1.Les saxtubas : une variante des saxhorns ?

4En 1881, dans son dernier véritable8 et foisonnant brevet d’invention9, Sax propose diverses innovations, dont celle portant – pour être précis – sur « l’application du système des pistons dépendants et s’additionnant, du système des pistons indépendants ainsi que de la section de parabole aux instruments Sax-Tuba contournés en forme d’écharpe en sautoir, dits instruments ronds avec pavillon en avant à côté de la tête de l’exécutant, forme aujourd’hui en usage pour les Sax-Horn contrebasses, dits Sax-Tubar ». Dans ce brevet, Sax nous apprend ceci : « J’ai créé cette forme d’instruments en 1849 pour les fêtes de l’industrie qui devaient avoir lieu au Champ de Mars10, et à l’occasion desquelles je fus nommé directeur des fêtes par la Commission. Ces instruments ont été employés depuis à l’Opéra dans Le Juif errant de Fromental Halévy et Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges. On sait l’effet énorme qu’ils produisirent dans plusieurs circonstances. » Ce brevet tardif est le seul de Sax à mentionner le nom « Sax-Tuba » et à préciser sa date de création, données qui n’apparaissent pas dans le brevet original de l’instrument.

5Car, s’ils sont déjà créés en 1849 pour l’Exposition nationale, ce n’est qu’en 1852 que les saxtubas – sans être ainsi nommés – font l’objet d’un brevet d’invention déposé par Sax. Plus exactement, il s’agit d’un certificat d’addition11 à un brevet antérieur, déposé trois ans plus tôt12.

6Le premier élément mis en avant dans ce certificat d’addition est le fait de conférer une « uniformité dans la direction des sons d’un orchestre » afin que la perception de la part des auditeurs soit identique quelle que soit leur position par rapport à l’orchestre. Sax pense y parvenir en donnant une forme identique à tous les instruments de la même famille, dont les pavillons sont dirigés vers l’avant et parallèlement au sol pour une meilleure diffusion du son. Il considère que le son est alors perçu par l’auditeur de manière à la fois directe et réfléchie par le sol, contrairement aux sons issus de pavillons dirigés vers le haut, par exemple. Selon Sax, cette uniformité va de pair avec l’augmentation notable de la sonorité et aussi avec l’exaltation de ce qu’il nomme « la pompe des cérémonies publiques ». Il atteint ce dernier objectif grâce à « la forme réellement artistique des instruments qu’on peut dorénavant copier sur les monuments de l’antiquité grecque ou romaine13 ». Sax fait part de son observation : « Si l’on interroge les monuments artistiques de l’antiquité on rencontre très fréquemment dans les représentations de cérémonies publiques des instruments en forme de conque recourbée, le pavillon en avant. » Il ajoute de manière moins claire : « Mais ces formes considérées isolément sont tout à fait inapplicables à l’exécution de la musique moderne qui même pour les instruments les plus aigus exige une longueur de tube incomparablement plus grande que dans les instruments représentés. » Il veut ici probablement évoquer les capacités chromatiques nécessaires à la musique de son temps, impossibles à obtenir avec des instruments naturels (sans pistons) de longueur réduite. Avec ses nouveaux instruments, Sax se fait aussi illusionniste en assurant que « la plus grande partie du tube […] peut se dissimuler sous le bras de l’exécutant » et que les tubes additionnels des pistons sont placés de manière rapprochée, et peuvent donc « être saisis tous ensembles par la main » pour « n’offrir à quelque distance que l’apparence d’un tube simple ou d’une trompette antique14 ».

Fig. 1. Saxtuba vu de face et de profil. Planche extraite du certificat d’addition du 23 avril 1852 au brevet d’invention de quinze ans n^o 8351 pris le 5 mai 1849, « pour des dispositions applicables aux instruments à vent, se rattachant particulièrement aux clairons des chasseurs d’infanterie ». Source : archives de l’Institut national de la propriété industrielle.

7Il illustre son brevet de trois figures15 (fig. 1) : deux grands instruments dont « le pavillon passe de derrière en avant au-dessus de la tête de l’exécutant », et un beaucoup plus petit, aigu, qui « simule la trompette antique », selon Sax. Ce dernier instrument est doté d’un appendice tout à fait moderne : une sorte de poignée servant à une préhension correcte, qui évite d’exercer trop de pression sur les corps des pistons et donc de les déformer à l’usage. Il remédie ainsi à un défaut constaté « très fréquemment » sur les instruments à pistons16. Enfin, Sax conclut son mémoire descriptif en attirant l’attention sur la rareté de l’instrument aigu : « On remarquera en outre, d’après les cottes [sic] placées sur cette figure que l’instrument qu’elle représente est le plus aigu qui jusqu’à présent ait été armé de pistons17. » Les dimensions de l’instrument montrent qu’il doit s’agir ici du saxtuba le plus aigu, en si bémol aigu, l’équivalent actuel de la trompette piccolo, dont la colonne d’air mesure une soixantaine de centimètres. Comme nous le verrons plus loin, la partition autographe de l’opéra Le Juif errant mentionne un instrument de cet accord sous l’appellation « Saxhorn aigu en si b ». Les instruments à pistons dans cette tonalité aiguë datant du milieu du xix^e siècle et ayant été conservés jusqu’à ce jour sont particulièrement rares. Ne sont connus qu’un saxhorn doté d’un pavillon vertical, conservé au MIM, à Bruxelles18, et un autre à pavillon horizontal, appartenant à une collection particulière en Suisse19 et dont la date de fabrication est estimée à 1862. Leurs utilisations musicales sont peu nombreuses : on retient un extrait du Te Deum d’Hector Berlioz, achevé en 1849, et La marche pour la présentation des drapeaux, dont la partie pour instrument en si bémol aigu a été tenue par Jean-Baptiste Arban lors d’une exécution à l’église Saint-Eustache en 185520. Si Arban est connu pour son utilisation du saxhorn et du cornet à pistons, il n’est pas exclu que l’instrument en question ait été un saxtuba, et non un saxhorn à proprement parler. Une ambiguïté existe, et même Berlioz rassemble dans un même éloge les familles de saxhorns, de saxotrombas et de saxtubas, leur reconnaissant des traits de caractère communs : « Leur son est rond, pur, plein, égal, retentissant et d’une homogénéité parfaite dans toute l’étendue de leur échelle21. »

