Prélude à une édition différée
Texte intégral
À mon père Gabriel Pérouse (1929-2005), qui aurait tant aimé voir la gare d’Ankara, et à Emil, qui l’a déjà vue, un 23 avril.
1Il n’est pas aisé de se résoudre à exhumer une thèse dont la publication ne s’est pas faite dans la lancée de la soutenance, quand nos sujets de recherche – même si nous nous sommes employé à suivre l’actualité d’Ankara et si nous n’avons pas entièrement dédaigné la capitale1 tout au long de ces années postdoctorales –, notre environnement de recherche et nos méthodes ont changé assez radicalement. Ce qui a principalement changé dans notre environnement de recherche, c’est l’irruption d’Internet et l’apparition de banques de données numérisées accessibles. Si nous avions conduit notre recherche dans cet environnement d’opportunités désormais banalisées, nous aurions par exemple aisément pu accéder à l’extraordinaire base de données du musée d’architecture de l’Université Technique de Berlin2 ou retrouver le texte de Joseph Brix de 1912... Mais rien ne sert de se lamenter sur les heures « perdues » à laborieusement collecter des données maintenant disponibles en quelques fractions de secondes. Her şeyin bir hayrı var.
2Cette publication intervient d’ailleurs à un moment où le débat politique turc semble à nouveau s’intéresser au statut d’Ankara-capitale, alors que depuis 1994, le déséquilibre entre Istanbul et Ankara n’a cessé de s’accuser au profit de l’agglomération du Bosphore, tant au plan économique que culturel3. Les vifs débats sur le transfert à Istanbul de la Banque centrale de Turquie (et d’un certain nombre de banques publiques dans son sillage) – opération présentée par ses partisans comme une condition indispensable à l’affirmation d’Istanbul comme place financière internationale – ont marqué la fin de l’année 2007 et le début de l’année 20084. Ces débats semblent faire écho à des polémiques anciennes, comme si le transfert des fonctions de capitale en 1923 n’avait pas encore été digéré par certains milieux... En tout cas, l’acte de « territorialisation de l’État-nation » (pour reprendre l’expression d’Ali Cengizkan 2004) qu’a précisément constitué la construction d’Ankara-capitale semble dans le contexte actuel avoir perdu de sa valeur symbolique et de sa signification politique.
3Le choix adopté pour cette publication in fine a été de modifier au minimum le texte initial, pour en conserver l’intégrité originelle, au risque de devoir en assumer les évidentes limites et les naïvetés ou de paraître un peu présomptueux. Seule l’iconographie, peu soignée et trop foisonnante dans la version brute initiale, a été fortement allégée et améliorée autant que possible. En ce qui concerne le contenu, il ne nous semble pas que pendant le temps écoulé la question que nous avions alors essayé de traiter ait été franchement bouleversée. En revanche, le champ d’étude a été enrichi par une série de travaux, publiés essentiellement en langue turque, si l’on met à part la thèse de doctorat en « urbanisme et architecture » de Laurent Delacourt consacrée à Léon Jaussely (soutenue en janvier 2007) et l’originale thèse de « géographie-aménagement » de Deniz Altay (2007) sur les dérogations au plan d’urbanisme d’Ankara entre 1950 et 1970. La bibliographie post-thèse qui clôt cette préface a pour but d’indiquer certains de ces nouveaux travaux, ordonnables en plusieurs catégories.
Ouvrages généraux sur l’histoire d’Ankara
4Le développement de l’histoire locale, auquel la mairie métropolitaine d’Ankara a participé dès le début des années 1990 (avec sa revue Ankara Dergisi), et l’apparition d’institutions dévolues à l’histoire urbaine (le centre VEKAM est créé en 1994, et sa revue Ankara Araştırmaları Dergisi est lancée en 20135), ont été accompagnés par la publication d’une multitude d’ouvrages de portée et de qualité variables. Parmi les nombreux titres apparus depuis 1994, on peut signaler en premier lieu l’impressionnante somme de 715 pages publiée chez Dost Kitabevi (Ankara) en juillet 2005 sous la direction collective de S. Aydın, K. Emiroğlu, Ö. Türkoğlu et Ergi D. Özsoy. Couvrant sous des aspects très variés l’intégralité du spectre temporel possible (de la préhistoire à nos jours), cet ouvrage « de référence », doté d’un riche cahier de 47 cartes et d’une bibliographie copieuse (pp. 628-644), met à notre disposition une multitude de documents. Sa conclusion (intitulée « Misère du nouvel orientalisme local fondé sur le mépris d’Ankara », pp. 612-614) réactive de manière très polémique la querelle Ankara/Istanbul en déplorant la méconnaissance d’Ankara manifestée par les faiseurs d’opinion contemporains et certaines élites d’Istanbul. Comme si, vue d’Istanbul, plus de 80 ans après la promotion d’Ankara, la capitale continuait à être obstinément niée dans son histoire, sa singularité et sa raison d’être même.
