Vers une destructivité sans sujet
p. 201-202
Texte intégral
1L’éthique et l’esthétique que nous avons identifiées dans les œuvres étudiées considèrent bien le défi propre de l’âge de la destructivité, âge où les forces historiques travaillent à leur indestructibilité, ce qui revient paradoxalement à œuvrer à la destruction du monde et à l'imposition d'un horizon de disparition. L’attention de ces œuvres d’art à la destructivité les conduit à travailler l’effondrement des possibles, selon une intuition admirable de ce qui constitue bien le cœur existentiel de cet âge. On en trouve la plus proche formulation philosophique chez Günther Anders :
« La possibilité de notre anéantissement définitif est, même si ce dernier n’a jamais lieu, l’anéantissement définitif de nos possibilités1 ».
2Si cette dimension est sans conteste au centre des œuvres étudiées, en revanche la destructivité à laquelle elles se confrontent est encore configurée selon un schéma ancien, celui qui oppose les sujets destructeurs aux objets détruits, les bourreaux et les victimes, le tyran et les insurgés. En se rapportant au principe destructif en tant que principe, les œuvres proposent une identification claire de celui-ci à la personnalité du tyran et aux pratiques du régime. Pourtant, le concept de destructivité – dont nous avons analysé les grandes lignes à l’occasion du travail sur Imranovi (étude 1) – n’est pas conditionné à sa personnification. L’analyse doit alors dépasser le cadre particulier de la Syrie.
3Surtout, la situation dans laquelle il y a encore des sujets de la destruction est peut-être devenue davantage une exception rassurante que l’inquiétante norme. La destructivité ne requiert peut-être plus cette distinction du bourreau et de la victime, à la fois parce que l’homme est pris dans une structure où toute production est destructive, et parce qu’il est démuni de toute emprise sur l’emballement technique du monde dans lequel la production se fait sans sujet qui produise.
4Cette configuration nouvelle de la destructivité constitue une épreuve plus grande encore, si grande qu’elle conduit Günther Anders à regretter parfois les figures classiques du mal et à s’écrier :
« Heureuse époque lorsque la méchanceté s’incarnait encore en des hommes malins ou méchants et que l’on pouvait encore espérer combattre le mal en combattant les méchants2 ».
5Quand c’est la production qui est destructive et que la production est automatisée, plus besoin de la haine de Caïn pour tuer Abel. Ou, pour détourner l’échange attribué à Napoléon et à Laplace, on peut dire : « Comment ! Vous manifestez les œuvres de destruction et exposez un monde en ruine, mais l’on ne voit nulle part apparaître la figure d’un méchant ! – Sire, la méchanceté est devenue une hypothèse inutile ». C’est à l’analyse d’une telle structure destructive du monde dans laquelle la méchanceté est devenue une hypothèse inutile qu’il s’agira désormais de s’atteler.
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