LA PRODUCTION ET LA SOCIÉTÉ

1La stagnation, sinon l’arriération, est incontestablement le trait marquant de la production et de la structure sociale au Caire au dix-huitième siècle. Les activités artisanales se caractérisaient par la médiocrité d’une technique qui n’avait guère progressé depuis trois siècles et par la faiblesse quantitative de la production. Toute une série d’éléments défavorables aux activités « industrielles » expliquaient assez cette déficience, facteurs naturels ou socio-économiques, et le faible rendement de la production artisanale contribuait à son tour à la perpétuer dans la mesure où les capitaux accumulés dans le grand commerce ou dans l’exploitation de la terre se dirigeaient tout naturellement vers des branches d’activité plus rapidement rémunératrices. L’infériorité économique des activités artisanales apparaît avec évidence lorsqu’on compare les successions des artisans avec celles des commerçants et lorsqu’on voit la place subordonnée que les premiers occupaient dans la hiérarchie des fortunes et dans l’organisation sociale.

2Les activités commerciales l’emportaient donc de très loin au Caire, en importance économique, sur les activités artisanales, et les négociants jouissaient d’une influence sociale, et même politique, sans commune mesure avec celle des artisans. Le commerce oriental, le commerce international des tissus restaient au Caire les activités économiques de base qu’ils avaient été à l’époque mamelouke. Derrière ces apparences relativement brillantes apparaissaient, cependant, des symptômes inquiétants. La prospérité du grand commerce du café et des épices, à la fin du xvii^e et au début du xviii^e siècle, tenait plus aux avantages de position dont continuait à bénéficier Le Caire qu’à l’esprit d’entreprise de la classe des marchands : les activités des puissants tuğğār cairotes s’arrêtaient dans les ports égyptiens sur la Méditerranée, et vers le sud elles ne dépassaient guère, en Mer Rouge, la latitude de Ǧudda. Aussi une partie importante des profits que le commerce de transit aurait dû valoir à l’Égypte passait-elle entre les mains de marchands étrangers ou d’intermédiaires minoritaires. Cette situation était évidemment dommageable sur le plan économique. D’une manière plus générale, l’intense mouvement commercial dont Le Caire était le centre ne donnait pas lieu à des relations directes un peu approfondies avec le reste de l’univers, qui auraient pu avoir des effets intellectuels et moraux considérables, en facilitant par exemple l’entrée d’idées, de connaissances ou de techniques nouvelles. Les Égyptiens restaient enfermés dans un univers culturellement et intellectuellement borné : très peu informés de ce qu’il y avait au-delà des mers et exagérément confiants dans le système à l’intérieur duquel ils vivaient comme en vase clos, ils attendirent jusqu’en 1798 que se déchire le voile d’ignorance et d’illusions qui leur dissimulait le monde extérieur.

3Au total l’économie de l’Égypte, même dans ses aspects les plus positifs, était figée à un niveau global assez bas, qui n’était sans doute guère supérieur à celui de l’époque mamelouke : un certain nombre d’artisanats de qualité dont la production avait été jadis si brillante avaient même nettement périclité pour des raisons qui tenaient en partie au détournement des grandes routes commerciales et au fait que Le Caire avait cessé d’être une capitale pour devenir un simple chef-lieu de province. Si le commerce du café avait connu un remarquable essor au xvii^e siècle, prenant fort opportunément la relève du commerce des épices, et si, quantitativement, il y avait eu quelque progrès dans le commerce oriental, l’activité des tuğğār de l’époque ottomane, sur beaucoup de points, paraissait en retrait par rapport à celle des Kārimī. Le décalage entre une Égypte si visiblement stagnante et l’Europe, qui était relativement peu sensible encore au xvi^e siècle, s’était ensuite accentué et il frappait assez les observateurs occidentaux du xviii^e siècle pour qu’ils en aient conclu à un déclin et à une dégradation dont ils rendaient responsable, un peu abusivement, la seule occupation ottomane.

4La structure sociale de la population égyptienne du Caire était à l’image de l’économie dont nous venons de définir les grands traits. Son caractère le plus frappant était l’extrême inégalité des conditions matérielles qui résultait, pour une large part, du déséquilibre structurel entre les activités artisanales et les activités commerciales. Cette impressionnante disparité des fortunes était entretenue par un ensemble d’institutions (corporations, système du ğedik) qui limitaient l’entrée dans les métiers et renforçaient les effets de la tendance « naturelle » à l’hérédité professionnelle, la sclérose relative de la société correspondant à l’atonie de la vie économique.

