Quantifier les niveaux de vie avant le temps de la pauvreté. L’exemple du Mali
p. 13-29
Entrées d’index
Mots-clés : agriculture, décolonisation, développement, empire colonial français, experts internationaux, indicateurs économiques, normes internationales, pauvreté, relations Nord-Sud
Keywords : agriculture, decolonization, development, economic indicators, French colonial empire, international experts, international norms, League of Nations, malaria, North-South relations, poverty
Index géographique : Afrique-Occidentale française, AOF, Mali
Texte intégral
1La centralité accordée à la mesure de la pauvreté dans les politiques internationales de développement est relativement récente. Certes, la notion même est remise en débat au début des années 1970, à travers l’approche dite des « besoins fondamentaux », prônée par la Banque mondiale et supposée réorienter des politiques trop focalisées sur la production et la croissance économique (Assidon 2002). Mais ce n’est qu’à partir des années 1990 que la réduction de la pauvreté – et la « contrainte constitutive de quantification » qu’elle suppose (Peñafiel 2008 : 6) – devient le paradigme dominant à l’aune duquel sont à la fois définis les objectifs des politiques de développement et évaluée la légitimité des institutions les mettant en œuvre. Cette mesure de la pauvreté, aussi récente soit-elle, s’ancre toutefois dans une histoire plus ancienne qui est celle de la quantification des niveaux de vie. C’est cette histoire sur laquelle nous voudrions revenir en mettant en question, à partir du cas malien, l’usage des principaux chiffres qui la parcourent.
2Si des séquences bien différenciées apparaissent en la matière, plusieurs constantes se dessinent depuis 1945. La première se rapporte à la forte incertitude des chiffres au regard de leurs conditions de conception, que l’on considère les modes d’échantillonnage ou les interactions entre les enquêteurs et les enquêtés. La deuxième réside dans leur propension, malgré cette incertitude, à peser sur les politiques publiques et à participer à leur énonciation. La troisième tient à la fonction éminemment légitimatrice de ces chiffres pour les institutions qui en sont les commanditaires, au-delà de la fonction de mesure qui leur est nominalement prêtée.
La construction d’un bilan colonial
3C’est au sortir de la Seconde Guerre mondiale que les conditions de vie des populations deviennent un objet de mesure dans ce qui est alors la colonie du Soudan français. Elles n’avaient auparavant guère donné lieu, malgré leur place primordiale dans les discours de justification coloniale, à des évaluations suivies. L’abondante production statistique de l’administration coloniale dans l’entre-deux-guerres avait bien plus pour finalité de mesurer l’effort colonial pour améliorer les conditions de vie que les conditions de vie elles-mêmes. Dans le domaine de la santé, fondamental dans l’imaginaire de l’œuvre colonial, c’était ainsi non pas la mortalité infantile ou l’espérance de vie qui étaient mesurées, comme elles pouvaient alors l’être dans les sociétés industrialisées (Delaporte 1941), mais le nombre de médecins et de soignés, le nombre de vaccinateurs et de vaccinés, soit le « rendement » des services coloniaux, pour reprendre un terme qui servait de titre à l’une des parties usuelles des rapports périodiques de santé. Le Soudan français et, plus largement, les espaces coloniaux restaient en dehors d’une hiérarchisation des niveaux de vie, certes tâtonnante mais amorcée depuis la fin du siècle précédent par une statistique internationale en plein essor (Rowntree 1910 ; Brian 1989). Celle-ci restait « géographiquement limitée aux seuls pays civilisés » (Horvath 1972 : 289).
4Ceci change dans l’après-guerre, sous l’influence de deux facteurs étroitement liés. Le premier réside dans la crise des légitimités coloniales. Au sortir de la guerre, la critique de la colonisation au sein des organisations internationales s’accompagne d’une nouvelle demande de savoirs sur les conditions de vie dans les colonies : les administrations coloniales se retrouvent amenées à prouver leur aptitude à avoir effectivement amélioré ces conditions. Selon l’article 73 de la charte des Nations Unies, elles ont « l’obligation de favoriser autant que possible la prospérité des peuples qui ne s’administrent pas encore eux-mêmes » et « s’engagent à cette fin […] à communiquer régulièrement au secrétaire général […] des renseignements statistiques […] relatifs aux conditions économiques et sociales […] dans les territoires dont elles sont responsables » (ONU 1945). Cette clause suppose d’inclure les espaces coloniaux dans un comparatisme international d’où ils étaient jusqu’alors exclus (Bonnecase 2011). Le second facteur réside dans le lancement d’une nouvelle politique d’investissements dans les colonies françaises pour répondre au « discrédit dont le colonialisme se trouve frappé »1. L’institution, en avril 1946, d’un Fonds d’investissements pour le développement économique et social (Fides) en constitue le pivot essentiel. Si, jusqu’alors, la politique coloniale se fondait sur le principe d’autonomie financière des colonies (Coquery-Vidrovitch 1982), l’équipement de ces dernières est désormais financé par le budget métropolitain. La production de chiffres, dans ce contexte, a pour objectif, outre de satisfaire la demande de savoirs des organisations internationales, de figurer l’enrichissement induit par la nouvelle politique d’investissements coloniale.
