1Les relations étroites qui s’étaient établies entre les gens des métiers et les odjaqs n’allaient pas sans provoquer de graves tensions à l’intérieur des milices les plus engagées dans ce processus ; d’autre part la protection des gens des métiers par les militaires affectait inévitablement la vie économique et sociale en particulier en période de trouble monétaire et de cherté de vie comme l’Égypte en connut souvent entre 1680 et 1740 ; enfin les profits que procurait le système des protections étaient si considérables que des conflits ne pouvaient manquer de naître entre les milices à propos de leur répartition. De la combinaison de ces divers éléments entre eux et de leur conjonction avec les difficultés économiques résultèrent une série de crises qui marquèrent les années qui précédèrent et suivirent 1700.

1. LES INCONVÉNIENTS DU SYSTÈME

Affaiblissement des milices et crises internes

2Certaines des conséquences fâcheuses qui résultèrent pour les milices de l’entrée dans leurs rangs d’un nombre considérable d’artisans et de commerçants (notamment l’affaiblissement de la combativité des odjaqs) ont été souvent décrites. Nous connaissons moins bien les crises internes que ce système provoqua dans les milices, parce que les chroniqueurs ne les envisagent que comme des conflits entre individus ou groupes pour la conquête du pouvoir, sans tenter d’en rechercher les origines profondes.

3Dans la plupart des cas, l’affiliation aux odjaqs n’impliquait aucune participation effective aux activités militaires du corps : le grade de čorbagi (en égyptien čūrbağī) qu’on donnait parfois aux « personnes riches et de distinction » qui appartenaient à l’odjaq n’était qu’un « titre honoraire, comme le brevet de colonel », remarque Pockocke1. Le texte dans lequel Ğabartī évoque la mort du ḫawāğā Qāsim al-Šarāïbī (en 1734) nous donne une indication sur les conditions dans lesquelles ce grade fictif pouvait être conféré à un notable, membre de l’odjaq : après la disparition de Qāsim, son frère, le ḫawāğā ‘Abd al-Raḥmān, lui succéda comme chef de la maison des Šarāïbī ; un mois après on lui remit les insignes de čorbagi des Mustaḥfiẓān (albasūhu al-čūrbağiyya bi-bāb al-Mustaḥfiẓān)2. Le fils de Qāsim, Muḥammad, fut également čorbagi (dans le corps des ‘Azab), ainsi que plusieurs autres membres de la famille. La plupart des membres des corporations de métiers qui entraient dans les odjaqs restaient simples soldats, et le mot de yoldaš (compagnon de route, camarade), qui désignait habituellement les militaires du rang, finit par s’appliquer principalement à ces recrues mi-civiles mi-militaires dont les noms continuaient à figurer sur les rôles des milices, bien qu’ils échappassent en fait à toute obligation militaire. A l’accusation portée en 1709 par les six odjaqs contre les Janissaires qui « faisaient des tuğğār en café des yūldāšāt » sous leur protection répond, à la fin du siècle, l’assimilation totale faite par les Français entre les deux termes : Poussielgue, annonçant l’arrivée de « marchands Janissaires » porteurs de café de Quṣaïr, note qu’ils s’appellent en arabe « tuldaciat »3.

4D’un autre côté beaucoup de militaires des milices, installés dans des activités professionnelles s’étaient fondus dans la population indigène. Ils épousaient des femmes du pays, comme les premiers ‘askar (militaires) arrivés au Caire avec Salīm avaient d’ailleurs commencé à le faire, en dépit des interdictions et des commandements lancés par le sultan d’avoir à répudier, sous peine de mort, leurs épouses égyptiennes4. Cela se reproduisit chaque fois que des militaires arrivèrent en grand nombre au Caire jusqu’à l’extrême fin de la domination ottomane : en août 1801 les autorités firent crier que les indigènes (ahl al-balad) ne devaient pas s’unir avec les ‘askar et leur faire épouser leurs femmes, sans aucun succès. Ces ‘askar « égyptianisés » (miṣirliyya) étaient alors presque impossibles à distinguer des Égyptiens de souche auxquels tant de liens les unissaient et dont ils se sentaient totalement solidaires. En août 1786 les ‘Azab et les Janissaires refusèrent de participer au cortège du maḥmal, « de peur de se mêler avec les Ottomans ». Quand, en 1803, on voudra expulser les Turcs Janissaires (al-atrāk al-inkišāriyya) on éprouvera de grandes difficultés ; lorsque le wālī rencontrait un Turc, et l’interrogeait, raconte Ğabartī, il se voyait souvent répondre : « Je suis un marchand en détail, marié dans le pays de longue date » ; on devait alors procéder à une enquête ; lorsque finalement on décida de faire partir tous les Ottomans, les Turcs, les Syriens, etc... on constata que la plupart des notables ottomans qui durent plier bagage s’étaient mariés dans le pays. Et en 1807, à l’occasion de frictions entre les Cairotes et les militaires, Ğabartī remarquera encore que beaucoup de soldats appréhendaient un soulèvement des sujets pour lesquels ils avaient de l’affection (tawaddud) parce qu’ils « s’étaient mêlés à eux, habitaient leurs maisons et leurs quartiers, et avaient épousé des femmes du pays »5.

5Toutes ces « fausses soldes » et tous ces militaires embourgeoisés qui étaient inscrits dans les registres des milices dont ils continuaient à tirer quelques avantages, en cas de crise, c’est dans les souqs où ils tenaient boutique, ou dans les wakāla où ils habitaient, que les autorités devaient aller les chercher pour tenter de les convaincre d’accomplir leur devoir militaire6. A l’époque d’Ibn Iyās déjà, un contingent ayant été réclamé par le sultan pour être envoyé à Damas et beaucoup de ‘askar s’étant dissimulés dans la ville où ils étaient mariés, Ḫāïr Bey dut faire une proclamation qui interdisait à la population du Caire de leur donner asile, sous peine de mort, mais ne fut pas obéi7. A partir du xvii^e siècle les tentatives pour mobiliser les yoldaš et les wuğāqliyya donnèrent lieu aux mêmes commandements fulminants, aux mêmes perquisitions dans la ville, pour aboutir souvent à un échec à peu près complet, les autorités s’efforçant éventuellement d’obtenir au moins le paiement d’un rachat de la part des ‘askar récalcitrants : Aḥmad Pacha à qui le sultan réclame, en 1633, 2.000 ‘askar en envoie 500 et en 1635 il en envoie 2.000 au lieu de 3.000, ce qui lui vaudra finalement d’être exécuté à son retour à Istanbul sous l’inculpation d’avoir envoyé « une armée composée de pauvres, et d’avoir reçu des pots-de-vin des riches pour leur accorder des exemptions »8.

6Mais c’est surtout au xviii^e siècle que la difficulté de mobiliser les odjaqlis non encasernés fut manifeste. En 1711, au moment où le conflit entre les odjaqs et les Janissaires du parti d’Ifranğ Aḥmad bat son plein, les ‘Azab s’efforcent de rallier les Janissaires hostiles à Ifranğ Aḥmad : le 10 juin on fait crier dans la ville que tous ceux qui ont des soldes (‘ulūfa) à l’odjaq des Mustaḥfiẓān devront rejoindre leur drapeau (baïraq) sous les trois jours, faute de quoi leurs maisons seront livrées au pillage ; mais les résultats sont sans doute décevants car, le 18 juin, une nouvelle proclamation enjoint à toute personne inscrite dans un odjaq de se présenter à son agha, toujours dans les trois jours, sous peine de mort et de confiscation des biens9. En 1724 la Porte ayant demandé l’envoi de ‘askar pour une expédition (safar) contre la Perse, les Janissaires désignent comme sirdār des individus fortunés qui se font dispenser l’un après l’autre moyennant finances10. Quelques années plus tard, en août 1729, Zaïn al-Fiqār Bey, qui prépare une expédition contre Čerkes Bey, fait publier au Caire « que tous les gens des milices eussent à se rendre à leur porte sous peine de la vie ». Mais la qualité des levées ainsi faites laisse à désirer : les troupes envoyées contre Čerkes, lassées d’attendre l’ouverture des hostilités, rentrent au Caire, et l’agha des Janissaires annonce qu’on leur donne deux jours pour retourner à l’expédition sous peine de mort (mars 1730)11. En 1768, les troupes envoyées par ‘Ali Bey contre Ḥusaïn Bey ayant été battues, le pacha sort du Caire, convoque les odjaqs et les notables et ordonne que toute personne appartenant à un odjaq ou disposant d’une solde se hâte de rejoindre l’expédition (tağrīda) ou bien se fasse remplacer. Préparant en 1777 une expédition contre les Mamelouks de Haute-Égypte, Ismā‘īl décide, avec l’accord du pacha, une levée en masse : de la foule hétéroclite qui sort du Caire, négociants, artisans, Maghrébins, gens des quartiers, l’émir ne garde que les Maghrébins et les yoldaš12.

7Au moment de la crise de 1786 les yoldaš furent souvent et fortement sollicités de reprendre du service. En šawwāl 1200/juillet-août 1786, tandis que, en Basse-Égypte, Murād et Ibrāhīm sont aux prises avec Ḥasan qapūdān pāšā, au Caire, le pacha s’efforce de regrouper ses forces : le 28 juillet il fait crier que les yoldaš et tous les fidèles du sultan doivent se rassembler sous son étendard ; les yoldaš, les tuğğār, les gens du Ḫān al-Ḫalīlī et une foule d’individus se réunissent à Rumaïla, dont beaucoup, trop pauvres pour pouvoir s’équiper, ont dû emprunter costume et armes. Le 5 août, les émirs s’étant repliés sur Le Caire, le pacha fait à nouveau appeler les yoldaš à la Citadelle ; le lendemain il tient une réunion à Rumaïla et demande avec insistance qu’on rassemble les yoldaš et les gens qui étaient rattachés aux odjaqs ; comme on lui répond que beaucoup n’ont pas même de quoi subvenir à leurs besoins quotidiens et que la faim et le manque de moyens sont la cause de leur dispersion il leur fait distribuer 4.000 riyāl. Ḥasan Pacha occupe ensuite Le Caire et prépare une expédition contre les Mamelouks : le 9 novembre il fait crier en ville que les soldats isolés (nafar), les yoldaš, les militaires (ağnād) et les mamelouks doivent rejoindre, selon les cas, leurs maîtres et leurs casernes dans les trois jours ; après ce délai les peines les plus sévères seront appliquées à ceux qui n’auront pas obéi. Mais une semaine plus tard, le 16 novembre, on doit faire une nouvelle proclamation : les yoldaš reçoivent l’ordre de se rendre à Būlāq pour s’embarquer sur les navires avec les odjaqlis ; tous ceux qui passeront la nuit dans leur maison seront punis. Manquant visiblement de confiance dans l’obéissance des yoldaš à leurs ordres, les autorités dépêchent l’agha des Janissaires pour faire une tournée en ville : il les fait sortir de leurs maisons, se poste devant les ḫān, se renseigne sur ceux qui y habitent, et ordonne aux yoldaš d’en partir. Du coup les gens ferment boutique et le marché du Ḫān al-Ḫalīlī cesse toute activité. Un certain nombre d’appelés se rendent à Būlāq ou à leur caserne. Les plus pauvres pâtissent de la situation car on ne leur donne pas de solde et ils ne reçoivent que des rations insuffisantes. Le 28 novembre on ordonne à nouveau à tous les yoldaš de partir pour la guerre, y compris à ceux qui se trouvent à la Citadelle. Les gens se cachent dans leurs maisons, s’habillent en hommes de religion (fuqahā’) ou en étudiants (muğāwirīn), pour éviter d’avoir à partir, parce qu’ils sont trop démunis pour pouvoir subvenir à leurs besoins pendant la campagne et entretenir leurs familles durant leur absence. Cependant les appels successifs, les inspections dans les domiciles et les ḫān et les sanctions prises par l’agha ont provoqué de multiples plaintes auprès des odjaqs ; Aḥmad Čorbagi Arna’ud, iḫtiyār des Tufakčiyya, prend la défense des yoldaš : ils sont « accablés par cette situation, dit-il au pacha ; la plupart d’entre eux sont pauvres, et certains n’ont même pas de quoi vivre ; or vous ne leur donnez pas de solde ». Et au pacha qui répond qu’ils sont rattachés aux odjaqs, on fait remarquer que si, dans l’organisation ancienne, un nombre déterminé de gens étaient inscrits dans les registres des odjaqs et recevaient des soldes et des habillements, cela a cessé d’être le cas. Le pacha décide alors de les exempter du service, ceux qui seraient inscrits dans les daftar devant recevoir des rations. « Alors les [yoldaš] se tranquillisèrent », note Ğabartī, et « ils restèrent dans leurs boutiques l’esprit libre »13.