8Trois saxtubas sont parvenus au xx^e, voir xxi siècle ; ils présentent des numéros de fabrication proches, ce qui suggère une production en petite série, comme Sax avait coutume de procéder22. On note que selon la liste des instruments Sax conservés23, la datation proposée est 1855, alors qu’il est fort probable que ces instruments aient été fabriqués dès 1852, comme le laissent supposer les dates d’utilisation avérées24. Le premier est un saxtuba contrebasse en mi bémol, numéro de série 1380225 (fig. 2). Il faut souligner que l’enroulement du tube n’est pas complet sur cet instrument. L’enroulement complet, où une partie du tube repose sur l’épaule du musicien, comme illustré dans le brevet, n’est présent que sur le saxtuba contrebasse en si bémol. Le deuxième est un saxtuba contralto en si bémol, numéro de série 1380926 (fig. 3). Le troisième, de tonalité non précisée (si bémol, mais octave inconnue), numéro de série 13805, conservé au Musikinstrumenten-Museum de Berlin27, n’a pas survécu à la Seconde Guerre mondiale28. Instrument apparenté, un cornet à pistons « forme sax-tuba » qui aurait été utilisé dans Le Juif errant a fait partie de la collection personnelle de Sax, puis du musée de la Musique à Paris29.

Fig. 2. Saxtuba contrebasse en mi bémol, Adolphe Sax, Paris, vers 1855. New York, Metropolitan Museum of Art, inv. 89.4.1109. Creative Commons, domaine public.

Fig. 3. Saxtuba contralto en si bémol, Adolphe Sax, Paris, vers 1855. Bad Säckingen, Trompetenmuseum, inv. 14602. Photo : Trompetenmuseum.

9Les saxtubas n’ont sans doute pas été fabriqués en très grand nombre. Parmi les neuf cent cinquante instruments proposés à la vente après la première faillite de Sax en juillet 1852 figurent seulement deux saxtubas, auxquels s’ajoutent « deux séries de saxtubas, composées de 16 pièces », ce qui laisse un doute quant à savoir s’il s’agit de seize ou de trente-deux instruments, mais cela reste un chiffre restreint. Les deux séries en question sont alors en usage au sein de l’Opéra et ne sont donc pas mises en vente30. Quelques exemplaires ont pu être utilisés dans des musiques militaires (même si les ordonnances officielles ne les mentionnent pas), comme tend à le prouver une photographie de 1867 montrant la « Musique des Zouaves de la Garde impériale31 ». Au premier rang figure ce qui pourrait être identifié comme un saxtuba de registre aigu, probablement un soprano en mi bémol, correspondant aux grandes lignes de la description du brevet : forme arrondie, pistons et tubes additionnels dissimulés par la main de l’instrumentiste, présence suspectée d’une poignée. Une illustration publiée à l’occasion de l’Exposition universelle de Londres en 1862 montre un tel modèle aux côtés de deux autres saxtubas de plus grande taille32.

10Quelques références et images de saxtubas peuvent être retrouvées dans des catalogues de la maison Sax et dans des comptes rendus d’expositions industrielles, notamment – outre celle de Londres en 1862 – celles de Bayonne en 1864 et de Paris en 1867 (fig. 4). Le prospectus de la manufacture Sax paru vers 1867 ne mentionne pas les saxtubas, pas plus que le catalogue détaillé de la firme daté de 1869. Par contre, le « Prix courant » publié entre 1885 et 1890, lorsque la manufacture occupait le numéro 56 de la rue Laffitte, les propose et donne l’illustration d’un saxtuba contrebasse33.

Fig. 4. « Exposition universelle. Instruments de musique exposés par M. Adolphe Sax, saxtuba contrebasse en si bémol », détail extrait du Monde illustré, vol. 11, n^o 539, 10 août 1867, p. 93. Bruxelles, bibliothèque du MIM.

11D’un point de vue organologique, les mesures effectuées sur les deux saxtubas survivants et leur comparaison avec celles des saxhorns fabriqués par Sax ont démontré qu’en ce qui concerne le saxtuba contralto en si bémol, aucune différence de perce, et donc de timbre, n’a été constatée par rapport aux saxhorns de même ton. Leur paramètre B34 aussi est semblable à celui des saxhorns de même registre35. En revanche, le saxtuba contrebasse en mi bémol diffère réellement des saxhorns de même dimension et de la même période, notamment par un diamètre à mi-longueur plus important. La perce de ce saxtuba grave augmente plus rapidement au début de son tube, mais son expansion terminale est moins abrupte que pour un saxhorn. Il préfigure l’évolution des saxhorns contrebasses (ceux en mi bémol, en tout cas) vers leur « seconde génération », caractérisée par une perce plus large et plus conique36.