5Dans l’immédiat après-guerre, ce changement de contexte ne suscite que des enquêtes parcellaires. Menées par des administrateurs ou d’anciens administrateurs coloniaux, elles restent étroitement liées à un souci de mesure de l’œuvre coloniale. En 1945, dans la région de Ségou, l’ancien gouverneur François-Joseph Reste coordonne ainsi la première étude menée en Afrique-Occidentale française (AOF) sur le revenu moyen de populations rurales. Il s’agit d’une simple « note » sur la « comparaison de la situation financière des colons de l’Office du Niger avec celle des autres cultivateurs du Soudan ». Cette enquête vise à évaluer la réussite d’un projet colonial – la colonisation agricole du delta intérieur du fleuve Niger par l’Office du Niger – qui, outre ses objectifs productifs, prétendait aussi améliorer les conditions de vie de cultivateurs africains 2. C’est également dans l’immédiat après-guerre que sont menées les premières enquêtes visant à quantifier la ration calorique moyenne de populations soudanaises. Elles sont dirigées par un ancien médecin des troupes coloniales, Léon Pales, sous l’égide d’un organisme créé en 1945, l’Organisme d’enquête pour l’étude anthropologique des populations indigènes de l’AOF (alimentation et nutrition). Celui-ci est supposé répondre à un engagement contracté à la conférence de Hot Springs, qui, trois ans plus tôt, avait jeté les bases de la FAO. Au Soudan français, ces enquêtes revêtent un enjeu tout particulier, dans le sens où la colonie, du fait des grands travaux réalisés par l’Office du Niger, est supposée bénéficier d’une production rizicole unique dans la fédération (Bonnecase 2009).
6Ces premières recherches ne débouchent pas sur la production d’indicateurs donnant la mesure d’un bilan colonial au Soudan français. L’hétérogénéité des résultats et les matériaux empiriques, sur lesquels ces derniers reposent, empêche, aux dires de leurs initiateurs, d’établir des chiffres à cette fin. Les recherches alimentaires, même si elles mettent en valeur des carences autrement plus répandues qu’on pouvait alors le supposer, sont à ce titre exemplaires. Les rations caloriques, calculées entre juillet et septembre 1946, reposent sur 210 enquêtes familiales menées à Bamako et dans la région de Ségou. Chaque enquête consiste à assister pendant une semaine aux repas d’une famille et à peser les aliments qui entrent dans leur composition3. Les rations calculées, extrêmement disparates, oscillent entre 200 et plus de 4 000 calories. Devant cette disparité, Léon Pales ne cesse de réinterpréter les résultats en fonction de la manipulation dont il se dit être l’objet par les familles observées. Quand les rations sont trop basses, il suppose des « apports extérieurs au repas familial » cachés aux enquêteurs et, quand elles sont trop hautes, il explique que « les familles ont voulu extérioriser leur richesse durant l’enquête »4. Ces premières recherches nutritionnelles donnent finalement lieu à une abondante production statistique, ce qui constitue déjà un motif de valorisation en soi, lors de la première conférence internationale sur l’alimentation en Afrique, organisée à Dschang en 19495. Mais elles ne débouchent pas sur une évaluation globale de la sous-alimentation et de la malnutrition au Soudan français.