8En réalité les yoldaš n’étaient pas au bout de leurs difficultés : à peine le qapūdān pāšā est-il parti qu’on songe à nouveau à les embrigader. A la fin de 1787, Ismā‘īl Bey, à qui Ḥasan Pacha a confié l’Égypte, est en conflit ouvert avec les beys de Haute-Égypte. Le 9 décembre l’agha descend en ville et fait crier dans les rues que tous les yoldaš rattachés aux odjaqs doivent se munir dans les trois jours d’un papier (waraqa) de leur caserne, faute de quoi ils seront sévèrement punis. Le délai expiré, le 12 décembre, l’agha parcourt les souqs : il s’arrête dans les wakāla et les ān à la recherche des yoldaš, et fait savoir que ceux qu’il trouvera le lendemain sans la waraqa auront le nez et les oreilles coupées. Quelques jour plus tard, le 10 janvier 1788, on prépare une expédition contre les émirs : on ordonne à tous les odjaqlis de se tenir prêts à rejoindre leurs corps et à partir en campagne. Ḥasan Bey reproche alors à Ismā‘īl Bey ses rigueurs à l’égard des ra‘iyya et des yoldaš : on ne peut les obliger à aller faire la guerre comme une corvée (suḫra), sans les payer ; on ferait mieux de donner de l’argent aux combattants à cheval, et de laisser aux odjaqs la garde de la ville et de la Citadelle14. En 1788 les émirs de Haute-Égypte menacent Le Caire : le 19 mars l’agha fait annoncer que les soldats isolés (nafar) et les yoldaš doivent monter à la Citadelle où chacun d’eux recevra 1.000 paras. Dans la nuit du 14 au 15 juillet on croit que les rebelles vont attaquer : tandis que les émirs du Caire vont aux barricades, le wālī et l’agha font le tour de la ville, forcent les portes des quartiers et font sortir les militaires de chez eux ; on demande aux habitants, aux yoldaš et aux militaires (al-ağnād wa-l-‘askar) de se joindre au combat15. Ğabartī mentionnera les yoldaš en deux circonstances encore : en juillet 1791, lorsque la mort d’Ismā‘īl Bey fait craindre le retour des émirs de Haute-Égypte, les autorités ordonnent aux yoldaš de se rendre à la Citadelle et de gagner les retranchements de Ğīza ; en juillet 1798 enfin Murād Bey, marchant à la rencontre de l’armée française débarquée à Alexandrie, emmène des yoldaš avec son infanterie16.

9Par le jeu des protections et par l’entrée des militaires dans les métiers, les milices s’étaient peuplées d’une masse difficilement utilisable d’odjaqlis : l’efficacité du remarquable outil de guerre qu’avait été le corps des Janissaires, le plus atteint par ce double processus, en fut évidemment compromise. D’autre part les milices éprouvèrent de plus en plus de difficultés à concilier leurs fonctions militaires et leurs préoccupations matérielles, tout particulièrement encore l’odjaq des Janissaires qui tirait de la protection et de l’exploitation des gens des métiers les profits les plus considérables, au point que la puissance politique et militaire de l’odjaq, à la fin du xvii^e siècle, dépendait pour beaucoup des liens qu’il avait avec les tuğğār.

10Cette contradiction latente fut sans doute une des principales causes du malaise dont souffrit l’odjaq des Janissaires à partir des dernières années du xvii^e siècle et qui se manifesta au grand jour au moment des crises que connut alors l’Égypte. C’est ainsi qu’on pourrait interpréter l’apparition de leaders « réformateurs » qui engagèrent l’odjaq dans la voie, apparemment dommageable pour ses intérêts matériels immédiats, de l’abolition du système des protections ou de la renonciation à l’affermage des muqāṭa‘āt urbaines. Les deux plus remarquables furent, vers 1700, Küčük Muḥammad, qui fut le principal officier de l’odjaq de 1686 à sa mort en 1694, et ‘Alī Agha, dont la prédominance dura, avec de longues éclipses, de 1703 à sa mort en 1711. Si l’on peut tenter d’interpréter des sources évidemment peu explicites sur ce point, en usant d’un vocabulaire quelque peu anachronique, on pourrait dire que ces deux officiers se firent les défenseurs des classes moyennes et pauvres du Caire, durement atteintes par la cherté et la disette, contre les grands spéculateurs et les grands bourgeois commerçants qui étaient étroitement liés à l’odjaq des Janissaires. Sans doute serait-il exagéré de les décrire comme des « leaders populaires » : ils étaient d’ailleurs passablement riches l’un et l’autre puisque la succession de Küčük Muḥammad s’élevait à 984.448 paras, et celle de ‘Alī Agha à 945.532 paras17. Toutefois leurs fortunes sont très inférieures à celles de beaucoup de personnages qui jouèrent un rôle comparable à la tête des odjaqs ; surtout, leurs successions paraissent indiquer qu’ils ne participaient pas aux activités économiques urbaines, une partie importante de leurs biens et de leurs revenus étant liée à l’exploitation de la paysannerie, comme il était de tradition pour les membres de la caste dirigeante. Dans une certaine mesure ces « réformateurs » s’efforçaient d’interrompre une évolution déjà très avancée, et de ramener l’odjaq à un état purement « militaire » désormais largement dépassé : il n’est donc pas surprenant que leurs tentatives se soient finalement soldées par des échecs. Les divergences de vues qui apparurent chez les Janissaires furent aggravées par l’intervention des autres odjaqs qu’offusquait leur puissance économique et financière : l’appui trouvé par les « réformateurs » chez les ‘Azab par exemple contribua à créer de véritables schismes qui s’étendirent à l’ensemble des milices, les « partis » traditionnels, qasimite et fiqarite, se constituant dans chaque odjaq des clientèles qui y prenaient alternativement le pouvoir. C’est naturellement chez les Janissaires, là où les antagonismes étaient les plus profonds, que les crises intérieures furent les plus fréquentes et les plus violentes.

Effets du système sur la vie économique et sociale

11Cette imbrication d’intérêts, ce système de protection et d’exploitation qui transformaient les métiers en autant de « chasses gardées » pour les odjaqs affectaient naturellement l’activité économique au Caire et les relations entre les individus. Les marchands français revenaient souvent sur les conséquences fâcheuses des protections ; bien que leurs plaintes aient sans doute été quelque peu exagérées, elles avaient un fond de vérité, et il est naturel de supposer que les commerçants indigènes souffraient également des maux qu’ils décrivaient : « Tous les Turcs ou autres sujets du Grand Seigneur qui habitent le Caire, soit marchands ou autres, sont sous la protection des Grands du pays » ; ils sont difficilement payés par leurs protecteurs et il est de même difficile de se faire payer d’eux (1736) ; les marchands du pays ne remplissent pas leurs obligations, surtout à cause de « la protection que les Grands du pays accordent aux débiteurs » (1740) ; « les débiteurs pressés par leurs créanciers se font protéger des Grands dont ils sont les fournisseurs, de là il faut cesser toute poursuite autant par la crainte de les indisposer que parce que tous nos efforts seraient très souvent inutiles », etc...18.

12Ces inconvénients s’aggravaient sensiblement en cas de troubles financiers et économiques : le muḥtasib, seul dignitaire qui eût quelque autorité (si diminuée qu’elle fût) dans ce domaine, était privé de toute possibilité d’agir même sur le commerce des denrées alimentaires, qui dépendait en principe de lui, et qui revêtait dans de telles circonstances une importance vitale, puisque les militaires et leurs protégés, c’est-à-dire, vers 1700, la quasi-totalité des gens des métiers, jouissaient d’immunités qui les mettaient hors du droit commun. La cherté et la disette se compliquaient de graves difficultés sociales et même politiques, les classes pauvres, les plus durement frappées, faisant exploser leur désespoir en mouvements de révolte du type des émeutes de la faim de 1678, 1687 et 1695. La caste dirigeante ne pouvait évidemment se désintéresser de problèmes qui risquaient d’avoir de graves implications politiques. La solution à laquelle on recourut habituellement fut de confier les pleins pouvoirs à un représentant de l’odjaq des Janissaires, qui était le plus directement concerné et qui jouissait d’assez d’autorité sur les gens des métiers et sur les Puissances pour imposer l’adoption des mesures susceptibles d’atténuer, fût-ce d’une manière temporaire, les difficultés du moment. C’est ainsi que ‘Alī Agha, appelé par le pacha et l’ensemble des Puissances à remédier à la crise de 1703, commença par définir un programme dont le point essentiel était l’abolition des « protections » : une telle politique avait des partisans à l’intérieur même de l’odjaq des Janissaires et c’est celle que se proposèrent toutes les tentatives semblables de « réforme » que connut Le Caire à cette époque.

Rivalités à l’intérieur de la caste dirigeante

13Le système d’exploitation que nous avons décrit était le résultat d’un équilibre entre les appétits des parties intéressées (pacha, odjaqs, beys) que chaque crise ou presque devait être l’occasion de remettre en cause, les plus défavorisés s’efforçant d’imposer une nouvelle répartition des profits que procuraient les métiers.

14Les pachas, en tant que représentants de la Porte, désiraient tirer de l’Égypte un ḫazīna aussi élevé que possible ; à titre personnel ils souhaitaient récupérer avec usure ce que leur avait coûté leur charge. Leur politique devait donc consister à limiter la part qui revenait aux Puissances du Caire sur les revenus fiscaux ou para-fiscaux, et à maintenir, et si possible à augmenter, le mīrī. La dépréciation du para qui amenuisait progressivement les revenus du sultan et du pacha et à laquelle ces derniers tentaient de remédier en redressant la situation monétaire ou en obtenant que les impôts fussent payés dans une monnaie revalorisée, comme en 170019, amena d’autre part les pachas à s’efforcer d’obtenir des augmentations (muḍāf) et à veiller jalousement sur le maintien de l’intégrité du « secteur public » dans la fiscalité. Comme le pacha et les odjaqs se partageaient les revenus de la fiscalité urbaine, toute modification du statu quo ne pouvait se faire qu’au détriment d’une des deux parties en cause. Les conflits qui les opposèrent furent résolus suivant le rapport de leurs forces respectives. Pendant les dernières décades du xvii^e siècle les odjaqs augmentèrent d’une manière considérable les revenus qu’ils tiraient de l’exploitation fiscale et parafiscale de la population urbaine. Réduits à la défensive du fait du déclin de leur autorité, les pachas firent quelques tentatives pour imposer un redressement de la situation, mais sans grand succès ; le plus souvent ils essayèrent de négocier avec les Puissances du Caire une augmentation des droits sultaniens ; d’une manière générale ils s’efforcèrent de profiter des circonstances locales et, en particulier, des oppositions d’intérêts entre beys et odjaqs, entre odjaqs, et à l’intérieur même des odjaqs, pour obtenir une restriction du domaine fiscal dont les militaires avaient réussi à se rendre maîtres, ou même l’abolition des protections et la renonciation des odjaqs à leurs muqāṭa‘āt les plus fructueuses : sur ce dernier point les succès qu’ils obtinrent furent en général éphémères.