5Il y a naturellement coïncidence entre le profil de l’évolution de la société égyptienne du Caire, tel que l’étude des successions nous a permis de l’établir, et celui de l’économie du pays, que nous connaissons au travers de l’histoire des monnaies et des prix. Quatre phases alternées de prospérité et de crise se succèdent pendant ces deux siècles. Le xvii^e siècle se présente dans l’ensemble comme une période de progrès, les crises économiques étant alors assez espacées pour que l’évolution générale ne soit pas affectée du moins d’une manière durable. Ce que nous savons de l’histoire du Caire (transfert des tanneries par exemple) implique un essor urbain qui nous paraît confirmer cette hypothèse. L’apogée est atteinte vers 1690, période de propérité du grand commerce oriental, et de stabilité monétaire comme l’Égypte en connut peu pendant la domination ottomane. Les moyennes de fortune alors relevées sont les plus élevées que nous ayons enregistrées : 69.579 paras constants entre 1679 et 1700, contre 53.895 entre 1624 et 16361. La succession rapide de violentes crises de subsistances et de graves difficultés monétaires affecte ensuite la position des artisans et commerçants du Caire : le montant moyen des successions de moins de 500.000 paras étudiées entre 1725 et 1730 tombe à 42.784 paras. Mais les conséquences de cette crise se font sentir longtemps encore car, entre 1747 et 1756, à une époque où la situation économique s’est déjà améliorée, la moyenne des successions est de 36.335 paras seulement. Après cette longue période de recul, Le Caire connaît une phase de restauration économique et de prospérité entre 1740 et 1780, les observations de Ǧabartī confirmant ce que nous savons de l’histoire économique de la ville à cette époque. Enfin dans les deux dernières décades du siècle la situation économique et sociale se dégrade à nouveau : la moyenne des successions de moins de 500.000 paras étudiées entre 1776 et 1798 est de 48.222 paras constants, soit une baisse de 30 % par rapport à la fin du xvii^e siècle, et un recul sensible également par rapport aux années 1624-1636.

6Aux causes permanentes de stagnation que nous avons évoquées plus haut s’ajoutèrent, au xviii^e siècle, des facteurs de déclin qu’il n’est pas toujours aisé de cerner avec précision en raison en particulier de la médiocre connaissance que nous avons de l’économie de l’Égypte. L’état de trouble politique dans lequel vécut l’Égypte d’une manière presque permanente à partir du début du siècle contribua évidemment à la ruine du pays et de ses habitants. La baisse de la population du Caire entre la fin du xvii^e et la fin du xviii^e siècle joua elle aussi un rôle important dans cette décadence : ce que nous savons des famines et des épidémies dévastatrices qui affectèrent alors Le Caire rend tout à fait vraisemblable l’hypothèse que la population du Caire aurait pu diminuer du tiers entre la fin du xvii^e siècle et celle du xviii^e siècle. Le contraste constaté plus haut avec une Europe dont le rapide développement s’appuyait précisément sur une démographie en pleine expansion est trop frappant pour qu’on n’attribue pas beaucoup d’influence aux éléments démographiques dans le déclin de l’Égypte à cette époque.