7C’est dans les années 1950 qu’apparaissent les premiers indices synthétiques relatifs au niveau de vie dans la colonie. L’indice privilégié est, en l’occurrence, celui de revenu territorial. Ceci s’inscrit à la suite d’un large mouvement de développement des comptabilités nationales qui touche en premier lieu les pays occidentaux (Desrosières 2003). Cela s’inscrit également dans la lignée des prescriptions du Conseil économique et social des Nations Unies, au sein duquel est constitué, en 1952, un « comité d’experts sur la définition et l’évaluation des niveaux de vie du point de vue international ». Le comité admet le « revenu national par habitant » comme « indicateur relativement complet des déterminants du niveau de vie dans son ensemble », même si sa pertinence est « moindre » pour les pays dont l’économie est essentiellement non marchande 6. Trois ans plus tard, la direction des Affaires économiques et du Plan du ministère de la France d’outre-mer mène un premier « Essai de détermination du revenu national des territoires d’outre-mer en 1947 et en 1953 ». Cet essai vise, au-delà de « données fragmentaires [qui] laissent deviner […] une élévation rapide du niveau de vie », à « dégager […] de la masse des données numériques existantes un chiffre unique pour chaque territoire d’outre-mer et pour chaque année, celui qui traduirait ce qu’on appelle ordinairement dans les pays d’Europe le revenu national » 7. Outre cette finalité conforme à l’attente internationale, il vise également à évaluer les effets de la nouvelle politique d’investissements coloniale, puisque les deux années à l’étude correspondent précisément aux limites du premier plan de développement conçu par le Fides pour les colonies.
8De fait, les chiffres établis permettent de conclure en un « rôle positif du plan », sinon au Soudan français, au moins en AOF dans son ensemble, le revenu territorial y augmentant de près de 9 % par an entre 1947 et 1953. Ces données « méritent cependant de sérieuses réserves », d’après leurs propres concepteurs. D’une part, de nombreux biens et services ne sont pas comptabilisés, en particulier la production artisanale destinée au marché local et les services domestiques non rémunérés. D’autre part, le calcul de la production pastorale et agricole, représentant une part importante du revenu global, est particulièrement aléatoire. Les enquêteurs reprennent les données des services de l’Élevage en leur appliquant un « coefficient de sous-déclaration fiscale » pour atténuer les effets de dissimulation des populations pastorales face aux agents recenseurs. Ils reprennent également les statistiques des services de l’Agriculture, qui reposent sur l’estimation annuelle par les fonctionnaires agricoles du « nombre d’hectares affectés à chaque culture auquel est appliqué […] un rendement moyen présumé ». La conclusion de cet « Essai de détermination » est significative de la valeur que les auteurs accordent à leurs propres chiffres. Ils s’étonnent d’un « alignement de la production par habitant de l’Afrique-Équatoriale française sur le taux de l’Afrique-Occidentale française », quand, « selon les données classiques », la première est moins riche que la seconde. Ceci les amène d’abord à affirmer que, « dans une certaine mesure, c’est ici le concept de revenu national qui se montre infidèle à la réalité », avant qu’ils n’invitent à « se demander si, réellement, les deux territoires n’ont pas des standings plus voisins qu’on ne le croit » 8.
9Finalement, c’est le fait même qu’il y ait des chiffres plus que la valeur des chiffres qui semble importer : ils font entrer les colonies dans une grille d’évaluation quantitative des niveaux de vie, laquelle, jusqu’alors, ne les concernait pas. Et ils permettent, sur le tard, de figurer l’effectivité d’un progrès qui, tout en étant au cœur de la justification coloniale, n’avait guère constitué un objet de mesure jusqu’à la toute fin de la colonisation.
La production d’une statistique d’État
10Si cette production de chiffres se poursuit après l’indépendance, leur finalité est différente : ils participent désormais à la construction du nouvel État malien, à laquelle « la statistique est étroitement associée » (Desrosières 1993 : 16). Les années 1960 correspondent à une phase importante pour la quantification des niveaux de vie au Mali, quantification qui va de pair avec l’énonciation des objectifs nationaux de développement par le gouvernement malien et l’affirmation d’une volonté de rattrapage avec les pays industrialisés.
11Deux études menées presque simultanément apparaissent, à ce titre, essentielles dans le contexte de l’indépendance : les premiers comptes économiques de la République du Mali établis en 1959 et la première enquête démographique par sondage menée en 1960 et 1961. L’une et l’autre sont réalisées par des experts français déjà investis dans les investigations de la fin de la période coloniale. Les comptes économiques sont établis par Michel Courcier et Guy Le Hegarat, agents de l’Insee qui avaient participé à l’établissement des premiers comptes économiques de l’AOF en 1955 (ministère du Plan du Mali 1962). L’enquête démographique est dirigée par un autre agent de l’Insee, André Serre, qui, entre 1953 et 1955, avait réalisé des études monographiques de villages voltaïques (Insee 1961). Ces études s’inscrivent en outre toutes deux dans une dynamique internationale relativement standardisée. Les comptes économiques sont établis dans l’ensemble des territoires de l’ex-AOF selon un modèle uniformisé à la conception duquel participent activement Michel Courcier et Guy Le Hegarat : l’un codirige, en 1961, un ouvrage sur la comptabilité nationale en Afrique (Ady et Courcier 1961), tandis que l’autre devient, en 1962, le directeur du Centre européen de formation des statisticiens économistes des pays en développement. Quant à l’enquête démographique, elle s’inscrit dans un programme mondial de recensements lancé par le Conseil économique et social des Nations Unies, à la fin des années 1950, pour définir les besoins et les potentialités des territoires sur le point d’accéder à l’indépendance (Pressat et Sauvy 1959 : 546).