15En même temps qu’ils s’opposaient aux pachas, les odjaqs étaient divisés entre eux à propos de la répartition des muqāṭa‘āt urbaines, telle qu’elle s’était opérée vers la fin du xvii^e siècle, à l’avantage évident des Janissaires. Fondée sur la puissance relative des différents odjaqs, elle était susceptible de subir des transformations à la suite d’un changement dans le rapport des forces, soit que la puissance de tel ou tel odjaq se modifie, soit que des alliances se nouent entre des odjaqs contre d’autres, avec intervention du pacha et des beys qui trouvaient dans ces conflits l’occasion de servir leurs intérêts politiques ou économiques. Les deux odjaqs autour desquels se polarisèrent les antagonismes furent ceux des Janissaires et des ‘Azab qui disposaient de la plus grande puissance militaire, auxquels s’était rattaché le plus grand nombre d’artisans et de commerçants du Caire et dont dépendait la presque totalité des fermages urbains passés sous le contrôle des odjaqs. Leur rivalité s’inséra dans la division de l’Égypte en deux grands « partis », les ‘Azab étant liés aux Qasimites et les Janissaires aux Fiqarites, mais la situation devait se compliquer quelque peu au début du xviii^e siècle avec l’apparition de groupes « fractionnels » (qasimites en ce qui concerne les Janissaires) à l’intérieur même des odjaqs. Comme les Janissaires étaient de loin les mieux nantis, les autres odjaqs, tout naturellement jaloux de cette écrasante prépondérance politique et économique, se regroupèrent autour des ‘Azab pour tenter d’obtenir un partage plus équitable. La rivalité entre les odjaqs prit donc en général l’allure d’un conflit entre les Janissaires et les six odjaqs, le pacha et les beys se partageant entre les deux camps suivant les divisions traditionnelles (Qasimites/Fiqarites) ou les intérêts du moment et chaque parti essayant, souvent avec succès, de « noyauter » le parti adverse.

16Les conflits qui se multiplièrent entre les odjaqs à la fin du xvii^e et au début du xviii^e siècle, furent principalement centrés autour des deux problèmes, d’ailleurs connexes, de l’entrée des artisans et des commerçants dans les odjaqs et des activités économiques des militaires — et de la mainmise des odjaqs sur un certain nombre de fermes urbaines. Mais il va de soi que lorsque les odjaqs dénonçaient des « abus », qui étaient d’ailleurs réels, ils songeaient moins à les supprimer, puisqu’ils en bénéficiaient tous plus ou moins, qu’à corriger une répartition inégale. C’est sans doute pourquoi les tentatives faites pour mettre fin à ce système tournèrent finalement court.

2. LES CRISES

17Bien que fondamentalement liées à la mainmise progressive des odjaqs sur les fermages urbains et à leur pénétration dans les métiers les crises que nous allons décrire eurent souvent pour cause immédiate les difficultés économiques et monétaires qui mettaient en relief les inconvénients du système analysé plus haut et fournissaient à une partie des Puissances l’occasion de le remettre en question.

Au dix-septième siècle : les pachas contre les odjaqs

18Bien que nos sources soient peu explicites sur ce point, plusieurs incidents survenus avant 1660 doivent, à notre avis, être interprétés comme des réactions des pachas contre le développement de la protection des artisans et commerçants par les odjaqs. Les investigations (taftīš) de Mūsā Pacha (1631) dans les soldes (‘ulūfāt) et sa volonté d’en supprimer un certain nombre, ses spoliations contre les gens riches, sont peut-être à envisager sous cet angle ; dans ce cas le renversement ultérieur du pacha qui eut pour cause directe l’assassinat de Qaïṭās Bey, mais dans lequel les ‘askar jouèrent un rôle actif, ne serait pas sans rapports avec ces agissements20. On peut de même penser que l’abolition de 32 ou 40 aqlām par Maqṣūd Pacha (1642-1644) n’était pas seulement un geste d’allègement fiscal en faveur des tuğğār, des marchands des souqs et des artisans du Caire, mais qu’elle constituait aussi une mesure dirigée contre les odjaqs qui étaient sans doute les bénéficiaires d’une partie de ces fermes. Toujours est-il que, le pacha ayant été effectivement déposé par les ‘askar, son successeur, Ayyūb (1644-6), s’empressa de rétablir les maẓālim incriminés21. L’épisode passablement obscur de l’expulsion des « fils d’Arabes égyptiens et syriens » (awlād al-‘arab mina l-miṣriyyīn wa l-šāmiyyīn) des sept odjaqs par le pacha Muṣṭafā (1656-7) à la suite d’un mémoire que lui avaient adressé les Janissaires et les ‘Azab (27 août 1656), s’explique peut-être par des divergences survenues à l’intérieur des odjaqs à propos des protections et dont le wālī aurait tiré parti : c’est ce que tendrait à confirmer la série de « révolutions » internes (fitna) qui se produisirent alors dans les différents corps, les Janissaires destituant pour leur part leur katḫudā, et leur kātib/écrivain. L’arrivée, cinq ans plus tard, d’Ibrāhīm Pacha (1661-4) avec deux ordres sultaniens prescrivant l’expulsion des awlād al-‘arab des sept corps et imposant une augmentation (muḍāf) de 20 % sur les iltizām (5.000 paras par bourse) constitue un argument en faveur de cette interprétation22.

19Cette tentative de « reprise en mains » venait sans doute trop tard ; le processus d’entrée des artisans et des commerçants dans les odjaqs qui était déjà très avancé allait s’accélérer après 1670 : c’est alors que le prélèvement sur les successions au profit de l’odjaq se fixa au chiffre de 10 %, et que la mainmise des Janissaires et des ‘Azab sur les fermages urbains s’affirma, les premiers prenant les douanes en iltizām du pacha (sauf Suez), et les seconds saisissant la ḫurda jusque-là détenue par les Mutafarriqa et les Čāwīšiyya. L’équilibre ainsi établi fut sanctionné par Ibrāhīm Pacha (1670-1673) : si ce dernier réussit à réorganiser l’administration des finances de l’Égypte et à augmenter les revenus de la Trésorerie, de manière à laisser un surplus de 30.000.000 de paras pour la Porte, il dut aussi donner sa sanction à la possession par les odjaqs d’un certain nombre de muqāṭa‘āt ainsi qu’en fait foi le daftar de 1083/ 1672-3 qui servira de pièce à conviction en 172423. Lorsque, après avoir remplacé dans les services financiers du Divan les juifs par des musulmans, ce qui constituait peut-être une mesure dirigée contre les Janissaires, Aḥmad Pacha (1675-1676) sera soupçonné de vouloir établir des « abus » (maẓālim), les ‘askar exigeront sa déposition (février 1676), autant sans doute pour préserver leurs avantages et empêcher le pacha d’accroître les siens, que pour protéger la population du Caire24. Le déplacement du centre du pouvoir des pachas aux odjaqs, et parmi les odjaqs à celui des Janissaires, était maintenant un fait accompli. Mais l’importance même de l’engagement économique des Janissaires et le caractère écrasant de leur prépondérance devaient inévitablement susciter des tiraillements à l’intérieur de l’odjaq, et provoquer des réactions hostiles de la part des autres Puissances.

Küčük Muḥammad et la crise chez les Janissaires à la fin du dix-septième siècle

20La montée de l’influence de Küčük Muḥammad chez les Janissaires est liée aux crises internes que connut l’odjaq entre 1680 et 1690 : cet officier de rang assez modeste dirigeait une des factions qui tentaient de s’assurer le contrôle de son corps, mais il y rencontra une opposition qui le contraignit plusieurs fois soit à chercher refuge dans un autre odjaq, soit à se résigner à l’exil, jusqu’à ce que, par un véritable coup d’état (8 šawwāl 1103/8 juillet 1692) mené, semble-t-il, avec l’appui du parti fiqarite, il ait pu enfin éliminer ses adversaires et établir durablement son autorité sur un odjaq dont il avait été la personnalité dominante depuis 1686.

21Le système des ḥimāyāt venait alors d’être mis en cause : au mois de juin 1691 ‘Alī Pacha avait adressé un commandement (buyuruldu šarīf) à Muḥarram Čāwīš amīn al-ḥisba, lui enjoignant de proclamer au Caire que toutes les protections étaient désormais abolies (baṭāla) et qu’il était interdit aux militaires (‘askar) d’exercer aucune protection sur les marchands au détail (mutasabbibīn)25. Cette défense ne fut sans doute guère respectée car la protection et les taxes auxquelles elle servait de prétexte étaient pour les Janissaires une source de revenus dont ils ne pouvaient se laisser dépouiller sans résistance. Mais il est très significatif que, à peine maître de son odjaq, Küčük Muḥammad se soit empressé de décider, avec l’accord des iḫtiyār des sept corps, l’abolition de toutes les protections, comme si on s’efforçait de faire triompher, de l’intérieur cette fois, et avec l’autorité que donnait aux adversaires du système des protections le succès de Küčük dans l’odjaq des Janissaires, une politique que n’avait pu imposer une intervention du représentant de la Porte (šawwāl 1103/juillet 1692). Outre les ḥimāyāt des Janissaires et des ‘Azab on décida d’abolir celles des « charges » (manāṣib) des ports de Damiette, de Rosette, de Būlāq et autres qui étaient liées aux corps des Janissaires et des ‘Azab (wa ğamī‘ allaḏī yata‘allaq bi-buluk... mina l-manāṣib...). Le pacha rédigea un buyuruldu qui fut proclamé séance tenante dans les rues du Caire et peu après on désigna un nouveau muḥtasib, vraisemblablement pour donner plus de relief à la décision qui avait été prise ; toutefois quand cet Aḥmad Čāwīš prétendit faire payer par les boutiquiers, mais à son profit, les taxes de protection qu’ils payaient précédemment aux odjaqs, on dut le destituer à son tour26.

22Le « nouveau cours » imposé par Küčük Muḥammad à l’odjaq des Janissaires, avec l’appui des autres odjaqs et du pacha, était incontestablement favorable aux classes moyennes et populaires du Caire dont il allégeait les charges fiscales ; il lésait les intérêts de ceux des dirigeants des Janissaires qui tiraient des profits considérables des liens établis entre le corps et le grand commerce, et qui disposaient d’une large clientèle dans l’odjaq. Cette question joua certainement un certain rôle dans la lutte pour le pouvoir qui se poursuivit à l’intérieur de l’odjaq et qui dressa successivement contre Küčük : d’abord Muḥammad al-Baġdādī, ex-bašodabaši des Janissaires, et inspirateur d’un attentat manqué à la suite duquel il dut prendre le chemin de l’exil (1693)27, puis Muṣṭafā Katḫudā al-Qāzdaġlī, un des principaux chefs du parti fiqarite, qui avait à ce titre aidé au succès du « coup » de 1692, mais s’était ensuite brouillé avec Küčük Muḥammad, et devait jouer un rôle décisif dans la fin tragique du leader des Janissaires. Nos sources sont trop imprécises pour que nous puissions faire plus que des suppositions, mais nous relevons naturellement comme un indice intéressant le fait que Muṣṭafā Katḫudā est fréquemment mentionné dans les daftar financiers de la Citadelle comme fermier des douanes : multazim de celle de Būlāq en 1101/1690-1, avant le « coup » de Küčük dans l’odjaq, et à nouveau en 1108/1696-7 après la mort de Küčük, multazim d’Alexandrie, de Damiette et de Burullus en 1109/1697-8, il apparaît comme le représentant typique de la fraction des Janissaires qui soutenait l’engagement économique de l’odjaq.

23Nous en savons par contre assez sur la crise de 1694 pour essayer de définir le rôle des facteurs économiques dans la vie politique du Caire et de préciser les éléments matériels qui déterminaient, au moins partiellement, l’orientation de l’odjaq des Janissaires. Des difficultés politiques survenues à l’intérieur de l’odjaq des Janissaires dans les derniers jours de juillet 1694 avaient révélé la vigueur de l’opposition que rencontrait Küčük Muḥammad dans son propre corps : le parti qui lui était hostile et que dirigeait Muṣṭafā Katḫudā al-Qāzdaġlī avait tenté d’obtenir son élimination de l’odjaq, ou sa neutralisation (par une nomination au grade de čorbagi), et avait réussi, semble-t-il, à s’assurer l’appui des ‘ulamā’ et des leaders des confréries (Bakriyya et Sādāt). Grâce au concours du pacha, Küčük avait pu néanmoins se maintenir, au moins provisoirement, dans son corps, la Fête du Sacrifice permettant d’instaurer une trêve entre les deux partis (10 ḏū l-ḥiğğa 1105/2 août 1694). C’est dans cette atmosphère de tension politique que fut connue la mauvaise crue du Nil (22 août) qui fut presque immédiatement suivie de la raréfaction des grains et de leur enchérissement et qui marqua le début d’une crise de subsistances qui devait durer jusqu’en 1697. Comme toujours c’étaient les éléments les plus pauvres de la population qui souffraient le plus directement de la dureté des temps. Küčük Muḥammad prit avec promptitude et énergie les mesures nécessaires pour alléger leurs difficultés, et pour briser la spéculation qui commençait. Il se rendit à Būlāq, convoqua les amīn, les mesureurs (kayyālīn) et les capitaines des bateaux (ru’asā’), dont dépendait le ravitaillement en grains du Caire, et qui étaient liés, nous l’avons vu, avec les odjaqs des ‘Azab et des Janissaires ; il les avertit que si le prix du blé augmentait trop il les ferait pendre, et il organisa la distribution des grains de manière à en empêcher l’accaparement. Les agents (wukalā’) des multazim, ceux des Arabes Hawwāra, qui contrôlaient le trafic des grains, et étaient eux aussi liés avec les Janissaires et les propriétaires de grains (arbāb al-ġilāl) s’efforcèrent de se concilier Küčük Muḥammad : ils lui offrirent un énorme pot-de-vin de 5.000 dinar en échange de la liberté de vendre le blé à haut prix. Il rejeta leur proposition en assortissant son refus de menaces qui n’étaient pas de pure forme : ayant constaté que les navires de Būlāq étaient vides de grain, il fit arrêter et exécuter trois ra’īs et deux amīn28.

