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D’Angora à Ankara (1919-1950) : la naissance d’une capitale

 | 
Jean-François Pérouse

Conclusion générale

Texte intégral

  • 648 Cité par R. Borruey (1991), p. 93 ; voir note n° 11.

Il importe que les pays comprennent bien que l’urbanisme est une part essentielle de notre renaissance.
Raoul Dautry, Note aux délégués départementaux, ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, 1er février 1945648.

(...) Anlatınız bana Kızılelma’yı
Bu şehir neresi, yolu nereden?
Şimdiye dek var mı oraya giden?
Perisi melek mi, yoksa beşler mi?
Beni kulluğuna kabul eder mi?
(...)
Kızılelma yok mu? Şüphesiz vardır;
Fakat onun semti başka diyardır
zemini mefkûre, semâsî hayâl...
Birgün gerçek, fakat şimdilik masal...(..)
Ziya Gökalp, Kızılelma ; cf. F. Abdullah, 1952 : Ziya Gökalp Külliyatı (Œuvres complètes de Z. G.), t. 1 : Şiirler ve halk masalları (poèmes et légendes populaires), II, p. 11.

1Nous nous contenterons de formuler quelques-unes des questions qui ne manquent pas de se poser encore. Ceci, à plusieurs échelles de temps et d’espace.

Quel bilan, en 1950 ? Une chance manquée ?

2Que retenir de l’œuvre entreprise à Ankara, au terme des trente années de « construction » que nous avons essayé d’analyser ? La réponse, on s’en doutera, ne peut pas être univoque.

3D’un point de vue simplement démographique, sur la base des recensements officiels, Ankara est passée de 20 000 habitants (approximativement) en 1920, à 290 000 en 1950. La croissance enregistrée fut donc, en définitive, assez remarquable, surtout si on la compare, pour le même laps de temps, à celles d’Adana, Izmir ou même Istanbul (Graphiques 26 et 27).

Graphique 26 Croissance comparée d’Ankara, d’Istanbul, d’Izmir et d’Adana entre 1927 et 1955

Graphique 26 Croissance comparée d’Ankara, d’Istanbul, d’Izmir et d’Adana entre 1927 et 1955

Graphique 27 Croissances annuelles comparées

Graphique 27 Croissances annuelles comparées

Ankara (ville), Ankara (vilâyet), Population rurale du vilâyet (d’Ankara), et Istanbul

  • 649 Cf. J. Le Boucher, 1929 : D’Angora à Vilna, Paris, Prométhée, p. 43.
  • 650 Dont la population est passée en quatre ans (1956-1960) de 0 à 100 000 habitants ; cf. Sir Holford, (...)
  • 651 Cf. C. Chaline, 1987, art. cité, pp. 45-46.

4Cependant, Ankara ne peut pas pour autant être qualifiée de « ville-champignon », comme elle l’a été un peu à la légère649. L’Anatolie centre-occidentale du début du vingtième siècle n’est pas le Far West du dix-neuvième. Ou, si l’on préfère, Ankara n’est pas Brasilia650. En effet, au regard de la croissance enregistrée ultérieurement (durant les décennies 1950-1970), le rythme annuel d’accroissement des trente premières années – qui oscille entre 4,4 % (1935-1940) et 6,1 (1940-1945), s’il est soutenu, n’a rien de prodigieux. À l’instar de Riyad, qui comptait 27 000 habitants en 1932 et 160 000 en 1960651, Ankara n’a connu une croissance véritablement explosive que trente années après sa promotion au rang de capitale. Cette promotion n’a donc pas eu immédiatement d’effets démographiques stupéfiants. Paradoxalement même, c’est avant sa promotion officielle, c’est-à-dire pendant la Guerre d’indépendance, qu’Ankara a vraisemblablement subi sa croissance la plus brusque.

  • 652 Très exactement, entre 1926 et 1945 les deux années étant comprises, la construction de 3996 logeme (...)