12Si l’on considère les modalités concrètes d’élaboration des indicateurs, leur propension à mesurer la réalité reste, d’après les enquêteurs, assez faible. Michel Courcier et Guy Le Hegarat invitent ainsi à considérer prudemment leurs comptes économiques qui ne constituent que des « approximations comptables » croisant les données fournies par l’administration coloniale et des études économiques plus ponctuelles 9. Lorsque des seconds comptes sont établis en 1967 sous la direction de Jacques Daniel, économiste français rattaché au Service de la statistique du Mali, celui-ci met en doute « la possibilité d’élaborer des comptes de quelque utilité », dans une « économie où l’on n’a aucun renseignement digne de confiance sur les secteurs de la production traditionnelle […] et où les statistiques existantes demandent des redressements importants » (Service de la statistique du Mali 1967). L’enquête démographique apparaît tout aussi délicate à exploiter, de nombreux enquêteurs se plaignant de la difficulté à recueillir l’information sur les naissances et les décès des jeunes enfants10. Ceci est étroitement lié à la méfiance des populations vis-à-vis des opérations de recensement qui, sous la colonisation, avaient une finalité éminemment fiscale. Les résultats finaux traduisent partiellement cette méfiance : un indice tel que le que le nombre d’enfants par femme présente un écart important selon qu’on le calcule à partir de la descendance finale (5,4) ou de l’indice synthétique de fécondité (7,4). Quant au taux de mortalité infantile, évalué à 120 ‰, il apparaît à André Serre « hautement improbable » (Insee 1961).
13Ces indicateurs ont beau être jugés contestables par leurs propres concepteurs, ils servent de base à l’énonciation des premières politiques de développement par le gouvernement malien. Le chiffre clé, en la matière, est celui du produit intérieur brut qui, tout en faisant autorité pour évaluer le niveau de richesse du nouvel État, apparaît comme l’indicateur essentiel à partir duquel sont projetés les principaux objectifs gouvernementaux. Le « socialisme malien », conduit par le président Modibo Keita, ne se distingue pas véritablement en cela des autres voies choisies par les gouvernements des pays voisins, engagés dans une « économie de marché » (Geronimi, Séga Diallo et Sidibé 2005). Le premier plan quinquennal de développement fait ainsi de la croissance économique sa principale aune de réussite. Constatant que « le revenu malien est bien inférieur aux 200 dollars par habitant qui constituent le critère le plus généralement admis de l’état de sous-développement », les concepteurs du plan posent comme objectif prioritaire une augmentation du produit intérieur brut « de l’ordre de 8 % par an », ce qui représenterait un des taux « parmi les plus élevés du monde ». Tout en voulant « s’attaquer vigoureusement à la décolonisation économique […] dans le cadre d’une planification socialiste » (ministère du Plan et de l’Économie rurale du Mali 1960), ils s’inscrivent dans une optique macro-économique largement partagée par les différents gouvernements africains. Pareille optique reste de mise après le coup d’État de 1968, qui renverse le « socialisme malien » et place à la présidence le lieutenant Moussa Traoré. Le premier plan triennal du nouveau régime fait de la croissance le principal objectif, même si les prévisions sont devenues plus modestes, à 5,4 % par an (Institut national de la statistique du Mali 1974).
14Cette optique est elle-même en phase avec les lignes directrices préconisées par les organisations internationales au début de la décennie. En décembre 1961, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte une résolution dans laquelle elle « proclame la présente décennie “décennie des Nations Unies pour le développement” ». Elle enjoint les États membres à « intensifier leur effort […] de manière à parvenir dans chaque pays sous-développé à une augmentation sensible du taux de croissance, chaque pays fixant son propre objectif, en prenant comme but un taux minimum de croissance annuel du revenu global de 5 % à la fin de la décennie ». Seules quatre lignes sur cent soixante et onze sont consacrées aux questions de la sous-alimentation, de la santé et de l’analphabétisme et, encore, pour promouvoir des « mesures propres à accélérer l’élimination de l’analphabétisme, de la faim et de la maladie qui affectent gravement la productivité des habitants des pays peu développés » (ONU 1971). Malgré les précautions liminaires du secrétaire général des Nations Unies, Sithu U Thant, la croissance économique apparaît bien comme l’indice primordial à l’aune duquel est évaluée l’aptitude d’un gouvernement à réussir sa politique de développement (Rist 1996 : 149).