24Il y a un lien évident entre l’assassinat de Küčük Muḥammad (23 Muḥarram 1106/13 septembre 1694) et, d’une part, l’existence chez les Janissaires d’une faction opposée à l’odabaši, et, d’autre part, le mécontentement qu’avaient soulevé chez les spéculateurs en grains les efforts faits pour maintenir des prix bas et un approvisionnement suffisant. L’odabaši fut tué d’un coup de fusil à peu de distance de la caserne des ‘Azab où s’étaient réfugiés son adversaire Muṣṭafā al-Qāzdaġlī et ses partisans, et, d’après certaines sources, son assassin appartenait à la suite de ce dernier : après sa mort ses partisans passèrent à l’odjaq des Čarākisa, cependant que la faction de Muṣṭafā al-Qāzdaġlī s’emparait de l’autorité chez les Janissaires. Par ailleurs la disparition de Küčük Muḥammad fut suivie d’une hausse rapide du prix du blé et d’une des pires famines qu’ait connues Le Caire à cette époque. Les gens du Caire ne manquèrent pas d’expliquer cette cherté par la mort de l’odabaši et de rappeler le souci qu’il avait du bien-être des petites gens : « La plupart des gens de notre ville sont des pauvres et des artisans », aurait-il dit aux spéculateurs en stigmatisant leur âpreté au gain ; et sa conclusion : « moi vivant [le blé] ne dépassera pas 60 fiḍḍa », avait peut-être scellé son destin. Küčük Muḥammad entra dans la légende comme un homme intègre, et un défenseur des classes populaires. L’anecdote quasi folklorique qu’ont transmise les chroniques populaires (coffre laissé en dépôt par un pèlerin qui, ne pouvant en obtenir restitution à son retour, fait appel à Küčük, et ruse employée par celui-ci pour confondre le dépositaire indélicat), n’est peut-être pas seulement un témoignage du souvenir que l’on gardait de la justice, et de la sagesse de Küčük : dans la version transmise par Qīnalī le coupable démasqué par l’odabaši, qualifié de « ḫawāğā », est donc un de ces grands commerçants qui avaient avec l’odjaq des Janissaires des liens que Küčük avait deux fois rompus, d’abord en abolissant les ḥimāyāt, puis en essayant de briser la spéculation sur les grains29.

25La présence de Küčük Muḥammad à la tête des Janissaires et le recul du parti des intérêts économiques dans l’odjaq ont sans doute quelque rapport avec le changement que l’on constate en 1694 dans les fermes des douanes dont nous avons vu l’importance pour les Janissaires : le 19 août 1694, note l’auteur du Kitāb tarāğim, ‘Alī Pacha remit les aminats (amīniyya) de Damiette, d’Alexandrie, de Būlāq et autres au corps des ‘Azab, alors qu’ils dépendaient précédemment des Janissaires, et le daftar financier de 1106 (année commençant le 8 septembre 1694) indique en effet que le multazim de la douane de Būlāq fut, cette année-là, Muḥammad, ex-katḫudā des ‘Azab, qui détenait aussi les fermes de simsāriyya baḥraïn et de kiyāla ġilāl Būlāq30. Cette éclipse relative des Janissaires ne devait durer que deux ans : dès 1108 (1696-7) nous retrouvons Muṣṭafā al-Qāzdaġlī, le rival de Küčük, en possession de l’iltizām de la douane de Būlāq, et l’année suivante (1109/1697-8) les Janissaires ont remis la main sur l’ensemble des fermes des douanes de Būlāq, Alexandrie, Damiette et Burullus31. Il ne s’était donc agi que d’un coup d’arrêt temporaire, ainsi d’ailleurs que le laissait prévoir le sort réservé à Küčük Muḥammad.

Tentative du pacha pour augmenter les revenus de la Trésorerie

26Le problème des revenus de la Porte en Égypte et de leur amenuisement progressif du fait de la ponction fiscale de plus en plus considérable qu’effectuaient les odjaqs, et en premier lieu celui des Janissaires, restait posé. Le sultan s’étant plaint en 1695 de la gestion financière de ‘Alī Pacha, que venait de remplacer Ismā‘īl Pacha, et en particulier du manque de fonds pour le ḫazīna, le rūznāmğī Ḥasan Efendi suggéra en réunion plénière du Divan d’y suppléer au moyen des fonds provenant des protections (māl al-ḥimāya) qui n’entraient pas dans le ḫazīna et qu’il évaluait à dix millions de paras. Il s’agissait bien entendu d’une simple figure de style et on se contenta de décider de majorer les revenus réservés à la Trésorerie impériale de 1.000 niṣf par bourse, soit une augmentation (muḍāf ğadīd) de 4 % (octobre 1695)32.

27Ismā‘īl Pacha (1695-1697) pour qui le muḍāf de 1695 avait constitué un demi-succès entreprit peu après de procéder à une redistribution des revenus fournis par la fiscalité urbaine. Au début de 1696 il s’en prit aux protections pesant sur les navires qui apportaient les grains du mīrī aux greniers impériaux, et dont les grands bénéficiaires étaient les ‘Azab : il obtint du Divan la suppression de ces ḥimāyāt et il fut décidé que les ra’īs seraient désormais dispensés des droits qu’ils payaient à l’amīn et aux kātib des greniers, ainsi que de ce qu’ils versaient à l’odjaq des ‘Azab, soit 1.200 paras par 1.000 ardab33. De toute autre envergure étaient les projets financiers apportés par Yāsif al-Yahūdī au début de 1697. Douanier juif d’Alexandrie et multazim de la Monnaie (dār al-ḍarb) au temps de ‘Alī Pacha, Yāsif avait été appelé à Istanbul où il avait, semble-t-il, proposé et fait accepter un plan fiscal et monétaire dont les principaux articles étaient une réforme de la monnaie, dont nous avons précédemment signalé les grandes lignes, l’institution d’un droit de 10 % en nature sur le café et diverses nouveautés fiscales, droit de marque des étoffes, monopole du pilage du café, taxes sur les boutiques et les maisons, etc... Dès que ces projets furent connus ils provoquèrent une vive émotion et de toute part une violente opposition se manifesta. La population du Caire craignait que la substitution de pièces de bon aloi aux pièces « dévaluées », qui avaient alors cours, n’entraîne une hausse importante des prix des denrées. Le droit sur le café, qui devait être substitué à l’ancienne « estime » qui était très défavorable au pacha, mécontenta plus particulièrement les tuğğār qui, note le consul De Maillet, dépensèrent « de fortes sommes pour mettre les Milices dans leur parti », ce que confirme l’auteur de la Zubda. A vrai dire il était à peine nécessaire d’alerter les Janissaires dont les intérêts étaient évidemment directement menacés ; d’autre part, le monopole sur le pilage du café lésait les Mutafarriqa auxquels les pileries (madaqqāt) étaient traditionnellement rattachées ; enfin les ‘Azab, maîtres de la ḫurda, considéraient d’un mauvais œil le projet concernant la marque des étoffes. Les tuğğār réagirent avec énergie : levés d’un seul corps contre les projets (fa-qāmat al-tuğğār qawmatan wāḥidatan, écrit l’auteur du Kitāb tarāğim), ils allèrent dire au pacha qu’ils se refusaient à payer le droit nouveau dont il était question et à changer quoi que ce soit aux usages anciens. Lorsque le pacha réunit en Divan les sandjaqs et les aghas et iḫtiyār des sept odjaqs pour leur faire lire le décret impérial, ce fut un concert général de récriminations : les émirs dirent au pacha que les mesures projetées causeraient du tort aux sujets (ra‘āyā) et les ‘askar demandèrent qu’elles soient annulées et que le juif leur soit remis. Le pacha refusa d’abord d’abandonner Yāsif à un sort qui n’était que trop certain, mais, menacé de déposition par Ibrāhīm Čelebi ex-katḫudā des Janissaires et par plusieurs émirs, il finit par donner l’ordre de l’arrêter et de l’enfermer à la prison de la ‘Arqāna à la Citadelle, sans doute dans l’espoir de le sauver. Les ‘askar du ğund donnèrent alors l’assaut à la prison, assassinèrent Yāsif dans son cachot, et traînèrent son corps à Rumaïla où il fut brûlé « aux dépens du public qui commença ses réjouissances par ce feu » (5 avril 1697)34.

28La tentative de la Porte et de son représentant pour rétablir la fiscalité impériale au Caire sur une base plus favorable avait abouti à un fiasco total : les artisans et les boutiquiers du Caire, et plus encore les grands commerçants que les projets de Yāsif menaçaient de léser, avaient trouvé dans les odjaqs qui les protégeaient et les exploitaient d’efficaces défenseurs. Il y a tout lieu de penser que cet épisode sanglant alluma dans le cœur des ‘askar des rancunes durables et qu’il fut pour beaucoup dans le soulèvement qui obligea quelques mois plus tard Ismā‘īl Pacha à se démettre de ses fonctions (29 septembre 1697), quelles qu’aient été les causes immédiates du mouvement quasi général dont les Janissaires prirent alors la tête : De Maillet, commentant l’événement, estimait que la cause réelle de la révolution était « le peu de moyens qu’il laissait aux Janissaires de s’enrichir », conclusion qui, à la lumière des manœuvres précédentes d’Ismā‘īl Pacha, paraît tout à fait vraisemblable35.

‘Alī Agha et la crise de 1703

29Tandis que les pachas devaient provisoirement renoncer à reprendre aux odjaqs tout ou partie du domaine fiscal dont ils s’étaient emparés, on vit se manifester, vers la fin du siècle, les premières difficultés sérieuses provoquées par les ḥimāyāt : elles eurent souvent pour origine le problème du ravitaillement en grains du Caire et elles dégénérèrent parfois en conflits politiques entre les milices les mieux dotées. C’est ce qui se produisit en 1698 lorsque ‘Abd al-Raḥmān Bey, gouverneur de la province de Ğirğa, et les notables de cette ville du Sa‘īd dénoncèrent au Caire le refus des bédouins Hawwāra de payer les impôts en argent et en grains et l’impunité que leur assurait la protection des ‘Azab et surtout des Janissaires, et qu’on décida que les Hawwāra devraient sortir des odjaqs (avril 1698). A l’occasion de cette affaire les Janissaires s’en prirent au quasi-monopole exercé par les ‘Azab sur le commerce des grains : sous couleur, semble-t-il, de tenir la balance égale entre les ‘Azab et eux, ils proposèrent et firent décider que l’amīn al-anbār n’appartiendrait plus au corps des ‘Azab, mais, comme jadis, à celui des Mutafarriqa ou des Čāwīšiyya, et que le mu‘arrif et les ra’īs cesseraient également d’être pris dans les ‘Azab36.