5Parallèlement, on peut aussi citer le livre consacré à la citadelle d’Ankara (Güven & Özbay 2004), les deux volumes d’extraits de textes littéraires relatifs à Ankara, publiés par le ministère de la Culture – respectivement en 2000 et 2001 – sous la direction d’A. Esat Bozyiğit. Même si les conditions et raisons des choix effectués ne sont pas toujours très claires, ces recueils d’extraits fournissent un matériau exploitable.
Ouvrages historiques spécifiques
6Par « spécifiques », nous entendons les ouvrages focalisés sur un moment, un segment de la société ou un thème précis. Parmi ceux-ci, le livre de F. et L. Şenol Cantek paru chez İletişim en 2003 – et intitulé « Allochtones » et autochtones. Ankara au moment de sa promotion au rang de capitale – est des plus stimulants. Le travail s’appuie sur 24 entretiens approfondis réalisés avec des anciens, témoins directs des moments fondateurs, sur la production littéraire de l’époque et sur le dépouillement de la presse locale d’alors. L’approche privilégiée, résolument sociologique, s’intéresse aux conflits entre les anciens Ankariotes (tout au moins ceux qui ont pu rester) et les nouveaux. Même si notre perspective est différente, ce livre aurait permis de donner un peu de « chair6 vécue » à notre travail. F. Şenol Cantek a d’ailleurs aussi dirigé en 2006 un recueil de textes sur Ankara qui comprend un article d’E. Ekin Akşit (p. 145-174) sur les manières de s’habiller dans la capitale durant les années 1930 qui s’inscrit dans le sillage de l’ouvrage précédent (dimension anthropologique, entretiens...).
7Dans cette catégorie, on peut aussi ranger le livre d’O. İmga (2006) sur Ankara à l’époque du parti unique, qui jette un éclairage précis sur l’autoritarisme prévalant sous N. Tandoğan qui fut un moment à la fois préfet, maire, responsable départemental du parti unique et chef de la commission d’urbanisme d’Ankara...
Approche architecturale et urbanistique
8C’est surtout au niveau de l’histoire de l’architecture et des pratiques de construction à Ankara que les publications ont été foisonnantes. Celles-ci se sont développées sur un axe « patrimonial » animé par la nostalgie des temps fondateurs et de l’architecture alors pratiquée et la volonté de valoriser l’apport des architectes turcs pionniers. Les guides architecturaux, comme celui publié par le ministère turc de la Culture (2002) ou celui publié par Boyut (2003) sont révélateurs, de même que les catalogues d’exposition, ou les actes de conférence, à l’instar de ceux publiés par la Chambre des Architectes d’Ankara en février 1994, intitulé Ankara 1923-1950 : la naissance d’une capitale... Dans la même perspective, on peut citer le catalogue de l’exposition Milli Reasürans consacrée aux projets de Bruno Taut et d’Emin Onat pour Anıtkabir (1997), l’ouvrage de Mme Batur sur l’architecte Vedad Tek, paru en 2003 chez Yapı Kredi, celui sur l’architecte Orhan Alsaç (2003) – longtemps à de hautes responsabilités au ministère des Travaux publics –, ou celui de Ü. Sarıaslan (2005) sur trois « architectes de la fondation », Kemalettin, Ernst Arnold Egli et Bruno Taut. On mettra cependant à part les très nombreuses publications relatives aux architectes et urbanistes allemands ou autrichiens « réfugiés en Turquie » pendant la période nazie. Ce champ de recherche a en effet été très notablement enrichi ces dernières années par des livres, articles7, rapports de recherche, expositions, des conférences et colloques (Hillebrecht 2000 ; Reisman 2006).
9Dans ce contexte, l’approche plus critique et « contextualisée » de S. Bozdoğan (2001) est salutaire, en tant qu’elle permet de sortir du travers hagiographique et a-social qui caractérise une partie de la production en histoire de l’architecture.
