1Dans ses thèses sur la philosophie de l’histoire1, Walter Benjamin déploie la figure tutélaire de l’ange de Paul Klee : « Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé, il voudrait bien s’attarder réveiller les morts, rassembler les vaincus. Mais du Paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que devant lui s’accumulent les ruines ».

2C’est vers cette figure dramatique que nous ramènent, bien malgré nous, les cinq textes rassemblés sous le thème : Lieux publics et reconstruction. L’oubli de l’ancienne ligne des combats, analysée par Éric Huybrechts, dans les plans et les stratégies des acteurs de reconstruction, ne constitue-t-il pas en lui-même un phénomène révélateur ? Et n’est-ce pas au modèle des souks traditionnels du centre-ville aujourd’hui disparus que se réfère Tristan Khayat lorsqu’il analyse les systèmes d’échange, le mode d’organisation et la forme urbaine des nouveaux espaces commerciaux de Bourj-Hammoud ? Christine Delpal remarque pour sa part que c’est la destruction du centre-ville et sa transformation en zone interdite qui vont permettre à la Corniche d’émerger et de se constituer en lieu de promenade et d’échange ludique. Cet espace public majeur du Beyrouth d’aujourd’hui ne serait-il en définitive, qu’un espace de substitution ? Et si les nouvelles galeries marchandes de la rue Verdun affichent résolument cet air de modernité radicale que Guillaume Boudisseau rattache à une « internationalisation des cultures et des espaces commerciaux », leur « fragilité » décelée par Marie Claude Souaid est celle d’un modèle inabouti, transition entre la nostalgie des « rues marchandes » détruites par la guerre et les nouveaux espaces d’échange du centre-ville reconstruit.

3Pour quiconque aborde la question de la reconstruction des espaces publics à Beyrouth aujourd’hui, l’absence-présence du centre ville apparaît ainsi comme une donnée incontournable. Une première lecture des textes rassemblés ici se présente alors comme une lecture en creux : évocation dramatique du centre ancien transformé en espace vide au cœur de la cité qui reste le référent symbolique des espaces en recomposition. Mais cette première lecture pose d’emblée une question méthodologique : le préfixe re- (reconstruction, réconciliation, recomposition, reliance...) semble indiquer une nécessaire réitération ou même un retour à un ancien état des choses. Or les espaces étudiés ici n’acquièrent leur légitimité en tant qu’objets d’étude que parce qu’ils se constituent comme lieux de pratiques liées aux recompositions spatiales de l’après-guerre.

4Une deuxième lecture semble alors possible, qui tente une classification des espaces par rapport à leur position respective dans l’échelle des temporalités. Si l’essor des espaces commerciaux de Bourj-Hammoud et l’émergence de la Corniche semblent avoir commencé dès les toutes premières années de la guerre (Tristan Khayat parle même d’un « phénomène immédiat », concomitant aux premières batailles du centre-ville, la construction des centres commerciaux de la rue Verdun et les potentialités de développement le long de l’ancienne ligne des combats s’articulent autour de dynamiques plus récentes.

5Pierre Bourdieu note que les « grandes oppositions sociales objectivisées dans l’espace physique (capitale/périphérie, rive droite/rive gauche...) tendent à se reproduire dans les esprits et le langage sous la forme d’oppositions constitutives, d’un principe de vision et de division, c’est-à-dire en tant que catégories de perception et d’appréciation ou de structures mentales »2. À partir des textes rassemblés ici, deux couples d’opposition pourraient être définis : le couple Bourj-Hammoud/Verdun, et le couple Corniche/Ligne de démarcation. Si l’évidence du premier couple semble s’imposer, tant s’opposent deux formes d’organisation commerciales et deux modèles spatiaux qui révèlent des pratiques sociales divergentes, la pertinence d’une mise en relation de l’espace de la Corniche et celui de l’ancienne ligne des combats apparaît plus problématique. Pourtant, la nature spécifique de ces deux lieux (limite naturelle dans un cas, limite territoriale dans l’autre) confère à cette approche une certaine légitimité.