15Dans un degré moindre, on retrouve au niveau démographique cette propension que peuvent avoir des indicateurs, incertains dans leur conception, à participer à la définition de politiques publiques. La question de la fécondité et de l’accroissement naturel s’impose ainsi, après l’indépendance, comme un élément important de ces politiques au Mali. Ce n’est pas une nouveauté en soi, l’une des obsessions des autorités coloniales, depuis les années 1920, étant de lutter contre la dépopulation – « faire du Noir », selon une expression du gouverneur général Carde qui a fait date (Conklin 1997 : 220) – pour accroître la main-d’œuvre indispensable à la mise en valeur de la colonie. On assiste cependant, à la fin des années 1960, à un renversement de ce paradigme démographique qui s’inscrit, là encore, dans une dynamique internationale. L’idée d’un contrôle des naissances comme condition indispensable au développement, déjà débattue dans l’immédiat après-guerre au sein de la Commission de la population des Nations Unies, avait fini par devenir majoritaire dans les instances onusiennes, au cours des années 1950, malgré la persistance d’un fort courant anti-malthusien (Pressat et Sauvy 1959 : 539-540). Dans les années 1960, la mise en place de politiques démographiques dans les pays en développement devient l’objet d’une véritable pression internationale avec, en 1965, la création d’un Fonds des Nations Unies pour les activités de population et, en 1967, la constitution d’un « département des problèmes démographiques » au sein de la Banque mondiale (Garlot 1969 : 772). Certains organes nationaux de coopération, comme l’Agence américaine pour le développement international, prennent une part active dans ce processus en subordonnant certaines de leurs aides à l’adoption d’une politique de contrôle des naissances (Ohlin 1967).
16Or, les statistiques jouent un rôle important dans la mise en forme de cette pression puisque, sous couvert de technique descriptive, elles figurent un problème en même temps qu’elles impulsent les politiques à mener pour le résoudre. Lors de la première conférence africaine des Nations Unies sur la population, tenue en 1971 à Accra, il est ainsi noté dans la résolution finale que, « avec un taux de croissance démographique moyen de 2,5 % par an sur le continent africain, il faut réinvestir chaque année 8 % du revenu national pour conserver le niveau de vie des populations ». Il y a là un rôle performatif prêté à des chiffres dont l’objet affiché est de « frapper comme il le faut l’imagination des responsables de l’élaboration des politiques publiques »11. Les pays d’Afrique francophone restent alors parmi les « derniers où le contrôle des naissances n’est pas reconnu comme un élément important de [ces] politiques » (Brown, Laplante et Samaké 1975 : 27). Cette particularité s’explique partiellement par l’héritage d’une juridiction française qui réprime non seulement les pratiques contraceptives mais aussi leur encouragement (Prost 1984). Or, le Mali est précisément le premier de ces pays à rompre avec cette conception : en 1972, un décret sur « les pratiques d’espacement volontaire des naissances » abolit les articles les plus répressifs de la loi de juillet 1920 contre les pratiques contraceptives. Même si l’objectif d’une limitation de la natalité n’est pas officiellement reconnu, des premiers centres de consultation spécifiquement consacrés au planning familial sont mis en place (Maïga et Van de Walle 1991).
17La production d’une statistique d’État, au cours de la première décennie d’indépendance, joue ainsi un rôle important, à la fois dans l’identification du Mali comme « pays sous-développé » et dans l’énonciation de politiques publiques visant à sortir du « sous-développement ». D’un côté, elle inscrit le Mali dans une échelle internationale des niveaux de vie et, de l’autre, elle indique les orientations politiques à suivre aux gouvernements successifs pour progresser sur cette échelle. Les chiffres sont en cela les vecteurs de véritables choix dont l’apparente technicité camoufle partiellement les dimensions politiques et idéologiques (Gregory 1979).