12Après la mort de Sax, son fils Adolphe-Édouard remet sur le marché des instruments proches des saxtubas, plutôt identifiés aujourd’hui comme des saxhorns en forme de saxtubas, à pavillon réversible37. Quant au saxtuba contrebasse, dont le tube fait un tour complet sur lui-même et peut reposer sur l’épaule de l’instrumentiste, il possède des traits de ressemblance avec un instrument antérieur à l’époque de sa création : le bombardon, ou « Helikon », du facteur Ignaz Stowasser, breveté à Vienne en 1848. Mais la forme n’est pas exactement identique, l’instrument de Sax possédant un pavillon plus détaché de la partie enroulée et qui s’incline légèrement par rapport à son axe, contrairement à celui de l’instrument de Stowasser, qui reste collé au tube circulaire et aligné. On ignore si Sax connaissait l’existence de cet instrument de forme circulaire quand il développa ses saxtubas. Cette variante du tuba basse ou du saxhorn contrebasse est toujours en usage aujourd’hui et a connu plusieurs déclinaisons de style, dont le sousaphone est sans doute la plus connue.

2.Inspiration antique ?

13Sax vit à une époque durant laquelle on porte un nouveau regard sur les sources antiques. Il évolue dans un contexte où l’Antiquité est présente, tant dans le domaine de l’histoire de la musique que dans les thèmes sociétaux – comme ceux abordés dans les opéras, en particulier ceux à sujet historique ou mythologique –, au point de conduire au développement d’une véritable archéologie musicale38.

14Mais d’où Sax tire-t-il son inspiration pour confectionner ses saxtubas ? Des « monuments de l’Antiquité », indique-t-il dans son brevet additionnel, en 1852, alors qu’il n’aborde pas cette question dans le brevet de 1881. Son contemporain Adolphe Le Doulcet de Pontécoulant indique simplement qu’il a vu Sax « ressusciter et perfectionner la Cornu ou la Buccine des Romains », qu’il nomme saxtuba, dote de pistons et organise en famille39. D’autres commentateurs, par exemple François-Joseph Fétis ou Oscar Comettant, feront presque toujours référence à la colonne Trajane, le célèbre édifice inauguré à Rome en 113 pour relater les victoires de l’empereur Trajan contre les Daces (fig. 5).

Fig. 5. Deux joueurs de trompettes (cornicines) sur la colonne Trajane (partie gauche du relief). Numérisation de la plaque de verre réalisée par le photographe Gueuvin en 1862, représentant le tirage en plâtre de la plaque 104. Saint-Germain-en-Laye, Musée d’Archéologie nationale, centre des archives, fonds « Plaques de verre ».

15Parmi les sources possibles que Sax aurait pu utiliser, se trouve l’ouvrage, déjà ancien de son temps, mais maintes fois réédité, de Pietro Santi Bartoli, Colonna Traiana40 (1672). Citons aussi la somme de Caspar Bartholin41 (1677), le Gabinetto armonico de Filippo Bonanni (1716), dont une traduction en français est publiée en 177642, ou encore les planches de l’Encyclopédie de Denis Diderot et Jean d’Alembert43 et l’Essai sur la musique de Jean-Benjamin de La Borde44 (1780). Les moulages en plâtre des bas-reliefs de la colonne Trajane que Napoléon III fait exécuter en 1863, ensuite reproduits par galvanoplastie45, ne sont évidemment pas à la disposition de Sax entre 1849 et 1852, pas plus que le volume de l’Histoire générale de la musique de Fétis consacré à la musique des Romains46. Notons toutefois que Fétis reprend des illustrations issues ou inspirées de la colonne Trajane et de Bartholin (dessin de la supposée tombe de Iulius Victor, repris dans l’ouvrage de Charles Bonucci47) (fig. 6), qui sont alors parmi les rares sources picturales concernant les cornua avant les découvertes faites à Pompéi48. La première découverte de cornua à Pompéi date probablement de 1852, mais sa description n’intervient que bien plus tard, en 1869, tandis qu’une seconde découverte n’a lieu qu’en 188449. Enfin, le Manuel général de musique militaire de Georges Kastner50, ami de Sax, dresse un historique de l’utilisation militaire de la musique à travers les âges. Paru en 1848, l’ouvrage évoque notamment la situation chez les Romains et fournit une planche évocatrice, intitulée « Instruments employés dans la musique guerrière et dans la musique triomphale des peuples de l’Antiquité51 », reprenant des gravures de cornua largement inspirées de publications antérieures.

Fig. 6. Représentations de cornua (n^os 4 et 6) sur une planche tirée de Caspar Bartholin, De tibiis veterum. Bruxelles, bibliothèque du MIM.

16Quant au goût de Sax pour l’antique dans l’instrumentation, en particulier dans les œuvres cérémonielles et lyriques, il semble avoir été influencé aussi, d’après certains musicologues52, par le peintre Jacques-Louis David, qui a visité Herculanum et Pompéi, et qui a procédé à l’étude de la colonne Trajane lors de son séjour à Rome. En résultent la création et l’utilisation de deux instruments inspirés de la Rome antique : le buccin – alors interprété comme issu de la trompette droite dite tuba et la tuba curva53 d’après le cornu54. Ces instruments, utilisés durant la période révolutionnaire, entre 1791 et 180755, sont réputés pour leur puissance et pour leur impact visuel, caractéristiques également repris par Sax pour ses saxtubas. Malgré des possibilités musicales réduites en raison de la limitation à quelques notes naturelles de la série harmonique (les pistons ne sont pas encore inventés), ils ont pu être occasionnellement employés en dehors du contexte cérémoniel de plein air, notamment par Étienne-Nicolas Méhul dans les musiques de scène de Timoléon (1794) et de Joseph (180756).