6Ces oppositions ont-elles pour autant une quelconque utilité pour l’analyse ? Pour que notre démarche n’apparaisse pas comme un raccourci périlleux, il faudrait qu’elle permette de varier les éclairages et de suggérer, à la lumière de ces variations successives, des associations de sens qui échappent parfois à l’observation directe. Il nous faudra donc un troisième niveau de lecture, interroger, derrière ces « espèces d’espaces » les différentes catégories où se révèlent les dynamiques contradictoires des recompositions de l’après-guerre.

ACCESSIBILITÉ, IMAGE, REPRÉSENTATION

7La première de ces interrogations concerne la notion d’accessibilité liée à celle d’image et de représentation. Tristan Khayat met en évidence le paradoxe de Bourj-Hammoud qui, malgré sa mise à l’écart des grands axes métropolitains, joue un rôle de marché à grande échelle capable de « drainer des clients de tous les quartiers de la ville, de toutes les communautés et des différents niveaux sociaux ». Quand il fait remarquer « qu’entrer dans Bourj-Hammoud est un acte volontaire », il sous-entend que l’accessibilité est une notion toute relative : pour pallier la « pudeur commerciale » de l’implantation, il y a le bouche-à-oreille organisé, et un entêtement de la mémoire qui y décèle une certaine parenté avec les souks traditionnels. L’attractivité commerciale des rues intérieures semble ainsi narguer le nouveau Master Mall désert, pourtant directement accessible depuis l’autostrade : malgré cette localisation privilégiée, il souffre d’un « déficit d’image » puisqu’il ne correspond en rien au système d’organisation des échanges qui fait la spécificité du quartier !

8La logique d’implantation des galeries marchandes de la rue Verdun est évidemment toute autre. Façades ou vitrines de luxe, leur localisation obéit aux impératifs des adresses commerciales et des « griffes spatiales ». La toponymie s’y mêle, pour affirmer une véritable symbolique de la distinction : Verdun Plaza, les Dunes ou Verdun 730 (les immeubles de la rue Verdun, comme ceux de la Fifth Avenue sont donc numérotés ?) il s’agit d’afficher clairement l’appartenance à un monde ouvert dont les seules limites sont celles du « village planétaire ».

9Par rapport aux logiques d’implantation commerciale au niveau international, les galeries marchandes ont cependant un petit air désuet : leur déficit d’échelle et l’absence d’une logique d’organisation commerciale commune aux différents centres donne au « phénomène Verdun » un côté provincial qui s’écarte du modèle de distribution et d’échange porté par les grands groupes internationaux. Comme les percées haussmanniennes ont amorcé le déclin des « passages » parisiens du xix^e siècle, ces galeries couvertes de verre et de fer où la bourgeoisie montante « célébrait la fantasmagorie de la marchandise en goûtant les délices de la fausse conscience »3. la reconstruction du centre-ville de Beyrouth annoncera-t-elle à son tour la fin des atriums de l’après-guerre ? Le high-tech de Verdun serait-il plus vulnérable que le bricolage de Bourj-Hammoud ?

10Les questions d’image et de représentation opposent également le couple Corniche/ ancienne ligne de démarcation. Si la Corniche a représenté pendant la guerre (du moins pour la partie occidentale de la capitale) la seule ouverture possible dans un univers clos, tendu à l’extrême, la ligne de démarcation, voie bloquée devenue limite, a constitué pendant quinze ans le lieu de tous les dangers, ce à quoi l’on devait tourner le dos. La fin de la guerre a-t-elle permis de renverser ce système d’orientation et de transformer les images spatiales connotées, attachées à chacun de ces lieux ?

11Le déplacement de sens dans des « lieux de forte concentration de propriétés positives ou négatives »4 se mesure par la mobilité spatiale où s’inscrivent les transformations des modes de représentation sociale. Si l’après-guerre a permis à la Corniche de conforter son image « d’espace public majeur de promenade », en s’ouvrant aux habitants des quartiers Est de la ville, elle a entraîné parallèlement la multiplication d’opérations immobilières privées, orientées vers une clientèle aisée, qui risque à terme, comme le remarque Christine Delpal, de bouleverser le rapport du public à la mer et de modifier entièrement le caractère du lieu. La « forte concentration de propriétés positives » dans l’espace de la Corniche aboutirait à l’appropriation de ces privilèges par les seuls nantis.