L’émergence de l’un des pays les plus pauvres du monde
18Ce caractère performatif des chiffres se renforce à partir des années 1970, moment où le Mali commence à être associé à la grande pauvreté dans les représentations internationales. Cette évolution est liée à la grande famine qui, au début de la décennie, suscite une focalisation inédite sur l’étendue des problèmes alimentaires et sanitaires en Afrique sahélienne, mais aussi à de nouvelles clés de lecture du développement par les bailleurs de fonds accordant une plus large place à cette question de la pauvreté. Dans ce contexte, les chiffres de quantification de niveaux de vie, qui se caractérisent par une extraversion croissante dans leur détermination, ont à la fois pour finalité de figurer l’échec des politiques du passé et de légitimer des politiques qui se veulent différentes.
19L’identification du Mali comme l’un des pays les plus pauvres du monde est, au tout début des années 1970, étroitement liée à la production d’une nouvelle catégorie au sein des Nations Unies, en l’occurrence celle de « pays les moins avancés » (PMA). L’expression apparaît en mars 1968 dans une résolution de la Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement, appelant à identifier les pays qui, du fait de leur « plus grand retard », pourraient bénéficier d’une assistance internationale particulière (Nahavandi 2003 : 12). Trois ans plus tard, en novembre 1971, cette nouvelle catégorie de PMA est entérinée par l’Assemblée générale de Nations Unies : sont définis comme tels, les pays dont le produit intérieur brut par habitant est inférieur à 100 dollars, dont la part de l’industrie dans le produit intérieur brut est inférieure à 10 % et dont le taux d’alphabétisation des moins de 15 ans est inférieur à 20 %. Une première liste de vingt-quatre pays, parmi lesquels le Mali, est arrêtée (ONU 1971). La grille d’appréhension de la pauvreté reste, à travers cette catégorisation, largement macro-économique puisque « le PIB par habitant sert d’indicateur général du degré de pauvreté et du développement global, la part de l’industrie manufacturée […] donne quelque idée du degré de transformation structurelle de l’économie et le taux d’alphabétisation indique l’ampleur de la base disponible pour élargir les ressources humaines qualifiées » (Cnuced 1971 : 6).
20Pareille appréhension est partiellement remise en cause au début des années 1970, alors qu’une succession de catastrophes humanitaires, dont la famine au Sahel, suscite une focalisation internationale sur les conditions de vie des populations qui en sont les victimes (Lechervy et Ryfman 1993). C’est dans ce contexte que se développe au sein des institutions onusiennes l’approche des « besoins fondamentaux » qui, plutôt que de faire de la croissance économique le principal objectif des politiques de développement, assignerait à ces dernières le premier devoir de permettre aux populations les plus démunies d’assouvir leurs besoins vitaux. Cette approche est associée au nom de Robert McNamara, président de la Banque mondiale depuis 1968. Dans un discours prononcé en septembre 1972 devant le Conseil des gouverneurs de la Banque, il appelle à un « combat éclairé contre la pauvreté » centré sur les « besoins humains les plus essentiels » (Rist 1996 : 265-266). C’est le début d’un processus qui voit « la pauvreté » prendre une place grandissante dans le discours des instances internationales et, tout particulièrement, celui de la Banque mondiale (Gibbon 1992). Ce processus va de pair avec une extension des domaines dans lesquels les politiques publiques des « pays pauvres » sont susceptibles d’être évaluées à l’aune de critères quantitatifs dans la mesure où les « besoins essentiels » ont comme attributs, pour les instances qui en sont les énonciatrices, d’être à la fois universels et quantifiables (Destremeau et Salama 2002 : 72).
21Les années 1970 voient donc apparaître, au Mali, une production statistique qui, à côté des paramètres économiques du développement, prend davantage en considération la satisfaction des « besoins », notamment dans les domaines alimentaires et sanitaires. C’est au début de la décennie que sont menées les premières enquêtes nutritionnelles visant à établir des taux de dénutrition ou de malnutrition à partir d’indicateurs anthropométriques (Center for Disease Control 1973). Elles donnent une réalité statistique aux carences alimentaires sans pouvoir déterminer, faute de précédent, à quel point celles-ci sont liées à la sécheresse (Bonnecase 2010). De même, la crise alimentaire suscite une brusque focalisation sur la mortalité au Mali sans que les démographes ne parviennent véritablement à mesurer son aggravation dans le contexte de la famine (Pedersen 1995). L’organisation du premier recensement général de la population en 1976 permet cependant d’établir, pour la première fois depuis l’enquête démographique de 1960-1961, un taux de mortalité infantile et une espérance de vie qui, respectivement à 120 ‰ et à 48 ans, situent le Mali comme l’un des pays où les conditions de santé sont parmi les plus mauvaises au monde (ministère du Plan du Mali 1976).