7On doit également chercher dans le déséquilibre de base de l’économie égyptienne une des origines vraisemblables de la désagrégation matérielle du pays et des crises qui l’épuisèrent après 1780. La structure semi-coloniale du commerce extérieur de l’Égypte, fondé sur l’exportation de produits bruts et semi-ouvrés et sur l’importation de produits fabriqués plus coûteux, était la conséquence normale de la faiblesse de l’économie du pays. A partir du début du xviii^e siècle ce déséquilibre latent parut s’aggraver sensiblement. D’une part, la demande de produits étrangers à caractère plus ou moins somptuaire se développa sous l’effet des besoins accrus de la caste dirigeante. D’autre part, l’Égypte vit se réduire certains courants traditionnels d’exportation : de même qu’aux xvi^e et xvii^e siècles le commerce local du poivre et des épices avait reçu un coup dont il ne se remit pas, de même au xviii^e siècle, le trafic du café fut à son tour éprouvé par la concurrence du café transplanté dans les îles par les Européens, et par le détournement partiel du commerce oriental vers les marchés occidentaux. L’équilibre commercial global de l’Égypte, qui avait pour base l’utilisation des excédents de numéraire procurés par le commerce avec l’Europe et la Turquie pour financer l’achat de produits exotiques ensuite réexportés, se trouva ainsi rompu : le flot de numéraire qui s’écoulait jadis de l’Europe vers l’Orient se tarit progressivement, et on vit même l’Égypte exporter de plus en plus souvent des espèces vers les pays francs, cependant que le déclin du commerce africain réduisait à peu de choses les arrivées d’or soudanais dont le trafic tendait depuis deux siècles à se détourner des routes terrestres (aboutissant à l’Afrique du Nord) vers les routes maritimes (en direction de l’Atlantique) où opéraient les Européens. Ce processus était très avancé vers le milieu du xviii^e siècle et le bilan commercial que nous avons pu établir pour les années 80 était très largement déficitaire, situation dont la conséquence inévitable était l’appauvrissement du pays. Cette inversion des courants d’échange traditionnels explique en partie la raréfaction croissante des espèces en Égypte et la dévalorisation accélérée des monnaies locales à la fin du siècle qui fut une des causes de la rapide montée des prix.

8Ces changements affectèrent sans doute l’économie de l’Égypte en profondeur. La concurrence exercée par les produits étrangers ne s’exerçait pas seulement sur des produits de luxe destinés à satisfaire les besoins d’une caste parasitaire. A en croire les consuls de France l’usage des tissus importés se répandit très largement dans la population dans la seconde moitié du siècle. La pression exercée par les produits européens qui apparaît dans les chiffres des importations que nous donne Girard (d’après qui les achats de tissus européens représentent 52,2 % des importations en provenance d’Europe, les achats de verrerie 14,1 %) devait affecter l’artisanat local : on peut expliquer ainsi les difficultés de l’artisanat des textiles, la plus importante activité « industrielle » de l’Égypte qui s’exprime peut-être dans la stagnation des prix des tissus égyptiens, contrastant avec la hausse générale des prix locaux.

9En ce qui concerne le commerce, les entreprises européennes dans l’Océan Indien et en Mer Rouge, l’introduction d’épices et de café « occidentaux » sur les marchés orientaux et jusque sur le marché égyptien à partir de 1750, contribuèrent évidemment au ralentissement du commerce oriental, principale activité économique de l’Égypte, et au déclin de la prospérité et de la puissance des tuğğār. Ici encore la stagnation du prix du café peut être considérée comme une conséquence de la concurrence européenne sur le commerce oriental égyptien.

10Dans une certaine mesure l’Égypte subissait ainsi les premiers effets de son intégration progressive dans le marché mondial qui était en train de se constituer sous l’impulsion d’une Europe en plein essor politique et économique, dont la primauté s’exprimait localement par la prépondérance incontestée de ses monnaies d’or et d’argent (bunduqī et riyāl). Ces effets restaient cependant limités encore parce que, dans le monde commercial ottoman, vaste et relativement clos, les courants intérieurs restaient dominants par rapport aux courants dirigés vers l’extérieur. La véritable cassure ne devait se produire qu’un peu plus tard, dans les premières décades du dix-neuvième siècle, lorsque les entreprises coloniales ou para-coloniales des puissances européennes firent les premières brèches importantes dans un ensemble jusque-là cohérent, et eurent sur les économies des pays arabes de la Méditerranée méridionale et orientale des effets presque immédiatement dévastateurs. A la fin du xviii^e siècle ce processus ne faisait que s’amorcer. Mais « l’impact » de la pénétration européenne sur l’économie de l’Égypte était déjà assez fort pour qu’on doive en tenir compte dans une analyse du déclin économique du pays et de ses répercussions sociales.

