échantillon ont une fortune moyenne de 3 500 piastres, bien supérieure à celle de l’ensemble des « textiliers ». Les avoirs qu’ils immobilisent dans les seules activités commerciales s’élèvent aux environs de 1 000 piastres, tandis que les artisans sont à la tête d’avoirs médiocres, près de dix fois inférieurs aux actifs moyens des commerçants. Le capital investi dans les activités de « métier », bien que peu élevé, représente cependant une proportion relativement plus importante chez les artisans que dans le monde des commerçants. Les avoirs des artisans, dans leur ensemble, sont concentrés dans leurs boutiques et leurs maisons. L’importance des créances dans les patrimoines des commerçants, près de la moitié de la fortune, ne trouve pas son équivalent dans le monde des artisans.

11André Raymond avait, pour Le Caire, entre 1679 et 1700, établi les mêmes distinctions entre le monde des artisans et le monde des commerçants, toutes productions confondues. « Les artisans avaient un poids économique relativement réduit [...] Leurs successions moyennes s’élevaient à 48 845 paras, tandis que celles des commerçants, tuğğār compris, représentaient la somme de 188 565 paras [...] La fortune moyenne d’un artisan ne dépasse pas le cinquième de la fortune moyenne d’un commerçant4. » A. Raymond a pu distinguer les successions moyennes des artisans spécialisés du textile : 50 387 paras. La monnaie utilisée en Égypte par les juges pour estimer les successions est le para. Dans les inventaires damascènes, les comptes sont effectués en piastres (qurš) ; exceptionnellement le para a été utilisé. En 1692 et 1697, à Damas, le scribe a donné les moyens de convertir les monnaies entre elles : à ces deux dates, le qurš vaut 44 paras. Les commerçants damascènes en tissus détiennent donc un patrimoine à peine moins élevé (converti en 154 000 paras) que celui de tous les commerçants du Caire ; en revanche, les artisans du textile, à la tête d’une fortune moyenne de 18 216 paras, paraissent près de trois fois plus pauvres que les artisans égyptiens dans leur ensemble ; la différence s’accentue encore si l’on ne considère que les successions d’artisans du textile cairote, dont les patrimoines dépassent légèrement celui des artisans égyptiens dans leur ensemble.

1.4.1. Peu d’homogénéité dans chacun de ces deux mondes

12Comme dans les autres couches de la société damascène, l’inégalité est de règle : ces moyennes, qui révèlent la domination économique des commerçants, cachent cependant de fortes disparités entre les individus.

13Le plus pauvre des artisans laisse à ses héritiers une infime succession de 21 piastres, tandis que le plus riche d’entre eux est à la tête d’un patrimoine de 3 109 piastres. Dans le monde des 48 commerçants, le plus pauvre détient 17 piastres, le plus riche 39 353 ; sept personnes seulement possèdent une fortune égale ou supérieure à 3 500 piastres. Les graphiques suivants suggèrent les différences de statut qui caractérisent le monde des artisans et des commerçants (voir tableaux page suivante).

14À elle seule, la lecture de ces tableaux souligne les limites de l’observation quantitative des seuls patrimoines : la hiérarchie dans les avoirs laisse entrevoir une hiérarchie qualitative dans les contenus de boutiques. Ni les artisans ni les commerçants du textile ne constituent des blocs homogènes : l’analyse détaillée des dukkān, des ḥānūt et des maḫzan s’impose. Commençons à les situer dans l’espace damascène quand on le peut.