22Ce qui ressort de cette décennie, au sein des instances internationales, c’est l’idée d’un échec, celui des premières politiques de développement menées au Mali depuis l’indépendance, mais aussi celui du volontarisme étatique sur lequel ces politiques pouvaient s’appuyer. C’est cet échec et sa quantification qui permettent de justifier le revirement libéral des années 1980, mené sous l’influence des institutions de Bretton Woods (Hibou 1998). En avril 1982, le Mali s’engage ainsi dans un premier « programme de redressement économique et financier » financé par le FMI et renouvelé en novembre 1985. En août 1989, le gouvernement malien signe, toujours avec le FMI, un nouvel accord débouchant sur le premier « programme d’ajustement structurel » couvrant la période 1990-1992 (Groupe de la Banque africaine de développement 1998). Deux lignes directrices guident ces différents programmes, l’une et l’autre s’appuyant sur un argumentaire statistique. D’une part, devant l’accroissement des déficits budgétaires et le gonflement de la dette publique – elle dépasse la barre des 100 % du PIB au milieu des années 1980 –, il est nécessaire « d’assainir » les dépenses de l’État. D’autre part, au nom de l’inaptitude des politiques interventionnistes du passé à atteindre ses propres objectifs, il est nécessaire de renforcer le rôle du secteur privé dans les différentes sphères de la vie sociale et économique (Groupe de la Banque mondiale 1999). Concrètement, ces deux lignes directrices se traduisent par des vagues successives de licenciements dans la fonction publique, par la privatisation de sociétés d’État et par la libéralisation de circuits commerciaux, notamment celle des marchés céréaliers jusqu’alors partiellement régulés par les pouvoirs publics (Arditi 2008).
23Ce tournant libéral ne modifie pas fondamentalement le choix des chiffres sur lesquels peuvent à la fois reposer l’évaluation des niveaux de vie au Mali et celle des mesures prises pour les améliorer : l’indicateur privilégié reste la croissance économique, à condition qu’elle ne se fasse pas au détriment des équilibres financiers. La nouveauté réside dans la prolifération des objectifs chiffrés qui traversent les différents programmes lancés au cours de la décennie. Le programme d’ajustement structurel établi en 1989 est à ce titre significatif, puisque, outre un objectif de croissance de 4 % au terme de l’engagement triennal, le gouvernement malien est supposé diviser par deux son déficit budgétaire, ramener le taux d’inflation sous la barre des 2 %, limiter le nombre d’agents de la fonction publique à 34 000 et consacrer respectivement 8 % et 25 % de son budget aux dépenses de santé et d’éducation (Groupe de la Banque africaine de développement 1998). Cette prolifération des objectifs chiffrés, dans le cadre de programmes négociés avec les principaux bailleurs multilatéraux, a pour effet d’accroître le contrôle que ces derniers peuvent exercer sur les politiques publiques des pays aidés, même si ce contrôle porte alors davantage sur les politiques elles-mêmes que sur les résultats attendus.
24Ce sont ces résultats qui donnent précisément lieu à un nouveau constat d’échec, au début des années 1990, alors que de nouvelles grilles d’évaluation internationale des niveaux de vie se mettent en place. La principale d’entre elles émane du Pnud, qui propose un nouvel indicateur, l’indice de développement humain (IDH) combinant le produit intérieur brut par habitant, l’espérance de vie et les taux d’alphabétisation et de scolarisation. L’idée est d’appréhender le degré de richesse d’un pays non plus par le seul biais du revenu moyen mais aussi par celui des opportunités réelles offertes à sa population en termes de longévité et d’instruction. L’IDH conforte l’identification du Mali comme l’un des pays les plus pauvres du monde puisque, dans le premier classement établi par le Pnud, en 1990, il apparaît à l’avant-dernière place (Pnud 1990). Cette nouvelle grille d’analyse va de pair avec une mise en exergue de la notion même de pauvreté dans les instances internationales. Après un nouveau « programme d’ajustement structurel consolidé », en 1992-1993, priorité est donnée, dans l’énoncé des accords contractés entre le gouvernement malien et les bailleurs internationaux, à la « réduction de la pauvreté ». Cela n’implique pas de renoncer aux mesures préconisées dans les programmes d’ajustement structurel, mais de les accompagner de filets de sécurité sociaux et de politiques de ciblage en faveur des plus démunis. Pareille optique débouche sur l’adoption par le gouvernement malien, en 1998, d’une Stratégie nationale de lutte contre la pauvreté, élaborée en partenariat avec les bailleurs de fonds, ceux-ci subordonnant désormais l’octroi de nouveaux emprunts à l’obtention de résultats (Bergamaschi, Diabaté et Paul 2007). Les chiffres de la pauvreté sont ainsi devenus l’un des principaux biais d’énonciation du politique au Mali.