LES POPULATIONS URBAINES ET LA CASTE DIRIGEANTE

11L’importance des activités urbaines dans la vie économique et politique de l’Égypte nous paraît avoir été généralement sous-estimée, l’accent ayant été mis sur les activités rurales considérées comme la source principale de la richesse économique du pays, et comme la base de la puissance politique par le moyen de l’iltizām, point de vue que l’étude de l’économie urbaine et des classes urbaines économiquement actives (artisans et commerçants) doit amener à réviser. L’évaluation que nous avons proposée pour la charge fiscale et para-fiscale qui pesait sur la population du Caire se situe entre quatre et cinq cents millions de paras, compte non tenu de beaucoup de perceptions plus ou moins régulières et surtout de la ponction qui était effectuée sur les successions par les membres de la caste dominante et dont le rapport était certainement considérable. Ce chiffre est assez voisin de celui du montant global des perceptions auxquelles donnaient lieu les iltizām ruraux (plus de quatre cents millions de paras). Le Caire fournissait une partie importante des moyens matériels qui servaient à l’entretien de la caste dirigeante (dix mille individus environ) : les revenus de la fiscalité urbaine devaient, de toute évidence, permettre à ceux qui s’en assuraient le contrôle de peser d’un poids très lourd dans la vie politique de l’Égypte.

12Il est donc important d’examiner deux moments décisifs de l’histoire de l’Égypte aux xvii^e et xviii^e siècles, 1660-1670 (début de la prépondérance des odjaqs) et 1760-1770 (passage de l’autorité des milices aux beys) sous le double aspect de la dévolution des ressources procurées par l’exploitation de la richesse urbaine, et des rapports entre la caste dominante et la population économiquement active du Caire. Les années 1660 à 1670 virent s’accomplir un profond changement dans l’organisation du pouvoir en Égypte : le déclin définitif de l’influence des pachas et l’effacement temporaire des beys permirent alors aux milices de s’affirmer comme les Puissances prépondérantes dans le cadre de la ville. En même temps que les odjaqs s’emparaient du pouvoir politique, ils s’assurèrent, par diverses voies, le contrôle de la richesse urbaine : prise de possession des principales muqāṭa‘āt urbaines ; institution d’un prélèvement régulier d’environ dix pour cent sur les successions des artisans et commerçants rattachés aux odjaqs, le mouvement d’affiliation aux milices, commencé environ un siècle plus tôt, et atteignant à cette époque son plein développement.

13Le système qui s’installa alors en Égypte et qui reposait sur l’exploitation, par les Janissaires surtout, de la population urbaine économiquement active (dont les tuğğār en café étaient l’élément dominant), et sur la protection qu’ils accordaient en compensation aux artisans et aux commerçants qui leur étaient affiliés, était relativement équilibré. D’étroites relations s’établirent entre les militaires et les « sujets », les liaisons « horizontales » entre les strates sociales que rapprochaient les conditions matérielles (officiers des milices et tuğğār, militaires du rang et boutiquiers) s’avérant parfois aussi fortes que les clivages « verticaux » qui séparaient traditionnellement la caste dominante « étrangère » et les « sujets ». Si les Janissaires retirèrent de cette exploitation/protection des profits évidemment considérables, les grands négociants connurent de leur côté, à l’ombre de l’odjaq, une indéniable prospérité, dans les dernières décennies du xvii^e et les premières du xviii^e siècle.

14Ainsi liés aux gens des milices, les tuğğār se joignirent à eux dans l’exploitation fiscale du pays et participèrent à ses profits : l’affermage des iltizām ruraux et des muqāṭa‘a urbaines, l’acquisition de mamelouks qui leur ouvrait un accès à l’influence « politique », multiplièrent les intérêts qu’ils avaient en commun avec la caste dominante. D’un autre côté, en les incitant à se tourner vers une participation fructueuse et sûre, mais économiquement stérile, aux fermages urbains et ruraux, aux dépens des spéculations commerciales qui avaient été à l’origine de leur puissance ou des investissements « industriels », l’attraction exercée par la caste dominante sur les tuğğār eut certainement des effets néfastes à long terme.

15Après un demi-siècle de prépondérance, les Janissaires, usés par la lutte pour le pouvoir qui les avait d’abord opposés aux pachas, puis aux six odjaqs, et affaiblis par de violentes divisions internes, virent se réduire progressivement leur autorité politique et leur emprise sur la population du Caire dont l’exploitation était nécessaire au maintien de leur puissance. Les difficultés du commerce oriental et le relatif déclin des tuğğār vers 1750 contribuèrent aussi sans doute à leur affaiblissement. Enfin la réapparition des beys comme puissance politique urbaine après 1720, mais surtout à partir de 1740-1750 mit un terme à une hégémonie dont le duumvirat d’Ibrahim et de Riḍwān avait constitué l’ultime triomphe.