30Que survinssent une crise monétaire et une période de cherté graves et la question des ḥimāyāt devenait un problème politique majeur : lorsque se produisirent, en 1703, un effondrement du médin et une hausse brutale des prix, les habitants du Caire commencèrent à manifester une émotion qu’il était difficile de négliger si l’on voulait éviter les troubles graves qu’on avait connus antérieurement dans des circonstances semblables. Les boutiquiers (ahl al-aswāq), écrit l’auteur du Muḫtaṣar, s’assemblèrent et se rendirent à al-Azhar pour demander aux ‘ulamā’ de porter leurs doléances au pacha. Au cours d’une réunion groupant les tuğğār, les ‘ulamā’ et les chefs des confréries un mémoire fut rédigé et envoyé à Muḥammad Pacha (1699-1704). Celui-ci réunit en Divan les sandjaqs, les aghas et les iḫtiyār des sept odjaqs pour discuter de la situation. Ḥasan Agha Balafiya, un des leaders de l’odjaq des ‘Azab, fit remarquer que le muḥtasib était impuissant du fait des protections et suggéra de convoquer une réunion élargie à laquelle participeraient, outre les Puissances, le qāḍī, les chefs des confréries et les principaux tuğğār (a‘yān al-tuğğār). Tout le monde convenait qu’il ne serait possible de faire accepter une réforme monétaire dont le petit peuple ferait les frais que « par un rabais général de toutes les denrées et marchandises qui étaient le plus à son usage » ; toutefois il était difficile d’imposer un tarif des prix à des marchands qui « étaient la plupart ou Janissaires ou gens sous leur protection ». Il fallait donc « supprimer ces protections » et soumettre tous les vendeurs « à une personne dont on conviendrait pour l’observation des ventes et la visite des poids et mesures ». Il n’y avait qu’un leader des Janissaires qui pût assumer ce rôle difficile ; encore fallait-il que, tel Küčük Muḥammad, il eût sur son corps une autorité suffisante pour lui imposer les sacrifices matériels que la situation commandait.

31Lors de l’assemblée qui se tint le 17 ramaḍān 1114/4 février 1703, Ḥasan Agha et la quasi-totalité des participants se tournèrent vers ‘Alī Agha, qui appartenait au parti qasimite et dont la fermeté et l’intégrité étaient connues. ‘Alī Agha, avant d’accepter la responsabilité dont on voulait le charger, posa ses conditions : pouvoir d’imposer aux Puissances dirigeantes, odjaqs et beys, le respect de ses décisions ; droit de juridiction (ḥukm) sur tous les commerçants, en particulier sur les marchands de denrées alimentaires, les négociants en grains et les tuğğār ; abolition des protections (ibṭāl al-ḥimāyāt) ; réforme monétaire ; tarif des denrées ; fermeture des débits de boisson et des maisons de tolérance. Ce « programme » était habilement composé : la baisse promise des prix était destinée à faire accepter aux ra‘iyya l’interdiction des pièces rognées et la frappe de monnaie « dīwānī » ; l’action contre les mauvais lieux du Caire donnait aux mesures prévues une utile allure morale et religieuse. La défense qui fut édictée presque aussitôt d’exporter le café, la fixation des épices à un prix relativement bas, l’hostilité manifestée par l’agha aux intérêts du commerce européen devaient préciser rapidement l’orientation d’une politique qui était évidemment peu favorable à la grande spéculation et donc à ceux des Janissaires qui la soutenaient. L’odjaq aurait souhaité reprendre sa liberté mais il était divisé : une fraction de ce corps, notait encore De Maillet (celle évidemment qui soutenait ‘Alī Agha), était, dans cette circonstance, alliée au pacha ; d’autre part les Janissaires se trouvèrent isolés, les autres odjaqs se résignant plus aisément à des sacrifices qui leur coûtaient moins qu’à eux. Un document (ḥuğğa) fut rédigé par le qāḍī, approuvé par l’ensemble des participants, et présenté le lendemain au pacha qui le ratifia et investit ‘Alī Agha de ses fonctions.

32Dans les semaines qui suivirent ‘Alī Agha s’efforça d’imposer le respect du nouveau tarif des monnaies, et du « maximum » élaboré avec le concours des cheikhs de métiers, par des tournées spectaculaires et brutales au cours desquelles il était escorté par des représentants des six odjaqs. De Maillet notait avec un étonnement visible que les Janissaires, qui « s’étaient comme emparés du gouvernement du royaume depuis une vingtaine d’années », paraissaient résignés à cette « restriction de [leur] autorité », et décrivait cette « révolution si peu attendue et si surprenante où le corps des Janissaires et celui des Azaps se trouvent tout à coup privés des gains considérables qu’ils tiraient des vendeurs dont ils autorisaient les altérations et les tyrannies » (25 février). En fait les Janissaires n’étaient pas véritablement résignés à l’abandon définitif de privilèges auxquels ils avaient dû renoncer provisoirement parce que, dans une crise exigeant des mesures rapides et draconiennes, ils s’étaient trouvés affaiblis par l’attitude de ‘Alī Agha et de ses partisans qui s’étaient joints au front de leurs adversaires. Dès le 11 mars, De Maillet remarquait que « tout le monde est persuadé qu’il y aura une grande révolution dans ce pays et que les Janissaires et Azaps se préparent à recouvrer les privilèges qui leur ont été ôtés ».

33C’est en effet ce qui se produisit assez rapidement. Le plus fort de la crise passé, les Puissances avaient moins besoin de ‘Alī Agha pour remettre de l’ordre et calmer le mécontentement populaire ; l’autorité illimitée dont il avait été investi commençait à indisposer et son prestige s’émoussait : surtout les intérêts économiques et financiers des deux plus puissants odjaqs et les liens qui les unissaient à la classe artisanale et commerçante devaient faire progressivement renaître le système auquel ‘Alī Agha s’était attaqué. Plusieurs fois suspendu de ses fonctions puis restauré quand les choses se gâtaient à nouveau, ‘Alī Agha se heurtait à une opposition de plus en plus vive à l’intérieur et au dehors de son odjaq : le 26 mai 1704 les Janissaires déclarèrent « dans un grand divan » qu’ils ne voulaient plus permettre « qu’il marchât dans la ville », et la moitié des ‘Azab se prononcèrent également contre lui. Finalement il fut remplacé par Riḍwān Agha et disparut pour quelque temps de la scène politique37.

34La crise de 1703 avait cependant porté un coup à l’autorité des Janissaires : le remplacement dans les daftar financiers des officiers de cet odjaq comme multazim des douanes de Būlāq, Damiette et Burullus par Yūsuf Bey, entre 1117 (1705-6) et 1119 (1707-8) constitue un signe de recul aussi significatif que le changement que nous avions relevé dans les années qui suivirent la mort de Küčük38. Néanmoins, cette fois encore, les choses reprirent rapidement leur cours normal : dès 1121 (1709-1710) (nous n’avons pas de renseignements sur ce point pour l’année 1120) nous retrouvons des officiers des Janissaires à la tête des quatre douanes. Par ailleurs la suppression des protections avait été, de toute évidence, peu durable : bien que nous ne sachions pas quand, ni dans quelles conditions, les ḥimāyāt furent rétablies, la suite des événements montre que peu d’années après 1703 le système était plus florissant que jamais.

La crise de 1709

35La crise de 1709 peut être considérée comme « exemplaire » dans la mesure où elle éclata en quelque sorte « à froid », c’est-à-dire sans que des difficultés économiques aient aidé à son déclenchement comme en 1703 et dans la mesure encore où le système des protections fut ouvertement mis en question par les différentes parties en cause.

36C’est à nouveau dans la situation intérieure de l’odjaq des Janissaires qu’il faut chercher les éléments fondamentaux du conflit qui éclata en 1709. D’une certaine façon l’opération tentée par ‘Alī Agha en 1703 avait constitué un épisode de la lutte entre Qasimites et Fiqarites pour le contrôle des Janissaires, par factions interposées. Après que, grâce à ‘Alī Agha, les Qasimites l’eurent emporté sur leurs adversaires, ce qui s’était traduit, nous l’avons vu, par un déclin durable des positions économiques de l’odjaq, le conflit connut des phases variées et la maîtrise de l’odjaq passa d’un parti à l’autre. Le personnage clef de l’odjaq fut, pendant cette période, Ifranğ Aḥmad, un officier de rang modeste (il était bašodabaši, comme Küčük Muḥammad) qui était apparu à la tête de l’odjaq des Janissaires après la mort de Muṣṭafā Katḫudā al-Qāzdaġlī (1115/1703-4). Appartenant au parti fiqarite, auquel se rattachaient traditionnellement les Janissaires, il incarna dans l’odjaq la tendance favorable à l’engagement des Janissaires dans les activités économiques : nous avons eu l’occasion de constater qu’à ce titre il était étroitement lié au grand commerce égyptien et franc. Il se plaçait donc exactement à l’opposé du courant « réformateur » qu’avaient représenté Küčük Muḥammad puis ‘Alī Agha. Son ascendant fut violemment combattu pour des raisons qui ne tenaient évidemment pas seulement aux défauts de caractère signalés par Ğabartī qui le décrit comme « tyrannique et obstiné » (wa kāna ğabbāran ‘anīdan). En réalité la position d’Ifranğ Aḥmad dans l’odjaq servit de prétexte à l’affrontement entre les grandes tendances qui existaient chez les Janissaires et entre les deux partis fiqarite et qasimite, et le caractère chaotique de la carrière d’Ifranğ qu’on voit tantôt dominer son odjaq et tantôt être rejeté par lui, témoigne de l’état de division dans lequel se trouvaient les Janissaires et de l’âpreté du conflit qui opposait des factions de force équivalente. Expulsé des Janissaires en 1707, exilé puis élevé, contre son gré, à la dignité de sandjaq (novembre 1707), Ifranğ Aḥmad avait dû laisser son odjaq aux mains des Qasimites, mais il n’attendait qu’une occasion favorable pour y revenir en force. Cette crise politique latente était compliquée par les difficultés de tous ordres que provoquait le problème de l’exportation du café : tandis que le pacha, Ifranğ Aḥmad et son parti, et naturellement les tuğğār, souhaitaient que fût relâchée une prohibition qui était préjudiciable à leurs intérêts matériels, la masse de la population était hostile à un commerce qu’elle rendait responsable de la hausse du prix de cette denrée de grande consommation ; les odjaqs y étaient également opposés, soit par souci des intérêts de leurs protégés, soit parce qu’ils n’ignoraient pas que les bénéfices énormes procurés par ce négoce allaient avant tout aux Janissaires et aux grands négociants qu’ils protégeaient et exploitaient ; ils étaient, pour les mêmes raisons, hostiles au système des protections39.

37La crise de 1709 eut pour origine un incident mineur, une querelle survenue dans la boutique d’un boucher entre le domestique (ou le mamelouk) d’un Čāwīš et un nawbatğī (ou un ânier) du poste de Bāb Zuwaïla, d’où le nom « d’affaire des deux raṭl de viande de Bāb Zuwaïla » que lui donnèrent certains chroniqueurs (ḏū l-ḥiğğa 1120/fin février 1709). Chaque odjaq prenant la défense de ses gens, l’affaire dégénéra rapidement en un conflit entre les Janissaires et les Čāwīšiyya, puis entre les six odjaqs et les Janissaires, en dépit de l’attitude plutôt conciliante de ces derniers dont l’isolement était à la mesure des rancunes et des jalousies que leur valait leur prépondérance politique et matérielle : « Les Azaps, les Chaoux, les Spahis et les autres irrités d’ailleurs [contre les Janissaires] pour des sujets plus graves » (que l’exportation du café), écrivait Péleran au moment où la crise commençait, sont « constants dans le projet de réduire la trop grande puissance des Janissaires qui veulent, disent-ils, tout envahir »40.

38Réunis chez Ayyūb Bey, un des principaux émirs fiqarites, les représentants des six odjaqs rédigèrent un mémoire (‘arḍ ou qā’ima) dans lequel ils dénonçaient tous les abus (maẓālim) dont à leur avis les Janissaires s’étaient rendus coupables. Ils tournaient essentiellement autour des ḥimāyāt : tous les gens des métiers (kāmil arbāb al-aṣnāf) étaient placés sous la protection des Janissaires, et en particulier les grands commerçants en café qui monopolisaient cette denrée ; en conséquence les boutiquiers (ahl al-aswāq) devraient se voir interdire de chercher la protection des odjaqs et ils devraient être soumis au contrôle du muḥtasib, suivant la coutume, avec le concours d’un délégué du qāḍī. On devrait de même interdire aux individus employés à la Monnaie (dār al-ḍarb), aux greniers à blé (anbār), au baḥraïn, à l’abattoir sultanien (al-maḏbaḥ al-sulṭānī) etc... de toucher une solde au Divan et d’appartenir à un odjaq ; la Monnaie devrait être transférée hors de la caserne des Janissaires. Aucune entrave ne devrait être mise à la circulation des navires transportant les grains sultaniens sur le Nil, et ces navires ne devraient pas être placés sous la protection des odjaqs. Interdiction serait faite d’exporter du café vers les pays francs et cette denrée serait taxée au prix de 17 paras le raṭl. D’après Qīnalī les odjaqs demandaient même qu’on retire aux Janissaires leurs muqāṭa‘āt. On remarquera que, bien que les Janissaires fussent évidemment les plus directement visés, les représentants des six odjaqs avaient également stigmatisé des abus dont les ‘Azab étaient les bénéficiaires. Le mémoire, que le pacha refusa apparemment de cautionner, fut confié à six représentants des odjaqs et envoyé à Istanbul pour être soumis au sultan.

