1Cet ouvrage est le fruit des deux journées d’étude « Figures de savants et musiques antiques au xix^e siècle. L’élaboration d’un discours », qui se sont tenues au musée du Louvre-Lens les 14 et 15 décembre 2017, organisées dans le cadre de l’exposition « Musiques ! Échos de l’Antiquité » (13 septembre 2017-15 janvier 2018).

2Dès l’origine, cette rencontre scientifique, qui a rassemblé quatorze intervenants, a été conçue comme le prolongement de l’un des thèmes abordés dans les salles introductives de l’exposition : « Les musiques antiques : un monde à jamais disparu ? » Au moment de la conception du parcours, il nous est en effet apparu nécessaire de rappeler l’importance du xix^e siècle à la fois dans le domaine scientifique, avec l’émergence d’un savoir et la constitution d’un socle documentaire, et sur le plan artistique, avec quelques-unes des créations qu’ont suscitées les trouvailles archéologiques de cette époque. Il s’agit assurément d’une période charnière pour la connaissance des musiques de l’Antiquité : la découverte de fragments de notation de musique grecque fut l’occasion de revisiter la théorie musicale des Anciens grâce aux traités, dont on établit la traduction et le commentaire ; les fouilles de Pompéi ou celles menées en Égypte permirent de mettre au jour des vestiges d’instruments que l’on s’empressa de commenter, et ce fut le moment où l’on vit apparaître les premiers fac-similés d’instruments antiques.

3Le xix^e siècle marque ainsi la naissance de « l’archéologie musicale » – le mot est inventé à cette époque – grâce à l’émergence de figures pionnières, en France comme en Belgique : Guillaume-André Villoteau, Alexandre-Joseph-Hydulphe Vincent, François-Joseph Fétis, François-Auguste Gevaert, Théodore Reinach, Maurice Emmanuel ; mais aussi Carl Engel en Angleterre, sans oublier les figures de la philologie allemande, Johann Joachim Bellermann et August Böckh, qui établissent les textes sur la notation et la théorie musicale. Parallèlement, des compositeurs (Felix Mendelssohn, Fromental Halévy, Camille Saint-Saëns, Hector Berlioz) approfondissent leur connaissance de la musique antique et proposent de se réapproprier le style du répertoire grec pour donner naissance à une musique « à la manière de l’antique » tandis que certains luthiers (Auguste Tolbecque, Victor-Charles Mahillon) cherchent à fabriquer des instruments de musique copiés sur les modèles de l’Antiquité. C’est désormais le temps des synthèses sur l’histoire de la musique, dans lesquelles les mondes antiques tiennent une place non négligeable.

4Ces journées d’étude entendaient ainsi analyser la manière dont les savants (historiens, archéologues, musicologues) et les artistes ont contribué, par leurs écrits et leurs œuvres, à construire un discours sur les musiques de l’Antiquité afin de les rendre plus familières. Travaillant parfois main dans la main, ils ont infléchi durablement le regard de leurs contemporains et ont pesé sur le xx^e siècle. Que l’on songe à l’exemple bien connu d’Aïda : ce grand opéra pharaonique fut commandité à des fins politiques par Ismaïl Pacha afin de marquer l’entrée de l’Égypte dans la modernité au moment de l’inauguration du canal de Suez et de la construction de l’Opéra du Caire. Le vice-roi fit appel à un égyptologue de renom, Augustée Mariette, pour écrire le livret et à l’un des grands compositeurs italiens de l’époque, Giuseppe Verdi. Ce dernier, cherchant à s’inspirer de la musique pharaonique, s’intéressa d’abord aux vestiges d’une flûte rapportée par l’expédition franco-toscane – dirigée par Jean-François Champollion et Ippolito Rosellini entre 1828 et 1829 – et à partir de laquelle Fétis avait élaboré toute une théorie sur le système musical en usage dans l’Égypte ancienne. Dubitatif devant ce « flutiau de berger », Verdi commanda alors six copies d’une « trompette » entrée dans les collections du musée du Louvre en 1830, à la suite de la même expédition1. Non satisfait du travail du facteur milanais (Giuseppe Pelitti) pour la première à Milan, il fit alors appel à Adolphe Sax, qui ajouta à l’instrument des pistons amovibles pour que l’on puisse en jouer sur scène, tout en lui conservant son aspect prétendument antique. En 1880, c’est un triomphe à l’Opéra de Paris : l’air des trompettes est bissé. Aujourd’hui, cette mélodie est connue de tous alors qu’elle est née d’un malentendu complet : un siècle plus tard, on s’aperçut en effet que l’objet ayant servi de modèle à Sax n’était pas une trompette… mais un support d’autel ! Cette anecdote savoureuse rappelle que la musique antique et sa réception moderne sont au cœur d’enjeux historiques, culturels et sociaux plus vastes. Comme l’a souligné Sophie-Anne Leterrier dans son ouvrage sur l’histoire des musiques anciennes au xix^e siècle, Le mélomane et l’historien (2005), cette question est d’abord historique plutôt que musicologique dans la mesure où elle vise à appréhender des façons de penser et des façons de faire. Le contexte intellectuel, scientifique, mais aussi politique, est essentiel pour comprendre les interprétations proposées.

5Il nous a donc semblé indispensable de consacrer des journées d’étude à cette période fondatrice de l’archéologie musicale, c’est-à-dire le xix^e siècle, et de centrer le propos sur l’Antiquité. Cet ouvrage a pour objectif de combler une lacune dans l’historiographie des musiques antiques, champ de recherche encore peu exploré en musicologie et en histoire de l’art. Le volet scientifique est décliné de plusieurs façons : l’étude des grandes figures de savants (Böckh, Fétis, Vincent, Villoteau, Reinach, etc.) ; la circulation des idées ; la constitution de réseaux intellectuels en Europe ; l’élaboration d’un savoir commun entre facteurs d’instruments, historiens, philologues, archéologues et musicologues, dont les discours sont souvent orientés vers le thème de la « continuité » et celui des « origines » de la musique occidentale situées, à tort ou à raison, dans l’Antiquité. Parallèlement, une large place est accordée à l’imaginaire des peintres et des compositeurs, tout au long du xix^e siècle, et à leurs manières de se réapproprier l’Antiquité. Certains compositeurs font preuve d’une réelle curiosité documentaire – c’est le cas de Saint-Saëns –, tandis que d’autres s’affranchissent des réalités historiques et ne proposent qu’une invitation à la rêverie dans une Antiquité fantasmée, en particulier dans le répertoire de l’opéra. Il en est de même des artistes, tantôt soucieux de copier, au détail près, les scènes musicales représentées sur les peintures murales pompéiennes et de se documenter au contact des ruines (le cas de Lawrence Alma-Tadema est le plus célèbre), tantôt préférant ne retenir qu’un élément de l’instrumentarium antique afin de le réintroduire dans une scène de genre, totalement réinventée.

6C’est la variété des regards, des sources utilisées et des pistes explorées que cet ouvrage voudrait mettre au jour.