Liens personnels, clientélisme et réseaux de pouvoir dans le sultanat mamelouk (milieu XIIIe - fin XIVe siècle)

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Mathieu Eychenne

Troisième partie. La dynamique des réseaux de pouvoir

Introduction à la troisième partie

Texte intégral

  • 1 Cerutti 1995, p. 224-234.

1L’utilisation par les acteurs sociaux du vaste réseau de relations dans lequel ils se meuvent, tout en adaptant leurs stratégies aux événements, explique de façon pertinente leurs comportements. En leur redonnant la capacité d’autonomie et d’initiative qui est la leur dans la vie, nous avons donc montré que les faits résultent en grande partie, mais non pas exclusivement bien sûr, d’un affrontement des intérêts individuels et des stratégies développées par chacun. Ainsi, en déplaçant l’échelle d’analyse au niveau des individus, en s’attachant autant que possible à retracer leur parcours dans la société et à en reconstituer les péripéties, l’on restitue, au-delà des appartenances supposées à tel ou tel groupe social, la façon dont les relations interpersonnelles créent des solidarités, des alliances et donc des groupes sur une base plus stable1.

2En effet, la succession des nominations, destitutions, spoliations, révolutions de palais et autres, qui émaillent les chroniques de l’état mamelouk tend à donner une image d’instabilité et d’anarchie endémiques tout à fait irrationnelle. Le recadrage, qui s’opère dès lors que l’on prend en compte le rôle primordial des relations interpersonnelles dans le processus politique, modifie fondamentalement cette vision simplificatrice. En dépit de la hiérarchisation sociale qui résulte de l’appartenance à l’élite militaire ou aux élites civiles, la domination des sultans et émirs mamlūk-s sur la société ne peut en effet être assimilée à une domination de caste, puisqu’il leur manque un système de reproduction dynastique qui en assurerait la pérennité. Au contraire des élites civiles, qui restent en mesure de constituer des lignées, les émirs mamlūk-s ne peuvent pérenniser leur pouvoir qu’à travers un processus de cooptation propre à faire émerger en permanence des hommes nouveaux. Cette fragilité même se répercute sur les élites civiles et favorise les combinaisons relationnelles plutôt que les solidarités catégorielles.

3Pour essayer de mettre en évidence cette primauté du relationnel sur le fonctionnel, nous nous efforcerons de montrer que le contenu même des fonctions et des charges est fondamentalement lié aux personnalités qui les remplissent, et aux liens individuels qu’elles ont établis avec le sultan d’une part, et avec les grands personnages (émirs et grands administrateurs) comme les moins grands (secrétaires, mamlūk-s, etc.) d’autre part. Nous tenterons aussi de montrer que la manipulation des réseaux relationnels est déterminante pour se maintenir au sommet. Chacun des personnages qui constitue un tel réseau, tentant de l’orienter à son profit, empêche que les réseaux soient animés d’un mouvement propre, sauf en cas de convergence circonstancielle des intérêts.

4Nous allons donc, dans cette troisième partie, étudier la dynamique des réseaux relationnels dans le cadre des affrontements politiques et économiques qui opposent les acteurs sociaux, en mettant en évidence l’enchevêtrement des liens clientélistes des uns et des autres, et leur influence sur le rapport de force et le contexte politique. En effet, lorsqu’un émir et un grand administrateur s’allient ou s’opposent, ils impliquent dans leur confrontation, l’un le réseau clientéliste de ses propres obligés, l’autre son réseau familial s’il en dispose, et, tous les deux, les relations bilatérales qu’ils ont établies avec des amis ou des concurrents dans l’une et l’autre des catégories. Il s’agit alors d’un système dynamique extrêmement complexe dont il est difficile d’apprécier l’importance d’autant plus que les relations établies sont changeantes au gré des intérêts de chacun. On ne peut réellement en rendre compte qu’au travers de conflits ou d’événements particuliers, à l’occasion desquels un certain nombre de fils sont actionnés de part et d’autre, donnant une image incomplète mais malgré tout représentative de l’écheveau lui-même.

5Un autre fil conducteur de notre analyse sera d’examiner comment l’évolution de l’organisation politico-économique du sultanat mamelouk, au fur et à mesure de la solidité de son implantation, influe sur la situation des élites civiles et par conséquent sur les relations entre ces élites et l’élite politico-militaire. L’évolution progressive de plus en plus marquée vers une conception domestique de l’État et de sa gestion, préfigurant ainsi l’absorption de l’État par la maison du sultan, entraîne en effet une modification des rapports de force au sein de l’élite militaire, induisant elle-même un changement dans les relations des émirs avec les gestionnaires de l’État. Commencée avec la promotion de Šams al-Dīn Muḥammad Ibn al-Salʿūs au vizirat par le sultan al-Ašraf Ḫalīl, cette évolution s’achèvera quelques années plus tard sous le troisième règne du sultan al-Nāṣir Muḥammad par la création de la charge de nāẓir al-ḫāṣṣ al-sulṭāniyya, administrateur des domaines privés du sultan, dont Karīm al-Dīn al-Kabīr fut le plus flamboyant représentant, et par la suppression concomitante du vizirat. À la mort du sultan al-Nāṣir Muḥammad en 741/1340, une période nouvelle s’ouvre, caractérisée par la mainmise des grands émirs sur ses fils et petits-fils jusqu’à l’extinction de la dynastie et par la crise économique, sociale et démographique qui ne tardera pas à frapper de plein fouet le sultanat lors l’épidémie de peste de 1347-1348.

Notes

1 Cerutti 1995, p. 224-234.

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