5Or, malgré cette croissance relativement modérée, le nombre de logements construits fut très insuffisant pour absorber décemment celle-là. De fait, pour un accroissement de 270 000 personnes, la quantité de nouveaux logements déclarés ne dépasserait pas 6000652. Avec ces seuls chiffres, l’énigme serait entière. Heureusement, le recensement de 1950 – et l’écart est stupéfiant – donne des valeurs plus crédibles. Selon lui, 25 874 « bâtiments résidentiels » (ou habitations) – soit quatre fois plus – auraient été édifiés entre 1923 et 1950 (sur un total de 29 001). Ce qui donne une tout autre image de la capitale, en l’occurrence, celle d’une ville très « jeune », par l’âge du bâti – puisque 90 % de celui-ci a moins de trente ans –, contrairement aux autres agglomérations turques (Graphique 28).

Graphique 28 Pourcentage des bâtiments – distingués selon les usages – construits entre 1923 et 1950

Graphique 28 Pourcentage des bâtiments – distingués selon les usages – construits entre 1923 et 1950

6Une fois de plus, les manquements et contradictions de la statistique officielle sont à incriminer. Quoi qu’il en soit pourtant, sous l’angle du droit au logement minimal pour tous, tel qu’il était proclamé par les coopératives, les premières années d’Ankara-capitale sont un échec.

7En 1950, la proportion des mal-logés dépasse probablement les cinquante pour cent. L’habitat de fortune, considéré comme momentané dans les années vingt ou trente, s’est non seulement pérennisé, mais aussi généralisé et banalisé. En conséquence, la « crise du logement » que l’on croyait au début passagère, s’est muée en constante, presque structurelle. C’est la raison pour laquelle on peut parler de chance manquée, dans la mesure où l’État, par une politique d’appropriation des terrains plus systématique, aurait vraiment pu contrôler le développement urbain. Car, au départ la puissance publique – mais quelle était sa consistance ? – avait le champ libre.

  • 653 Limites qui, tantôt anticipent, tantôt suivent le développement urbain sur le terrain.

8Morphologiquement, la résultante de l’accroissement démographique fut un étalement urbain, doublé d’un éclatement de la structure initiale. En termes métaphoriques, l’organique a cédé le pas à l’inorganique. Les croquis qui font l’état de l’extension urbaine à divers moments, de même que l’évolution des limites communales653, traduisent bien ce phénomène. L’entité initiale s’est défaite, fragmentée, émiettée : la capitale n’est plus vraiment une ville.

  • 654 Voir la référence placée en exergue de cette conclusion ; pour un exemple d’utopie urbaine (et nati (...)

9Mais tout de même, en un certain sens, la greffe a pris. Effectivement, Ankara, en tant qu’« organisme urbain », a réussi son implantation et son ancrage dans l’Anatolie, contrairement à ce qu’annonçaient ses détracteurs au début de l’expérience de colonisation intérieure. Le succès de la prise de possession territoriale est irréfutable. Ankara n’en est donc pas restée au stade de l’utopie turque, telle que le poète Ziya Gökalp a pu l’exprimer654. Menue consolation ?

  • 655 Se référer au « troisième paradigme », critique, et à la « justice distributive » d’H. Isnard ; c (...)
  • 656 Le cas brésilien nous conduit à nuancer cette hypothèse, puisque l’arrivée des militaires en 1964 (...)
  • 657 Cf. A. Touraine, 1965 : Sociologie de l’action, Paris, Seuil, p. 154.

10Cette réserve faite, tout autorise à parler d’un émiettement progressif des acteurs du processus d’urbanisation. À la dissolution de l’espace urbain répond donc une dissolution, un effritement de la volonté de construire. En vérité, au fil des années on assiste à une atomisation des acteurs effectifs de l’urbanisation, en dépit des efforts consentis pour concentrer les instances de décision en matière de construction et d’aménagement. De la sorte, aux acteurs officiels de l’urbanisation, assez mal coordonnés, se sont adjoints des acteurs officieux, de plus en plus influents, sur les agissements desquels la puissance publique n’avait que peu de prise. Et fatalement, la logique des intérêts préférentiels, privés ou catégoriels (tel groupe de fonctionnaires, par exemple) a éclipsé celle de l’intérêt public. En 1950, on a même le sentiment qu’il ne peut y avoir de construction intégrée et relativement harmonieuse, sans une autorité forte qui la fonde et l’orchestre. Pas d’urbanisme juste spatialement655, sans pouvoir directif et centralisateur656 ? En tout cas, on note que l’affaissement de l’autorité planificatrice à Ankara (l’A.Ş.İ.M.), coïncide avec l’amorce de la dissolution urbaine. Et les Démocrates qui accèdent au pouvoir (en mai 1950), plus « libéraux », semblent désarmés pour prendre en mains le grand chantier d’Ankara, déjà négligé par les Républicains eux-mêmes depuis une décennie. Devenue un pays dépendant657, la Turquie (tout au moins son gouvernement) a de fait perdu une partie de sa capacité d’agir en acteur autonome. Toutefois, un cas singulier doit être individualisé, c’est celui du pouvoir militaire. Les stratégies foncières et immobilières de l’armée et de ses émanations multiples, dont on a compris qu’elles sont déterminantes dans le destin d’Ankara, résistent encore, malheureusement, à l’analyse.