39Les Janissaires, informés de cette initiative, n’eurent pas trop de peine à prouver dans un contre-mémoire que le système des protections profitait également à leurs adversaires. « Certes nous avons les postes de garde (qulluqāt) et les muqāṭa‘āt depuis une époque fort ancienne », reconnaissaient-ils d’abord ; mais, ajoutaient-ils, les autres odjaqs bénéficient de nombreux abus (maẓālim) et ils les énuméraient : aux Mutafarriqa le ğabaği bāšī, le qāfila bāšī, le mi‘mār bāšī ; aux Čāwīšiyya le muḥtasib, etc. ; aux ‘Azab la risāla, l’amīn al-baḥraïn, la ḫurda, les navires (al-marākib), etc... ; aux Isbāhiyya les envoyés dans les provinces, etc... Bref, concluaient-ils, « si vous nous supprimez quelque chose [de nos privilèges], vous devez en faire autant en ce qui les concerne ».

40Mis en présence de ces exigences contradictoires, le pacha, qui penchait secrètement pour les Janissaires, tenta d’abord d’éluder toute réponse. Toutefois les représentants des six odjaqs s’étant réunis avec le qāḍī, le naqīb al-ašrāf, les ‘ulamā’ et les leaders des confréries, et ayant exigé un firman, faute de quoi le pacha serait déposé (27 ḏū l-ḥiğğa 1120/ 9 mars), celui-ci dut se résigner à faire proclamer un commandement, rédigé, il est vrai, en termes assez vagues pour ne pas trop le compromettre : d’après Péleran il interdisait « en général tous mauvais usages, usurpations, concussions, violences et mangeries, et en particulier la sortie de café » dont le prix était fixé « en faveur du peuple » à 16 médins le raṭl. Les consultations se poursuivirent encore quelque temps, les sandjaqs essayant de s’entremettre pour ramener la concorde, mais sans succès : la trêve décidée à la suite d’une grande réunion tenue chez Ibrāhīm Bey Abū Šanab, un des chefs du parti qasimite, ne dura que sept jours. Finalement les deux parties décidèrent d’envoyer des mémoires contradictoires à la Porte. Celui des six odjaqs, contresigné par les sandjaqs, les ‘ulamā’, le naqīb, les chefs des confréries, avait apparemment l’appui de la population du Caire ; il partit le 26 muḥarram 1121/7 avril. Deux jours plus tard les Janissaires envoyaient leur propre ‘arḍ aux chefs de leur odjaq à Istanbul41.

41Tandis qu’on attendait au Caire le verdict de la Porte, Ifranğ Aḥmad décida de profiter de l’isolement de son odjaq d’origine pour y rétablir son autorité : les représentants des six odjaqs se réunirent chez Ayyūb Bey, sans doute à son instigation, et décidèrent d’imposer aux Janissaires le renvoi de huit de leurs chefs qui étaient considérés comme les responsables de la résistance de l’odjaq, et qui étaient précisément les chefs du parti qui avait réussi à expulser Ifranğ en 1707. Un véritable siège commença autour de la caserne des Janissaires, Ifranğ Aḥmad prenant une part active aux opérations aux côtés des principaux sandjaqs fiqarites, et les émirs qasimites, chose surprenante, se laissant convaincre de joindre leurs forces à celles des assiégeants qui eurent par ailleurs l’appui des « civils » : une fatwā rendue par les ‘ulamā’ d’al-Azhar, le qāḍī, le naqīb et les chefs des confréries somma les Janissaires d’accepter l’exil des « huit » faute de quoi il serait licite de les combattre. Après quelques jours de siège (entre le 30 mai et les premiers jours de juin 1709), la position des Janissaires devint difficilement tenable : bloqués dans leur caserne et isolés de la ville par Ifranğ Aḥmad et ses alliés qui tenaient les approches nord et ouest de la Citadelle, et avaient occupé les hauteurs qui la dominaient, ils durent accepter les conditions de leurs adversaires et se résigner à laisser exiler les huit officiers. Quelques jours plus tard Ifranğ Aḥmad à qui on avait enlevé sa dignité de sandjaq était réincorporé dans son odjaq avec son grade de bašodabaši : avec lui les Fiqarites reprenaient le contrôle du corps des Janissaires, ce qui constituait pour les émirs qasimites qui avaient prêté leur concours à ce changement un sérieux danger à terme42.

42Dans l’immédiat cependant les Janissaires paraissaient subir un très grave échec : le verdict rendu par la Porte, qui fut connu au Caire le 8 juillet 1709, était entièrement favorable aux thèses de leurs adversaires. Un premier décret ordonnait l’abolition des abus et des protections (izālat al-maẓālim wa l-ḥimāyāt), conformément au mémoire qui avait été envoyé à Istanbul par les ‘askar et prévoyait que des comptes seraient demandés aux tuğğār en café sur leurs bénéfices ; le second décidait le déplacement de la Monnaie de la caserne des Janissaires à la cour du Divan, où un nouvel Hôtel des Monnaies fut édifié sur l’emplacement de l’ancienne fabrique de poudre. Peu après le qāḍī convoqua les maîtres de métiers (arbāb al-ḥiraf wa l-ṣanā’i‘) pour leur donner connaissance d’un ḫaṭṭ šarīf qui leur interdisait d’être affiliés à un odjaq et leur rappelait qu’ils étaient des sujets : an lā yakūn aḥad min arbāb al-ḥiraf wa l-ṣanā’i‘ lahu ta‘alluq bi-wuğāq mina l-wuğāqāt wa an yakūnū ra‘āyā. Point n’est besoin d’insister sur le caractère véritablement « révolutionnaire » d’une telle décision. Mais il fut tout de suite évident qu’il fallait plus qu’une injonction venue d’Istanbul pour mettre fin au système de relations de protection et d’exploitation qui liait les odjaqs aux métiers : ayant répondu au qāḍī qu’ils étaient ‘askar et fils de ‘askar les intéressés manifestèrent leur intention bien arrêtée de ne pas obéir à l’ordre qui leur était donné (ağābūhu bi-annahum ‘askariyya wa awlād ‘askariyya wa aqāmū ‘alā ġaïr initiṯāl). Le qāḍī ayant appris qu’ils préparaient quelque chose contre lui n’insista pas et ne revint pas sur ce sujet43.

43Dans cette affaire de l’affiliation aux odjaqs comme lors des tentatives de Küčük et de ‘Alī Agha on voit clairement les obstacles à peu près insurmontables auxquels se heurtait toute tentative pour modifier un élément essentiel de l’organisation économico-politique de l’Égypte : le système des ḥimāyāt était le résultat d’une évolution vieille de plus d’un demi-siècle ; il était une des bases de la prospérité matérielle des odjaqs les plus puissants. Tant que le rapport des forces qui s’affrontaient au Caire demeurait ce qu’il était au début du xviii^e siècle, tant que les Janissaires et les ‘Azab restaient les éléments politiques dominants, compte tenu du déclin irrémédiable de l’autorité des pachas et du relatif effacement des beys, aucun changement radical ne pouvait intervenir dans ce domaine. Le coup porté aux Janissaires par la crise de 1709 n’affecta pas durablement leurs intérêts matériels : pendant l’année financière 1121/1709-1710 ils étaient à nouveau en possession des fermages des douanes dont ils avaient été momentanément écartés après 1703. Il n’apparaît pas non plus que la puissance économique des tuğğār ait été sérieusement ébranlée par les menaces que leur impopularité et les mesures envisagées par la Porte avaient fait peser sur eux en 1709. Avec le retour d’Ifranğ Aḥmad à la tête des Janissaires le « parti économique » contrôlait à nouveau les destinées de l’odjaq et il était donc en mesure de défendre ses intérêts matériels aussi bien que politiques.

La crise de 1711 et le recul des Janissaires

44La « révolution » de 1711 fut un mouvement essentiellement politique dont l’enjeu était la domination sur l’odjaq des Janissaires que se disputaient, d’une part, la faction dirigée par Ifranğ Aḥmad et soutenue par le pacha et les émirs fiqarites, faction qui bénéficiait de la sympathie évidente du commerce franc dont elle favorisait les entreprises, et, d’autre part, la faction des anciens adversaires d’Ifranğ, animée par les « huit », qui avaient pu rentrer au Caire à la fin de 1710 et qu’appuyaient les ‘Azab et les émirs qasimites. La traditionnelle division entre Fiqarites et Qasimites n’affectait pas que les Janissaires : la plupart des odjaqs en subissaient les effets, des groupes rivaux s’y disputant le pouvoir comme ils le faisaient depuis un quart de siècle chez les Janissaires. Le conflit fut rendu inévitable par des difficultés survenues à l’intérieur du camp fiqarite, à la suite de la brouille entre deux de leurs principaux émirs, Ayyūb bey et Qaïṭās bey, respectivement patrons de Muḥammad bey al-Kabīr et de Muḥammad bey Qaṭāmiš qui convoitaient l’un et l’autre le gouvernement de Ğirğā. Par dépit Qaïṭās bey se rapprocha des Qasimites que dirigeait Īwāz bey et manœuvra pour les faire servir à la vengeance qu’il méditait de prendre aux dépens des Fiqarites. Cette défection rompit l’équilibre relatif entre Fiqarites et Qasimites sur lequel reposait la vie politique au Caire, l’affaiblissement des Fiqarites aggravant, comme il était prévisible, la lutte pour le pouvoir chez les Janissaires.

45Le conflit ne manqua cependant pas d’avoir des répercussions hors du domaine politique où il s’était développé. Comme aucun des deux partis ne parvenait à s’assurer un avantage décisif, les émirs qasimites du camp des ‘Azab, qui contrôlaient la ville du Caire, tentèrent de provoquer le ralliement à leur camp des Janissaires favorables ou simplement hésitants, en mettant sur pied une « hiérarchie parallèle ». Ils nommèrent un « contre-katḫudā » Ḥasan Čāwīš al-Ğalab. Le choix qu’ils firent par ailleurs de ‘Alī Agha comme « contre-agha » des Janissaires (12 juin), compte tenu du rôle que cet officier avait joué quelques années plus tôt, signifiait évidemment un nouvel effort pour arracher l’odjaq au « parti économique » et rompre son alliance avec le grand commerce. De fait l’écrasement des Janissaires et de leurs alliés fiqarites et la mort d’Ifranğ Aḥmad (22 juin 1711) affectèrent leur position économique et leurs liens avec les gens des métiers. C’est certainement ainsi qu’il faut interpréter la baisse dans le taux du prélèvement effectué par les Janissaires sur les successions des artisans et commerçants qui étaient rattachés à leur corps et le ralentissement du mouvement d’affiliation aux odjaqs que nous avons constatés entre 1710 et 1720. De même les tuğğār subirent presque aussitôt le contrecoup de la défaite de leurs protecteurs et de leur durable affaiblissement. A la fin de l’année 1711, une expédition ayant été montée contre les bédouins Hawwāra qui venaient d’être les auxiliaires de Muḥammad Bey al-Kabīr, on donna aux 1.000 ‘askar désignés une prime de 3.000 niṣf prélevée sur « l’argent des épices » (māl al-bahār) de l’année en cours. Tout aussi caractéristique que cette avanie à peine déguisée fut l’interdiction faite en novembre 1711 aux tuğğār ainsi qu’aux indigènes (awlād al-balad) de chevaucher des mules et des chevaux, comme si on avait voulu leur rappeler qu’ils n’étaient que des ra‘iyya alors que leur richesse et leurs liaisons avec les Janissaires auraient pu donner l’impression qu’ils appartenaient à la caste dominante44.