17En résumé, Sax a sans doute pu accéder à des ouvrages consacrés à la musique antique, comme ceux présents dans la bibliothèque d’autres luthiers et facteurs d’instruments de son époque, tels Auguste Tolbecque57 et Victor-Charles Mahillon. Hélas, en ce qui concerne les instruments des Romains, les représentations sont souvent approximatives dans les histoires, traités ou encyclopédies existants58. Davantage de recherches pourraient donner une meilleure indication sur les documents de travail réellement utilisés par Sax et qui ont été à la base de la création du design des saxtubas, tout en n’oubliant pas que Sax n’a pas cherché à faire des copies authentiques ou des recréations de cornua, mais plutôt à s’en inspirer pour créer quelque chose de nouveau.

3.Adolphe Sax à l’Opéra : les saxtubas dans Le Juif errant

18Sax, qui a été formé à la facture des instruments de musique à vent dans les ateliers de son père Charles-Joseph (1790-1865) à Bruxelles, arrive à Paris en 1842, où il crée sa propre manufacture l’année suivante. Quand il s’installe dans la capitale française, il possède déjà une solide réputation, en particulier pour les améliorations qu’il a apportées à la clarinette basse. Il travaille aussi, depuis quelques années, au développement d’une toute nouvelle famille d’instruments qui ne seront brevetés qu’en 1846, les saxophones. Mais il s’acharne surtout à imposer ses vues dans le cadre d’une vaste réforme des orchestres militaires français en proposant une nouvelle organisation articulée autour d’une famille complète d’instruments en cuivre, à pistons et à embouchure, qui seront bientôt connus sous le nom de saxhorns. En parallèle à ses activités de facteur d’instruments, il obtient, dès 1847, la direction de la « banda » de l’Opéra de Paris, autrement dit la fanfare. Cet ensemble à géométrie variable est composé de musiciens externes à l’orchestre et est destiné à se produire sur scène, voire en coulisses, lors de certaines productions de l’Opéra, alors situé rue Le Peletier avant d’occuper le Palais Garnier à partir de 1875. Que ce soit de manière sporadique dans l’orchestre ou de manière systématique dans la banda, Sax ne se prive pas d’introduire les instruments qu’il a créés ou perfectionnés : clarinette basse, trompettes à pistons, saxhorns, cornets et trombones à pistons, saxophones, timbales, etc. ; la banda se compose principalement de saxhorns et de trompettes, auxquels s’ajoutent volontiers des tambours, quoique certaines partitions prévoient une instrumentation plus large59 (avec en plus des clarinettes, des cornets à pistons, des saxotrombas, des saxophones, des trombones). L’opéra constitue alors un terrain d’expérimentation de couleurs orchestrales, tout particulièrement dans le genre du grand opéra à la française. La banda y est souvent mise à contribution, principalement dans les nouvelles compositions60, mais aussi dans quelques reprises d’œuvres antérieures à sa création en 1847 (comme Robert le diable et Les Huguenots de Giacomo Meyerbeer). Elle donne du faste, du relief, des effets supplémentaires à un genre qui en est friand. Notons que la plupart des partitions originales ne mentionnent pas, pour la banda, d’instrumentation précise, celle-ci relevant plus de l’usage que d’une orchestration détaillée61.

19En 1852, Halévy, déjà auteur, entre autres choses, de La Juive (1835), de Guido et Guinevra (1838) et de La reine de Chypre (1841), compose un nouvel opéra qui est créé à l’Opéra de Paris le 23 avril 185262 : Le Juif errant. Sur un livret d’Eugène Scribe et de Vernoy de Saint-Georges, l’opéra est inspiré du roman du même titre d’Eugène Sue (1844). Ignace De Keyser a pu déterminer, d’après les registres de paiement de l’Opéra63, que Le Juif errant a été joué pas moins de cinquante fois en un peu plus d’un an, soit entre sa création en avril 1852 et juin 1853. Béatrice Prioron-Pinelli, qui a consacré sa thèse de doctorat à l’œuvre en question, estime que cet opéra incarne parfaitement son époque et qu’il est le reflet de la sensibilité et du goût du public. Son relatif succès tient à la conjonction de plusieurs facteurs : les meilleurs interprètes du moment, l’introduction inédite d’instruments nouveaux et controversés (les saxtubas), une mise en scène emphatique avec des costumes et des décors somptueux, et des effets de lumière64.