  • 658 Pour reprendre deux catégories utilisées par R. Borruey (cf. « Contes de l’urbanisme ordinaire », i (...)
  • 659 Les similitudes avec Brasilia sont à ce niveau frappantes ; cf. D. Epstein, 1973 : Brasilia : Plan (...)
  • 660 Cf. Nihat Yücel, “1957 Ankara İmar Planı”, Ankara dergisi, 1991, n° 4, t. I, pp. 17-38 ; c’est d’ai (...)
  • 661 Le seuil de « 350 000 habitants dans cinquante ans » avait été fixé en 1932.
  • 662 Cf. F. Ascher, 1991 : « Projet public et réalisations privées. Le renouveau de la planification des (...)
  • 663 Cf. C. Devillers : « Le projet urbain en question : continuité et discontinuité », La Recherche arc (...)
  • 664 Cf. « Idées de villes, villes idéales », Les Cahiers de Fontenay, n° 69/70, E.N.S. Fontenay/Saint-C (...)

11Poursuivant notre bilan, on doit aussi reconnaître, plus largement, l’échec du projet urbain conçu et initié durant les années vingt. En 1950, la prétention de contrôler le développement urbain et de le soumettre à une stricte logique d’intérêt public, a été abandonnée. Même si, dans le discours politique, subsiste, latente, la nostalgie d’une construction ordonnée. Au terme de notre période, le divorce entre « urbanisme de projet », « urbanisme opérationnel » (l’urbanisme dérogatoire, au quotidien et au coup par coup658), et urbanisation effective est entièrement consommé659. D’ailleurs, l’adoption d’un nouveau plan de construction (İmar Planı) en 1956660, alors que la ville a amplement dépassé le seuil de population qui lui avait été assigné par le premier661, n’est-elle pas la preuve la plus claire de cet échec ? De même que la coupure législative et institutionnelle qui a accompagné ce nouveau plan. S’est donc développé de fait un « urbanisme planificateur abstrait » entièrement déconnecté du processus d’urbanisation qui devrait lui être subordonné. Autrement dit, à un « urbanisme de projet » (intégré) s’est substitué insidieusement un « urbanisme de projets »662 (démultiplié, éclaté). Or une juxtaposition d’opérations non coordonnées, en dehors de tout souci général, ne fait pas une ville663. Et dans une certaine mesure, l’échec de la construction marque la fin d’une espèce de rêve, celui d’une ville idéale664 et exemplaire, pour une nation (re)naissante.

  • 665 Une comparaison plus audacieuse pourrait être tentée, qui mettrait en parallèle réforme urbaine et (...)
  • 666 L’exemple cubain est aussi révélateur de la complexité (et de l’ambiguïté) des corrélations entre r (...)

12Parallèlement aux déboires du projet urbain, même si cela n’est pas vraiment de notre ressort dans le cadre de ce travail, on pourrait s’interroger sur ceux des projets politiques ou de société qui le sous-tendaient, et qu’il devait exprimer. Du point de vue du projet de société, la non-intégration sociale d’une partie de la population, vivant en marge des circuits officiels du travail, de l’éducation et de l’assistance, paraît signer un autre échec665. Sous l’angle politique, d’autre part, on ne peut pas dire que le « nouvel ordre urbain » exprime un quelconque projet politique qui aurait pu s’y inscrire. Ou alors de façon extrêmement subtile et détournée, mis à part monuments et bâtiments publics, dont la « lecture » est simple. Que l’instauration de la République fût une véritable révolution politique ou non, ce qu’on peut seulement dire c’est que l’avènement d’Ankara ne fut pas une « révolution urbaine », dans le sens de la mise en place de modes d’urbanisation radicalement différents de ceux qui prévalaient antérieurement666. S’il y eut incontestablement innovations, introduction de modèles étrangers, réformes, il serait fort exagéré de parler de révolution.