16Ce changement dans le personnel dominant qui se produisit vers 1760-1770 eut pour conséquence une profonde altération dans les relations existant entre la caste dirigeante et les sujets. Alors que les Janissaires tiraient une partie importante de leurs revenus de l’exploitation de la population urbaine, ce qui devait les inciter à la ménager quelque peu, la puissance des beys reposait traditionnellement sur l’exploitation de la richesse agricole par le moyen des iltizām ruraux et ils n’avaient pas de liens avec les ra‘iyya du Caire dans l’exploitation desquels ils se substituaient aux milices : leur système de recrutement, fondé à peu près exclusivement sur l’importation de mamelouks achetés hors d’Égypte les isolait presque totalement de la population indigène, dans laquelle les odjaqs avaient au contraire puisé une partie de leurs effectifs, ce qui avait contribué à les « égyptianiser ». A une organisation socio-politique relativement ouverte succédait donc un système clos dans lequel rien ne modérait plus la rigueur de l’exploitation des sujets par leurs nouveaux gouvernants.

LA CRISE DES DERNIÈRES ANNÉES DU xviii^e SIÈCLE.

17Subissant les mêmes exigences fiscales que par le passé sans être pour autant « assurés » désormais contre des types plus brutaux d’exactions, les ra‘iyya devaient trouver cette situation nouvelle d’autant plus pesante que les conditions politiques et économiques se détériorèrent sensiblement à partir de 1780.

18Devenus seuls maîtres du pouvoir les beys installèrent dans le pays une anarchie chronique, en raison des luttes qui opposaient, pour le contrôle de l’autorité, diverses fractions de la caste dominante, la situation la plus habituelle étant un conflit entre les Puissances qui tenaient Le Caire et celles qui, refoulées dans le Ṣa‘īd, s’efforçaient de reprendre pied en Basse-Égypte. De ces guerres civiles la population égyptienne faisait tous les frais, subissant les conséquences directes des combats que se livraient les beys, et devant, par ailleurs, fournir aux antagonistes les moyens matériels dont ils avaient besoin pour se maintenir au pouvoir ou s’y rétablir. Même en temps normal, les agissements de plus en plus incontrôlés des beys et de leurs agents tendaient à transformer ces exigences fiscales en extorsions qui prenaient par moments un caractère véritablement terroriste.

19Dans le même temps une crise d’une extraordinaire intensité se déchaînait sur le pays : elle devait durer presque sans répit jusqu’en 1793, et elle se prolongea jusqu’en 1798 par de graves difficultés monétaires et par une cherté anormale de la plupart des denrées. Rappelons quelques chiffres. La moyenne décennale des prix du blé passa de 217/122 paras l’ardab entre 1771 et 1780, à 395/201 paras entre 1781 et 1790, et encore 360/146 paras entre 1791 et 1798. Le Caire connut pendant cette période les pointes de cherté les plus accentuées qu’on ait vues depuis trois siècles : 1.300/715 paras en 1784 ; 855/410 paras en 1789 ; 1.620/745 paras en 17922 ! Le para qui s’était maintenu à l’indice 61 de 1749 à 1759, 60 de 1760 à 1770, 55 de 1774 à 1782 (par rapport à la période 1681-1688 = 100) tomba à 48 en 1786, 45 en 1793, 36 en 1795 et 30 en 1796, soit une baisse de 45 % en quatorze ans. Des périodes de disette, si fréquentes qu’elles paraissaient se succéder sans interruption (nos sources mentionnent des chertés en 1783, 1784, 1785, 1786, 1787, 1789, 1791 et 1792), et accompagnées de très graves épidémies de peste (en 1785 et 1791), achevèrent de ruiner et de dépeupler le pays. La baisse spectaculaire du montant moyen des successions au cours des deux dernières décennies du siècle illustre parfaitement le déclin accéléré de l’Égypte : 60.523 paras constants entre 1776 et 1785, 53.095 entre 1786 et 1791, et enfin 36.524 entre 1792 et 17983.