20Sax affirme que ses saxtubas ont été développés pour les cérémonies liées à l’Exposition nationale des produits de l’industrie agricole et manufacturière de 1849, mais peu de détails de cette prestation sont connus, si l’on excepte la mention de la présence, lors de la distribution des prix (Sax reçoit d’ailleurs une médaille d’or), de trois cents orphéonistes (choristes) dirigés par Joseph Hubert et d’un orchestre dirigé par Sax en personne, interprétant en alternance des chants nationaux et des fanfares65. Néanmoins, c’est bien à l’Opéra que se déroule la première apparition des saxtubas, qui défraient la chronique. Sax et Halévy s’apprécient mutuellement. On se souvient peut-être de la lettre adressée par ce dernier au jeune facteur, qui n’a pas encore rejoint la capitale française, dix ans avant Le Juif errant, en 1842, dans laquelle il lui souhaite d’agrandir « le nombre et la puissance des effets d’orchestre grâce à [ses] nouvelles et excellentes combinaisons de sonorité » et le presse de « venir en aide aux pauvres compositeurs qui cherchent du nouveau, et au public qui en demande, n’en [soit]-il plus au monde66 ». En 1843, Halévy écrit encore : « Je connais parfaitement les travaux de M. Sax et les nombreuses améliorations qu’il a apportées à la construction des instruments à vent, et j’ai été à même aussi d’apprécier son talent comme exécutant67. »

21Témoin oculaire et auriculaire, Fétis nous livre avec précision ses impressions sur l’intervention des saxtubas dans Le Juif errant :

Le final commence par une marche sur laquelle les grands de l’empire viennent présenter à l’impératrice leurs respects et leurs vœux. Cette marche est exécutée par quinze instruments de cuivre d’un nouveau système, mais dans une forme antique, imaginés et fabriqués par M. Sax. Ces instruments, auxquels l’inventeur a donné le nom de Sax-tuba, sont combinés de la manière suivante : 1 Sax-tuba aigu, 1 soprano, 4 contraltos, 3 altos-ténors, 2 barytons, 2 basses, 2 contrebasses.

22Et Fétis d’ajouter : « La forme des tuba [sic] de M. Sax est empruntée à des figures qui se trouvent sur la colonne Trajane, à Rome68. » Il donne en outre une indication sur la sonorité de ces saxtubas :

Les Sax-tuba, dont le son est à la fois strident et prodigieusement volumineux, sont destinés à la musique en plein air, dans de grandes solennités, mais on n’en avait pas assez calculé l’effet dans une salle fermée. À la première représentation du Juif errant, l’impression en fut formidable et hors proportion avec la sonorité de l’orchestre de l’Opéra […] mais aux représentations suivantes, les musiciens mirent des sourdines à leurs poumons, et l’effet, bien que très-puissant encore, s’harmonisa parfaitement avec le reste de l’instrumentation69.

23Le témoignage de Fétis reste précieux, car il est le plus direct et le plus complet sur les saxtubas. Ces derniers interviennent dans deux scènes différentes de l’opéra : la « Marche » du troisième acte et la scène du « Jugement dernier » dans le cinquième acte, où sont par ailleurs ajoutés quatre saxophones, dont l’un joué par Sax en personne70. Les saxtubas du Juif errant n’ont en fait que peu de rapports directs avec le monde antique, en raison de leur mécanisme moderne à pistons et de leur déclinaison en famille instrumentale ; sans oublier l’intrigue de l’opéra, qui se déroule dans un xii^e siècle fantasmagorique.

24Si Fétis mentionne clairement les saxtubas et leur distribution, la partition autographe de Halévy, elle, ne stipule pas leur nom – mais plutôt celui des saxhorns – ni leur nombre71. Une explication possible de la mention des saxhorns en lieu et place des saxtubas dans la partition pourrait être, comme l’a suggéré Clifford Bevan, un manque de communication entre le compositeur et le copiste ; mais il s’agit peut-être de l’indication que les saxtubas ont été ajoutés sur le tard par le compositeur, qui avait initialement prévu des saxhorns72. Cela est peut-être aussi symptomatique de l’interchangeabilité des deux familles d’instruments, lesquels diffèrent essentiellement par leur forme extérieure. En tout cas, leur utilisation illustre les capacités et le goût de Halévy pour la recherche de sonorités singulières, dans le cas présent pour souligner le caractère solennel, grandiose et spectaculaire de certains moments de l’opéra73. La mise en contraste de sonorités connues du public et de sonorités plus nouvelles, ainsi que les effets de spatialisation, dans lesquels les instruments de l’orchestre sont opposés à ceux de Sax, contribuent à marquer le public dans un contexte général, au mitan du xix^e siècle, de changement de perception du son musical74.

25Ce sont vraisemblablement les mêmes musiciens qu’à l’Opéra, des civils, qui interviennent quelques jours seulement après la première du Juif errant lors d’une cérémonie militaire au Champ de Mars, laquelle est évoquée dans divers témoignages75. Sax conservera dans sa collection personnelle, vendue aux enchères en 1877, un saxtuba baryton et un saxtuba contrebasse en si bémol76, ainsi qu’un instrument décrit, on l’a vu, comme un « cornet à trois pistons, forme sax-tuba, ayant servi à la première représentation du Juif errant en 185277 ». On peut signaler que Halévy utilisera d’autres instruments « spéciaux » de Sax dans une de ses productions ultérieures, La reine de Chypre, en 1877-1878. Il s’agit alors de trompettes naturelles dont le tube est droit ou replié sur lui-même, selon leur longueur78. Le catalogue de vente de la collection personnelle de Sax indique que l’instrument « a un tube qui a les mêmes proportions que celui du saxhorn79 », ce qui semble ne s’appliquer qu’aux exemplaires aigus.