12La lenteur de la reconstruction sur l’ancienne ligne des combats indique pour sa part que la « forte concentration des propriétés négatives » qui lui sont attachées reste prégnante. La Ligne a « raté le premier boom de la reconstruction » note Eric Huybrechts. Si l’espace s’y « banalise » peu à peu, force est de constater que les dynamiques d’investissement y restent faibles, à l’exception du « phénomène Monot » adjacent à la rue de Damas, qui a su tirer partie d’une nostalgie du patrimoine combinée avec une poétique des ruines pour développer des implantations liées à la restauration et à l’hôtellerie. La Ligne reste un espace de transit où l’on ne s’installe pas, un lieu marqué par les fonctions de déplacement et de mobilité. Serait-ce que le phénomène de « banalisation » ne suffit pas pour opérer un renversement d’image ? Comme le remarque également Eric Huybrechts, la reconstruction de la Ligne requiert, peut-être, plus que partout ailleurs, une politique volontariste des pouvoirs publics, orientée vers les lieux à forte potentialité symbolique (le Col, mais aussi Tayouneh, le carrefour Mar Mikhael...) pour transformer ce qui reste aujourd’hui du domaine de l’entre-deux et de la marge en nouveaux pôles d’urbanité.

13Si la politique des pouvoirs publics peut se contenter, dans le cas de la Corniche, d’une attitude « préservationniste » visant à défendre l’espace public par rapport aux empiétements des promoteurs privés, la revitalisation de la Ligne requiert une démarche plus « interventionniste », une stratégie de forte restructuration qui permette d’enclencher de nouvelles dynamiques. Face au blocage actuel du projet du centre-ville, un des enjeux essentiels de la reconstruction à Beyrouth se joue peut-être sur la capacité de mettre en œuvre une pareille politique.

PUBLICITÉ, ANONYMAT, MIXITÉ

14La deuxième interrogation que suscitent les textes rassemblés ici concerne les notions de publicité, d’anonymat et de mixité. Ces notions sont souvent associées au caractère public d’un espace : l’inattention polie ou « l’étrangeté mutuelle »5 des passants seraient les garants d’un espace où les présences n’ont pas à êtres justifiées et où les caractéristiques sociales sont momentanément gommées. L’espace public devient alors un lieu privilégié de mixage des populations, où les usagers forment un paysage variable puisqu’ils ne sont ni définis ni identifiés une fois pour toutes par leur appartenance sociale ou communautaire.

15Comment s’articulent ces différentes notions dans les exemples étudiés à Beyrouth ?

16Tristan Khayat s’interroge sur les relations entre l’homogénéité communautaire des habitants et des commerçants de Bourj-Hammoud qui confère à ce quartier une charge identitaire, et les conditions de la mise en place d’une centralité commerciale. Ici, les rapports entre les personnes et les systèmes de reconnaissance ne semblent pas respecter la règle stricte de l’anonymat ou de l’indétermination du statut de l’autre : l’appartenance communautaire, tant des commerçants que des clients n’est jamais masquée. Ce qui règle la co-présence et les comportements, c’est la reconnaissance implicite de cette appartenance, qui se manifeste par un système de codes à travers lequel les gens se rendent mutuellement manifeste cette reconnaissance et le mode de co-présence qu’ils instaurent entre eux.

17Christine Delpal observe un mode relationnel similaire chez les usagers de la Corniche, rendu encore plus évident par les qualités dramatiques propres à ce lieu. Ici, les différences « sont exposées, affichées, rendues visibles et donc susceptibles d’être jugées ». Les incessantes adaptations entre distance sociale et distance spatiale constituent même l’un des plaisirs d’un lieu où il n’apparaît pas nécessaire de déguiser son appartenance ou de la brouiller pour asseoir la légitimité de sa présence.

18Les règles de comportement sont toutes autres dans les centres commerciaux de Verdun comme les décrit Marie Claude Souaid. Là, l’uniformité des tenues vestimentaires et des conduites masque les différences : il s’agit avant tout d’affirmer l’appartenance à un même milieu et l’ouverture commune à la modernité. Mais derrière cette homogénéité de façade qui magnifie le goût du paraître, la règle du jeu consiste à débusquer les signes marqueurs des différences, de deviner l’identité confessionnelle de l’autre, de détecter les « tricheurs », ou ceux qui viennent « de l’est et de se faire reconnaître par leurs pairs ».