10Au plan plus urbanistique, un des ouvrages les plus importants – sorti chez Arkadaş en 2004 – nous paraît être celui qu’A. Cengizkan a consacré aux plans de Lörcher des années 1924-1925. Le même auteur a d’ailleurs publié toute une série d’articles (Sargın 2002 : 215-243) qui concourent à préciser la contribution de l’urbaniste allemand au tout début du processus de construction de la capitale8. Parallèlement, le recueil publié en 2004 chez İletişim par Tansı Şenyapılı (enseignant d’urbanisme à ODTÜ), et qui reprend une étude publiée en 1986, est aussi fort précieux. Intitulé Des baraques aux gecekondu. Changements de l’espace urbain d’Ankara : 1923- 1960, ce livre apporte de nombreuses précisions, arguments et documents supplémentaires (les 90 pages de tableaux et d’annexes sont très utiles), qui complètent ce que nous avions esquissé. Cependant, la prise en compte des années 1950 par Şenyapılı – et ses écrits et recherches par ailleurs – le conduisent à accorder une place centrale au phénomène des gecekondu (près de la moitié du livre) ; ce qui n’est pas notre cas dans la publication qui suit.
Témoignages
11Depuis 1994, en outre, plusieurs mémoires de témoins de la période fondatrice ont été publiés, qui fournissent des éclairages et des compléments d’information utiles. Un des plus remarquables, à mon sens, est le Carnet d’un Ankariote (Mahmut Soydan, en l’occurrence), publié en 2006 par les éditions de la Türkiye Bankası, et préparé par Nejdet Bilgi. Compte tenu des responsabilités de l’auteur, à la fois militaire, journaliste, député et fondateur de la fameuse banque, ces carnets fourmillent d’informations et notations précieuses. Les pages de Soydan sur les conditions de vie de l’Ankara de la Guerre d’indépendance sont ainsi très utiles dans notre perspective, qui font étonnamment écho à d’autres témoignages sur le même thème. Les livres de G.M. Maynard (1994), N. Araz (1994), O. Karaveli (1999), de Ş. Yiğit (2003) et d’Arcayürek (2005) ressortissent, pour des moments différents et selon d’autres prismes, à la même catégorie.
12Pour finir, nous tenons à redire que c’est grâce au soutien de directeurs successifs de l’IFEA (Paul Dumont, puis Pierre Chuvin et Bayram Balcı), ainsi qu’à l’aide minutieuse d’Aksel Tibet, ancien et regretté responsable des publications à l’IFEA, à celle de Hülya Tandoğan, et enfin à celle si précieuse d’Isabelle Gilles, que cette entreprise par trop différée a été finalement rendue possible. De même9, nous voudrions saluer la mémoire de Stéphane Yerasimos qui nous fut d’un immense soutien tout au long de notre travail de thèse10. Je n’oublierai pas notre première entrevue au café Balzar de la rue des Écoles – lieu discret et distingué qu’il affectionnait –, alors que je me lançais dans un DEA. Dès le début, Stéphane a été à mes côtés, enthousiaste, partageur et d’un conseil toujours éclairé. Ruhu şad olsun.
Bibliographie
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10.5505/jas.2017.97769 :Notes de bas de page
1 On a ainsi publié plusieurs articles sur Ankara durant ces années :
Pérouse J.-F. (1994), « Les petites villes du département d’Ankara », Annales de Géographie 575 (« Petites villes et villes moyennes du Proche et Moyen-Orient »), p. 29-40. DOI : 10.3406/geo.1994.13723.
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2 http://architekturmuseum.ub.tu-berlin.de/index.php?set=l&p=18.
3 Voir à cet égard l’article intitulé : « Entre New York et Ankara il y a Istanbul », Referans, 21-11/07/2007, p. 20.
4 Voir le quotidien économique Referans, 19-20/01/2008, p. 21.
5 Voir le site Internet de cette remarquable revue du centre de recherches placé sous la tutelle de l’Université Koç : https://ankaradergisi.org
6 Pour reprendre une critique suggestive formulée par P. Dumont au cours de notre soutenance...
7 Comme par exemple : K. Hartmann, “Türkiye Sürgünde Bruno Taut” (B.T. en exil en Turquie), mimar-ist, 2002/1, p. 37-40.
8 Voir aussi : “Ankara 1924-1925, Lörcher Planı: Bir Başkenti Tasarlamak ve Sonrası” (A. Le plan de Lörcher : la conception d’une capitale et au-delà), Arredamento Mimarlık, 2002/10.
9 Et nous souhaitons également saluer la mémoire de Mme Gönül Tankut, ancien doyen de la faculté d’architecture et d’urbanisme d’ODTÜ, qui nous a accueilli et éclairé lors de nos premiers passages à Ankara, il y a déjà près de 20 ans...
10 Aux côtés de Marcel Bazin, mon directeur de thèse, qui assuré un patient et efficace accompagnement.
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