26Le saxtuba, quant à lui, n’est que très rarement documenté dans d’autres productions que Le Juif errant, à l’exception de l’opéra de Jules Massenet, Esclarmonde, donné à l’Opéra-Comique en 1889, qui fait appel à un saxtuba contrebasse80. Peut-être ce modèle de saxtuba contrebasse est-il le seul resté en usage, comme le suggèrent sa présence dans le prix courant tardif de la maison Sax et l’allusion dans le brevet de 1881 ? Un compte rendu dans la presse stipule qu’il a aussi été entendu lors d’une exécution de l’oratorio Le déluge de Camille Saint-Saëns, au théâtre du Châtelet en 187681 ; la partition éditée manque de précision, indiquant simplement « contrebasses en mi bémol » et « contrebasses en si bémol » (saxhorns ou saxtubas ?) au sein de l’orchestre où figurent également, dans la scène du « Déluge », des trombones à six pistons tels que ceux qui ont été perfectionnés par Sax.

4.Réception et perception des saxtubas

27Sans nous lancer dans une étude lexicographique portant sur les sons des saxtubas de Sax, il est néanmoins intéressant de relever quelques témoignages d’époque82 et de les comparer avec les commentaires qui concernent les cornua. Ainsi, l’examen lexicographique mené sur le cornu par Alexandre Vincent a-t-il permis de constater que les sons du cornu étaient perçus comme étant « rauques », « puissants », « stridents » et produisant un effet terrible, sauvage et menaçant83.

28Sans être très précis, le rapporteur de la Revue et gazette musicale de Paris écrit que « M. Sax a inventé et fait connaître les Saxtubas, d’un si prodigieux effet dans le Juif errant84 ». Pour Ernest Reyer, critique musical et compositeur85, l’effet des saxtubas est « grandiose et solennel », mais leur volume sonore les prédisposerait plutôt à la musique de plein air, avis qui rejoint celui de Fétis :

[Nous n’avons] pas apprécié le moins du monde l’effet grandiose et solennel que l’auteur du Juif errant s’est sans doute proposé d’atteindre en faisant escorter l’empereur Nicéphore […] de quinze sax-tuba de la plus colossale dimension. Nous reconnaissons très-certainement l’utilité des instruments inventés par M. Sax et nous le félicitons du perfectionnement qu’il leur fait subir tous les jours, mais nous sommes d’avis que les musiques des régiments et l’orchestre d’un Cirque-National ou d’un Hippodrome doivent seuls jouir, à certaines restrictions près, des avantages de cette invention86.

29Reyer réitère l’année suivante son appréciation générale de l’emploi des instruments de Sax à l’Opéra, mais sans citer nommément les saxtubas, puisqu’il traite alors d’une œuvre de Meyerbeer qui n’y fait normalement pas appel :

Nous sommes très-partisans des instruments de A. Sax, partout ailleurs qu’à la scène ; nos régiments et non pas nos théâtres lyriques doivent profiter des ingénieuses découvertes du célèbre facteur belge qui sait, du reste, tout l’intérêt que nous prenons à son orchestre, et qui ne peut pas s’étonner des bornes que nous imposons à notre sincère admiration pour les produits de son industrie87.

30Quant au Journal pour rire, il indique sur un ton sarcastique que le son des saxtubas serait plutôt apte à réveiller les morts : « Sixième acte (La vallée de Josaphat). Le Juif errant, au moment de s’endormir, entend les trompettes célestes, lisez : les instruments célestes de M. Sax. Certes ! Si les morts n’entendent pas ces instruments-là, ils ne se réveilleront jamais88 ! » Les saxtubas font également les frais de la caricature, dans ce journal comme dans d’autres89. Le compte rendu du Ménestrel est dans la même veine :

Un large ensemble des chœurs et de l’orchestre termine ce troisième acte, dans lequel les saxo-tubas, disposés sur la scène avec leurs immenses tuyaux d’orgue, lancent au public des fanfares telles que le Juif errant ne peut manquer de tressaillir durant sa marche éternelle. Quel diable d’homme que ce M. Sax ! Il réveillerait les morts, si on le laissait faire. Espérons qu’on lui appliquera la censure90.

31Visuellement aussi, les saxtubas marquent les observateurs : « La forme des saxtubas est aussi pompeuse qu’élégante », assurent les frères Escudier91, tandis qu’un autre témoin rappelle qu’« il n’y a pas bien longtemps que le Juif errant de l’Opéra fait une profonde sensation, grâce à ses gigantesques machines de Sax, qui jamais ne furent mieux employées92 ». Les frères Escudier donnent davantage de détails sur la sensation sonore des saxtubas : « On se rappelle la surprise causée par l’apparition des saxtubas sur la scène de l’Opéra, surprise qui se changea bien vite en satisfaction et se traduisit en applaudissements. » Ils expliquent cette puissance par l’absence d’angles dans le contour de la colonne d’air et évoquent leur utilisation hors de l’enceinte de l’Opéra, lors de la cérémonie à laquelle ils assistent au Champ de Mars, le 10 mai 1852 : un ensemble d’une quinzaine de saxtubas y domine facilement, selon eux, une masse de mille cinq cents instrumentistes à vent93. Ils relatent également l’avis que donne le compositeur Adolphe Adam en 1852 sur les saxtubas : « Leur son n’est jamais un bruit, c’est toujours une note sonore et accentuée94. »