Fig. 46 La croissance spatiale d’Ankara (1938-1985)

Fig. 46 La croissance spatiale d’Ankara (1938-1985)

Ankara dergisi, t. 1, n° 1, 1990, p. 49

13Par ailleurs, à une échelle plus petite, comment ont évolué les rapports d’Ankara avec son environnement ? En d’autres termes, le développement d’Ankara s’est-il accompagné de l’essor d’une région d’Ankara ? Au vu des rares données disponibles, bien trop maigres pour prétendre répondre à la question, il semble qu’Ankara ait eu tendance à absorber l’essentiel de la croissance urbaine de sa région. Effectivement, alors qu’Ankara représente 75 % de la population urbaine de son vilâyet en 1927, elle en représente 82,7 en 1950. Et en parallèle, tandis que la capitale représente 18 % de la population totale de son vilâyet en 1927, elle en absorbe 35 % à la fin de notre période. Ainsi, Ankara, tout au moins au niveau démographique, pèse d’un poids de plus en plus lourd dans sa région, bassin d’émigration presque « naturel », sans cependant la dévitaliser.

  • 667 Le vocabulaire hétéroclite de l’urbanisme traduit bien les hésitations de la pensée ; pour le mot « (...)

14À une échelle moindre, il est certainement encore plus délicat d’apprécier le rôle d’Ankara dans le développement de l’ensemble de la Turquie. On se rappelle que la nécessité de développer l’Anatolie, de l’intérieur, avait été évoquée, en 1923, parmi les arguments en faveur d’Ankara, contre une capitale périphérique, voire extravertie. Ankara a-t-elle été le foyer irradiant de civilisation, d’innovation et de modernisation imaginé par ses promoteurs ? A-t-elle été un « opérateur de transformations » à la fois culturelles, économiques, sociales, et politiques pour la Turquie profonde ? Impossible de le dire en quelques mots. Nous sommes en mesure de répondre, et positivement, seulement sur le plan urbanistique, si l’on met à part le plan politico-administratif. À ce niveau, Ankara fut en effet un modèle à l’école duquel se mit le reste de la Turquie. Autrement dit, c’est bien à Ankara que s’est forgé l’urbanisme turc, tiraillé entre références étrangères – la tentation de l’« occidentalisation », (batılılaşma) – et options nationales667. De même, c’est à Ankara que furent conçues et expérimentées les grandes lois d’urbanisme, étendues ensuite à tout le pays.

15Pour finir, la dernière question qu’il serait légitime de poser a trait aux sommes engagées dans la construction. Si un bilan financier de l’opération est inconcevable – en raison de la multiplicité des intervenants –, on peut quand même noter qu’il a été tenté à la fin de la période par des députés démocrates acharnés à dénoncer la politique somptuaire du C.H.P. à Ankara. L’important est de pouvoir faire la distinction entre les dépenses relevant de l’urbanisme et celles relevant d’une « simple » politique monumentale. Or la confusion a largement été entretenue, au profit du dernier type de dépenses. Une somme de monuments traités individuellement les uns des autres, si fastueux soient-ils, ne fait décidément pas une capitale.

Que reste-t-il en 1993 de ces années fondatrices ?

16La deuxième question s’énonce donc d’un autre point de vue temporel, tout à fait contemporain cette fois. Pour y répondre, commençons par parcourir et observer la capitale au début des années quatre-vingt-dix. Que constate-t-on ?

  • 668 Maintenant siège de la délégation commerciale russe.

17Dans le centre de l’agglomération, une connaissance de la ville à la fin de la première moitié du siècle suffit à se repérer. La citadelle, la place Ulus, l’avenue de la gare, l’Ankara Palas, le Parc de la Jeunesse, le Stade du 19 mai, la gare, la Faculté des langues et d’histoire-géographie, l’opéra, Sıhhiye, le parc Kurtuluş, le boulevard Atatürk, la cité des ministères, le Parlement, l’ancienne et imposante ambassade des Soviets668, le quartier Saraçoğlu, et le mausolée d’Atatürk, constituent encore des éléments remarquables, qui permettent de s’y retrouver en fin de compte. De même, la trame de la voirie a été conservée dans ses grandes lignes, telle que Jansen l’avait dessinée : le tracé du métro semble aussi se calquer sur cette ossature d’origine.