19Contrairement aux deux exemples précédents où les appartenances peuvent être affichées sans crainte puisqu’elles ne remettent pas en cause la légitimité de la co-présence, les règles du jeu supposent ici que l’on justifie son droit à y participer. La « mixité » revendiquée par les usagers apparaît ainsi toute relative, puisqu’elle repose sur ce que l’on pourrait appeler un « esprit de club », fondé sur l’exclusion tacite de ceux qui ne présentent pas les propriétés désirées pour pouvoir y appartenir. Comme le notent aussi bien Guillaume Boudisseau que Marie-Claude Souaid, le « modèle Verdun », apparaît finalement comme un modèle ségrégatif, basé sur la production d’un espace marchand de la distinction sociale.

20Le recours aux deux couples d’opposition que nous avons précédemment identifiés permettra peut- être de mieux cerner le caractère paradoxal de la question : si les exemples de Bourj Hammoud et de Verdun ont en commun le fait de se réaliser sur des territoires communautaires relativement bien identifiés (le territoire arménien d’une part, celui de Beyrouth Ouest de l’autre), les modalités d’articulation du communautaire et du public y prennent des formes différentes. Dans le cas de Bourj-Hammoud, les appartenances communautaires et sociales, clairement affichées, n’empêchent pas le fonctionnement des règles d’hospitalité et de reconnaissance mutuelle. Alors que les centres commerciaux de Verdun, ou il n’est pas de bon ton d’exposer ses appartenances, produisent un espace dissuasif basé sur un dispositif d’exclusion sociale fortement organisé.

21Si les termes de l’autre couple sont au contraire basés sur un principe d’extraterritorialité (comme le montrent Christine Delpal pour la Corniche et Eric Huybrechts pour l’ancienne ligne de combats), les choses semblent là aussi plus complexes. Fonctionnant comme un seuil sur lequel il est possible de s’observer, la Corniche apparaît comme un « lieu d’articulation de plusieurs systèmes de valeurs où s’établit un lien symbolique entre des citadins qui vivent par ailleurs dans des espace-temps plus étanches les uns aux autres ». Pour sa part, la Ligne est restée un entre-deux ambigu, un fil tendu entre les territoires, dont l’extraterritorialité semble n’être définie que « par défaut », comme si le no man’s land de la guerre, désinvesti par les miliciens sans être approprié par l’une ou l’autre des parties, était toujours en attente de l’élaboration d’un projet commun de société, qui permette de transformer ce qui n’est aujourd’hui qu’un vide résiduel en support de la mixité du renouement du lien social et de la médiation.

PUBLIC, PRIVÉ : STATUT DU SOL ET USAGES

22La troisième notion qu’il nous paraît nécessaire d’interroger concerne les rapports entre sphère publique et sphère privée. L’articulation entre ces deux thèmes implique de multiples relations entre les institutions et les groupes sociaux, qui traduisent des formes de sociabilité et des structures de pouvoir. Elle exprime aussi un certain nombre de valeurs sur lesquelles reposent la communication sociale et l’expérience collective.

23À s’en tenir à la stricte définition du droit, la domanialité publique consacre à la fois une propriété publique, un usage public et des aménagements spéciaux propres à garantir cette adaptation. Cette définition ne tient cependant pas compte du caractère problématique de l’usage public, qui, loin d’être prédéfini une fois pour toutes est l’objet d’une construction sociale en constante évolution.

24Le rôle public de Bourj Hammoud tient-il exclusivement à son tracé viaire ? Tristan Khayat remarque à cet égard que la place de la municipalité, seule forme spécifiquement conçue comme espace public, constitue un « espace répulsif » pour la clientèle. Et si la Corniche correspond effectivement au modèle théorique des espaces publics spécifiquement aménagés, certaines des activités qui s’y pratiquent viennent renforcer la publicité de son usage, bien qu’elles appartiennent au domaine privé (les cafés populaires, les glaciers, le Luna Park,...).