32L’introduction des saxtubas dans Le Juif errant alimente une fameuse polémique entre le directeur de l’Opéra, Nestor Roqueplan, et celui que l’on surnomme « le prince de la critique », Jules Janin. Cet échange plutôt vif, véritable feuilleton littéraire dans les colonnes du Constitutionnel et du Journal des débats, a par ailleurs été rassemblé pour faire l’objet d’un opuscule95. Puisque, comme l’écrit Roqueplan, les instruments de Sax « paraissent devoir concentrer toutes les forces argumentatives de la critique96», il prend la défense du compositeur et du facteur d’instruments. Il avertit : « Une innovation musicale, introduite dans la partition du Juif, préoccupe beaucoup les hommes de l’art, après avoir fortement ému le public. Je veux vous parler de la grande fanfare des instruments de Sax97. » Il décrit la démarche de l’inventeur :

M. Sax a voulu doter l’ouvrage de M. Halévy de ces nouveaux instruments, auxquels il a donné une forme antique, rappelant la buccina des Romains, le kerem des Hébreux, le keras des Grecs, et a disposé les instruments de telle manière, que, pour les basses par exemple, la plus grande partie du tube, contournée d’après ses principes, pût se dissimuler sous le bras de l’exécutant, tandis que la portion qui termine, affectant la forme en question, se présente seule en avant, soit immédiatement pour les instruments du médium, soit après avoir passé derrière l’exécutant en remontant par-dessus l’épaule98.

33Et il ajoute : « Leur développement gigantesque, leur forme de boas enroulés, leurs pavillons béants comme des gueules de requin, et le costume étrangement riche des artistes qui les portent, n’ont pas moins que leur sonorité contribué à l’ébahissement de toute la salle99. » Si Roqueplan admet que « le premier accord de ces cuivres […] a fait bondir sur leurs places quelques personnes100 », il rassure en précisant que le compositeur, Halévy, a rectifié le tir dès la deuxième représentation, demandant aux joueurs de saxtuba de modérer leur attaque et de produire les premières notes avec douceur, avant de les renfler progressivement et de « pénétrer lâchement le tympan101 ». Le directeur de l’Opéra compte sur l’accoutumance du public pour faire accepter les instruments. En outre, il justifie l’intensité sonore et la splendeur de la mise en scène par les dimensions et la richesse du théâtre de l’Opéra et par sa mission personnelle de « ne rien ménager pour lui conserver son éclat et sa renommée102 ». Les répliques de son adversaire Janin ne portent que peu sur les saxtubas. Se contentant de critiquer un gigantisme qu’il juge déplacé, il s’attaque surtout à la notion de « paroxysme » – terme utilisé par Roqueplan –, le paroxysme de la sonorité étant assimilé négativement à l’instrument de Sax, rebaptisé « Sax-beugle103 » par Janin.

34Dans sa couverture de l’Exposition universelle de 1855, Fétis revient sur les saxtubas et donne quelques précisions, notamment sur l’ambiguïté terminologique et sur la perception du son de l’instrument :

Le saxtuba est un instrument nouveau inventé par M. Sax, qui a emprunté la forme d’une grande trombe [sic] romaine dont on voit la représentation sur la colonne Trajane et sur deux belles pierres gravées du Musée de Florence. Toutefois, cette forme courbe n’était pas celle de la tuba des Romains ; car celle-ci était droite. L’instrument présenté sur la colonne Trajane que M. Sax a pris pour modèle, était le cornu, appelé aussi buccina. Au reste, le nom ne fait rien à la chose. Le pavillon du saxtuba se dirige en avant : sa forme est une conque recourbée, et le tube n’offre que deux courbes sans angles. Les développements de ce tube passent sous le bras et derrière le dos de l’exécutant, de manière à faire revenir par dessus l’épaule son extrémité terminée par un pavillon. Un appareil de pistons donne à ces instruments, dont M. Sax a fait une famille complète, l’échelle chromatique. Le son des saxtuba [sic] est d’une grande puissance, et surpasse en force tout ce qu’on a fait jusqu’à ce jour, sans cesser d’être d’une sonorité claire et saisissable, et sans tomber dans le bruit. Là doit s’arrêter l’effort du développement sonore : disons même que l’usage de cette classe d’instruments doit être rare et borné à la musique militaire en plein air, bien que M. Halévy l’ait employé dans son opéra intitulé le Juif errant104.

35Entre-temps, en 1854, Le Juif errant est donné au théâtre de la Monnaie, à Bruxelles ; les annonces de la production mettent en exergue la présence des saxtubas. Celle parue dans le journal belge Le charivari présente les saxtubas – sous l’appellation « saxo-tubas » – comme l’attraction de la soirée : « Au troisième acte, dans le palais des empereurs, grande marche triomphale exécutée par un double orchestre avec les instruments appelés à Paris : Saxo-Tubas, inventés par M. Adolphe Sax, facteur à Paris105. » Le compte rendu qui en est fait dans la presse parisienne ne manque pas de rappeler le rôle joué par ces instruments :

Le magnifique succès du Juif errant à Bruxelles a été constaté par la presse entière. Voici à ce propos, l’appréciation faite par l’Indépendant belge des nouveaux instruments d’Adolphe Sax (Saxo-tubas), que la direction du théâtre avait fait demander pour compléter l’exécution musicale du chef-d’œuvre : « Quiconque aime les contrastes trouvera dans l’audition du troisième acte du Juif errant le sujet d’une complète satisfaction. À peine la vaporeuse musique de la danse des abeilles a-t-elle cessé, que les instruments commencent à mugir. M. Sax était seul capable de créer toute une famille d’instruments de cuivre plus puissants, plus stridents, plus bruyants que ce que l’on avait entendu jusqu’alors106.