Conclusion
25Deux évolutions principales se dessinent au terme de ce retour sur un demi-siècle de production statistique. D’abord, la question des niveaux de vie au Mali donne lieu à un nombre de plus en plus élevé de chiffres sous l’influence de plus en plus prépondérante des instances internationales. Ensuite, la notion de pauvreté prend une place de plus en plus importante dans cette production statistique, jusqu’à devenir centrale à partir des années 1990, quand elle était quasiment absente des préoccupations institutionnelles cinquante ans plus tôt. Mais cette double évolution ne saurait occulter une permanence plus générale : la propension de chiffres incertains à peser sur des politiques publiques et à figurer les problèmes que celles-ci doivent prioritairement régler. Une fois établis, les chiffres échappent totalement à leurs propres concepteurs – et aux doutes que ces derniers peuvent exprimer à leur sujet – pour s’inscrire dans des dispositifs politiques où ils prennent toute leur importance. Pour leurs utilisateurs, peu importe que les statistiques de la croissance reposent sur des matériaux partiels ou que les statistiques démographiques et sanitaires soient fortement conditionnées par l’interaction entre enquêteurs et enquêtés : tenir compte de ces conditions liminaires de production reviendrait à amoindrir la valeur argumentative prêtée aux chiffres (Desrosières 2003). Vu sous cet angle, l’essor au sein des organisations internationales d’une statistique de la pauvreté dans les années 1990 ne constitue que le nouvel avatar d’un processus ancien. La propension de ces chiffres à décrire les conditions de vie des plus démunis reste toujours incertaine, mais ils n’en répondent pas moins à une nécessité pratique : celle de refonder, après l’échec des politiques d’ajustement structurel, la légitimité des institutions internationales et gouvernementales qui en ont été les instigatrices.
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Notes de bas de page
1 Circulaire du ministre des Colonies aux gouverneurs généraux et gouverneurs des colonies, « Révision des conceptions coloniales », Paris, 25 octobre 1945, Archives nationales du Sénégal, 1affpol/2177, source confidentielle.
2 Mission du gouverneur général Reste, Comparaison de la situation financière des colons de l’Office du Niger avec celle des autres cultivateurs du Soudan, Bamako, janvier 1945, Archives nationales du Mali, II/1R1539.
3 Organisme d’enquête pour l’étude anthropologique des populations indigènes de l’AOF, Rapport n° 2, Soudan occidental et Sénégal, Dakar, 1946, Archives de l’Office du Niger, B0184.
4 Léon Pales, L’Alimentation en AOF. Milieux, enquêtes, techniques, rations, Dakar, 1954, Archives de l’Institut de médecine tropicale du service des Armées, no 84.
5 Commission de coopération technique en Afrique, Rapport sur la conférence interafricaine sur l’alimentation et la nutrition, Dschang, 3-9 octobre 1949, Archives de l’Organisation ouest-africaine de santé, no 2552.
6 Conseil économique et social des Nations Unies, Rapport du comité d’experts réuni par le secrétaire général des Nations Unies, La Définition et l’évaluation des niveaux de vie du point de vue international, New York, 1954, Centre des archives d’outre-mer (CAOM), BIB/SOM.
7 Ministère de la France d’outre-mer, direction des affaires économiques et du Plan, Essai de détermination du revenu national des principaux territoires d’outre-mer (AOF, Cameroun, AEF, Madagascar), en 1947 et en 1953, Paris, 1955, CAOM, 1fides/69.
8 Idem.
9 Ministère de la Coopération, Soudan. Données de base sur l’économie. Étude pour le compte du ministre d’État chargé de l’aide et de la coopération, par Michel Courcier et Guy Le Hegarat, Paris, novembre 1959, CAOM, 2fides/256.
10 République du Mali, ministère de l’Économie rurale, Étude démographie de la République du Mali, Rapports provisoires, Bamako, 1961, CAOM, 2fides/256.
11 Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique, Rapport sur la conférence africaine de la population, Accra, 20-22 décembre 1971, Archives nationales du Niger, 5E10.2.
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