46Dans l’immédiat cependant il y eut peu de changements apparents dans les structures profondes sur lesquelles reposait l’organisation politique. ‘Alī Agha mourut le 13 novembre 1711 sans que son bref retour aux affaires eût donné lieu à une tentative de « réforme » comparable à celle de 1703. D’autre part le coup reçu par le parti fiqarite en 1711 fut quelque peu atténué par le désarroi que causa aux Qasimites la mort de leur principal chef, Īwāz Bey. Le Fiqarite dissident Qaïṭās Bey rétablit en fait, jusqu’à sa mort en 1715, la domination du parti qu’il avait abandonné pour un temps, ce qui contribua à amortir pour les Janissaires les conséquences de leur défaite : fait caractéristique, les sorties clandestines de café à destination de l’Europe reprirent avec activité, avec l’aide chèrement payée des Janissaires45. Ce n’est qu’en 1715 que les Qasimites, soutenus par ‘Abdī Pacha purent enfin s’emparer de l’autorité, après l’assassinat de Qaïṭās Bey (10 juillet 1715), et la fuite de Muḥammad Bey Qaṭāmiš (21 septembre). L’élimination des principaux leaders fiqarites provoqua de sérieuses difficultés entre ‘Azab et Janissaires puis, à l’intérieur de la caserne des Janissaires, entre partisans et adversaires de Qaïṭās : le parti fiqarite fut en fin de compte vaincu et les Qasimites installèrent à la tête de l’odjaq Kadak Muḥammad Katḫudā. L’odjaq des Janissaires tombait, pour un temps, sous la dépendance des ‘Azab et du parti qasimite.

47Plus grave cependant, à long terme, que cette prépondérance en somme éphémère des ‘Azab sur les Janissaires devait être l’affaiblissement des odjaqs par rapport aux beys, en raison des luttes internes qui les déchiraient et que les autres Puissances attisaient et utilisaient. Au cours des difficultés économiques que connut Le Caire à la fin de 1715 et qui nécessitèrent la rédaction d’un tarif des denrées et des monnaies, on vit même nommer comme agha des Janissaires un suivant d’Ismā‘īl Bey ibn Īwāz, chef des Qasimites, Ismā‘īl Agha46. Durant une dizaine d’années ce furent les différends entre les sandjaqs qui constituèrent l’essentiel de la vie politique au Caire, les odjaqs ne constituant plus provisoirement qu’une force d’appoint utilisée par les beys des différents partis, Ismā‘īl Bey ibn Īwāz, Čerkes Bey, émir qasimite dissident, et Zaïn al-Fiqār Bey, chef des émirs fiqarites. Assez significative de ce déplacement du centre de l’autorité est l’attitude fluctuante de Čerkes Bey qui, à certains moments, s’allie aux Janissaires et participe aux grandes spéculations internationales47 et qui, à d’autres moments, manifeste une attitude violemment hostile aux tuğğār à qui ne sont épargnées ni avanies ni violences.

La crise de 1724-5

48La crise de 1724-5 présente des analogies certaines avec les crises que nous avons étudiées précédemment, dans la mesure où les muqāṭa‘āt et les ḥimāyāt y furent mises en cause. Mais elle en diffère sur un point essentiel : alors que dans les conflits antérieurs nous avions vu aux prises d’abord les odjaqs avec le pacha, puis les odjaqs entre eux, c’est-à-dire les six odjaqs contre les Janissaires, cette fois c’est entre un bey dominant et les odjaqs exploitant les classes urbaines que se produit le conflit.

49Le point de départ de la crise fut, d’une manière très classique, une période de graves difficultés économiques qui durait depuis plusieurs années et connut son paroxysme à l’été 1724, le blé atteignant le prix tout à fait exceptionnel de 480 paras l’ardab, fait auquel les manœuvres spéculatives de Čerkes Bey n’étaient pas absolument étrangères, disait-on au Caire. En novembre la misère fut si grande au Caire que les ra‘iyya se soulevèrent, occupèrent al-Azhar, puis se portèrent vers Rumaïla et vers la maison de Čerkes. Celui-ci s’adressa au qāḍī, réunit les représentants des odjaqs et demanda que les aghas des Ğamāliyya, des Tufakčiyya, des Čarākisa, des Mustaḥfiẓān et des ‘Azab descendent en ville et y fassent une tournée pour calmer les esprits. Ayant balayé les objections présentées par les Janissaires, le bey prit vigoureusement à parti ces derniers, les accusant d’être de connivence avec les ra‘iyya. Ainsi commença le conflit entre le bey et l’odjaq.

50Quelques jours plus tard, les représentants des odjaqs s’étant plaints des exactions commises par les gens de Čerkes dans les provinces, le sandjaq riposta en stigmatisant les abus (ẓulm) dont ils étaient eux-mêmes responsables dans la capitale et conclut : « Si vous ne mettez pas un terme aux abus que vous commettez [au Caire] j’ordonnerai aux kāšif de prendre dix fois plus à chaque village ». Comme on lui demandait ce qu’il entendait par « abus », il en fit l’énumération, mentionnant les muqāṭa‘āt, l’amāna baḥr Būlāq, l’abattoir (al-maḏbaḥ), la ḫurda, les augmentations faites sur la hisba et sur les douanes (al-ğumrukāt), et il demanda que tout ce qui avait été ajouté depuis l’époque d’Ibrāhīm Pacha (1670-3) fût supprimé. La comparaison faite avec le registre (daftar) d’Ibrāhīm Pacha pour l’année 1083 (1672-3) montra que de cette date à 1137 (1724-5) les « abus » en question avaient effectivement augmenté de 680 bourses (14 janvier 1725). Le lendemain Čerkes réunit les ‘ulamā’, les chefs des confréries, le naqīb al-ašrāf, les aghas des sept corps, les sandjaqs et les ‘askar et leur tint un émouvant, mais sans doute peu sincère discours sur les souffrances que l’augmentation des abus (tazāyud al-ẓulm) qu’on avait pu chiffrer la veille causait aux pauvres, aux sujets et à tous les habitants, et conclut : « Nous faisons du tort aux sujets et à la population de notre ville (ahl baladinā)... C’est une honte pour nous (wa hāḏā ḥarām ‘alaïnā) puisqu’il est en notre pouvoir de le faire cesser ». L’assemblée approuva ces paroles et rédigea un mémoire qui fut envoyé au pacha. Celui-ci décréta alors l’annulation de toutes les augmentations (zawā’id) relevées entre 1083 et 1137, en particulier celles concernant les muqāṭa‘āt, les douanes, la ḫurda, l’amānat al-baḥraïn, l’abattoir, la ḥisba. Les abus concernant les villages devaient également être supprimés, et on ne devait plus payer les kāšif que selon les lois anciennes. Les Janissaires firent savoir qu’ils renonçaient à leurs muqāṭa‘āt et à l’abattoir, et les ‘Azab, après des hésitations qui durèrent trois jours, firent de même en ce qui concerne la ḫurda. Rien ne nous permet de croire à la bonne foi de l’initiateur de cette sorte de « Nuit du 4 août » égyptienne : on penserait plutôt qu’il avait d’autant moins d’hésitation à proposer ces sacrifices qu’ils devaient être supportés surtout par l’odjaq des Janissaires avec lequel il était en état de guerre ouverte et dont il souhaitait sans doute briser la puissance. Quant aux odjaqs, la gravité de la crise monétaire et la crainte de troubles graves pouvaient les inciter à se résigner à des réformes qui leur coûtaient mais qu’ils espéraient sans doute éphémères.

51Les gens du pacha descendirent donc en ville pour proclamer l’abolition des abus. Cependant les difficultés monétaires n’avaient pas cessé et la cherté et la disette étaient plus graves que jamais ; les gens montèrent à la caserne des Janissaires et y exprimèrent leurs doléances. On décida alors de nommer Bākīr Agha agha des Mustaḥfiẓān avec un programme et des pouvoirs qui rappelaient beaucoup ceux de ‘Alī Agha : abolition de toutes les protections (tabṭīl ğamī al-ḥimāyāt), abolition de l’excédent des douanes par rapport à ce qui avait été fixé par Ibrāhīm Pacha, abolition des abus (al-maẓālim) ; interdiction de réclamer quoi que ce fût en sus de la loi (al-qānūn) ; droit reconnu à Bākīr Agha d’arrêter qui il voudrait sans que personne ne pût s’y opposer que ce fût Čerkes Bey, Rağab katḫudā des Mustaḥfiẓān ou Ibrāhīm katḫudā des ‘‘Azab (2 mars 1725). Il semble même que le pacha envisageait d’aller plus loin encore : son objectif aurait été de faire sortir les Hawwāra des odjaqs et les tuğğār des rangs des ‘askar pour en faire des sujets comme les autres, de manière à se saisir de leurs successions. Mais les ‘askar s’y opposèrent avec énergie en invoquant les « lois anciennes » (al-qawānīn al-qadīma) et de fait une nouvelle consultation du registre d’Ibrāhīm Pacha lui permit de vérifier que les Hawwāra appartenaient aux Janissaires et aux ‘‘Azab, et que les indigènes (awlād al-balad) et les tuğğār étaient ‘askar dans les sept odjaqs bien avant 1670. Il dut donc renoncer à ses projets.

52On n’avait jamais encore été aussi loin dans cette voie : mais déjà un reflux s’amorçait. Excipant du fait que le pacha avait remis aux Janissaires le fermage de la ğizya dont le titulaire était habilité à collecter la taxe de capitation sur les ḏimmi (qalam al-ğawālī), les ‘Azab exigèrent que la ḫurda leur fût rendue ; comme le pacha ne voulait pas y consentir, la ḫurda étant un « abus » (maẓlima), les ‘Azab s’installèrent dans la mosquée de Sulṭān Ḥasan et à Rumaïla, menaçant d’entrer en lutte ouverte contre lui. Fait très significatif les Janissaires vinrent alors à leur aide en s’emparant d’autres positions stratégiques en bordure de la Citadelle (mosquée de Maḥmūdiyya et Maḥğar) ; puis ils intercédèrent auprès du pacha pour qu’il restitue la ḫurda aux ‘Azab, ce qu’il fit aussitôt. S’il avait été possible d’amener les odjaqs désunis à renoncer à leurs privilèges, leur coalition constituait une force que le pacha ne pouvait se risquer à affronter. Au même moment Čerkes, désireux de se débarrasser de son adversaire Zaïn al-Fiqār, se heurtait à l’opposition de Muḥammad Pacha ; pour déposer ce dernier il s’allia aux odjaqs et aux ‘ulamā’ (19 juillet) ; dans ces conditions la tentative de réforme dont il avait été lui-même l’initiateur était condamnée à l’échec48. Čerkes n’eut cependant guère le temps de profiter de son succès sur le pacha car quelques mois plus tard une coalition groupant, autour du pacha déposé et de son successeur désigné, les émirs fiqarites, les partisans de Zaïn al-Fiqār Bey et les odjaqs l’obligea à s’exiler (10 février 1726).

53Cette coopération entre Janissaires et ‘Azab pour la défense de leurs privilèges dont nous avons vu plus haut un autre aspect avec le partage du prélèvement sur les successions, constituait un fait nouveau d’une grande importance. A une concurrence qui avait affaibli leurs positions après 1711, les deux odjaqs dominants substituèrent après 1730 une association pour le partage du pouvoir politique et de ses profits, et constituèrent de véritables « duumvirats » qui se proposaient en particulier de répartir équitablement entre eux les fruits de l’exploitation des populations urbaines : vers 1730, ‘Uṯmān Katḫudā Qāzdaġlī (Janissaires) et Yūsuf Katḫudā al-Birkāwī (‘Azab) ; puis ‘Alī Katḫudā al-Ğalfī (‘Azab) et ‘Abdallāh Katḫudā al-Qāzdaġlī (Janissaires) qui avaient pour partenaires ‘Uṯmān Bey et Ibrāhīm Bey ; enfin, entre 1744 et 1755, Ibrāhīm Katḫudā Qāzdaġlī (Janissaires) et Riḍwān Katḫudā al-Ğalfī (‘Azab)49.