36Quant au biographe de Sax, son ami Comettant, il aborde, non sans humour, la description du saxtuba :

C’est le saxtuba, un instrument de cuivre à bocal armé d’un mécanisme de pistons et de la forme des trompettes romaines, dont on peut voir la représentation sur la colonne Trajane et sur deux belles pierres gravées du musée de Florence. Certes, ce n’est point pour les salons que le saxtuba a été fait, et si jamais il vous prenait fantaisie d’en jouer, je vous conseillerais prudemment, vu les ordonnances de police relatives à l’ordre et à la tranquillité publique, de choisir la forêt de Montmorency ou la plaine Saint-Denis pour théâtre de vos concerts107.

37Et il continue à décrire les impressions sonores :

Je vous le dis, en vérité, le trombone, à côté du saxtuba, n’est qu’un simple mirliton. Mais si le saxtuba surpasse en force tous les instruments connus jusqu’à ce jour, il ne cesse pas pour autant d’être un instrument musical d’une sonorité claire et parfaitement saisissable. Sax a fait une famille entière de cet instrument. Le secret de la puissance et de l’intensité du saxtuba se trouve dans le tube, qui ne présente que deux courbes sans aucun angle et se termine par un pavillon en avant. Grâce à l’appareil de cylindres dont le saxtuba se trouve armé, on peut, sur cet instrument, exécuter la gamme chromatique, par conséquent, moduler avec toute la facilité désirable. C’est pour l’opéra le Juif errant, de M. Halévy, que Sax a inventé ce terrible instrument, bien fait pour réveiller les morts au jour du jugement dernier108.

38Ces éléments, originellement émis par Fétis, puis repris par Comettant, sont récupérés par d’autres auteurs, comme Maigne109 ou Jean Bertet-Dupiney de Vorepierre110 dans leurs dictionnaires respectifs en 1864. Comettant évoque ensuite la polémique née de la puissante apparition des saxtubas sur la scène lyrique. Il cite d’abord les commentaires faits par les frères Escudier dans leur Dictionnaire de musique, puis relate le vif débat entre Roqueplan et Janin. Dans une publication généraliste, Comettant revient sur le saxtuba et rappelle qu’il « surpasse en force tous les instruments connus jusqu’à ce jour, sans cesser pour cela d’être un instrument musical d’une sonorité claire, parfaitement saisissable ». Et il insiste en assénant : « C’est l’instrument des grandes cérémonies111. » Il redonne en outre les détails d’une occasion au cours de laquelle les saxtubas ont été entendus hors de l’Opéra :

Lors de la distribution des drapeaux à l’armée par l’empereur, distribution qui a eu lieu au Champ de Mars, le 10 mai 1852, quatorze saxtubas furent ajoutés à une masse de mille cinq cents musiciens pour les renforcer. On répéta d’abord les mêmes morceaux avec et sans les quatorze saxtubas, et l’adjonction de ces instruments fut sensible pour tout le monde. C’est assez dire toute leur puissance112.

Conclusion

39Nous disposons de peu d’éléments concrets sur l’inspiration antique de Sax. De toute évidence, il ne s’inscrit pas dans une démarche purement historiciste ou archéo-musicologique lorsqu’il crée sa famille de saxtubas, dans le sens où il ne cherche pas à faire une copie, un fac-similé des cornua romains. Si les reliefs de la colonne Trajane étaient connus des érudits, rappelons que les découvertes et la documentation des cornua en tant qu’artefacts sont postérieures à la création des saxtubas. De plus, les saxtubas, plus qu’une invention à part entière, sont davantage à considérer comme une variante d’instruments préexistants, les saxhorns. L’ambiguïté organologique entre ces deux familles d’instruments, pressentie par Berlioz, est confirmée par les mesures de perce : saxtuba aigu identique au saxhorn de même ton ; saxtuba grave plus typé, mais annonçant les saxhorns contrebasses plus tardifs. Les saxtubas sont en quelque sorte des saxhorns en costume d’époque.

40Cela étant, les saxtubas ont leur identité propre. Visuellement, leur forme arrondie est une référence au cornu antique. Ce design a par ailleurs un impact sur la perception sonore : la colonne d’air est particulièrement fluide, et surtout, le pavillon est orienté non vers le haut (comme chez les saxhorns), mais directement vers les auditeurs, ce qui confère au son un effet directionnel prononcé et qui a une influence sur le volume sonore ressenti113. D’où sans doute aussi une certaine similitude de perception entre les cornua et les saxtubas : les sons du cornu sont qualifiés de stridents, rauques, puissants, terribles, sauvages et menaçants par les Anciens ; ceux du saxtuba sont décrits eux aussi avec des termes similaires : stridents, puissants, bruyants, d’un effet prodigieux, grandioses et solennels.

41Les saxtubas, en dépit de leur caractère relativement éphémère, ont défrayé la chronique et ont marqué les esprits, ce qui mérite d’être souligné. Instruments à pistons – une invention du xix^e siècle –, ils sont résolument modernes, et leur utilisation n’a que peu de rapports avec le monde antique. Ils sont de leur temps et procurent des effets d’instrumentation qui sont à replacer dans le contexte d’une période d’évolution à la fois de l’orchestration et de la perception sonore, et cela même si l’on ignore qui de Sax ou de Halévy, le facteur ou le compositeur, a le plus contribué à leur insertion dans l’opéra romantique.