25De fait, l’espace public est l’enjeu d’une renégociation permanente, ou les rapports entre réglementations et droits coutumiers, entre codes et réinterprétations, entre libre usage des espaces et appropriation momentanée, sont constamment remis en cause. Cet ajustement continuel est la source d’une multitude de pratiques « illicites » (vente à la sauvette, trocs, prostitution...) ou de détournement d’usage qui font sans doute la richesse de l’espace public autant que sa complexité.

26Cette perméabilité explique que le « public » puisse être utilisé parfois de manière privative, sans perdre son caractère de domaine public, ou que le privé puisse donner lieu à des usages collectifs, sans perdre sa qualité d’espace privé. Mais pour que cette « porosité » puisse fonctionner, certaines conditions doivent être remplies, qui garantissent l’usage public de l’espace. Ainsi, le développement d’aménagements privés orientés vers les activités de loisir et de tourisme de luxe le long de la Corniche risque, à terme, de réduire peu à peu le caractère public de cet espace et de le transformer en lieu de ségrégation spatiale.

27On peut s’interroger à cet égard sur le caractère public des galeries marchandes de la rue Verdun. La morphologie, de ces bâtiments, tournés vers l’intérieur, leurs accès limités aménagés intentionnellement pour exclure les intrus, s’apparentent beaucoup plus aux « communautés encloses » qu’à de véritables espaces publics. Les vigiles sont d’ailleurs là pour refouler tout intrus qui n’aurait pas compris assez vite le message tacite des lieux.

28Cette tendance à la privatisation est généralement justifiée par des impératifs sécuritaires. Pourtant, l’exemple de Bourj-Hammoud protégé par l’identité communautaire, mais aussi ceux de la Corniche et du col de Beyrouth où le contrôle est exercé par les autorités publiques montrent que publicité et sécurité ne sont pas toujours contradictoires. La « peur de la rue », exprimée par les usagers des centres commerciaux de Verdun, proviendrait-elle d’un imaginaire issu de la guerre qui exacerbe les fantasmes et entraîne une dérive sécuritaire ?

29Pourtant, loin de constituer une spécificité libanaise, ce phénomène revêt aujourd’hui une dimension planétaire. Partout se manifeste une tendance croissante à privilégier l’aspect sécuritaire tant au niveau de la programmation urbaine, qu’à celui de la gestion territoriale et de la production des formes spatiales et architecturales.

L’ESPACE DU FLÂNEUR

30Il nous faut évidemment admettre la réalité fondamentalement altérable de l’espace public et le fait qu’en tant qu’espace d’accessibilité et d’exposition, il soit inévitablement soumis à toutes sortes d’intrusions6. Mais, sous peine de perdre son caractère même de publicité, il nous faut également éviter de tomber dans les pièges de l’appropriation sauvage du marquage identitaire et de la paranoïa sécuritaire.

31Un espace organisé pour indiquer à l’étranger ou l’intrus virtuel qu’il n’est pas chez lui lorsqu’il s’y aventure, qui multiplie les opérateurs matériels ou symboliques de ségrégation, qui parsème l’environnement de dispositifs de dissuasion, un tel espace ne peut plus susciter de rencontres. Il finit par abolir toute expérience d’étrangeté constitutive de la scène publique.

32Entre-deux fait de réalités multiples de télescopages de sens et de parcours, de myriades d’images qui s’entrechoquent et se confondent parfois, collection infinie d’histoires et de figures qui se nouent et se dénouent pour se renouer encore, l’espace public est le lieu où s’ébauche la trace marquant le passage du singulier au pluriel, du fragment à la totalité, du simple au complexe. Loin de taire les conflits ou de les masquer, loin de gommer les différences, il constitue un champ où peuvent coexister les passions jusqu’alors confinées dans la violence des sphères communautaires ou privées, et devient par là même le médiateur privilégié d’un dépassement possible des haines tribales ou communautaires, des vendettas éternelles et de l’enfer des familles.

33Cet espace, c’est celui du flâneur de Walter Benjamin, qui voit tout autant dans la ville un intérieur familier dont les pièces sont les quartiers séparés par des seuils qu’un espace qui s’offre à lui de tous côtés comme un paysage dépourvu de limites.