  • 669 Par « paysage a-religieux » nous entendons seulement un paysage où le fait religieux est peu visibl (...)

18La première anomalie qui surprend vraiment, c’est sans doute l’irruption du fait religieux dans un paysage encore très « a-religieux »669 à la fin des années quarante. La religion de la nation s’étant alors, en apparence (tout au moins en ce qui concerne l’espace public), substituée à celle d’Allah. Mais aujourd’hui, l’œil ne peut manquer d’être impressionné par la gigantesque mosquée de Kocatepe, la plus grande de Turquie – plus que Sainte-Sophie ou que la Selimiye d’Edirne – érigée là, au cœur des nouveaux quartiers centraux, entre 1967 et 1987.

  • 670 Prestigieuse artère, qui prolonge le boulevard Atatürk, sur les pentes de Çankaya, au pied d’Atakul (...)

19En outre, en direction de Çankaya ou de Kavaklıdere, vers le sud, les repères se brouillent et le paysage devient beaucoup moins identifiable. Les silhouettes ostentatoires d’Atakule (une imposante tour qui surmonte un centre commercial de luxe) et de l’hôtel Hilton (couronnant une galerie de boutiques de haut standing) ont à présent la vedette et règnent avec clinquant sur les beaux quartiers. Ici s’est constitué un semblant de « city », où banques et hôtels internationaux ont le dessus sur les bâtiments publics qui font assez triste mine. L’architecture internationale, version années soixante-dix/années quatre-vingts, a façonné un quartier d’affaires qui se mêle par endroits au quartier diplomatique. Sur les pentes de Çankaya, qui dominent une partie de l’agglomération, le long de l’avenue « Cinna670 » par exemple, les loyers sont chers et le prestige maximal pour ceux qui ont le privilège d’y jouir d’une adresse.

  • 671 C’est-à-dire sur les pentes abruptes et instables, près des voies de chemin de fer, sous les piles (...)
  • 672 Voir le dernier en date, au 1/100 000e, pour l’horizon 2015 ; Ankara dergisi, n° 1, t. 1, octobre 1 (...)
  • 673 Nous avons consulté l’image SPOT1 du 14 juillet 1986, produite par SPOT-image/CNES (coordonnées : H (...)
  • 674 Comme le prouve la carte de l’« utilisation actuelle du sol » (mevcut arazi kullanım haritası), en (...)

20Ceci dit, on ne s’en étonnera guère, là où la capitale est vraiment méconnaissable, à l’exception de la ferme d’Atatürk et du barrage de Çubuk, c’est sur ses marges, de plus en plus étirées et disloquées, qui abritent désormais la grande majorité des 2,5 millions d’habitants que concentre l’agglomération. Ces marges indéfinies que l’on ne montre pas aux visiteurs étrangers, agrégat hétérogène de lotissements, de « cités », d’ensembles collectifs et de « villes satellite » (comme Batıkent) de tous les standings, et de gecekondu partout où l’habitat officiel ne peut s’implanter671. Pourtant les plans d’aménagement (Nazım planı ou Yapısal plan) correctifs et prospectifs, se succèdent, mais rien n’y fait672. Au total, quand on examine l’image satellitale673 de l’agglomération actuelle, il apparaît que la ville de la première moitié du vingtième siècle, si elle constitue le cœur de l’agglomération, n’en représente plus, en superficie, qu’un dixième environ674.

21De manière moins visible, de cette époque pionnière, il reste aussi toute une toponymie. Celle-ci, en effet, à connotations tantôt rurales, tantôt nationalistes, n’a guère été modifiée, dans l’ensemble. La référence principale demeure la période de la Guerre d’indépendance et les premières années de la République. « Ulus », où semble se condenser l’identité perdue d’Ankara, en est le meilleur exemple.

  • 675 En ce qui concerne la législation urbanistique, c’est en 1956-1957-1958 que furent posées les bas (...)