Dernières tentatives des pachas pour récupérer le contrôle des revenus urbains

54Les rivalités entre les sandjaqs et leur affaiblissement mutuel firent renaître vers 1720 les ambitions politiques des pachas : elles se traduisirent par des manœuvres parfois tortueuses pour opposer les beys les uns aux autres, et affaiblir progressivement les partis traditionnels, afin de faire de la Porte un arbitre et de renforcer ainsi son autorité sur l’Égypte. Quelques pachas réussirent admirablement dans leurs intrigues, par exemple Muḥammad Pacha qui contribua largement à l’élimination en 1723 d’Ismā‘īl Bey ibn Īwāz par Čerkes et Zaïn al-Fiqār, ou encore ‘Alī Pacha qui réussit à contraindre Čerkes Bey à l’exil en 1726. Mais il arriva aussi que le jeu un peu trop voyant des pachas provoque leur propre élimination : Rağab Pacha fut ainsi victime de la réconciliation inattendue qui se produisit en 1721 entre Čerkes Bey et Ismā‘īl ; Bākīr Pacha fut déposé le premier janvier 1737 pour avoir trop bien monté avec Ṣāliḥ Kāšif une machination en vue de l’assassinat de Muḥammad Bey Qaṭāmiš, dont le résultat fut le massacre de onze émirs, comprenant les trois émirs qui dominaient alors l’Égypte ; Sulaïmān Pacha fut de même renversé en janvier 1740 pour avoir été l’instigateur de l’assassinat de ‘Alī Katḫudā al-Ğalfī.

55La Porte et les pachas tentèrent de profiter de ce regain d’autorité pour modifier à leur avantage la répartition des revenus provenant de l’exploitation des populations urbaines. Des dissensions à l’intérieur du corps des Janissaires, où ‘Uṯmān Katḫudā était entré en conflit avec Ḥusaïn Katḫudā al-Dimiyāṭī à propos du fermage de Damiette que les deux officiers se disputaient (octobre 1735), et le conflit qui opposa peu après le même ‘Uṯmān Katḫudā à Sulaïmān Katḫudā des ‘Azab, à propos de l’organisation de la ru’ya (janvier 1736), facilitèrent une opération menée en 1736 contre plusieurs privilèges des odjaqs : suppression de la ḥisba, suppression de certaines taxes (maks) perçues en particulier par les ‘Azab sur les denrées de consommation à Rumaïla, suppression des abus (maẓālim) et de la protection (ḥimāya) (février 1736). De ces diverses décisions les deux premières au moins connurent un début d’exécution : Ismā‘īl Agha, muḥtasib, destitué peu avant, ne fut pas remplacé, et le maṣṭaba (banquette) qui se trouvait à Rumaïla, et où étaient perçus les droits, fut détruit. Au mois de mai suivant le pacha ordonna l’abolition des protections sur les navires apportant au Caire les grains provenant de l’impôt en nature. Enfin, le 5 juillet 1736, Muḥammad agha des Mustaḥfiẓān descendit en ville et fit annoncer des mesures prises à l’encontre de la « bourgeoisie indigène », qui monopolisait le grand commerce et participait à l’exploitation fiscale de la population urbaine : interdiction fut faite aux Maghrébins, aux indigènes détenteurs de fermes (arbāb al-aqlām min awlād al-balad) et aux tuğğār d’acheter des mamelouks et des esclaves blanches ; ceux qui en possédaient devraient les vendre ; ils ne devraient désormais avoir à leur service que des esclaves mâles (‘abīd) et des esclaves noires. Connaissant le rôle que jouait la possession des mamelouks dans le processus d’interpénétration entre les grands commerçants et la caste militaire, nous sommes tentés d’interpréter de ce point de vue la mesure que nous venons de mentionner. Mais cette initiative eut sans doute aussi peu de suites que la suppression de la ḥisba : dès la mi-juillet on nomma un nouveau titulaire dans ces fonctions, après que Le Caire fut resté cinq mois sans muḥtasib50.

56Si le sens des événements de 1736 reste enveloppé d’une certaine obscurité, ceux de 1738 sont parfaitement clairs. Arrivant au Caire, après la déposition de Bākīr Pacha en janvier 1737, Muṣṭafā Pacha apporta avec lui avec une sévère réprimande du sultan contre les Puissances qui avaient fait preuve d’un total manque de considération (istiḫfāf) pour son autorité : vous avez agi, mandait-il, « comme si vous étiez les rois et les sultans et comme si nous étions les sujets (ra‘āyā) » ; cette fois le sultan leur pardonnait, mais il les avertissait que s’ils récidivaient ce serait sur eux que retomberait le blâme51. Cette fermeté de ton, devenue peu habituelle dans les rapports entre la Porte et les Puissances du Caire, et cette menace à peine voilée de représailles, annonçaient les décisions impériales de l’année 1151 (1738-9) : le ḫaṭṭ šarīf, apporté par un qāpiğī pāšā et lu en Divan en présence des sandjaqs, des aghas, et des iḫtiyār des sept odjaqs, ordonnait au pacha de garder toutes les muqāṭa‘āt de l’année 1152 (1739-1740) et de n’en attribuer aucune aux miṣirliyya (membres des odjaqs du Caire). Le pacha invita les intéressés, c’est-à-dire les gens des douanes de Rosette, d’Alexandrie, de Damiette, de Būlāq et du Vieux Caire, ceux de la mallāḥa, de la Ḫaḍrā, de la ḫurda, etc... à venir au Caire pour débattre de cette affaire. Janissaires et ‘Azab réussirent à se concilier les cinq autres odjaqs et à les convaincre de marcher comme un seul homme pour la défense de leurs privilèges. Une assemblée réunie chez ‘Uṯmān Bey Ḏū l-Fiqār et comprenant, outre les représentants des milices, le qāḍī, les chefs des confréries religieuses et des représentants des ‘ulamā’, approuva les termes d’un mémoire qui demandait que les muqāṭa‘āt fussent rendues à ceux qui les possédaient de longue date. Le mémoire fut assez mal reçu par le sultan qu’indisposa particulièrement la signature du qāḍī et de son nā’ib, mais le gouvernement impérial se résigna à laisser les muqāṭa‘āt à leurs propriétaires52. Muṣṭafā Pacha fut rappelé peu de temps après cette tentative malheureuse pour récupérer au bénéfice du mīrī les muqāṭa‘āt qui étaient passées entre les mains des Puissances égyptiennes.

57Après le bref intermède de Sulaïmān Pacha, arrivé en août 1739, déposé en janvier 1740, et enfermé en prison, contre tous les usages, parce qu’on craignait que s’il était transféré en ville il n’y mène contre les Janissaires une intrigue « qui aurait causé des troubles et une révolution dans le pays »53, le gouvernement impérial bien que fort mécontent des agissements des Puissances du Caire, se résigna à lui désigner comme successeur ‘Ali Pacha Ḥakīm Uġlī dont le « programme », exposé à son arrivée au Caire (ğumādā I 1153/juillet-août 1740), montrait bien l’incapacité de la Porte et de ses représentants à reprendre en mains les affaires de l’Égypte : « Je ne suis pas venu en Égypte pour semer la discorde parmi les émirs ni pour provoquer des dissensions entre les gens. Je suis venu seulement pour donner à chacun ce qui lui est dû. Le sultan m’a remis les muqāṭa‘āt et à mon tour je vous en fais don. Ne me faites pas de difficultés pour le recouvrement des impôts et des redevances en nature »54. La référence formelle aux muqāṭa‘āt avait une importance toute particulière après la tentative de 1738 : elle signifiait que la Porte renonçait en définitive à modifier la répartition des fermages urbains et à remettre en cause la position dominante des Janissaires. Lorsqu’il lui arriva de se départir de cette réserve ce fut sans succès : un officier du pacha ayant pris possession de la douane d’Alexandrie au nom du Grand Seigneur, en novembre 1741, dut se retirer aussitôt ; vingt ans plus tard Aḥmad Pacha, un homme énergique et actif qui était arrivé en octobre 1760, fut déposé en septembre 1761 « pour n’avoir voulu continuer au Corps des Janissaires la ferme des Douanes » et pour avoir envoyé à Alexandrie des commandements pour que cette ferme « fût exploitée tantôt pour le compte du Grand Seigneur et tantôt pour celui des Janissaires »55.

CONCLUSIONS

58Les années 1744 à 1755, pendant lesquelles l’autorité fut exercée sans partage par Ibrāhīm Katḫudā, chef des Janissaires, et Riḍwān Katḫudā, chef des ‘Azab, marquèrent, dans une certaine mesure, l’apogée du système. Les deux odjaqs dominants étaient associés dans l’exercice du pouvoir et dans l’exploitation des revenus qu’il assurait, sans qu’aucune force extérieure (pacha ou beys) fût en mesure de contester leur quasi-monopole. En 1748 Muḥammad Pacha Rāġib s’allia en vain à Ḥusaïn Bey al-Ḫaššāb « le plus ancien bey de l’Égypte, homme respectable par son âge et assez aimé du peuple » pour tenter d’éliminer Ibrāhīm Čāwīš dont la tyrannie indisposait les Grands : les Janissaires et les ‘Azab qui craignaient que le pacha ne veuille leur enlever leurs privilèges se rassemblèrent autour de leurs chefs, s’assurèrent la neutralité des autres odjaqs et contraignirent le pacha à se démettre de ses fonctions, et Ḥusaïn Bey à s’enfuir en même temps que six autres sandjaqs (14 juillet 1748). Si les Janissaires demeurent unis aux ‘Azab, notait le consul de Lironcourt, le gouvernement de l’Égypte « devenu tout militaire ressemblera à ceux d’Alger, de Tunis et de Tripoli »56. De fait, jusqu’à leur mort, survenue à quelques mois d’intervalle en 1754-1755, Ibrāhīm et Riḍwān purent en toute liberté traiter l’Égypte comme une ferme dont ils se répartissaient les profits : « De tout ce qui passait dans les mains d’Ibrāhīm Katḫudā en fait d’épices, d’extorsions (balṣ) ou autres, il donnait le tiers à Riḍwān Katḫudā », note le chroniqueur57.

59Au moment cependant où le triomphe des Janissaires et des ‘Azab paraissait total, plusieurs signes annonçaient le déclin du système d’exploitation et de protection qui avait pendant trois quarts de siècle régi les rapports entre les odjaqs et les artisans et les commerçants. Inusité par son caractère absolu et par son exceptionnelle durée l’ascendant d’Ibrāhīm et de Riḍwān tendait à substituer à l’autorité collective qu’exerçaient jadis les odjaqs, un pouvoir personnel quasi monarchique. Dans le système traditionnel ce que prélevaient les odjaqs était partiellement compensé par la protection qu’ils offraient et par les possibilités qui étaient données à une partie des ra‘iyya de partager les avantages de la caste dirigeante. Désormais l’exploitation tendait à s’aggraver sans contrepartie, le prélèvement fiscal et para-fiscal qui s’alourdissait (monopoles, taxation sur le café) se doublant d’avanies de plus en plus caractérisées aux dépens des marchands, ce qui constituait un phénomène relativement nouveau, du moins de la part des odjaqs58. Grâce à une conjoncture économique favorable, caractérisée par une stabilité exceptionnelle des prix et des monnaies, grâce aussi à un grand calme intérieur, le duumvirat d’Ibrāhīm et de Riḍwān avait été une époque de prospérité dont Ğabartī célébra plus tard le souvenir. Mais les tensions qui s’étaient développées en profondeur apparurent au grand jour dès la mort d’Ibrāhīm Katḫudā : la cause de la chute de Riḍwān Katḫudā, qui jouissait de moins d’autorité que son associé à qui il avait survécu quelques mois, fut sans doute un projet de droit sur le café qui provoqua le soulèvement des Janissaires, menés par ‘Abd al-Raḥmān Katḫudā (mai 1755)59. Maître du pouvoir ‘Abd al-Raḥmān parut envisager de lui donner une orientation nouvelle, modérant les exigences fiscales (allègement des droits sur le café), se montrant défavorable aux monopoles (la liberté fut rendue aux cuirs dès la mort de Riḍwān), manifestant une nette hostilité aux juifs, auxiliaires habituels des Janissaires dont le rôle avait été très grand auprès d’Ibrāhīm. Mais il n’eut pas le temps de continuer dans une voie qui était si contraire à la politique traditionnelle des Janissaires et qui, par certains aspects, rappelait les tentatives de 1694, 1703 et 1725, car il fut presque immédiatement écarté du pouvoir.

60De toute manière le problème de la dévolution de l’autorité chez les Janissaires allait bientôt passer au second plan car la forme même du gouvernement de l’Égypte était alors en train de changer : le transfert de l’autorité politique des odjaqs aux beys qui était en cours depuis 1730, mais dont l’éclat du duumvirat d’Ibrāhīm et de Riḍwān avait un peu masqué le développement, s’acheva dans les dix ans qui s’écoulèrent après la mort de Riḍwān.