20C’étaient les couches les plus pauvres de la population urbaine, artisans et boutiquiers, qui faisaient surtout les frais de cette oppression et de cette misère, puisque ce déclin accéléré des fortunes s’accompagnait d’une aggravation, que nous avons essayé de chiffrer, de l’inégalité sociale. Rien d’étonnant donc à ce que le petit peuple ait réagi non plus seulement par de brèves émeutes de la faim comme dans les dernières décennies du xvii^e siècle, mais par des mouvements où apparaissait une hostilité plus consciente à des gouvernants qu’il considérait comme des étrangers. Il en fut ainsi en particulier en 1786 lorsque l’expédition de Hasan Pacha fournit aux masses urbaines l’occasion d’exprimer contre les Mamelouks un ressentiment que la « bourgeoisie » cairote ne partageait qu’en partie. De l’échec final de la tentative ottomane pour mettre fin au gouvernement des Mamelouks ne pouvait résulter que le retour à un système d’oppression et d’exploitation plus brutal encore ainsi qu’on le vit entre 1791 et 1798.

21Ainsi mis en mouvement par le désespoir auquel l’acculaient les exactions des gouvernants et les malheurs du temps, le petit peuple du Caire était comme sorti d’un sommeil séculaire lorsque se produisit l’Expédition française. Cet événement devait être le catalyseur de tensions qui n’étaient jusque-là que latentes et que le sentiment national et religieux transforma en mouvement de résistance ouverte. Les deux grandes révoltes du Caire en 1798 et 1800 eurent un caractère essentiellement populaire, et c’est dans les quartiers populaires du Caire qu’elles naquirent et qu’elles prirent fin. Si les éléments les plus aisés de la population du Caire (tuğğār et ‘ulamā’) participèrent à ces mouvements quasi unanimes contre l’occupant étranger, il y eut souvent une différence marquée entre les réactions du petit peuple qui se jetait sans réticence dans un combat forcément inégal, et celles d’une bourgeoisie qui se montrait plus résignée à composer éventuellement avec l’adversaire, voire à coopérer avec lui, par exemple en participant aux Divans que Bonaparte établit au Caire.

22Si du point de vue de la politique internationale l’Expédition française de 1798-1801 fut un événement sans lendemain, du point de vue égyptien elle contribua à cristalliser les tensions sociales et politiques qui s’étaient fait jour au cours des deux décennies précédentes. D’autre part, en provoquant, en quelques semaines, l’effondrement du système politique et social qu’avait connu l’Égypte pendant près de trois siècles, elle créa un vide à la faveur duquel la population du Caire, artisans, commerçants et ‘ulamā’, put participer activement aux événements politiques dont Le Caire était le théâtre.

23De fait, les masses populaires, ouvriers des métiers et gens des corporations furent amenées à jouer un rôle décisif lorsque, après plusieurs années de confusion politique marquées par des tentatives des Mamelouks et des Ottomans pour rétablir l’ordre ancien, il fallut substituer une autorité nouvelle à celle qui s’était comme évanouie en juillet 1798. C’est en partie grâce à une coalition entre la bourgeoisie des négociants et des ‘ulamā et du petit peuple du Caire que Muhammad ‘Alī put accéder au pouvoir en 1805. Fait nouveau dans l’histoire du Caire ottoman, les premiers rôles furent tenus par des leaders sortis des rangs des foules anonymes qui se dressaient contre les troupes turques, et non plus seulement par les notables que fournissait traditionnellement la bourgeoisie cairote : un Ibn Šam‘a, cheikh des bouchers, un Ḥağğāğ, cheikh des marchands de légumes, prirent la tête des milices improvisées que constituèrent les corporations de métiers du Caire. Pour la première fois depuis 1517, c’était le petit peuple des artisans et des boutiquiers du Caire qui faisait l’histoire de l’Égypte. Son triomphe au moment de l’avènement de Muhammad ‘Alī devait être éphémère : doublement intronisé par la population du Caire et par le sultan, le pacha souhaitait, tout comme la bourgeoisie cairote qui l’avait activement soutenu, un prompt retour à l’ordre. Quelques années devaient lui suffire pour décapiter le mouvement populaire et pour rejeter les ra‘iyya hors de la scène de l’histoire de l’Égypte où ils avaient fait une irruption aussi spectaculaire que brève.