22Enfin, si l’« esprit » des années fondatrices a disparu675de la même façon que la législation urbanistique qui avait alors été forgée, nombre des problèmes soulevés à ce moment subsistent, avec une acuité même accrue. Ainsi, l’examen des débats à l’Assemblée nationale l’a révélé, les grandes questions urbaines qui se posaient entre 1920 et 1950, se posent encore à l’heure actuelle, en des termes certes renouvelés, mais non franchement différents. Il nous a donc été donné de faire l’archéologie de questions cruciales, en fait assez précoces, et encore passablement irrésolues, tant à Ankara que dans le reste de la Turquie ou dans d’autres pays mal développés.

Photo 12 Publicité pour Batıkent

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« Au centre de la ville de Batıkent, des logements de haut standing en nombre limité... »

Hürriyet, 19/12/1992

En guise d’épilogue : Ankara, une capitale marginalisée et en sursis ?

  • 676 Que le titre d’un article récemment paru dans la presse turque traduit bien : « La capitale ; c’est (...)
  • 677 Cependant, en ce qui concerne les banques islamiques et arabes, Ankara est assez bien représentée (...)

23Pour terminer, on peut revenir sur la position d’Ankara par rapport à Istanbul, et sur les incertitudes pesant sur la capitale676. De fait, si Ankara est devenue une très grosse ville, ce n’est pas pour autant une métropole. Dans le mouvement de métropolisation qui s’opère à l’échelle internationale, il est clair que pour la Turquie, c’est Istanbul qui fut « élue ». C’est là que s’y polarise l’essentiel des investissements internationaux677. Ankara n’a donc pas été touchée, en tout cas pas au même titre qu’Istanbul, par le très sélectif processus d’internationalisation.

24Ceci admis, plusieurs scénarios sont envisageables :

    • 678 Faute d’être une mamur kent (ville prospère), pour reprendre un jeu de mots courant dans les années (...)

    soit un modus vivendi est trouvé entre Ankara et Istanbul, qui admet que la capitale politique peut être distincte de la capitale économique. Dans cette optique, Ankara est un relais d’Istanbul au cœur de l’Anatolie, un foyer secondaire, économiquement subordonné. Le centralisme politique d’Ankara serait dès lors largement pondéré par son infériorité économique. Il s’agirait, en somme, de clarifier et de perpétuer la situation actuelle : Ankara persisterait à être uniquement une « ville de fonctionnaires » (memur kent678) et de militaires.

    • 679 Cf. C. Strassel : « Bonn-Berlin : une capitale pour quelle nation ? », Hérodote, janv.-mars 1993, p (...)

    soit un transfert des fonctions de direction politique vers Istanbul, de manière à faire coïncider centre de commandement économique et centre de commandement politique. Auquel cas, l’« épisode Ankara » n’aura été qu’une parenthèse circonstancielle, entre deux dominations (légitimes ?) d’Istanbul. Comme Bonn679 en 1992, Ankara s’inclinera face au poids des héritages historiques cumulés sur le temps long. Le risque, alors, serait celui d’une aggravation préjudiciable des disparités régionales déjà très fortes, entre les régions occidentales, d’une part, et les régions orientales, terres d’émigration sous-développées, d’autre part, sans parler des effets politiques qu’entraînerait le lâchage de cet héritage structurant de l’ordre territorial républicain.

    • 680 Qu’il ne s’agit pas d’idéaliser rétrospectivement.

    le dernier scénario (peu probable) résiderait dans un éclatement des fonctions centrales, tant politiques qu’économiques, c’est-à-dire dans l’instauration d’un système décentralisé de gestion et de mise en valeur territoriale, qui ne soit pas un fédéralisme de façade. On pourrait alors se prendre à rêver d’une « capitale tournante », sans pesanteur ni monopole, qui renouerait un peu avec le passé nomade anatolien680, où le politique serait véritablement l’affaire de tous, sans trop d’inégalités, tant spatiales que sociales.

Notes

648 Cité par R. Borruey (1991), p. 93 ; voir note n° 11.

649 Cf. J. Le Boucher, 1929 : D’Angora à Vilna, Paris, Prométhée, p. 43.

650 Dont la population est passée en quatre ans (1956-1960) de 0 à 100 000 habitants ; cf. Sir Holford, Geographical Journal, CXXVI, mars 1962, n° 1, pp. 15-18.

651 Cf. C. Chaline, 1987, art. cité, pp. 45-46.

652 Très exactement, entre 1926 et 1945 les deux années étant comprises, la construction de 3996 logements fut déclarée ; à ce total il faut au moins ajouter, par la suite, les logements de Yenimahalle et du quartier Namık Kemal (à l’origine Saraçoğlu).

653 Limites qui, tantôt anticipent, tantôt suivent le développement urbain sur le terrain.

654 Voir la référence placée en exergue de cette conclusion ; pour un exemple d’utopie urbaine (et nationale) malmenée, voir le cas de La Plata (Argentine) ; cf. A. Garnier, 1989 : Le carré rompu. Rêves et réalités de La Plata, Genève, éd. Graphie.

655 Se référer au « troisième paradigme », critique, et à la « justice distributive » d’H. Isnard ; cf. Problématique de la géographie, Paris, P.U.F., 1981, pp. 251-262.

656 Le cas brésilien nous conduit à nuancer cette hypothèse, puisque l’arrivée des militaires en 1964 est suivie d’une réduction des investissements publics destinés à la capitale ; cf. C. Heuze, 1986 : « L’émergence d’une capitale »..., art. cité, p. 436.

657 Cf. A. Touraine, 1965 : Sociologie de l’action, Paris, Seuil, p. 154.

658 Pour reprendre deux catégories utilisées par R. Borruey (cf. « Contes de l’urbanisme ordinaire », in J. Levy (dir.), 1991, Géographies du politique, Paris, Presses de la Fondation des Sciences Politiques, coll. Références, pp. 85-97.

659 Les similitudes avec Brasilia sont à ce niveau frappantes ; cf. D. Epstein, 1973 : Brasilia : Plan and Reality, Los Angeles, University of California Press.

660 Cf. Nihat Yücel, “1957 Ankara İmar Planı”, Ankara dergisi, 1991, n° 4, t. I, pp. 17-38 ; c’est d’ailleurs la même année qu’est adopté le Master Plan of Cairo.

661 Le seuil de « 350 000 habitants dans cinquante ans » avait été fixé en 1932.

662 Cf. F. Ascher, 1991 : « Projet public et réalisations privées. Le renouveau de la planification des villes », Les Annales de la Recherche urbaine, n° 51 (La planification et ses doubles), 1991, pp. 4-15.

663 Cf. C. Devillers : « Le projet urbain en question : continuité et discontinuité », La Recherche architecturale, un bilan international, Paris, Parenthèses, 1986, pp. 35-44.

664 Cf. « Idées de villes, villes idéales », Les Cahiers de Fontenay, n° 69/70, E.N.S. Fontenay/Saint-Cloud, mars 1993.

665 Une comparaison plus audacieuse pourrait être tentée, qui mettrait en parallèle réforme urbaine et réforme de la langue (dil inkilâbı), compte tenu du fait que ces deux réformes ont été amorcées à peu près simultanément. Dès lors, le souci de rationaliser la langue (après l’adoption de l’alphabet latin), et de l’épurer de ses archaïsmes et de son vocabulaire arabo-persan trouverait un écho dans la volonté d’instaurer un autre ordre urbain, franchement moderne et occidental ; cf. pour ces analogies, mais dans un tout autre contexte culturel, James S. Duncan, 1990 : The City as Text: the Politics of Landscape Interpretation in the Kandyan Kingdom, New York, Cambridge University Press.

666 L’exemple cubain est aussi révélateur de la complexité (et de l’ambiguïté) des corrélations entre révolution politique et révolution urbaine ; Cf. J.-P. Garnier, Les problèmes urbains à La Havane et la construction du socialisme (1959-1971) », Thèse de doctorat de 3e cycle, Université Toulouse-Le-Mirail, mai 1972 ; pour compléter le point de vue précédent, cf. C. Chaline, 1987 : « La Havane ; urbanisme de rupture ou de rattrapage ? », Annales de Géographie, n° 534, pp. 171-185 ; pour une approche plus théorique de la question, cf. Anatole Kopp, 1967 : Ville et Révolution, Paris, Anthropos.

667 Le vocabulaire hétéroclite de l’urbanisme traduit bien les hésitations de la pensée ; pour le mot « urbanisme », deux équivalents coexistent, sans se différencier dans l’usage ; ürbanizm et şehircilik ; de même pour le mot « construction », avec inşaat et imar, le mot « aménagement » (nazım, voire planlama) n’étant pas utilisé avec la fréquence et les connotations qu’on lui connaît en Europe occidentale.

668 Maintenant siège de la délégation commerciale russe.

669 Par « paysage a-religieux » nous entendons seulement un paysage où le fait religieux est peu visible de prime abord ; en aucun cas l’expression ne renvoie à une société athée ; ce qui serait un grave contresens, pour une société « à 99 % musulmane », mais dotée d’un pouvoir qui se voulait fermement laïc.

670 Prestigieuse artère, qui prolonge le boulevard Atatürk, sur les pentes de Çankaya, au pied d’Atakule ; nombre d’hommes politiques y résident.

671 C’est-à-dire sur les pentes abruptes et instables, près des voies de chemin de fer, sous les piles des viaducs, dans les bas-fonds inondables, voire à proximité des décharges ou des usines à risque.

672 Voir le dernier en date, au 1/100 000e, pour l’horizon 2015 ; Ankara dergisi, n° 1, t. 1, octobre 1990, hors-texte ; voir aussi Cities, mai 1990, p. 154.

673 Nous avons consulté l’image SPOT1 du 14 juillet 1986, produite par SPOT-image/CNES (coordonnées : HRV1/109-270/321 QS) ; l’inconvénient majeur de cette image tient au fait que le semis des gecekondu ressort très mal ; en revanche, les grandes opérations périphériques d’« urbanisme » sont aisément repérables.

674 Comme le prouve la carte de l’« utilisation actuelle du sol » (mevcut arazi kullanım haritası), en 1993, à l’échelle de l’ensemble de l’agglomération.

675 En ce qui concerne la législation urbanistique, c’est en 1956-1957-1958 que furent posées les bases d’un nouveau système ; voir la loi sur la construction (İmar Kanunu) n° 6785 et la création du nouveau ministère de la Construction et du peuplement par la loi n° 7116 (mai 1958).

676 Que le titre d’un article récemment paru dans la presse turque traduit bien : « La capitale ; c’est Ankara ou c’est Istanbul ? » (Başkent : Ankara mı İstanbul mu ?) ; cf. Aydınlık, 21 juin 1993, supplément Bilim ve Ütopya, p. 12.

677 Cependant, en ce qui concerne les banques islamiques et arabes, Ankara est assez bien représentée ; cf. Selim İlkin : « Les relations économiques et commerciales entre la Turquie et les pays islamiques depuis 1970 », in, ss la dir. J. Thobie & Salgur Kançal, 1991 : Turquie, Moyen-Orient, Communauté Européenne, Paris, L’Harmattan, 1991, pp. 111-130.

678 Faute d’être une mamur kent (ville prospère), pour reprendre un jeu de mots courant dans les années trente.

679 Cf. C. Strassel : « Bonn-Berlin : une capitale pour quelle nation ? », Hérodote, janv.-mars 1993, pp. 138-149.

680 Qu’il ne s’agit pas d’idéaliser rétrospectivement.

Table des illustrations

Titre Graphique 26 Croissance comparée d’Ankara, d’Istanbul, d’Izmir et d’Adana entre 1927 et 1955
URL http://books.openedition.org/ifeagd/docannexe/image/2712/img-1.png
Fichier image/png, 84k
Titre Graphique 27 Croissances annuelles comparées
Légende Ankara (ville), Ankara (vilâyet), Population rurale du vilâyet (d’Ankara), et Istanbul
URL http://books.openedition.org/ifeagd/docannexe/image/2712/img-2.png
Fichier image/png, 42k
Titre Graphique 28 Pourcentage des bâtiments – distingués selon les usages – construits entre 1923 et 1950
URL http://books.openedition.org/ifeagd/docannexe/image/2712/img-3.png
Fichier image/png, 18k
Titre Fig. 46 La croissance spatiale d’Ankara (1938-1985)
Crédits Ankara dergisi, t. 1, n° 1, 1990, p. 49
URL http://books.openedition.org/ifeagd/docannexe/image/2712/img-4.png
Fichier image/png, 248k
Titre Photo 12 Publicité pour Batıkent
Légende « Au centre de la ville de Batıkent, des logements de haut standing en nombre limité... »
Crédits Hürriyet, 19/12/1992
URL http://books.openedition.org/ifeagd/docannexe/image/2712/img-5.png
Fichier image/png, 106k

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